Les Bucoliques/Eglogue VIII

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Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètesFirmin Didot (p. 175-177).
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ECLOGUE VIII.
LES ENCHANTEMENTS.
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DAMON ET ALPHÉSIBÉE.[modifier]

(8, 1) Je dirai les chants et le combat des bergers Damon et Alphésibée : la génisse charmée oublia pour les entendre l’herbe des prairies ; les lynx s’arrêtèrent, saisis de leurs accords ; les fleuves suspendirent leurs cours, et se reposèrent : je dirai les chants de Damon et d’Alphésibée.

Illustre Pollion, soit que tu franchisses déjà les rochers du Timave, soit que tu côtoyes les rivages de la mer Illyrienne, ne viendra-t-il jamais ce jour, où il me sera permis de chanter tes hauts faits ? Me sera-t-il jamais permis de répandre dans le monde entier (8, 10) tes vers, les seuls dignes du cothurne de Sophocle ? Ma muse a commencé par toi, par toi ma muse finira : reçois ces vers composés par ton ordre, et souffre que ce lierre s’enlace sur ton front avec les lauriers de la victoire.

Les froides ombres de la nuit s’étaient retirées des cieux ; c’était l’heure où la rosée est la plus agréable aux troupeaux. Damon, appuyé sur le bois poli de l’olivier, préluda ainsi :

DAMON.

Parais, étoile du matin, et, prévenant le jour, ramène sa douce lumière : trompé dans mon amour par la perfide Nisa, je me plains d’elle ; et quoiqu’il ne m’ait rien servi d’avoir pris les dieux à témoin, (8, 20) mourant je les invoque encore à mon heure dernière. Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale. Le Ménale a toujours des forêts mélodieuses, des voix dans ses pins ; il entend sans cesse les bergers chantant leurs amours, et Pan qui le premier ne laissa pas les pipeaux languir inutiles. Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale. Nisa a Mopsus : amants, que n’espérons-nous pas ? On va voir les griffons s’unir aux cavales, et désormais les daims timides iront avec les chiens se désaltérer à la même source. Prépare, Mopsus, de nouveaux flambeaux ; on te donne une épouse ; (8, 30) mari, répands les noix : pour toi Vesper abandonne l’Œta. Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale. Ô Nisa, bien digne d’un tel époux, tandis que tu nous méprises tous, que ma flûte, que mes chèvres te déplaisent, que tu hais mes sourcils hérissés, ma longue barbe, crois-tu qu’il n’est point de dieu qui se mêle des choses humaines ? Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale. Je t’ai vue, toi enfant, et ta mère (je vous conduisais toutes deux), cueillir dans nos jardins des pommes humides de rosée : ma douzième année commençait, (8, 40) et déjà je pouvais atteindre de terre aux fragiles rameaux. Je te vis, je brûlai, un funeste délire emporta mes sens. Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale. Maintenant je sais ce que c’est que l’amour : il est né des durs rochers de l’Ismare, du Rhodope, chez le Garamante, aux extrémités de la terre ; cet enfant n’a rien de nous, rien de notre sang. Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale. Le cruel Amour a forcé une mère à souiller ses mains du sang de ses propres enfants : et toi aussi, ô mère, tu fus cruelle : mais qui des deux le fut davantage ? (8, 50) Oui, l’Amour fut cruel ; et toi, ô mère, tu le fus aussi. Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale. Que le loup maintenant fuie les brebis ; que les chênes durs portent des pommes d’or ; que le narcisse fleurisse sur l’aune ; que les bruyères distillent de leur écorce l’ambre onctueux ; que les hiboux le disputent aux cygnes ; que Tityre soit Orphée, Orphée dans les forêts, Arion parmi les dauphins. Commence avec moi, ô ma flûte, commence des accords dignes du Ménale. Oui, que tout devienne Océan. Adieu, forêts ; je vais, du haut de la roche aérienne, me précipiter dans les ondes. (8, 60) Nisa, reçois ce dernier hommage d’un amant qui meurt pour toi. Ô ma flûte, cesse tes accords dignes du Ménale. Ainsi chanta Damon : Muses, dites-nous ce que répondit Alphésibée ; tous ne peuvent pas tout dire.

ALPHÉSIBÉE.

Apporte de l’eau, Amaryllis, et pare ces autels de molles bandelettes ; brûle la grasse verveine et l’encens mâle : je veux essayer par un sacrifice magique de tirer de leur lâche tiédeur les sens de mon amant : oui, je n’ai plus qu’à recourir aux enchantements. Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis. Les magiques paroles peuvent faire descendre Phébé des cieux ; (8, 70) par elles, Circé transforma les compagnons d’Ulysse : le froid serpent, dans les prés, meurt brisé par la voix enchanteresse. Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis. D’abord j’entoure ton image de trois bandeaux de diverses couleurs, et je la promène trois fois autour de cet autel : le nombre impair plaît aux dieux. Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis. (8, 80) Comme cette argile durcit, comme cette cire se liquéfie au même brasier, que Daphnis ressente les mêmes effets de mon amour. Jette cette pâte ; brûle avec le bitume ces fragiles lauriers. Le cruel Daphnis me brûle, qu’il brûle en ce laurier. Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis. La génisse, lasse de chercher dans les bois et de colline en colline un jeune taureau, tombe sur l’herbe verdoyante au bord d’un ruisseau, et, perdue d’amour, ne pense pas que la nuit la rappelle à l’étable : que Daphnis soit possédé pour moi de la même ardeur incurable et délaissée. (8, 90) Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis. Voici les dépouilles qu’autrefois le perfide m’a laissées, chers gages de son amour ; terre, je les dépose dans ton sein sous le seuil même ; ils me sont garants du retour de Daphnis. Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphuis. Ces herbes, ces poisons cueillis dans les campagnes du Pont, c’est Méris lui-même qui me les a donnés : ils naissent innombrables dans le Pont. Par leur vertu merveilleuse, j’ai vu souvent Méris devenir loup et s’enfoncer dans les bois ; je l’ai vu faire sortir les mânes de leurs tombeaux ; je l’ai vu transplanter des moissons d’un champ dans un autre. (8, 100) Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis. Amaryllis, porte ces cendres hors de la maison ; jette-les par-dessus ta tête dans le ruisseau, et ne regarde pas derrière toi. C’est avec toutes ces armes que j’attaquerai Daphnis : mais il se rit, l’infidèle, et du charme et des dieux ! Ramène de la ville en ces lieux, charme puissant, ramène-moi Daphnis. Vois, tandis que je tarde à l’emporter, cette cendre a d’elle-même enveloppé l’autel de flammes tremblottantes : bon présage ! Mais qu’entends-je ? Hylax aboie sur le seuil. Le croirai-je ? Ou les amants se forgent-ils des songes à plaisir ? Cessez, charmes puissants, Daphnis revient de la ville ; cessez, voici Daphnis.