Les Aventures de Til Ulespiègle/XXIX

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CHAPITRE XXIX.


Comment, à Erfurt, Ulespiègle apprit à un âne
à lire dans un vieux Psautier.



Après le tour qu’il avait joué à Prague, Ulespiègle avait hâte d’arriver à Erfurt, car il craignait d’être poursuivi. Dès qu’il fut à Erfurt, comme là aussi il y a une grande et célèbre Université, il fit mettre ses affiches. Les professeurs de l’Université avaient beaucoup entendu parler de ses malices, et ils tinrent conseil pour s’entendre sur les questions qu’ils pourraient lui faire, afin de ne pas être vaincus d’une façon humiliante comme ceux de Prague. Ils tombèrent d’accord de donner à Ulespiègle un âne à instruire, car il y avait beaucoup d’ânes à Erfurt, jeunes et vieux. Ils se rendirent auprès de lui et lui dirent : « Maître, vous avez fait afficher que vous vous chargiez d’apprendre en peu de temps à toute créature à lire et à écrire. Voici les maîtres de l’Université qui veulent vous donner un jeune âne à instruire ; osez-vous vous en charger ? — Oui, répondit-il, mais il faudra le temps, vu la sottise et l’entêtement de cette créature. » Ils consentirent à lui accorder vingt ans. Ulespiègle pensa : « Nous sommes trois : si le recteur meurt, je suis quitte ; si c’est moi, qui est-ce qui me réclamera quelque chose ? Si c’est mon disciple, je suis encore quitte. » Il accepta, et se fit promettre cinq cents écus vieux pour cela. On lui donna quelque argent à compte. Il prit l’âne et le conduisit à l’auberge du Buisson, qui était alors célèbre. Il installa son élève seul dans une écurie ; puis il prit un vieux psautier qu’il plaça dans la mangeoire, et entre les feuillets duquel il mit de l’avoine. L’âne s’en aperçut, et il se mit à tourner les feuillets avec ses lèvres, pour prendre l’avoine. Et quand il n’en trouvait plus, il criait : « i-a, i-a ! » Lorsque Ulespiègle vit cela, il alla trouver le recteur et lui dit : « Monsieur le recteur, quand voulez-vous voir ce que mon élève sait faire ? – Cher maître, répondit le recteur, est-ce qu’il commence à prendre vos leçons ? – Il est terriblement grossier, et j’ai bien de la peine à l’instruire, dit Ulespiègle ; néanmoins je suis parvenu, à force de travail et de soins, à ce point qu’il connaît quelques lettres et sait même nommer quelques voyelles. Si vous voulez venir avec moi, vous verrez et entendrez cela. » Or, le bon écolier avait jeuné jusqu’à trois heures après-midi. Lorsque Ulespiègle arriva, avec le recteur et quelques professeurs, il mit un livre neuf devant son écolier. Aussitôt que celui-ci le vit dans la crèche, il commença à tourner les feuillets pour chercher l’avoine ; et comme il ne trouvait rien, il se mit à crier à haute voix : « i-a, i-a ! » Alors Ulespiègle dit : « Voyez, cher maître ; il connaît maintenant les deux voyelles i et a ; j’espère faire quelque chose de lui. » Peu de temps après le recteur mourut ; Ulespiègle laissa là son élève, qui devint ce que sa nature comportait, et partit avec l’argent qu’il avait reçu, en se disant en lui-même : « Si tu devais rendre sages tous les ânes d’Erfurt, il te faudrait bien du temps ! » Il ne se souciait guère de le faire, et il laissa les choses là.