Les Antilles françaises en 1893

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Les Antilles françaises en 1893
Monchoisy

Revue des Deux Mondes tome 119, 1893
LES
ANTILLES FRANÇAISES
EN 1893

Les colonies nouvelles ont fait depuis vingt ans un peu de tort aux anciennes, dans les préoccupations et les préférences de l’opinion. À l’attrait de l’inconnu, des choses encore ignorées, s’ajoutait le prestige des actions d’éclat. On s’est battu, l’on se bat encore et l’on se battra longtemps au Tonkin et au Soudan, sans parler du Dahomey. Notre jeune armée, impatiente de faire ses preuves, y a paru digne des vieilles troupes que l’organisation militaire moderne ne verra plus. D’un autre côté, l’esprit de parti, habile à profiter des fautes et quelquefois des malheurs, s’est attaqué à la politique coloniale de la république comme au thème le plus favorable aux polémiques, aux interpellations et aux crises ministérielles. Que de paroles ignorantes, de sottises, d’accusations injustes, de censures plus ou moins motivées, n’avons-nous pas entendues ! Où d’autres peuples, persévérans dans les longs desseins de leur grandeur et de leur prospérité, savent se montrer historiquement unis en dépit des dissensions infimes des factions, on a vu les Français saisir l’occasion de se décrier eux-mêmes, et calomnier à la fois leurs institutions et leur génie. La chronique parlementaire de ce temps laissera peu de chose à inventer à nos rivaux et à nos détracteurs dans le jugement passionné de l’expansion de la patrie française et des hommes d’État dont le robuste courage, se refusant aux abdications et aux déchéances, rêva pour la glorieuse mutilée de 1870 d’autres destinées que celles du Portugal.

Mais si l’on écrit et si l’on discourt beaucoup moins à propos de l’ancien patrimoine colonial de la France que du nouveau, il ne s’ensuit pas que les îles et les continens conquis jadis et ensemencés au prix de tant d’efforts ne méritent pas la sollicitude de l’opinion et des pouvoirs publics. À s’en tenir aux Antilles françaises, la Guadeloupe et la Martinique, par les intérêts qu’elles représentent et par les traditions qu’elles ont conservées, par leur état social et politique comme par leur agriculture et leur industrie, par leur commerce et par le rôle qu’elles peuvent jouer un jour dans la défense nationale, appellent, retiennent l’attention, et soulèvent des problèmes de la plus haute gravité. À leur sujet, des esprits chagrins ou prévenus évoquent volontiers le fantôme de Saint-Domingue et d’Haïti, ou encore celui d’un certain état d’âme américain qu’ils seraient peut-être fort embarrassés de décrire avec quelque précision. D’autres, dans ces colonies de l’ancienne France, veulent voir des départemens de la France de nos jours, et se portent garans que ces territoires exigus et lointains, en dépit et peut-être à cause de la diversité des races, et du sang africain qui coule dans les veines, sont féconds en hommes intelligens, laborieux, éclairés, et capables de rendre à la chose publique les plus éminens services… Que faut-il croire de ces affirmations et de ces généralités contradictoires ? Que l’esprit de système s’y montre avec ses habituelles exagérations, et que, s’il y a là une très intéressante question de sociologie, tenter d’étudier, sous les aspects divers de leur activité et de leur pensée, en 1893, les Antilles françaises, est encore le procédé le meilleur pour l’élucider, sinon pour la résoudre.


I

Ce sont des îles merveilleuses, des nids de verdure, des rochers, des mornes, des pitons, des ravins profonds tapissés de hautes fougères, de bégonias et d’orchidées, des eaux chantantes, des sources, des ruisseaux, des torrens, des cascades, des symphonies de verts et de bleus, des chœurs assourdis d’insectes et d’oiseaux-mouches, et des silences qui ont aussi leur harmonie. À la Guadeloupe, le paysage est plus grandiose, plus tragique, le roc plus escarpé, le précipice plus effrayant, au pied de la nudité chaude de la Soufrière ; à la Martinique, il est plus familier, avec des lignes plus arrondies et plus caressantes, plus joli, et d’une autre beauté, plus attirante si elle a moins de majesté et de sublimité.

Vue de la mer, cette nature est un enchantement, et le regard ne se lasse pas de la contempler : elle respire la douceur d’être et la joie de vivre. L’impression s’accroît et se divinise quand on habite ces beaux lieux. Aux heures accablantes du jour comme aux frais momens des matins et des soirs, c’est une ivresse un peu sensuelle de l’âme, et parfois une langueur infinie, des ardeurs et des lassitudes, la poésie matérielle de la terre et de son incessante et inépuisable fécondité, dans l’éternelle jeunesse d’un violent été, sans automne, sans hiver et sans printemps.

Et c’est un spectacle magique que celui des champs de canne, s’étendant à perte de vue, comme la mer, et ondoyant sous la brise, avec des frémissemens, comme les blés d’or… La canne à sucre est la ressource suprême de la Martinique et de la Guadeloupe. C’est tout leur bien ; ce fut jadis leur richesse, au temps où l’on ne connaissait pas le sucre de betterave. Toute la population agricole vit de la canne à sucre dont la culture se développerait bien plus encore si les bras ne manquaient point. À la faveur de certains avantages douaniers, on a pu espérer que le café et le cacao, même la vanille, les cultures historiques aujourd’hui les cultures secondaires, reprendraient un peu de terrain, mais il y faut tant d’application, de soin et de persévérance ! Il faut attendre trois ans les premières baies du café, tandis que l’on plante et coupe la canne à sucre d’un hivernage à l’autre. Que l’on s’y résigne ou non, longtemps encore le sucre sera le produit principal, avec le rhum, de nos Antilles françaises. La Guadeloupe donne 45 millions de kilogrammes de sucre et la Martinique 35 millions de kilogrammes, auxquels il faut ajouter 18 millions de litres de rhum. Si, par aventure, à la suite de l’un de ces cataclysmes dont ces îles sont trop souvent le théâtre, la culture de la canne venait à disparaître, il ne resterait plus aux malheureux habitans qu’à fuir une terre ingrate et désolée !

Il n’y a pas de « question sociale, » il y a des « questions sociales. » Aux Antilles, la culture de la canne est une de ces questions sociales. Le régime de la propriété et celui de l’impôt, les progrès de l’industrie et les variations des négociations commerciales, l’organisation du travail et sa rétribution, tout s’y rattache et en dépend. Et le crédit ? Les capitaux considérables qu’exige la grande culture lui sont prêtés par le Crédit foncier colonial à qui le budget de la colonie alloue une garantie d’intérêts, et qui s’y est ruiné en même temps que bien des propriétaires. La pénurie de la main d’œuvre complique étrangement le problème. Au fur et à mesure que l’instruction se répand, les travailleurs diminuent. La noble agriculture, nourricière des hommes, longtemps confondue avec l’infâme esclavage, souffre aujourd’hui encore d’un préjugé funeste. L’avilissement du prix du sucre, dû à la betterave, a nécessairement eu une répercussion sur le taux des salaires qui n’a pu suivre une progression en rapport avec les besoins nouveaux de tout un peuple, né le même jour à la vie civile et à la vie politique. Où trouver des bras ? On en a demandé à l’Inde qui en a donné d’actifs, mais de débiles, et qui n’en donne plus. La Chine ou l’Indo-Chine en pourraient fournir de plus vigoureux, mais au prix de quels sacrifices ! Il n’importe ; il faut des bras !

Une vingtaine d’usines à la Martinique, à peu près autant à la Guadeloupe, centralisent la fabrication du sucre. Avec les cannes récoltées sur leurs habitations (l’habitation, c’est le domaine aux Antilles), elles traitent celles que leur apportent les moyens et les petits planteurs. Il existe pourtant un grand nombre de petites sucreries sur les habitations auxquelles leur éloignement et l’insuffisance des voies et des moyens de transport ne permettent pas d’amener les cannes à l’usine, mais elles font un sucre moins pur que celui des grands établissemens où les progrès du machinisme et ceux de la chimie concourent à accroître tous les jours et la production et la qualité des produits. Dans les usines, le sucre obtenu représente de 8 à 9 pour 100 du poids des cannes traitées ; dans les petites sucreries, il ne représente plus que 6 pour 100.

L’impôt pèse lourdement sur l’industrie sucrière. Elle est assujettie à un droit de sortie élevé, en représentation de l’impôt foncier. Calculé sur le prix du sucre, il y a trente ans, ce droit aurait dû subir depuis une diminution proportionnée à celle de la valeur de la denrée qu’il frappait. Une entente des plus heureuses vient de s’établir, à la Guadeloupe, entre les usiniers et les planteurs de canne, en vue d’obtenir et de partager un dégrèvement prescrit par la plus stricte équité.

Le plus clair des ressources du budget de la colonie, à la Martinique et à la Guadeloupe, provient de la canne à sucre. À ménager l’agriculture et l’industrie, on gagnerait certainement de voir la production se développer et la situation morale et matérielle des cultivateurs s’améliorer peu à peu. C’est qu’ils sont très gros, ces budgets de la Martinique et de la Guadeloupe ; ils oscillent entre 5, 6 et 7 millions. Pour des populations qui n’atteignent pas 200,000 âmes, c’est beaucoup.

Voici ce que demande, à cette heure, l’industrie sucrière : une diminution des charges locales, une amélioration du régime des prêts hypothécaires que la convention de 1863, conclue au nom des colonies avec le Crédit foncier, a rendus excessivement onéreux, une reprise de l’immigration, l’introduction de travailleurs pouvant seule permettre la mise en œuvre des terres et des habitations abandonnées par suite de la crise actuelle. En ce qui concerne l’introduction en France des sucres de nos Antilles, la célèbre loi de 1884 a institué en leur faveur une protection basée sur le principe de l’équivalence. Théoriquement, la canne a droit aux avantages assurés à la betterave ; en fait, il ne lui en est concédé qu’une faible partie. Aussi est-il entré dans la pensée de quelques grands producteurs de solliciter, en faveur des rhums et des tafias, un régime spécial de protection. La fabrication des alcools tirés de la canne à sucre a pris, depuis quelques années, une grande extension : elle a plus que triplé à la Martinique ; à la Guadeloupe, elle a doublé. Ce sont des produits sains, propres, les uns, à la consommation directe, et les autres au vinage. On peut envisager comme une conséquence du régime douanier actuel ces revendications des colonies. En leur appliquant le tarif général des douanes, on a, pour ainsi dire, restauré l’ancien pacte colonial et, dès lors, on s’explique que la Guadeloupe et la Martinique songent à demander pour tous leurs produits une franchise douanière qui sera, en outre, aux yeux de certains, un pas décisif dans la voie de l’assimilation rêvée.

En promulguant aux colonies le tarif général des douanes, on a stipulé que le café et le cacao, par exemple, ne paieraient plus que la moitié des droits qui frappent ces denrées quand elles proviennent de l’étranger. Est-ce assez ? Il faut dire que, dans les deux colonies, des primes assez fortes sont attachées à leur culture. La Guadeloupe, sur l’initiative du président de la chambre d’agriculture de la Basse-Terre, a commencé ; la Martinique a suivi, au lendemain du terrible cyclone du 18 août 1891. Mais si, comme le proclamait récemment un sous-secrétaire d’État des colonies, l’avenir de l’agriculture aux Antilles doit échapper un jour à la canne à sucre et dépendre uniquement des cultures secondaires, pourquoi n’ouvrir qu’à demi les portes de la France à des produits que celle-ci ne peut trouver sur son sol ? Le demi-droit d’entrée sur le café, le cacao, la vanille, n’a plus qu’un caractère fiscal, et son rendement est des plus limités dans l’état actuel des choses. Ne serait-il pas d’une bonne politique, absolument, de le supprimer ? Le budget de la république n’y perdrait pas grand’chose, et l’activité agricole aux Antilles y gagnerait beaucoup. La démocratie rurale, qu’on ne saurait trop encourager, accueillerait comme un grand bienfait une mesure de ce genre où elle verrait une preuve de plus de la sollicitude de la métropole. Car ce sont les petits propriétaires surtout qu’il s’agit d’amener à planter.

Il n’entre pas dans le cadre de cette rapide étude de discuter les avantages ou les inconvéniens de l’application aux colonies du tarif général des douanes. On ne saurait se dispenser toutefois de constater que les budgets locaux en ont été bouleversés et qu’il en est résulté un accroissement de charges qui retombe presque tout entier sur les travailleurs et les pauvres gens. Le commerce d’importation, aux Antilles, a su dextrement tirer son épingle du jeu. Tout a renchéri à l’excès. À Saint-Pierre, pris d’un beau zèle pour la légalité et pour le système métrique jusque-là négligé, on en est venu soudain à renoncer à l’aune pour ne plus se servir désormais que du mètre. Le prix de la morue, la principale des denrées alimentaires, de la morue dont se nourrit surtout le peuple, a été élevé. Et l’on s’est malignement empressé d’appeler la malédiction des foules sur la mère-patrie. On faisait en arrière un si grand pas ! On se retrouvait si loin du sénatus-consulte de 1861 et de la liberté commerciale ! Après tout, le tarif général des douanes, c’était, comme sous l’ancien régime, l’obligation de ne plus acheter que ce qui venait de France. Avec cela, des habitudes commerciales avaient été prises du côté des États-Unis. Chez certains négocians de la Martinique, le plan du président Harrison, qui voulait donner à la grande république l’hégémonie commerciale du Nouveau-Monde tout entier, sud et nord, îles et continens, ne rencontrait pas de résistance, au contraire. En vingt-cinq ans, les importations des États-Unis étaient montées de 3,495,000 francs à près de 10 millions de francs. Quelle perturbation ne devait pas jeter dans ce courant l’inauguration d’un nouveau régime ou plutôt le retour aux anciennes défenses douanières ?

Des tempéramens ont été apportés au tarif général pour les Antilles, mais ils n’ont pu porter ni sur la morue, ni sur les tissus, ni sur la métallurgie. L’intérêt de l’armement maritime, celui des grandes industries textiles, celui de la défense nationale engagée à protéger l’industrie du fer, ne permettaient pas qu’il en fût autrement. Et voilà comment, alors que déjà toutes les choses nécessaires à la vie étaient vendues à des prix élevés, avec des bénéfices de 50 à 60 pour 100, tout a augmenté encore, et la condition matérielle du travailleur a empiré. Qui pourrait dire ce que l’on mange, et à quels prix, dans les cases perdues, sur les habitations éloignées, où se boit le tafia à plein verre, le tafia, père de la démence, auteur de tant de maux, physiques et moraux ? Et combien s’est accrue la misère des ouvriers des champs ? Sans compter qu’aux droits de douane, édictés par la métropole, s’ajoutent les droits d’octroi de mer, votés par le conseil-général, avec la sanction du Conseil d’État. Souvent on paie deux fois, et, si l’on échappe à une taxe, c’est pour en acquitter une plus forte. Ce dualisme et ce double emploi, dans les droits à l’importation, semblent ne pouvoir durer toujours.

Grevés de l’intérêt des emprunts et du prix relativement élevé de la main-d’œuvre, les bénéfices de l’industrie sucrière sont moindres que ceux de la distillerie, quelque bas que soient les prix des tafias. Le commerce d’importation réalise les gains les plus sérieux. Quant aux salaires, ils varient de 1 fr. 25 à 2 fr. 50 pour les cultivateurs. Les ouvriers des villes gagnent de plus fortes journées, de 4 à 5 francs. Les Indiens immigrans sont de tous les moins rétribués, mais ils sont, pour ceux qui les emploient, l’occasion de tant d’ennuis et de dépenses que parfois on se demande s’il ne vaudrait pas mieux payer aux travailleurs nés aux Antilles le salaire qu’ils exigent que de recourir à une main-d’œuvre étrangère et inférieure. Ah ! si l’on pouvait réconcilier pour jamais, sur une base de ce genre, les régnicoles et le travail des champs !


II

Ces choses entrevues, voyons les hommes. M. Elisée Reclus leur trouve une certaine ouverture d’esprit, de la sagacité dans le jugement, de la finesse dans les aperçus. M. Maxime Du Camp remarque que toutes les races ne sont pas les mêmes, qu’elles n’ont pas toutes les mêmes aptitudes, et (je cite de mémoire) il avance que c’est une erreur que de vouloir imposer à des races différentes de la nôtre nos coutumes et nos habitudes d’esprit. Ces réflexions ne sauraient s’appliquer aux habitans des Antilles françaises. M. Elisée Reclus parle des noirs d’Haïti : ce sont les peuples musulmans que M. Maxime Du Camp a en vue. La population des Antilles a son génie propre. Elle a reçu et gardé l’empreinte française. Pour un peu superficielle que soit cette empreinte, elle n’en suffit pas moins à caractériser les individus et les mœurs. Est-ce à dire que tous les élémens de la population ont ressenti au même degré les bienfaits de la politique généreuse de la France ? Faut-il cacher que de même qu’il y a des illettrés dans certains départemens de la France continentale, il se trouve à la Guadeloupe et à la Martinique de braves noirs, très doux et fort laborieux, et qui ne sont pas très différens de ce qu’ils seraient si leurs ascendans n’avaient jamais été violemment arrachés à l’Afrique ? Dissimulera-t-on davantage qu’à l’instar de ce qui se passe, par exemple, dans le Roussillon ou en Corse, dans notre Midi ensoleillé et violent, les querelles politiques sont singulièrement enflammées aux Antilles, que l’on s’y maltraite fort par la plume, la parole ou l’épée, quand ce n’est pas par le fusil, et que les luttes des partis y sont tour à tour chevaleresques et perfides ? Fides punica, dit-on, en parlant des hommes de couleur, comme si la mauvaise foi carthaginoise était le privilège d’un climat ou d’une agglomération quelconque.

Ah ! il y a ce terrible préjugé de couleur ! Je ne sais trop, pour ma part, ce qu’il faut en penser depuis que j’ai entendu à Fort-de-France, cette année, un fort beau concert donné par la Paix, une société musicale au sein de laquelle sont représentés tous les groupes, toutes les nuances, et où règne la plus tranche cordialité. Le préjugé de couleur est d’un autre temps ; on n’en aperçoit guère de traces, et très légères, que chez quelques jeunes filles qui, au bal, hésitent à accorder une valse ou une polka à des gentlemen un peu plus foncés qu’elles. Mais il y a, comment dirai-je ? le préjugé inverse, le préjugé en retour. Eh oui ! la défiance appelle la défiance. Le blanc n’est pas toujours bien vu du mulâtre, dont le nègre n’apprécie pas toujours la compagnie. L’an passé, à la Guadeloupe, un petit, tout petit journal, menait une campagne des plus violentes, au nom des noirs, contre les gens de couleur, et il n’est pas rare d’entendre un nègre jeter à la face d’un mulâtre, souvent né hors mariage, l’épithète de « bâtard. » Le mieux est de n’y pas penser, de n’en point parler surtout. Comme les plaies physiques, les plaies morales se cicatrisent plus vite et mieux quelquefois quand elles sont cachées. On ne doit connaître, aux Antilles, que des créoles. C’est bien assez qu’en dehors de toute question de peau, et tous les préjugés pour et contre mis de côté, les passions soient si vives, les haines si ardentes parmi les créoles. On ne se réconcilie guère et on ne se pardonne pas souvent dans ces pays du soleil, sous cet admirable ciel bleu, sur ces terres heureuses où il fait si bon vivre dans l’épanouissement d’une nature incomparable… C’est encore de la Corse, cela ! ..

Il y a de ces inimitiés cruelles qui ne finissent jamais, même devant la mort. Il faut entendre deux hommes qui ont cessé de se voir et de se parler, s’exprimer sur le compte l’un de l’autre ! Un humoriste a fait cette remarque qu’à cette distance de Saint-Nazaire et de l’Académie française, la signification et la portée des mots étaient singulièrement altérées. La gamme des invectives s’en ressent ; elle monte à des hauteurs qu’on ne saurait mesurer, et il s’y rencontre des surprises pour l’ami de la langue. Un penchant bizarre à l’impropriété des termes se dénonce dans les discours des orateurs et dans les articles des journaux où, comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, un vocabulaire hétéroclite a pris la place du bon et clair français. Ce n’est cependant pas une règle générale, et loin de là, il est des orateurs de talent et des journalistes instruits, ennemis de l’emphase naïve où se complaisent les ignorans, qui savent bien parler et bien écrire, et qui sont écoutés, lus, estimés et aimés.

Le malheur veut que, pas plus là-bas qu’ici, la politique ne soit une école de bonnes mœurs et de politesse raffinée. Nous sommes en pays de suffrage universel, et l’œuvre d’éducation de la démocratie, dont il serait impie de douter, se poursuit lentement. On assiste cependant à des discussions de premier ordre, dans les conseils-généraux, quand il y est question des grands intérêts coloniaux, de l’industrie sucrière, du crédit, des cultures secondaires, et aussi des prérogatives que les membres des assemblées disputent aux représentans du gouvernement. L’œuvre des sénatus-consultes a reçu le coup de grâce avec la promulgation du tarif général des douanes métropolitain. Depuis longtemps, elle s’effritait et chancelait sur sa base. Les pouvoirs étendus conférés aux conseils-généraux instituent une autonomie financière à laquelle les administrations sont enclines à imputer la responsabilité de l’accroissement des budgets et des déficits. Les recettes et les dépenses sont votées en première lecture et sans autre appel qu’un veto impuissant du gouverneur. Des querelles, sinon des conflits d’attributions éclatent tous les jours. Les fonctionnaires durent peu avec un régime qui ne leur laisse le choix qu’entre la bataille ou la désertion. Il faut lutter contre les empiétemens des assemblées ou s’y soumettre. On se soumet le plus souvent, au risque de compromettre avec les principes les intérêts essentiels d’un pays. Et il en sera ainsi jusqu’au jour où l’on aura refondu et refait l’organisation constitutionnelle des colonies. On y travaille dans les bureaux du sous-secrétaire d’État et dans les sections du conseil supérieur, sans parler du sénat qui se trouve saisi, en ce moment même, de propositions très étudiées. Mais quand aboutira une réforme qui doit porter sur tant de points, assemblées électives, pouvoirs civils et militaires, finances, etc ?

En attendant, la vie publique, avec ses lumières et ses ombres, est intense à la Martinique et à la Guadeloupe. Ce n’est pas que le suffrage universel y fonctionne avec la plus parfaite régularité, mais, encore une fois, les mauvaises mœurs électorales ne sont pas le privilège des Antilles. Que les usiniers s’intéressent aux élections un peu plus que de raison, que malgré cela le chiffre des abstentions soit considérable, ce n’est pas neuf. Un peu plus grave, au point de vue des conséquences, la façon dont s’administrent les communes rurales, où le maire, aidé d’un secrétaire, exerce un pouvoir quasi absolu. C’est autour des mairies que se livrent les plus rudes assauts. On assure que de pauvres diables vivent de leur écharpe, ici et là. Les inspecteurs des colonies en savent long à cet égard. Mais qu’y peut-on ? On s’est peut-être un peu hâté de faire jouir toutes les communes de l’organisation municipale de la métropole, et l’apprentissage des plus petites est bien un peu onéreux pour les habitans… Il serait difficile de revenir là-dessus et de s’arrêter à des demi-mesures dont les avantages ne compenseraient sans doute pas les inconvéniens, mainmise de l’administration sur la commune, mécontentement de tous les partis, etc.

Un trait de mœurs ne saurait être oublié, c’est la part que les femmes prennent aux élections. Une tournée à la place (le marché) vaut mieux ici qu’une réunion publique. Il faut avoir les femmes pour soi. Ce sont elles, les brunes filles, énergiques et fières, et passionnées, qui donnent la popularité et qui la reprennent ; ce sont elles qui composent et qui chantent ces couplets créoles au rythme étrange et berceur, élogieux ou satiriques, improvisés au jour le jour, à propos de tout et de tous ; ce sont elles que l’on voit, le lendemain de la bataille électorale, manifester en une troupe gaie, drapeau en tête, parées de leurs robes flottantes aux couleurs les plus vives et coiffées de leurs plus beaux madras où domine le jaune d’or qui leur sied si bien.

Une grosse question, et que l’on ne résoudra pas aisément, est celle du service militaire aux Antilles. Les députés et les sénateurs des colonies ont demandé que la loi de 1889 fût appliquée à leurs commettans, et ils l’ont obtenu, mais jusqu’ici la loi n’a pas été appliquée. Pour qu’il en fût autrement, il aurait fallu que le principe du recrutement régional prévalût. Quel gouvernement prendra sur lui de disséminer dans les corps d’armée des jeunes gens dont la moitié ne supporterait pas les rigueurs de nos hivers ajoutées aux corvées de la caserne ? Puis, combien de soutiens de famille en ces pays, où bien peu de femmes ont un mari ! Le recrutement total se heurtera à beaucoup de difficultés de tous les genres, et les résultats qu’il pourra donner ne compenseront pas la perturbation qu’il apportera dans le travail agricole ; c’est à craindre. Nos Antilles nous ont donné de bons soldats, des officiers et des généraux ; elles nous en donnent tous les jours par la voie des engagemens volontaires et des grandes écoles. Leur patriotisme n’a pas besoin de la loi de 1889.

Comme le conscrit de nos villages, l’engagé volontaire, aux Antilles, chante ses déboires à la caserne : « Le premier jour, quand il est arrivé au régiment, c’était une fête. Il dit : « Quel beau métier ! » Mais, le lendemain, on lui donne une giberne, un fusil, un shako, une plaque, un sabre pour les astiquer. Tout cela, c’était beau quand il montait la garde ! Mais le sommeil l’accable ; il s’endort en faction. Pauvre cultivateur ! La ronde arrive et le surprend. On l’enferme, on le met en prison. » Et la chanson finit : « Crois-moi, enfant ! La liberté dans la savane vaut mieux que l’esclavage dans un cachot ! Il vaut mieux manger des ciriques (crabes de terre) tranquillement, en travaillant à la canne que de manger du lard dans un cachot[1] ! »

Que reste-t-il, à la Guadeloupe et à la Martinique, des anciens colons, des sujets du roi de France qui, les premiers, sous les auspices de la compagnie, vinrent tenter la fortune en ces climats torrides ? Peu de chose. À peine si l’on retrouve, çà et là, les vestiges de quelque vieille famille. Insensiblement, sous la pression des événemens, les blancs ont quitté le pays. On en rencontre encore quelques-uns, très pauvres, attachés malgré tout aux îles où leurs ancêtres se dépensèrent et connurent toutes les jouissances de la vie créole au temps jadis. Province de l’ancien régime, la Martinique fut une Vendée d’outre-mer, héroïque, inconséquente, et malheureuse comme l’autre. On s’y battit pour le roi avec acharnement. Bonchamp s’appelait de Percin, et Hoche s’appelait Rochambeau. Un chef de bande, Jaham-Desriveaux, était fusillé sur la savane de Fort-de-la-République, comme Charette sur la place de Viarme, à Nantes. On y assassina un curé patriote, le père Macaire. La Guadeloupe se montra moins intraitable. L’occupation anglaise entretint la fidélité aux anciennes opinions, en accentuant la sujétion des élémens de couleur. Mais les temps nouveaux sont venus ; les chaînes de l’esclavage sont tombées, un état social différent s’est créé ; et, de la suprématie d’autrefois, il ne reste plus que le privilège, pour ceux des vieux créoles qui n’ont pas fui, de bouder et de médire des jours présens.

Les usiniers ont succédé à l’ancienne aristocratie dont ils sont loin d’avoir tous les défauts et dont ils n’ont certes pas les préjugés. Dans les jugemens qu’ils portent parfois sur les choses et les gens, ce n’est pas l’orgueil de race que l’on reconnaît, mais simplement les préoccupations du patron qui se plaint de l’élévation des salaires, de l’indocilité des travailleurs et de leur rareté, et dont le grand grief à l’égard des institutions est qu’elles ont fait passer le pouvoir aux mains du plus grand nombre. Les usiniers ont le sentiment que, sans eux, il n’y aurait plus ni Guadeloupe ni Martinique. Ils le disent fréquemment et ils s’étonnent de payer les impôts les plus lourds. La plupart d’entre eux ne séjournent aux colonies que pendant la campagne industrielle, de décembre à avril, et l’absentéisme n’est pas fait pour rapprocher les travailleurs de ceux qui les emploient. C’est à Paris que l’on a le plus de chances de rencontrer les usiniers et de les entendre demander que les budgets de la Martinique et de la Guadeloupe, qui les accablent, soient révisés par la chambre et par le sénat, que les pouvoirs des conseils-généraux soient réduits, et que les fonctionnaires soient moins enclins à se mêler de politique.

Ces pauvres fonctionnaires, ils ont leur place, avec les troupes, dans la vie sociale aux Antilles ! On les aime généralement, mais on a la faiblesse quelquefois de leur reprocher de n’être point nés dans la colonie. Ceux qui parviennent à échapper aux exigences des politiciens, des braves gens qui détiennent un mandat quelconque, mènent une vie paisible et honorée. À ceux qui savent ménager sa susceptibilité native, le créole se révèle cordial et généreux, obligeant, hospitalier, très tendre et sachant se donner. Mais, voilà, il y a la politique…

Il y a aussi le clergé. Nulle part, en France, les habitudes religieuses ne sont aussi développées qu’à la Guadeloupe et à la Martinique, et nulle part, peut-être, les ministres du culte, environnés de l’universelle déférence, ne sont aussi indifférens à la politique. C’est une habileté et c’est aussi une force. Aux Antilles, on est un peu dévot à la mode espagnole ; les hommes comme les femmes y mettent de l’exagération. Aux processions solennelles, on voit des conseillers privés, en bon rang, édifier les passans par leur posture et l’air de leur visage. Dans les communes rurales, le maire consulte le curé avant de consulter le directeur de l’intérieur. Nulle en politique, l’influence du clergé est considérable dans la famille. Il travaille à en répandre le respect et l’amour. L’ennemi, c’est le concubinage, le concubinage successif, avec les naissances illégitimes, les abandons, et la prostitution au bout. Le prêtre exerce une police et une censure de tous les instans sur les corps et sur les âmes. Par-là, il concourt à relever le niveau moral du peuple, à lui donner le sentiment de sa dignité, mais aussi il prend un empire sans limite sur les consciences. Il est obéi, mais redouté. Si cette puissance ne va pas sans quelques inconvéniens, c’est ce qu’il pourrait y avoir lieu d’examiner, mais, en général, nos créoles en ont plutôt éprouvé les avantages. Il y a d’ailleurs des loges maçonniques… dont le vénérable est souvent trésorier du conseil de fabrique.

Ce serait une injustice que d’omettre de parler de la façon dont les pauvres gens entendent la solidarité. Rien de touchant comme l’attachement des servantes pour leurs maîtres dans la détresse. Elles leur sont des parentes dévouées et soumises, et fidèles jusqu’à la mort. La piété filiale, l’amour des frères et des sœurs, inspirent des sacrifices qui durent toute la vie. Si fort est le lien qui unit les familles les moins légitimes, que personne ne meurt de faim aux Antilles. Les plus misérables savent prendre sur leur nécessaire, partager les fruits et le mince morceau de morue avec leurs frères et leurs amis. Dans ces pays où tant de malheureux enfans n’ont point de père, ils ont au moins deux mères, la mère naturelle et la marraine, la marraine dont la tendresse est des plus actives, et pour qui les engagemens prescrits par le rite sont aussi sacrés et aussi impérieux que les obligations du sang. Et c’est là ce qu’il convient de mettre en lumière, la bonté humaine l’emporte sur tous les travers ou les défauts que l’esprit critique s’ingénie à caractériser et à décrire, et plus l’on s’approche des petits, de ceux à qui la vie est le plus dure, plus elle éclate, cette vertu des humbles, ignorée d’elle-même, la bonté supérieure et naïve, vrai luxe des âmes et des intelligences les plus pauvres, et par où elles se vengent noblement de nos dédains de caste et d’éducation. Le noir est bon. Ne regrettons pas les larmes que nous ont fait verser Paul et Virginie et la Case de l’oncle Tom, aux jours lointains et bénis de l’enfance, alors que nous étions loin de soupçonner les problèmes de l’économie politique et de la sociologie comparée.


III


Si ou di moin un mô encô
Moin ka menné ou la tou Eiffel.


Cette invective créole peut se passer de traduction. M. Louis Garaud, vice-recteur de la Martinique, vient de publier un joli livre, Trois ans à la Martinique, où l’on trouve, à côté de descriptions heureuses, une étude un peu écourtée du parler créole, ennemi de toute syntaxe, mais non du bon sens et de la poésie. La sagesse des nations ne s’exprime pas moins bien en ce langage incomplet que dans les langues les plus perfectionnées. M. Garaud a lié une belle gerbe de proverbes : Zaffé cabrit, pan zaffé mouton (Les affaires du cabri ne sont pas celles du mouton). Chaque bête à fé ka clairé pou name yo (Chaque luciole, bête à feu, brille pour elle-même). Quand milate tini yon cheval, yo di négresse pas maman yo (Quand un mulâtre possède un cheval, il nie qu’il ait une négresse pour mère). Padon pas ka guéri bosse (Les excuses ne remédient pas aux injures). Chien tini quat’ pattes, pas ka prend’ quat’ chemin. (Le chien a quatre pattes, mais il ne prend pas quatre chemins à la fois). Dent pas khé (Les dents n’ont pas de cœur). Von main doué lavé l’aut’ (Une main doit laver l’autre. Il se faut entr’aider).

Le noir qui, la houe ou le coutelas en main, peine toute la journée, sous l’implacable soleil, dans le champ de canne, ne parle guère que le créole. C’est dans son patois qu’il raconte ses histoires, qu’il chante et qu’il discourt avec l’éloquence naturelle des simples. Quand, après s’être dit des injures ou « gourmés, » des hommes ou des femmes vont devant le juge de paix ou comparaissent devant le tribunal, ils s’expliquent en créole, et le magistrat y met parfois du sien. — Ce pas zaffai à moin ça, ché (Ce n’est pas mon affaire, cela, cher), répondait fort librement un jour au président du tribunal, un peu interloqué, un vieux noir aux cheveux tout blancs. Ce « Ché ! » il revient à chaque instant dans la conversation pour la faire plus caressante et plus douce. Du contact avec les Espagnols et de l’occupation anglaise, il est demeuré beaucoup de mots dont l’origine n’est pas douteuse. Le mot hiche (enfant) vient assurément de hijos, comme la formule « demander pour » est un anglicisme certain, to ask for. Puis il y a un grand nombre de vieux mots français : gourmer, mamaille (marmaille), bâ moin (baille-moi), fai fleur (faire fleur, conter fleurette), etc. La langue est un des traits essentiels de la physionomie d’un peuple. Le parler créole de la Guadeloupe n’est pas tout à fait celui de la Martinique, qui diffère un peu de celui de la Guyane, et l’on s’exprime autrement à la Nouvelle-Orléans, à Maurice et à Bourbon, mais ce n’en est pas moins le trait commun de nos colonies, ce patois un peu enfantin, avec son charme familier, son goût de terroir, quelque chose d’un vieux vin de France qui, sous ces climats de feu, aurait dépouillé sa verdeur.

Et presque partout l’on entend murmurer, avec des nuances de passion et de langueur, la chanson classique et triste des adieux :


Adieu, foula, adieu madras,
Adieu, grain d’or, adieu collié chou :
Doudoux à moin li ka pâiti
Hélas ! hélas ! c’est pou toujou.


Dans les villes même, au marché, dans les rues, dans les maisons, on parle le créole que les bonnes entendent mieux que le français. Les bonnes ! À la Basse-Terre, elles forment une corporation, presque un syndicat, une confrérie, avec une présidente, une reine ! Elles ont leur fête et leur bal, et leur messe. Vêtues magnifiquement, couvertes de lourds bijoux, on les voit se rendre, en procession, bannière en tête, des bouquets à la main, escortées d’un « gendarme petit bâton[2] » chez les personnages influens. Elles sont touchantes après tout, les vieilles bonnes, aimantes, fidèles et de bonne humeur, un joyeux sourire sur leur visage brun et expressif, oubliant dans la gaîté de cette journée que les maîtres sont parfois « chimériques, » exigeans et fantasques. On offre un vin d’honneur et, mise en verve, la reine des bonnes fait un discours. Les braves femmes ! Elles sont rarement mariées. Elles ne disent point à l’ami de leur cœur : « Si ou gagné yon loterie, ou ké méné moin la mairie. Si vous gagnez à la loterie, vous me mènerez à la mairie. » C’est au bal public du samedi, au son du violon criard qui joue la « béguine » ou, de préférence, la contredanse, que se sont échangées les douces paroles d’amour : « Ché cocotte ! » — « Ché doudoux ! » C’est là que Fillotte, Avrillette, Laurence, Dédèle, Paraphélia, Fontainia, Théodora, Berthilde, ont rencontré le père de leur enfant, un beau garçon, habile ouvrier ou garçon de bureau dans l’une des nombreuses administrations de la colonie. Et comme elles maltraitent les « femmes viles, » celles qui font le « commerce ! » Dans la candeur de leur âme, les pauvres servantes, qui ont aimé librement, méprisent les marchandes d’amour. Elles ont leur dignité ; elles ne vont point dans les bamboulas nocturnes s’enivrer de tafia, tandis que le tambour bat sourdement la danse lascive et grossière qui met les sens en délire.

Ce sont des esprits simples. Elles craignent les zombis, les revenans, les ombres, et croient à la science des guérisseurs de blesses, les rebouteurs. Elles redoutent par-dessus tout les quimbois, les sorts qui souvent, avec les secrets mortels de la flore vénéneuse des tropiques, sont des empoisonnemens lents ou rapides. Il y a des quimbois de bien des sortes. Les philtres d’amour sont les plus innocens. Le quimboiseur, le sorcier, charme les serpens, comme les psylles hindous, à la Martinique où le trigonocéphale, le serpent dont la tête a la forme d’un fer de lance, le bothrops lancéolé des savans, se rencontre fréquemment alors que la Guadeloupe ne connaît que l’inoffensive couleuvre. Mais l’habile homme s’entend tout comme un autre à exploiter la crédulité publique. Il ôte plus de sorts qu’il n’en jette, et gagne à ce métier beaucoup de gourdes[3]. Comme son confrère, le guérisseur de blesses, il exerce illégalement la médecine, à ses heures. Son art surtout consiste à faire durer les terreurs naïves des pauvres gens pour le plus grand profit de sa sorcellerie lucrative. D’ailleurs, son domaine s’étend des cases perdues dans la campagne jusqu’aux maisons de la ville. On le mande en cachette, on le reçoit sous la vérandah, aux momens obscurs, et on l’interroge anxieusement sur ce qu’il faut faire pour réussir dans une entreprise, obtenir une place, arriver à un mariage ou quelquefois empêcher un mariage de se faire. Il a, contre argent comptant, des recettes pour tout. Cela fâche un peu le clergé catholique, et plus d’une belle créole, aux yeux cernés et langoureux, à la fois si doux et si magnétiques, a dû faire pénitence pour avoir témoigné un peu trop de confiance aux quimbois et au quimboiseur.

La vie populaire bat son plein, le matin, dans les villes, quand les bonnes sans nombre vont dans les rues, attifées de leurs longues robes roses, blanches, jaunes, bleues, vertes, qu’elles relèvent et nouent à la ceinture, et dont la couleur ne s’harmonise pas toujours avec leur teint plus ou moins bronzé. Voici des mulâtresses, des quarteronnes, des câpresses, des chabines, celles-ci d’un blond roux et d’un blanc gris, celles-là d’un brun clair, d’autres la peau dorée et chaude, et les négresses au visage brillant, montrant de belles dents et de beaux yeux ; toutes vaguant et devisant, deux à deux, ou, solitaires, monologuant, se parlant à elles-mêmes, à haute voix, proférant tout le long du chemin des réflexions gaies ou tristes. Celles qui viennent de la campagne se sont arrêtées un instant aux portes de la ville pour mettre leurs bas et leurs bottines ; jusque-là elles avaient marché pieds nus. Dans leurs peignoirs amples, serrés seulement à la taille, sans corset, leur démarche a de la grâce, une grâce un peu nonchalante.

Elles n’ont que le bal pour distraction ; les hommes ont le pit, le champ clos où se livrent les combats de coqs. Comme les courses de chevaux, les combats de coqs sont à la fois un sport et un jeu. Autour de l’arène il s’engage des paris extravagans et, dans la fureur de ce jeu sanguinaire, plus d’un créole a mangé toute sa fortune. Assurément, il n’est plus question de race ni de peau, dans le pit. Ils se rencontrent tous là, le blanc, l’homme de couleur, le noir, secoués de la même fièvre, anxieux et frénétiques, ayant sur leur figure ravagée cette angoisse mortelle du jeu qui bouleverse les plus forts, les brise et les tue. On joue aussi beaucoup aux cartes, dans les Antilles comme dans toute l’Amérique, un gros jeu où se perdent des sommes folles.

C’est que les distractions intellectuelles sont rares ou nulles. Il y avait un théâtre à la Pointe-à-Pitre. Il a été détruit par un incendie. Celui de Saint-Pierre a beaucoup souffert du cyclone de 1891. On lit peu ou du moins on ne lit pas assez ! Les beaux-arts ne sont pas cultivés. Point de peinture ni de sculpture. À cela il y a une cause. Il n’existe point de musée où puisse se faire l’éducation de la pensée artistique. À la Pointe-à-Pitre, le musée Schœlcher, après six ans, n’est encore qu’un lieu de débarras où quelques antiques gisent oubliés, dans l’abandon. On ignore leurs noms, le brouillon du catalogue s’étant égaré. À la Martinique, on n’a même pas cela ! L’incendie et le cyclone ont ruiné la bibliothèque Schœlcher avant qu’elle fût inaugurée. Deux ou trois jeunes gens suivent à Paris les cours de l’École des Beaux-Arts. Il s’écoulera malheureusement bien du temps avant qu’il se crée, dans l’une et l’autre île, un courant artistique, qui contribuerait plus que tout autre chose à élever le niveau intellectuel et moral du peuple, et qui serait un lien de plus avec la mère-patrie. Quelquefois, un cirque américain débarque avec ses chevaux, ses écuyers et ses clowns. Cela se voit tous les deux ou trois ans. Quelle fête ! Une année, on a vu s’installer, sur la savane du fort, à Saint-Pierre, un manège de chevaux de bois qui marchait à la vapeur, au mugissement d’orgues bruyantes et au son des tambours. Eh z’amis !

Mais il y a le carnaval ! C’est une institution encore, aux Antilles, que le carnaval avec ses masques, ses bals travestis ou non, et ses chansons satiriques et très libres. Il dure deux mois et davantage. Dans les villages comme dans les villes, c’est une débauche de déguisemens sordides, de vêtemens retournés, d’oripeaux d’étoffe ou de papier, de perruques et de fards. Ce qui domine, ce sont les hommes habillés en femmes et les costumes militaires. Que de galons, quelles épaulettes et quels chapeaux à plumes ! Il en est qui se griment assez adroitement pour se faire la tête des gens en place. Cette satire en vaut une autre, surtout quand elle s’adresse à des hommes d’esprit qui s’égaient de voir passer leur effigie dans la rue. Les masques vont en bandes, précédés d’un tambour habitué à résonner pour le bamboula de minuit. Ce sont des chants, des clameurs, des éclats de rire où les mâchoires se décrochent, et, de temps à autre, on s’arrête pour danser une béguine peu innocente, mais où la variété des mouvemens et des poses, dans le rythme sourd de la peau d’âne, a son étrangeté et sa séduction. Malheur au passant qui entreprend de couper la procession joyeuse ! Il est invectivé et hué, sous l’œil tranquille du « gendarme petit bâton, » bienveillant aux plaisirs populaires et qui, prudemment, ne se mêle pas de ces querelles !

Les folies du carnaval sont passées ; voici venues les austérités du carême. Ceux qui, hier, s’amusaient comme de grands enfans en liberté prennent aujourd’hui le chemin de l’église. Pendant six semaines ce sera un regain de dévotion, un beau zèle religieux, puis viendra Pâques et les fêtes recommenceront. Le dimanche et le lundi, on s’en va faire des parties de rivière. On part à cheval, sur les vaillantes petites bêtes créoles, au pied si sûr, ou bien en voiture, dans les « maman-prend-deuil » et les « mort subite » que la carrosserie américaine a inventées à l’usage des gens qui ne veulent ou ne peuvent s’imposer la dépense d’un cabriolet ou d’un omnibus de famille. Dans la rivière, où l’eau est rare cependant, on se baigne en commun, puis l’on déjeune, on chante, on boit un peu, et c’est l’inévitable sieste, à l’ombre. Et l’on rentre le soir, très fatigué, mais tout prêt à recommencer, à la première occasion.

Voilà la vie dans nos Antilles ! Elle est douce et bonne après tout, en dépit de la grande misère qui s’y rencontre. Cette insouciance de la population de couleur, la plus nombreuse, cette heureuse enfance, pourrait-on dire, c’est encore un genre de courage qui en vaut un autre. Sont-ils plus braves, plus héroïques et meilleurs, ceux que la lutte pour la vie a si profondément aigris qu’il n’y a plus de place dans leur cœur blessé que pour la colère et la haine ? Il est vrai, la pauvreté n’a jamais, dans les pays du soleil, cet aspect et cette horreur que parfois elle revêt sur nos continens, par les hivers cruels, quand le froid et la faim assaillent à la fois l’homme sans défense et presque nu. Dans le jour de chômage, le noir, trouve à portée de sa main la banane et le fruit de l’arbre à pain, toujours mûrs. La canne à sucre le désaltère. La maraude est une plaie aux colonies, dit M. le procureur de la république.


IV

La France, c’est Paris ; l’Angleterre, c’est Londres ; l’Allemagne, c’est Vienne et c’est Berlin ; la Russie, c’est Pétersbourg et c’est Moscou. C’est dans les villes que s’aperçoivent les traits les plus accentués de la physionomie d’un pays, d’une contrée. La Pointe-à-Pitre, la Basse-Terre, à la Guadeloupe ; Saint-Pierre, Fort-de-France, à la Martinique, avec tout ce qui les caractérise et les différencie, manifestent et résument l’état social et politique, et la situation économique de nos petites Antilles en 1893.

Après douze jours de navigation sur les paquebots un peu lents de la Compagnie transatlantique, on arrive à la Pointe-à-Pitre. Le port est spacieux ; le jour où l’on aura fait sauter les bancs de madrépores qui en rétrécissent l’accès, ce sera l’un des meilleurs mouillages des eaux américaines. La ville est toute plate, avec des rues droites, de beaux quais d’où l’on a une fort belle vue, du côté de la Guadeloupe proprement dite. Mais, bâtie sur les coraux, à proximité de terres basses et de lagunes dont la plus importante s’appelle la Rivière-Salée, elle est peu salubre. Il a fallu les efforts persevérans d’une édilité intelligente pour arriver à améliorer un état sanitaire déplorable, en comblant des canaux qui infectaient la ville. D’une construction peu en harmonie avec le climat, les maisons se pressent les unes contre les autres, défendant à peine les habitans contre les ardeurs meurtrières du soleil et les indiscrétions des passans. La plupart des salons s’ouvrent, en effet, sur la rue, et fermés seulement de persiennes, permettent toutes les inquisitions. C’est absolument comme si les maisons étaient de verre, selon le vœu du sage. La meilleure objection à opposer aux détracteurs souvent prévenus des mœurs créoles, c’est que les appartemens sont tout en portes et en fenêtres qu’on ne ferme jamais, et que, la nuit comme le jour, on peut tout voir et tout entendre de ce qui se passe à l’intérieur. La flânerie et la curiosité de la population y trouvent leur compte, — et la vertu aussi, le vice voulant un peu plus d’ombre et de mystère.

De monumens, il n’en est qu’un, la cathédrale, une magnifique construction en fer, d’un goût simple et très pur. Il est temps peut-être de se souvenir que le tremblement de terre de 1843 et un incendie ont successivement bouleversé et détruit la Pointe-à-Pitre, et que c’est une ville neuve que nous avons sous les yeux. L’animation est grande dans les rues ; elle est considérable dans le port à l’époque de la campagne sucrière, quand le mouvement maritime étant à son apogée, toute une flotte de navires marchands, placée sur deux et quelquefois trois rangs, vient chercher le sucre et le rhum. Un petit musée d’histoire naturelle, le musée Lherminier, moins indigent que le musée Schœlcher, sert de lieu de réunion à la chambre d’agriculture. La mairie ou l’hôtel de ville, comme on voudra, est spacieux et renferme une jolie bibliothèque. C’est tout. Il y a quelque vingt mille habitans.

Six heures de mer séparent la Pointe de la Basse-Terre, le chef-lieu de la Guadeloupe. Peu ou point de commerce ici, dans la rade foraine ouverte à toutes les tempêtes. Peu de monde dans les rues montueuses et mal pavées. Des ruisseaux que le tout à la mer, une variante du tout à l’égout, transforme en dépotoirs qui marchent. À peine sept à huit mille habitans. C’est la ville des fonctionnaires. Le gouverneur qui, à la Pointe, loge à l’entresol, a un hôtel à la Basse-Terre, vieille construction en bois à moitié démolie et tout à fait démodée, et il est nécessairement le mieux installé. La mairie, petite, est bien située au bord de la mer et de proportions élégantes ; elle est toute neuve. À 6 kilomètres de là et à 500 mètres d’altitude, on a le camp Jacob, un magnifique sanatorium, admirablement situé en un site merveilleux d’où l’on découvre et les monts et la mer. On est au pied de la Soufrière, à proximité du Matouba, des Bains-Jaunes aux eaux tièdes, et des grands bois ombreux coupés de sentiers à peine assez larges pour les petits chevaux créoles. Tout près voici le saut Constantin, la cascade Vauchelet ; un peu plus loin c’est Gourbeyre et Dolé, où l’on prend des bains chauds sous les bambous ; et la vue s’étend jusqu’aux Palmistes et au Morne-Houel, dont la silhouette, les jours d’orage, est vraiment tragique. Après quelques heures passées au camp, où résident les cinquante hommes qui sont toute la force armée de la Guadeloupe, nous voici redescendus à la Basse-Terre, au galop de deux mules vigoureuses, et nous entreprenons un court pèlerinage au fort Richepanse, témoin et souvenir des combats avec les Anglais et aussi des guerres civiles qui mirent, il y a cent ans, les hommes de couleur aux prises avec les troupes de la république. Dans les hauteurs boisées du Matouba, nous avons vu l’endroit où Delgrès se fit sauter plutôt que de se rendre. Une légende prétend qu’avant d’en venir à cette extrémité, le chef des insurgés ensevelit des trésors, des sacs de doublons auprès de l’habitation. Les explorateurs n’ont pas manqué depuis cent ans : ils n’ont rien trouvé.

Nous voici de nouveau à bord. Après sept heures d’une traversée un peu mouvementée, on arrive à la Martinique. Saint-Pierre est devant nous, s’allongeant en un arc de cercle, au pied des hauteurs que surmontent les Pitons. Et, tout de suite, au nombre des navires alignés dans la rade cependant foraine, à l’agitation qui se manifeste autour du paquebot et sur les quais, on a l’impression d’une activité plus grande, d’une vie plus intense qu’à la Guadeloupe. L’explique qui voudra ou qui pourra ; c’est ainsi. Les hommes et les femmes vont d’une autre allure, plus énergique, plus décidée, la parole est plus vive, et les conversations prennent aisément le tour de disputes, si ce n’est d’altercations. Il en a toujours été ainsi.

Beaucoup de maisons de pierre aux balcons en fer forgé, aux fenêtres hautes ; des boutiques et des magasins à presque tous les rez-de-chaussée. On se croirait dans une vieille ville de province, de l’époque de Louis XV, à la décoration des façades et à la disposition des constructions. Il y a de belles églises au Mouillage et au Fort. Comme dans certaines cités du Midi, il y a deux villes, ennemies l’une de l’autre. Le Fort, le quartier haut, où les passions politiques sont des plus violentes, ne fraternise pas avec le Mouillage, où les idées du temps passé sont en faveur et où l’on n’est pas plus modéré pour cela. Dans les jours troublés, il descend du Fort une avalanche d’hommes et de femmes qui roule comme un torrent dans la grand’rue, la rue Victor-Hugo aujourd’hui, renversant tout sur son passage. Ces fureurs d’un moment passées, la ville reprend son aspect affairé. L’affluence est si grande dans les rues, au plus fort de la campagne industrielle, que l’on s’y fraie difficilement un chemin. La ville est bien propre ; une eau limpide court le long des trottoirs. Une mairie monumentale, de belles maisons particulières, l’hôtel de l’intendance, demeure du gouverneur quand il vient à Saint-Pierre, et un magnifique jardin botanique des mieux entretenus, ornent la ville, dont le seul défaut est, bâtie en amphithéâtre, d’être très chaude. On a, il est vrai, la ressource de monter au Morne-Rouge, un joli village éventé par la brise, mais le commerce a ses exigences et c’est lui qui gouverne la capitale économique de la Martinique. Bon pour le touriste de passer de frais instans dans le Jardin botanique, au pied de la cascade naturelle qui tombe du Trou-Vaillant ! Il faut recevoir et expédier le sucre et le rhum, le café et le cacao, emmagasiner les marchandises venues de France, parlementer avec la douane qui est l’ennemie, le bouc émissaire chargé de tous les péchés du tarif général et de l’octroi de mer. Le va-et-vient des denrées qui sortent et de celles qui entrent, en gros 20 millions à la sortie et un peu plus à l’entrée, le tumulte des transactions, ne s’apaisent que le soir, et encore, dans les conversations du cercle où se rencontrent les négocians, on continue de faire des affaires, on prépare celles du lendemain. On y médit aussi du gouvernement et de l’administration. C’est le léger travers du commerce de Saint-Pierre qui vit loin de Fort-de-France, un peu en frondeur, et ne se réconciliera avec les autorités de la colonie que le jour où il aura la bonne fortune de les loger. Le gouverneur, chaque fois qu’il se rend à Saint-Pierre, y reçoit le meilleur accueil. En temps de carnaval et aux jours de fête, quand le cercle donne un bal ou quand il s’organise une kermesse de bienfaisance, les choses se font grandement. Il faut assister à un bal donné à la division navale, à un mariage, à une fête quelconque, pour retrouver une image affaiblie des splendeurs de l’ancienne vie coloniale, aux jours heureux de la prospérité d’autrefois. Le temps présent n’est pourtant pas aussi mauvais qu’on le dit. Il y a ici une telle dose de vaillance ! Comme la nature, ravagée par le cyclone du 18 août 1891, répare elle-même ses pertes, la Martinique se refait incessamment, grâce à sa vitalité propre, à l’intelligence et au courage de ses agriculteurs, de ses industriels et de ses commerçans.

En une heure et demie, un petit bateau à vapeur conduit à Fort-de-France. Voici une des plus belles rades du monde ; elle s’étend comme un grand lac paisible entre la ville et un cap qui s’avance dans la mer. En la voyant si bien abritée, on s’explique l’acharnement des Anglais à vouloir conquérir le cul-de-sac de Fort-Royal, comme on disait sous l’ancien régime, quand il n’y avait que le fort, aujourd’hui fort Saint-Louis, et que la ville n’existait pas encore. C’est un spectacle à tenter un peintre que celui de cette mer captive et calme, au pied des mornes qui dominent le cap Salomon, le fort s’allongeant en une ligne brune, la ville montrant gaîment les toits gris ou rouges de ses maisons reconstruites après l’incendie, le dôme de 1er de la bibliothèque Schœlcher, et, tout au loin, les crêtes ondulées et verdoyantes du Vauclin. Du petit promontoire de Bellevue, l’habitation de plaisance du gouverneur, la vue est magnifique. La division légère de l’Atlantique est signalée. C’est l’imposante Aréthuse, portant le pavillon amiral, le sévère Magon, le coquet Hussard… Puis un coup de canon retentit : le Labrador, un des paquebots de la Compagnie transatlantique, vient d’arriver. Une embarcation est déjà le long du bord ; c’est la poste qui vient chercher les lettres de France, vieilles de treize jours. Et voici quelques goélettes ; des charbonniers apportent la houille nécessaire aux bateaux de la Compagnie qui a son agence générale à Fort-de-France. Les navires évoluent lentement dans ces eaux bleues, sous ce ciel trop pur, par un soleil éclatant. C’est très beau !

On débarque au pied du fort Saint-Louis, sur la savane, l’immense prairie où se dresse, dans un joli mouvement de coquetterie impériale, la statue de Joséphine, toute blanche au milieu des hauts palmiers et paraissant regarder, au-delà de la rade, dans la direction du bourg des Trois-Ilets, où la famille Tascher de la Pagerie avait son habitation aujourd’hui morcelée. À l’un des angles de la savane, on voit une construction de bois, une grande baraque ; c’est l’église de Fort-de-France que l’on a installée ici après l’incendie de 1890. La ville jeune et bien bâtie qu’on voyait de la mer, de près n’est plus qu’une ville en ruine. Malgré un effort vigoureux pour rebâtir, la vue est attristée par des rues entières de murs noircis, avec, çà et là, aux fenêtres béantes, des fragmens de balcons de style Louis XVI dont le fer arraché et tordu évoque le poignant souvenir de la cité luttant contre le feu dévastateur. Une végétation touffue, entre les pans de mur écroulés, sert de nourriture aux cabris. Une impression de commisération profonde vous saisit à ce tableau, mais on reprend confiance aussitôt devant l’activité des charpentiers et des maçons. Avant cinq ans, il ne restera plus trace de l’incendie qui, en une journée, consuma presque toute une ville où deux ou trois maisons seulement étaient assurées ! On peut juger de la misère effroyable qui suivit le désastre. Un système de primes à la reconstruction, des prescriptions un peu sévères en ce qui concerne les matériaux employés, vont substituer à l’ancienne ville en bois une ville en fer, en plâtre et en briques, avec une belle église d’architecture moderne.

Les rues sont droites, tirées au cordeau. Un seul édifice, digne de ce nom, les décore à cette heure ; c’est la bibliothèque Schœlcher, une réduction réussie des palais de fer et de faïence de l’Exposition universelle de 1889. L’hôtel du gouvernement, assez spacieux cependant, du dehors semble une cabane. Le palais de justice, tout en bois, avec des ailes inégales, fait pitié. Le conseil-général loge à la direction de l’intérieur, une construction mal établie pour abriter deux ménages qui ne s’entendent pas toujours très bien. Mais la ville est propre, bien balayée ; elle a de l’eau, et, le jour où elle aura reconstruit son hospice logé provisoirement à la prison, elle sera redevenue ce qu’elle était autrefois, avec beaucoup d’embellissemens. Une fraîche brise règne dans toutes les saisons et contribue à faire de Fort-de-France un des séjours les plus agréables des colonies.

Le fort Saint-Louis n’est pas la seule défense de la Martinique. Sans parler de l’Ilet-à-Ramiers, dont les fortifications, de l’autre côté de la rade, sont admirablement placées, le fort Desaix surplombe la ville avec ses batteries puissantes, faisant face au fort Tartenson. Un bataillon d’infanterie de marine, une direction d’artillerie de marine, avec la division navale de l’Atlantique, concourent à protéger la Martinique. Les troupes sont commandées par un lieutenant-colonel. Pendant l’hivernage, elles quittent les casernes et vont chercher au camp Balata, à 10 kilomètres de la ville et à 400 mètres d’altitude, un peu de repos et de fraîcheur. Un conseil de défense, présidé par le gouverneur, étudie les mesures à prendre pour mettre l’île en état de résister à toutes les attaques avec autant de succès qu’autrefois, avec autant de gloire.


V

On attend peut-être une conclusion à ce rapide aperçu des Antilles françaises en 1893. Bien vivantes, actives, capables de ce courage et de cette persévérance qui triomphent de toutes les difficultés, telles nous apparaissent la Guadeloupe et la Martinique. Ces vieilles colonies sont toujours jeunes. Les élémens de couleur y ont conquis la suprématie politique et poursuivent, d’un effort continu et méritoire, leur ascension vers la maturité intellectuelle et sociale sans laquelle les libertés publiques ne sont que des apparences et des mensonges. Il dépend d’eux d’opposer aux républiques d’Haïti et de Saint-Domingue, si souvent ensanglantées et ravagées par les révolutions et les guerres civiles, le spectacle du développement de leur prospérité morale et matérielle, sous l’égide de la république française, jalouse de voir toutes les parcelles de son territoire jouir des bienfaits du progrès et de la liberté. On a dit que les noirs étaient un quatrième État qui nourrissait l’ambition de supplanter le tiers-état, les hommes de sang mêlé, dans la direction des affaires. C’était méconnaître et la nature des choses et le caractère des individus. Depuis le premier jour, dès la première heure où les Antilles furent appelées à bénéficier des institutions représentatives, les noirs eurent accès dans les assemblées, au conseil-général comme dans les municipalités. C’est affaire au suffrage universel de choisir les plus capables et les meilleurs, en dehors de toute considération étrangère au bien de la chose publique.

Mais les droits ne vont pas sans les devoirs. Maîtres de la Martinique et de la Guadeloupe, les hommes de couleur ont la charge de tous les intérêts généraux. C’est à eux qu’incombe aujourd’hui la responsabilité des mesures de protection et de défense réclamées par l’industrie agricole comme une nécessité du présent et comme une garantie de l’avenir. Ils doivent tout tenter pour améliorer les conditions de la production et les moyens de crédit. En se montrant à la hauteur de leur tâche, ils auront la satisfaction de concourir à l’amélioration du sort du plus grand nombre, ce devoir supérieur des dirigeans, quels qu’ils soient. Ils ont encore l’obligation de réduire les budgets, de refréner les appétits personnels et d’abolir la chasse aux emplois, qui est une plaie sous toutes les latitudes et un péril dans les pays où l’on manque de bras.

Avant longtemps, la constitution coloniale sera révisée en vue d’arriver à la suppression des causes de conflit qui existent présentement entre les corps élus et l’administration, mais il est un ordre de réformes qui touche plus directement aux grands intérêts coloniaux. Les banques de la Martinique et de la Guadeloupe arrivent à l’expiration de leur privilège, renouvelé pour vingt ans en 187A. Le Crédit foncier colonial est en liquidation judiciaire. Le moment est venu de corriger, dans ce qu’ils ont de défectueux et d’onéreux, ces instrumens de crédit agricole, le prêt sur récolte pendante et le prêt hypothécaire, encore que les conséquences du prêt hypothécaire, si larges qu’en soient les bases, ne soient pas toutes heureuses. Il faut se préoccuper de réaliser, un peu plus fidèlement que par le passé, le principe équitable de l’équivalence en vertu duquel l’industrie de la canne à sucre devrait être traitée sur le même pied que l’industrie du sucre de betterave.

Enfin il importe, en échange de l’application du tarif général des douanes aux colonies, de considérer le café, le cacao et la vanille, surtout le café et le cacao, denrées de première nécessité, comme des produits du sol français, dispensés de payer des droits de douane à l’intérieur. Et les rhums et les tafias, ne les appellera-t-on pas aussi, quelque jour, à jouir de l’équivalence ? Quant au commerce, on doit souhaiter de le voir prochainement délivré de l’octroi de mer.

Ces réformes accomplies, nos anciennes et chères colonies des Antilles connaîtraient de nouveau, dans la paix des institutions libres, les jours heureux d’autrefois. Comme autrefois, la Guadeloupe et la Martinique, ces deux fleurons de la France d’outre-mer, rayonneraient dans les Antilles, enviées de l’étranger, objets d’amour et d’orgueil pour la mère-patrie. L’œuvre commencée en 1790 par les Amis des Noirs, qui voulaient appliquer aux colonies françaises les principes consacrés par la déclaration des droits de l’homme, n’a pas été achevée en 1848, l’esclavage aboli ; elle ne le sera que le jour où les Antilles, par un ensemble de mesures administratives et économiques, pourront entrer dans la voie d’un plein développement intellectuel, matériel et moral. Ce n’est pas à dire qu’il faille jamais souhaiter qu’elles perdent tout ce qui fait leur charme, leur originalité et leur grâce. Le pourraient-elles, d’ailleurs ? Ce que vous avez perdu dans le feu, vous le retrouvez dans les cendres. Çà ou pédi nen fé, ou ké trouvé nen sann.


MONCHOISY.


  1. Primié jou là, li rivé la caserne,
    Cété yon fête. Li dit : « Kel bel métié ! »
    Mé, lendimin, yo bâ li yon giberne,
    Fisi, sako, plaque, sabe, pou astiqué.
    Tou çà té bel quand li monté la garde !
    Sommeil baté li, li dômi en faction.
    Pove bitaco, mi la ronde à li pren’ garde :
    Yo bouclé li, mété li en prison
    ............
    ............
    Croi moin, z’enfan, liberté dans savane
    Vo mié passé, l’esclavage dans cacho.
    Vo mié mangé cirique tranquil dans canne
    Passé mangé jambon dans yon cacho !
  2. Le gendarme petit bâton, c’est l’agent de police ; le gendarme grosses bottes, c’est le gendarme proprement dit.
  3. Une gourde est une pièce de 5 francs.