Les Cathédrales de France/Amiens

La bibliothèque libre.
Armand Colin (p. 76-79).


VII


AMIENS


C’est une femme adorable, cette Cathédrale, c’est une Vierge.

Quelle joie, quel repos, pour l’artiste, de la retrouver si belle ! Chaque fois, plus belle ! Entre elle et lui quel intime accord !

Point de confusion vaine, ici, point d’exagération ni d’enflure. C’est l’empire absolu de l’élégance suprême.

Dire qu’on attribue ce monument à des temps barbares !

Cette Vierge s’est levée ici, à une époque de sincérité, pour allumer et pour entretenir dans le cœur des hommes l’amour de la beauté. Sous son manteau, elle apportait aux sculpteurs d’innombrables modèles. Non, ce ne sont pas ou ce ne sont pas seulement des saints et des martyrs que je vois ici : ce sont bien des modèles pour nous. Les artistes d’alors ont dû penser que, dans la suite des temps, l’art aurait besoin d’être ramené à la vérité…

Ces modèles, je n’ai pas l’intention de les énumérer tous. Quelques-uns m’ont très particulièrement retenu.

— Cet ange, qui lève la tête pour nous montrer le ciel.

— Ces deux personnages en prière.

— Cet évêque colorié, sali, patiné ; sa tête admirable !… Il y a un petit chien, sûrement le chien de l’artiste…

— Tout près, un homme prie, intérieurement, sans parler ; le geste de la prière gouverne de beaux plis dans les draperies, noires seulement vers le bas. — L’évêque, couché sur son tombeau, parle encore, lui ; un précepte très doux est sur ses lèvres. — Deux chefs-d’œuvre ; ce bas-relief est parmi les plus belles choses qui soient ; il a la sagesse d’un Parthénon.

— Une vierge pose le pied sur un caméléon à face humaine, glissant, visqueux : superbe.

— Un saint visite un anachorète : beau comme une stèle grecque de la grande époque.

— L’ange apparait aux Trois Rois. Sur le grand plan ces figures prennent naturellement une extrême majesté.

— Une Vierge qui fait penser à une Cérès…

— Jésus parle, et les hommes qui l’écoutent sont fins et réfléchis comme des Ulysses. Ils discutent. L’un tient le hibou (Sagesse), l’autre, un livre (le texte, la Loi).

— Un ange oblige doucement un homme à lever la tête pour admirer le ciel.

— Deux personnages en prière : ils ont l’air, bien qu’agenouillés, de voler.

— Saint Jean prêche dans un petit bois. Comme dans le Christ qui parle au peuple, quelle vérité dramatique du geste ! Les acteurs devraient venir étudier ces modèles, ils en recevraient de précieuses leçons.

— Et cette belle Vierge, avec sa robe aux plis droits, n’est-ce pas la réduction symbolique de la Cathédrale tout entière ? Ces plis répétés sont des colonnettes.

— Dans une Annonciation, la Vierge, de grande stature, a une ineffable expression de condescendance.

— Jésus regarde la ville de Jérusalem, il la prend en pitié, puis il se détourne, menaçant. Superbe bas-relief ! On dirait l’avers agrandi d’une médaille romaine. Le geste de la pitié et celui de l’anathème se confondent, presque, dans une expression étrangement complexe et profondément une.

— Les Pharisiens : ils ont sur la poitrine de larges bandes d’étoffe couvertes d’inscriptions ; sur la poitrine, pas dans le cœur.


Quel dialogue, grave et tendre, pathétique, s’échange entre ces figures deux fois saintes de vérité et de beauté ! Ou plutôt quel concert ! Pas une note dissonante et pas deux notes identiques. C’est la plus une et la plus variée des symphonies.

Et les détails dont ces bas-reliefs sont pleins, quelles délices ! C’est tantôt l’imitation de la nature, comme dans ces feuilles de trèfle si franchement dessinées, et tantôt c’est l’imagination de l’artiste, procédant toujours de la nature, sans doute, mais n’imitant d’elle guère plus que ses méthodes de création.

L’originalité, tout le monde le sait, — et ne l’ai-je pas déjà dit ? — n’est pas dans le sujet, quoi qu’il en semble. Ce qui est original partout, ici, c’est la mise en œuvre partout proportionnée d’un principe général de sagesse.


Les grilles d’Amiens font avec ce monument gothique une parfaite harmonie. Comme toutes les belles choses sont toujours d’accord entre elles ! Ces grilles Louis XIV sont superbes d’élégance simple et noble. Elles rampent somptueusement au pied des colonnes.


Si naïve que des pédants l’aient jugée, l’analogie entre l’église gothique et les forêts du Nord — ces forêts qui n’étaient jamais très éloignées de cette église et qui lui ont fourni tant de matériaux — s’impose à mon esprit. Que la forêt ait inspiré l’architecte, j’en suis, comme Chateaubriand, absolument convaincu. Le constructeur a entendu la voix de la nature, il a compris son enseignement, son exemple, il a su en déduire des conséquences d’utilité profonde et générale. L’arbre et son ombrage sont la matière et le modèle de la maison. L’assemblée des arbres, avec l’ordre, les groupements variés, les divisions et les directions que la nature lui assigne, c’est l’église.

N’avons-nous pas trouvé la vie de la sculpture en rêvant dans les bois ? Pourquoi l’architecte aurait-il été moins favorisé que le sculpteur ?

Et la forêt continue à me produire une impression voisine de celle que je reçois de la Cathédrale. L’une me renvoie à l’autre.

Toutes deux réveillent ma jeunesse…

Devant cette église, voici qu’irrésistiblement je me souviens d’une forêt, et je la revois…

La forêt où rêva ma jeunesse est sévère. Elle n’a pas d’oiseaux. L’horizon est presque partout fermé, limité par la muraille des arbres. Mais l’atmosphère humide avive les couleurs. Des lumières vertes sur les côtés…

C’est l’empire du silence dans le jour, de la terreur dans la nuit.

Paysage puissant et mélancolique ! Ces bigarrures de lumières… ces nervures, ces colonnettes… Ces carrefours de Cathédrales défoncés dans cette solitude… La boue nous cache les feuilles mortes, n’en laisse découvertes quelques-unes que pour faire avec elles un vif contraste. Petites plaques de soleil ; fûts d’arbres tranchés, dans leur plan, par un rayon qui glisse.

Le soleil est malade ; soleil d’automne aux feux intermittents. Ses rayons se déroulent en banderoles qui semblent chercher un appui sur les arbres, sur les terrains. Il précise et nuance le charme triste de cette fin d’après-midi ; sans lui, cette tristesse serait monotone.

Quand l’horizon s’ouvre, on distingue dans les arbres un crépuscule solennel, qui paraît n’avoir pas eu de commencement, ne devoir jamais finir…

Un petit chien hésite à nous suivre ; nous lui faisons peur. Mais il a peur aussi de la boue du chemin. — Notre vanité est-elle flattée qu’un plus petit nous craigne ? — Je ne le crois pas. C’est pourtant, vis-à-vis de nous-mêmes, ce sentiment-là que nous prêtons à Dieu.

Dans les profondeurs, il y a des vitraux verts…

Un arbre abattu, un autre… Ces bons géants étendus, couleur de peaux corroyées…

Le sentier s’éloigne. Quel est ce mur de briques ? Ce n’est pas un mur, ce sont des feuilles sur une montée de terrain.

À droite, à gauche, s’ouvrent de hautes nefs bercelées, que décorent d’éclatantes verrières…


Mes souvenirs s’élèvent, comme ces arbres, et se confondent avec eux…

Cette forêt sévère, c’est l’antique forêt de Soignes, où j’ai connu quelques-unes des années rêveuses, laborieuses et parfois douloureuses, de ma jeunesse. Cette forêt me rappelle mon passé. La forêt rappelle l’humanité à ses origines ; elle retrouve en elle les Principes.


La chaire est Louis XVI ; blanc et or. Et voici, blanc et or aussi, une chapelle Louis XVI encore. Salon très noble, avec de la majesté, marqué d’un temps où les boudoirs avaient de la noblesse.