Les Anciens Canadiens/3

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Desbarats et Derbishire (p. 31-46).

CHAPITRE TROISIÈME.

Séparateur


Angels and minister of grace, defend us !
Be thou a spirit of health, or goblin damned,
Bring with three airs from heaven, or blast from hell.

Hamlet.


Écoute comme les bois crient. Les hiboux fuient épouvantés…… Entends-tu ces voix dans les hauteurs, dans le lointain, ou près de nous ?…… Eh ! oui ! la montagne retentit, dans toute sa longueur, d’un furieux chant magique.
Faust.


Lest bogles catch him unawares ;
……………………………………………
Where ghaists and howlets nightly cry,
……………………………………………
When out the hellish legion sallied.

Burns.


une nuit avec les sorciers.


Dès que les jeunes voyageurs sont arrivés à la Pointe-Lévis, après avoir traversé le fleuve Saint-Laurent, vis-à-vis de la cité de Québec, José s’empresse d’atteler un superbe et fort cheval normand à un traîneau sans lisses : seul moyen de transport à cette saison, où il y a autant de terre que de neige et de glace ; où de nombreux ruisseaux débordés interceptent souvent la route qu’ils ont à parcourir. Quand ils rencontrent un de ces obstacles, José détèle le cheval. Tous trois montent dessus, et le ruisseau est bien vite franchi. Il est bien vrai que Jules, qui tient José à bras-le-corps, fait de grands efforts, de temps à autre, pour le désarçonner, au risque de jouir en commun du luxe exquis de prendre un bain à dix degrés centigrades : peine inutile ; il lui serait aussi difficile de culbuter le cap Tourmente, dans le fleuve Saint-Laurent. José, qui, malgré sa moyenne taille, est fort comme un éléphant, rit dans sa barbe et ne fait pas semblant de s’en apercevoir. Une fois l’obstacle surmonté, José retourne seul chercher le traîneau, rattèle le cheval, remonte dessus, avec le bagage devant lui, crainte de le mouiller, et rattrape bien vite ses compagnons de voyage, qui n’ont pas un instant ralenti leur marche.

Grâce à Jules, la conversation ne tarit pas un instant pendant la route. Arché ne fait que rire de ses épigrammes à son adresse ; il y a longtemps qu’il en a pris son parti.

— Dépêchons-nous, dit d’Haberville, nous avons douze lieues à faire d’ici au village de Saint-Thomas[1]. Mon oncle, de Beaumont, soupe à sept heures. Si nous arrivons trop tard, nous courrons risque de faire un pauvre repas. Le meilleur sera gobé ; tu connais le proverbe : tardè venientibus ossa.

— L’hospitalité écossaise est proverbiale, dit Arché ; chez nous l’accueil est toujours le même, le jour comme la nuit. C’est l’affaire du cuisinier.

— Credo, fit Jules ; je le crois aussi fermement que si je le voyais des yeux du corps ; sans cela, vois-tu, il y aurait beaucoup de maladresse ou de mauvais vouloir chez vos cuisiniers portant jupes. Elle est joliment primitive, la cuisine écossaise ; avec quelques poignées de farine d’avoine, délayées dans l’eau glacée d’un ruisseau en hiver, — car il n’y a ni bois, ni charbon dans votre pays, — on peut, à peu de frais et sans grande dépense d’habilité culinaire, faire un excellent ragoût, et régaler les survenants ordinaires de jour et de nuit. Il est bien vrai que lorsqu’un noble personnage demande l’hospitalité, — ce qui arrive fréquemment, tout Écossais portant une charge d’armoiries capable d’écraser un chameau, — il est bien vrai, dis-je, que l’on ajoute alors au premier plat une tête, des pattes et une succulente queue de mouton à la croque-au-sel : le reste de l’animal manque en Écosse.

De Locheill se contenta de regarder Jules par-dessus l’épaule, en disant :

Quis talia fando Myrmidonum, Dolopumve…

— Comment, fit ce dernier en feignant une colère comique, tu me traites de Myrmidon, de Dolope, moi philosophe ![2] Et encore, grand pédant, tu m’injuries en latin, langue dont tu maltraites si impitoyablement la quantité, avec ton accent calédonien, que les mânes de Virgile doivent tressaillir dans sa tombe ! Tu m’appelles Myrmidon, moi, le plus fort géomètre de ma classe ! à preuve que mon professeur de mathématiques m’a prédit que je serais un Vauban, ou peu s’en faut…

— Oui, interrompit Arché, pour se moquer de toi à l’occasion de ta fameuse ligne perpendiculaire, qui penchait tant du côté gauche, que toute la classe tremblait pour le sort de la base qu’elle menaçait d’écraser ; ce que voyant notre professeur, il tâcha de te consoler en te prédisant que lors de la reconstruction de la tour de Pise, on te passera la règle et le compas.

Jules prend une attitude tragi-comique, et s’écrie :

Tu t’en souviens, Cinna ! et veux m’assassiner !

Tu veux m’assassiner sur la voie royale, le long du fleuve Saint-Laurent, sans être touché des beautés de la nature qui nous environnent de toutes parts ; à la vue, au nord, de cette belle chute de Montmorency, que les habitants appellent la vache[3], nom peu poétique, à la vérité, mais qui explique si bien la blancheur de l’onde qu’elle laisse sans cesse échapper de ses longues mamelles, comme une vache féconde laisse sans cesse couler le lait, qui fait la richesse du cultivateur. Tu veux m’assassiner en présence de l’Île d’Orléans, qui commence à nous voiler, à mesure que nous avançons, cette belle chute que j’ai peinte avec des couleurs si poétiques. Ingrat ! rien ne peut t’attendrir ! pas même la vue de ce pauvre José, touché de tant de sagesse et d’éloquence dans une si vive jeunesse, comme aurait dit Fénélon, s’il eût écrit mes aventures.

— Sais-tu, interrompit Arché, que tu es pour le moins aussi grand poète que géomètre ?

— Qui en doute ? dit Jules. N’importe ; ma perpendiculaire vous fit tous bien rire, et moi le premier. Tu sais, d’ailleurs, que c’était un tour de ce farceur de Chavigny, qui avait escamoté mon exercice et en avait coulé un autre de sa façon, que je présentai au précepteur. Vous avez tous feint de ne pas me croire, charmés de voir mystifier l’éternel mystificateur.

José qui, d’ordinaire, prenait peu de part à la conversation des jeunes messieurs, et qui, en outre, n’avait rien compris de la fin de la précédente, marmottait entre ses dents :

— C’est toujours un drôle de pays, quand même, où les moutons ne sont que têtes, pattes et queues, et point plus de corps que sur ma main ! Mais, après tout, ce n’est pas mon affaire : les hommes, qui sont les maîtres, s’arrangeront toujours bien pour vivre ; mais les pauvres chevaux !

José, grand maquignon, avait le cœur tendre pour ces nobles quadrupèdes. S’adressant alors à Arché, il lui dit, en soulevant le bord de son bonnet :

— Sous (sauf) le respect que je vous dois, monsieur, si les nobles mêmes mangent l’avoine de votre pays, faute de mieux, je suppose, que deviennent les pauvres chevaux ? ils doivent bien pâtir, s’ils travaillent un peu fort.

Les deux jeunes gens éclatèrent de rire à cette sortie naïve de José. Celui-ci, un peu déconcerté de cette hilarité, à ses dépens, reprit :

— Faites excuse, si j’ai dit une bêtise : on peut se tromper sans boire, témoin M. Jules, qui vient de nous dire que les habitants appellent le sault Montmorency « la vache », parce que son écume est blanche comme du lait ; j’ai, moi, doutance que c’est parce qu’il beugle comme une vache pendant certains vents : c’est ce que les anciens disent quand ils en jasent[4].

— Ne te fâche pas, mon vieux, dit Jules, tu as probablement raison. Ce qui nous faisait rire, c’est que tu aies pu croire qu’il y a des chevaux en Écosse : c’est un animal inconnu dans ce pays-là.

— Point de chevaux, monsieur ! comment fait donc le pauvre monde pour voyager ?

— Quand je dis point de chevaux, fit d’Haberville, il ne faut pas prendre absolument la chose à la lettre. Il y a bien un animal, ressemblant à nos chevaux, animal un peu plus haut que mon gros chien Niger, et qui vit dans les montagnes, à l’état sauvage de nos caribous, auxquels il ressemble même un peu. Quand un montagnard veut voyager, il braille de la cornemuse ; tout le village s’assemble, et il fait part de son projet. On se répand alors dans les bois, c’est-à-dire dans les bruyères ; et après une journée ou deux de peines et d’efforts, on réussit, assez souvent, à s’emparer d’une de ces charmantes bêtes. Alors, après une autre journée, ou plus, si l’animal n’est pas trop opiniâtre, si le montagnard a assez de patience, il se met en route, et arrive même quelquefois au terme de son voyage.

— Certes, dit de Locheill, tu as bel air à te moquer de mes montagnards ! tu dois être fier aujourd’hui de ton équipage princier ! la postérité aura de la peine à croire que le haut et puissant seigneur d’Haberville ait envoyé chercher l’héritier présomptif de ses vastes domaines dans un traîneau à charroyer le fumier ! Sans doute qu’il expédiera ses piqueurs au-devant de nous, afin que rien ne manque à notre entrée triomphale au manoir de Saint-Jean-Port-Joli !

— Bravo ! de Locheill, fit Jules ; te voilà sauvé, mon frère ! bien riposté ! Coups de griffes pour coups de griffes, comme disait un jour un saint de ton pays, ou des environs, aux prises avec sa majesté satanique.

José, pendant ce colloque, se grattait la tête d’un air piteux. Semblable au Caleb Balderstone, de Walter Scott, dans sa “ Bride of Lammermoor,” il était très-sensible à tout ce qu’il croyait toucher à l’honneur de son maître. Aussi s’écria-t-il, d’un ton lamentable :

— Chien d’animal, bête que j’ai été ! c’est toute ma faute à moi ! Le seigneur a quatre carioles dans sa remise, dont deux, toutes flambant neuves, sont vernies comme des violons ; si bien qu’ayant cassé mon miroir dimanche dernier, je me suis fait la barbe en me mirant dans la plus belle. Si donc, quand le seigneur me dit avant-hier au matin : mets-toi faraud, José, car tu vas aller chercher monsieur mon fils, à Québec, ainsi que son ami, monsieur de Locheill. Aie-bien soin, tu entends, de prendre une voiture convenable ! Moi, bête animal ! je me dis, voyant l’état des chemins, la seule voiture convenable est un traîneau sans lisses. Ah ! oui ! je vais en recevoir un savon ! j’en serai quitte à bon marché, s’il ne me retranche pas mon eau-de-vie pendant un mois… À trois coups par jour, ajouta José en branlant la tête, ça fait toujours ben quatre-vingt-dix bons coups de retranchés, sans compter les adons (casualités, politesses) ! mais c’est égal : je n’aurai pas volé ma punition.

Les jeunes gens s’amusèrent beaucoup de l’ingénieux mensonge de José, pour sauver l’honneur de son maître.

— Maintenant, dit Arché, que tu sembles avoir vidé ton budget, ton sac, de tous les quolibets qu’une tête française, tête folle et sans cervelle, peut convenablement contenir, parle sérieusement, s’il est possible, et dis-moi pourquoi l’on appelle l’île d’Orléans, l’île aux sorciers.

— Mais, pour la plus simple des raisons, fit Jules d’Haberville ; c’est qu’elle est peuplée d’un grand nombre de sorciers.

— Allons ; voilà que tu recommences tes folies, dit Locheill.

— Je suis très-sérieux, reprit Jules. Ces Écossais sont d’un orgueil insupportable ! Ils ne veulent rien accorder aux autres nations ! Crois-tu, mon cher, que vous devez avoir seuls le monopole des sorciers et des sorcières ? Quelle prétention ! Sache, mon très-cher, que nous avons aussi nos sorciers ; et qu’il y a à peine deux heures, il m’était facile, entre la Pointe-Lévis et Beaumont, de t’introduire à une sorcière très-présentable (a). Sache, de plus, que tu verras, dans la seigneurie de mon très-honoré père, une sorcière de première force. Voici la différence, mon garçon, c’est que vous les brûlez en Écosse, et qu’ici nous les traitons avec tous les égards dus à leur haute position sociale. Demande, plutôt, à José, si je mens.

José ne manqua pas de confirmer ces assertions : la sorcière de Beaumont et celle de Saint-Jean-Port-Joli étaient bien, à ses yeux, de véritables et solides sorcières.

— Mais, dit Jules, pour parler sérieusement, puisque tu veux faire de moi un homme raisonnable nolens volens, comme disait mon maître de sixième, quand il m’administrait une décoction de férules, je crois que ce qui a donné cours à cette fable, c’est que les habitants du nord et du sud du fleuve, voyant les gens de l’île aller à leurs pêches, avec des flambeaux, pendant les nuits sombres, prenaient le plus souvent ces lumières pour des feux follets ; or, tu sauras que nos Canadiens des campagnes considèrent les feux follets (b) comme des sorciers, ou des génies malfaisants qui cherchent à attirer le pauvre monde dans des endroits dangereux pour causer leur perte : aussi, suivant leurs traditions, les entend-on rire, quand le malheureux voyageur, ainsi trompé, enfonce dans les marais. Ce qui aura donné lieu à cette croyance, c’est que ces gaz s’échappent toujours des terres basses et marécageuses : de là aux sorciers il n’y a qu’un pas.[5]

— Impossible, dit Arché ; tu manques à la logique, comme notre précepteur de philosophie te l’a souvent reproché. Tu vois bien que les habitants du nord et du sud, qui font face à l’île d’Orléans, vont aussi à leurs pêches avec des flambeaux et qu’alors les gens de l’île les auraient aussi gratifiés du nom de sorciers : ça ne passera pas.

Tandis que Jules secouait la tête sans répondre, José prit la parole.

— Si vous vouliez me le permettre, mes jeunes messieurs, c’est moi qui vous tirerais bien vite d’embarras, en vous contant ce qui est arrivé à mon défunt père qui est mort.

— Oh ! conte-nous cela, José ; conte-nous ce qui est arrivé à ton défunt père qui est mort, s’écria Jules en accentuant fortement les trois derniers mots.

— Oui, mon cher José, dit de Locheill, de grâce faites-nous ce plaisir.

— Ça me coûte pas mal, reprit José, car, voyez-vous je n’ai pas la belle accent ni la belle orogane (organe) du cher défunt. Quand il nous contait ses tribulations dans les veillées, tout le corps nous en frissonnait comme des fièvreux ; que ça faisait plaisir à voir ; mais, enfin, je ferai de mon mieux pour vous contenter.

Si donc qu’un jour, mon défunt père qui est mort, avait laissé la ville pas mal tard, pour s’en retourner chez nous ; il s’était même diverti, comme qui dirait à pintocher tant soit peu avec ses connaissances de la Pointe-Lévis : il aimait un peu la goutte le brave et honnête homme ! à telle fin qu’il portait toujours, quand il voyageait, un flacon d’eau-de-vie dans son sac de loup-marin ; il disait que c’était le lait des vieillards.

Lac dulce, dit de Locheill sentencieusement.

— Sous le respect que je vous dois, Monsieur Arché, reprit José avec un peu d’humeur, ce n’était pas de l’eau douce, ni de l’eau de lac, mais bien de la bonne et franche eau-de-vie que mon défunt père portait dans son sac.

— Excellent ! sur mon honneur, s’écria Jules ; te voilà bien payé, grand pédant, de tes éternelles citations latines !

— Pardon, mon cher José, dit de Locheill de son ton le plus sérieux, je n’avais aucunement l’intention de manquer à la mémoire de votre défunt père.

— Vous êtes tout excusé, Monsieur, dit José tout à coup radouci. Si donc, que quand mon défunt père voulut partir, il faisait tout-à-fait nuit. Ses amis firent alors tout leur possible pour le garder à coucher, en lui disant qu’il allait bien vite passer tout seul devant la cage de fer où la Corriveau faisait sa pénitence pour avoir tué son mari.

Vous l’avez vue vous-mêmes, mes messieurs, quand j’avons quitté la Pointe-Lévis à une heure : elle était bien tranquille dans sa cage, la méchante bête avec son crâne sans yeux ; mais ne vous y fiez pas ; c’est une sournoise, allez ! si elle ne voit pas le jour, elle sait ben trouver son chemin la nuit pour tourmenter le pauvre monde.

Si ben toujours que mon défunt père, qui était brave comme l’épée de son capitaine, leur dit qu’il ne s’en souciait guère, qu’il ne lui devait rien à la Corriveau ; et un tas d’autres raisons que j’ai oubliées. Il donne un coup de fouet à sa guevalle (cavale) qui allait comme le vent, la fine bête ! et le voilà parti. Quand il passa près de l’esquelette, il lui sembla ben entendre quelque bruit, comme qui dirait une plainte ; mais comme il ventait un gros sorouët (sud-ouest), il crut que c’était le vent qui sifflait dans les os du calabre (cadavre). Pu n’y moins ça le tarabusquait (tarabustait) et il prit un bon coup pour se réconforter. Tout ben considéré, à ce qui se dit, il faut s’entre-aider entre chrétiens : peut-être que la pauvre créature (femme) demande des prières ; il ôte donc son bonnet et récite dévotement un dépréfundi à son intention ; pensant que si ça ne lui faisait pas de bien, ça ne lui ferait pas de mal ; et que lui, toujours, s’en trouverait mieux.

Si donc qu’il continua à filer grand train ; ce qui ne l’empêchait pas d’entendre derrière lui, tic, tac, tic, tac, comme si un morceau de fer eût frappé sur des cailloux. Il crut que c’était son bandage de roue ou quelques fers de son cabrouette qui étaient décloués. Il descend donc de voiture, mais tout était en règle. Il toucha sa guevalle pour réparer le temps perdu ; mais un petit bout de temps après, il entend encore tic, tac sur les cailloux ; comme il était brave, il n’y fit pas grande attention.

Arrivé sur les hauteurs de Saint-Michel, que nous avons passées tantôt, l’endormitoire le prit. Après tout, ce que se dit mon défunt père, un homme n’est pas un chien ! faisons un somme ; ma guevalle et moi nous nous en trouverons mieux. Si donc qu’il dételle sa guevalle, lui attache les deux pattes de devant avec ses cordeaux, et lui dit : tiens, mignonne, voilà de la bonne herbe, tu entends couler le ruisseau ; bon soir.

Comme mon défunt père allait se fourrer sous son cabrouette pour se mettre à l’abri de la rosée, il lui prit fantaisie de s’informer de l’heure. Il regarde donc les trois rois au sud, le chariot au nord, et il en conclut qu’il était minuit. C’est l’heure, qu’il se dit, que tout honnête homme doit être couché.

Il lui sembla, cependant, tout-à-coup, que l’île d’Orléans était tout en feu. Il saute un fossé, s’accote sur une clôture, ouvre de grands yeux, regarde, regarde… Il vit à la fin que des flammes dansaient le long de la grève, comme si tous les fi-follets du Canada, les damnés, s’y fussent donné rendez-vous pour tenir leur sabbat. À force de regarder, ses yeux qui étaient pas mal troublés s’éclaircirent, et il vit un drôle de spectacle : c’était comme des manières (espèces) d’hommes, une curieuse engeance tout de même ! Ça avait ben une tête grosse comme un demi-minot, affublée d’un bonnet pointu d’une aune de long, puis des bras, des jambes, des pieds et des mains armés de griffes, mais point de corps pour la peine d’en parler. Ils avaient, sous votre respect, mes messieurs, le califourchon fendu jusqu’aux oreilles. Ça n’avait presque pas de chair : c’était quasiment tout en os, comme des esquelettes. Tous ces jolis gars (garçons) avaient la lèvre supérieure fendue en bec de lièvre, d’où sortait une dent de rhinoféroce d’un bon pied de long comme on en voit, monsieur Arché, dans votre beau livre d’images de l’histoire surnaturelle. Le nez ne vaut guère la peine qu’on en parle : c’était, ni plus ni moins, qu’un long groin de cochon, sous votre respect, qu’ils faisaient jouer à demande, tantôt à droite, tantôt à gauche de leur grande dent : c’était, je suppose, pour l’affiler. J’allais oublier une grande queue, deux fois longue comme celle d’une vache, qui leur pendait dans le dos, et qui leur servait, je pense, à chasser les moustiques.

Ce qu’il y avait de drôle, c’est qu’ils n’avaient que trois yeux par couple de fantômes. Ceux qui n’avaient qu’un seul œil au milieu du front, comme ces cyriclopes (cyclopes) dont votre oncle le chevalier, M. Jules, qui est un savant, lui, nous lisait dans un gros livre, tout latin comme un bréviaire de curé, qu’il appelle son Vigile ; ceux donc qui n’avaient qu’un seul œil, tenaient par la griffe deux acolytes qui avaient ben, eux les damnés, tous leurs yeux. De tous ces yeux sortaient des flammes qui éclairaient l’île d’Orléans comme en plein jour. Ces derniers semblaient avoir de grands égards pour leurs voisins, qui étaient, comme qui dirait borgnes ; ils les saluaient, s’en rapprochaient, se trémoussaient les bras et les jambes, comme des chrétiens qui font le carré d’un menuette (menuet).

Les yeux de mon défunt père lui en sortaient de la tête. Ce fut ben pire quand ils commencèrent à sauter, à danser, sans pourtant changer de place et à entonner, d’une voix enrouée comme des bœufs qu’on étrangle, la chanson suivante :

Allons, gai, compèr’lutin !
Allons, gai, mon cher voisin !
Allons, gai, compèr’qui fouille,
Compèr’crétin la grenouille !
Des chrétiens, des chrétiens,
J’en f’rons un bon festin

– Ah ! les misérables carnibales, (cannibales) dit mon défunt père, voyez si un honnête homme peut être un moment sûr de son bien ! Non contents de m’avoir volé ma plus belle chanson que je réservais toujours pour la dernière dans les noces et les festins, voyez comme ils me l’ont étriquée ! c’est à ne plus s’y reconnaître. Au lieu de bon vin, ce sont des chrétiens dont ils veulent se régaler, les indignes !

Et puis après, les sorciers continuèrent leur chanson infernale, en regardant mon défunt père et en le couchant en joue avec leurs grandes dents de rhinoféroce.

Ah ! viens donc, compèr’François,
Ah ! viens donc, tendre porquet !
Dépêch’-toi, compèr’l’andouille,
Compèr’boudin, la citrouille ;
Du Français, du Français,
J’en f’rons un bon saloi (saloir)[6].

— Tout ce que je peux vous dire pour le moment, mes mignons, leur cria mon défunt père, c’est que si vous ne mangez jamais d’autre lard que celui que je vous porterai, vous n’aurez pas besoin de dégraisser votre soupe.

Les sorciers paraissaient, cependant, attendre quelque chose, car ils tournaient souvent la tête en arrière ; mon défunt père regarde itou (aussi). Qu’est-ce qu’il aperçoit sur le coteau ? un grand diable bâti comme les autres, mais aussi long que le clocher de Saint-Michel, que nous avons passé tout à l’heure. Au lieu de bonnet pointu, il portait un chapeau à trois cornes surmonté d’une épinette en guise de plumet. Il n’avait ben qu’un œil, le gredin qu’il était ; mais ça en valait une douzaine : c’était sans doute le tambour major du régiment, car il tenait d’une main une marmite deux fois aussi grosse que nos chaudrons à sucre qui tiennent vingt gallons ; et, de l’autre, un battant de cloche qu’il avait volé, je crois, le chien d’hérétique, à quelque église avant la cérémonie du baptême. Il frappe un coup sur la marmite, et tous ces insécrables (exécrables) se mettent à rire, à sauter, à se trémousser en branlant la tête du côté de mon défunt père, comme s’ils l’invitaient à venir se divertir avec eux.

— Vous attendrez longtemps, mes brebis, pensait, à part lui, mon défunt père, dont les dents claquaient dans la bouche comme un homme qui a les fièvres tremblantes ; vous attendrez longtemps, mes doux agneaux ; il y a de la presse de quitter la terre du bon Dieu pour celle des sorciers !

Tout à coup le diable géant entonne une ronde infernale, en s’accompagnant sur la marmite qu’il frappait à coups pressés et redoublés, et tous les diables partent comme des éclairs ; si bien qu’ils ne mettaient pas une minute à faire le tour de l’île. Mon pauvre défunt père était si embêté de tout ce vacarme, qu’il ne put retenir que trois couplets de cette belle danse ronde ; et les voici :


C’est notre terre d’Orléans (bis)
Qu’est le pays des beaux enfants,
Toure-loure ;
Dansons à l’entour
Toure-loure ;
Dansons à l’entour.

Venez-y tous en survenants (bis)
Sorciers, lézards, crapauds, serpents
Toure-loure ;
Dansons à l’entour
Toure-loure ;
Dansons à l’entour.

Venez-y tous en survenants (bis)
Impies, athées et mécréants
Toure-loure ;
Dansons à l’entour
Toure-loure ;
Dansons à l’entour.


Les sueurs abîmaient mon défunt père ; il n’était pas pourtant au plus creux de ses traverses.

Mais, ajouta José, j’ai faim de fumer ; et avec votre permission, mes messieurs, je vais battre le briquet.

— C’est juste, mon cher José, dit d’Haberville ; mais, moi, j’ai une autre faim. Il est quatre heures à mon estomac, heure de la collation du collége. Nous allons manger un morceau.

Jules, par privilége de race nobilaire, jouissait en tout temps d’un appétit vorace : excusable, d’ailleurs, ce jour-là, ayant dîné avant midi, et pris beaucoup d’exercice.

  1. Maintenant village Montmagny.
  2. Myrmidons, Dolopes. — Noms de mépris que les élèves des classes supérieures donnaient aux jeunes étudiants avant leur entrée en quatrième.
  3. Les habitants appellent encore aujourd’hui le sault Montmorency « la vache ».
  4. Il y a deux versions sur cette question importante.
  5. Cette discussion sur les sorciers de l’Isle d’Orléans était écrite avant que M. le Dr LaRue eût publié ses charmantes légendes dans Les Soirées Canadiennes. L’auteur penchait, comme lui, pour la solution de Jules, nonobstant les arguments de Locheill à ce contraire ; quand, hélas ! l’ami José est venu confondre le disciple de Cujas et le fils d’Esculape !
  6. Le lecteur, tant soit peu sensible au charme de la poésie, n’appréciera guère la chanson du défunt père à José, parodiée par les sorciers de l’île d’Orléans : l’auteur leur en laisse toute la responsabilité.