Les Cathédrales de France/Etampes

La bibliothèque libre.
Armand Colin (p. 59-63).


IV


ÉTAMPES


Logé pour quelques jours non loin de la Cathédrale, je m’endors et je m’éveille dans sa pensée. Avec la sonnerie de l’Angélus commence ma vie de voyage. Tout à l’heure, jusqu’au soir, je serai repris par l’enchantement devant cet unique joyau d’une ville, pour tout le reste, déshonorée par la barbarie municipale.

Un homme qui vécut il y a dix siècles s’est ranimé en moi. — Y a-t-il donc des noblesses de l’esprit qui traversent les siècles comme la noblesse du sang ?… Mais ne suis-je pas trop présomptueux ? Non. Je dois à l’art tout mon développement.


La coquette église n’est pas grande. Mais quel clocher ! Quelle grâce il avait, hier, au clair de lune !

C’est le clocher en fer de lance. Les renflements sont donnés par de petites tourelles ajourées de colonnettes. Un grand mur, un grand repos très large : c’est la façade de côté. Ce mur est repris en richesse par le portail, noir, bas-relief - haut-relief. Ce portail, très différent des portails gothiques, rappelle un peu, par ses saillies, les sarcophages antiques. Car j’ai oublié de vous dire que cette petite église est romane. Ses saints et ses docteurs, très allongés, se dressent à la porte et au tympan de la porte. Impossible de ne pas reconnaître en eux les vraies colonnes de l’Église. La netteté si ordonnée du plissé de leurs tuniques, leurs gestes mesurés disent leur certitude et la force de leur esprit, comme les petits ornements écrasés sous leurs pieds proclament leur victoire sur les passions et les vices. L’arcade du tympan s’élève au-dessus d’eux, et les saints y apparaissent espacés comme des planètes dans la demi-circonférence de trois ciels.

Ils sont encore à nous ! Puissent-ils ne jamais entrer dans les « collections » ! Puissent-ils ne jamais être arrachés de cette porte et vendus pour laisser passer l’aveugle Progrès !

Mais il faut tout craindre, puisque ces merveilles, qui ont fait la gloire de tant de siècles, sont pour nos contemporains comme si elles n’étaient pas. Et comment, ici même, éviter la pensée de la violence ? Elle a mis là beaucoup de son empreinte injurieuse. Quelques saillies sont striées, quelques chapiteaux sont cassés, les supports des statues de saints, leurs draperies, mutilés.

Les iconoclastes sont revenus, avec les princes des prêtres et les architectes, les restaurateurs, et les conseillers municipaux…


Je suis entré de nouveau dans l’église ; j’ai recherché et retrouvé la joie que me prodigue toujours ce doux combat des ténèbres et des clartés mystiques. — Je veux revivre cet instant…

… Ma pensée, caressée par les chants, s’agite et se déroule comme le serpent charmé, et s’étonne, d’abord, de l’ombre. La porte franchie, une seule impression me domine : le sentiment du grandiose, dans la nuit savamment organisée et approfondie.

Mais voici qu’au fond les fenêtres trouent le mur de clartés. Je commence à voir.

Là-bas des flambeaux font comme une ardente couronne de fleurs intellectuelles, qui brûlent sans mouvement.

Les colonnes viennent de m’apparaître en leur calme ordonnance ; elles se tranquillisent encore en s’approchant de moi. Elles s’éloignent, quand j’ai passé, s’irisent en traversant le fond, et reviennent de l’autre côté, pareilles et jamais identiques, puisque je les vois à des distances différentes. Je crois contempler les vierges blanches d’une procession, qui passent tout près, suivent leur chemin, s’effacent et réapparaissent, après avoir accompli le rite. — Tout a une vie à la fois humaine et sacrée dans cet art miraculeux. Et comme des effets composés y sont rendus par des procédés simples !

Mes yeux s’habituent. L’ordre réel des choses s’est révélé. Mais à la réalité la poésie n’a rien perdu.

Au fond de l’abside, les vitraux sont comme des astres calmes dans le firmament. — Les vitraux font aussi penser aux fleurs, aux vraies fleurs, quand ils sont de vrais vitraux.

Que l’ombre est douce ! Il semble qu’elle berce les chants du fond du chœur. Et la distance transforme les vitraux en fresques, un peu effacées.

Quelle harmonie ! Comme on voudrait l’emporter avec soi pour se défendre contre l’hostile incohérence du monde !

Des lumières immobiles enflamment l’espace et je distingue la foule des fidèles.

Une femme arrive, frémissante de jeunesse sous ses longs voiles noirs ; ses lignes ondulent, variées par les draperies. Une autre, distraite et charmante, remue les lèvres ; je ne suis pas sûr qu’elle prie. Par moments, les courants de la foule s’entre-croisent, traversés par des femmes au pas rapide, qui sont comme des flèches lancées par la grâce.


Depuis longtemps, on entendait cheminer des voix lointaines, alternant, enlaçant leurs rhythmes ; elles se rapprochent. C’est la procession qui vient, et la voici.

D’abord, trois jeunes hommes, gracieux comme des muses. L’un tient la croix, les deux autres des chandeliers ; leurs gestes ont la douceur et la fermeté des gestes qu’on voit sculptés aux tympans. Le costume est ancien aussi, heureusement, et les lents versets marcheurs se répondent dans ses plis.

Ensuite, des jeunes filles, que conduit une religieuse, magnifique exemplaire d’humanité : sévère, droite, belle comme la cariatide du devoir.

Rien à dire des hommes, des prêtres, aux traits sans distinction, à la physionomie fermée, dont la sympathie se détourne. Je note seulement dans leur groupe deux grands enfants de chœur balançant l’encensoir : gestes heureux, si mesurés, si retenus !

C’est le grand instant : cette foule chante son cœur dans la prière — versets, antiennes, mélopées. Elle est muette, apparemment ; mais elle a délégué sa voix. L’homme d’âge et l’enfant l’adressent au ciel pour tous, en des chants admirables, qui sont comme les véritables hauts-reliefs du sanctuaire, où les saints rangés aux voussures les accueillent.


Comme elles aiment la sculpture, ces Cathédrales ! Elles inspirent aux femmes le goût de la belle draperie, leur conseillent de demander à des plis rigides un surcroît de beauté : car la modestie et la chasteté sont les sœurs aînées de la beauté, et les Cathédrales le savent.

Un magnifique éloge de la femme n’est-il pas formulé partout, ici, dans la langue plastique de la prière ? Et si la Vierge y est honorée la première, n’est-ce pas elle qui nous ouvre les portes du printemps ? Par elle ne découvrons-nous pas l’univers ?

Ne vous êtes-vous jamais arrêté, l’esprit et le cœur en suspens, interdit d’avoir découvert ce chef-d’œuvre, une femme en prière ? La femme ne perd jamais la ligne, mère de la grâce que Dieu lui a conférée, qui lui prête toujours un caractère surnaturel et qui nous suggère le désir de la couronner. Ah ! ceux qui ont pénétré au fond le plus mystérieux des plus intimes voluptés savent bien qu’elles gardent un au-delà et qu’en cet au-delà la femme nous possède encore ! — Et après avoir aperçu, dans l’église, cette femme qui priait, ne vous êtes-vous pas éloigné, puis rapproché discrètement, sans vous laisser voir, pour jouir de ce bonheur, pour admirer cette attitude en si parfaite harmonie avec la nef tout entière, ample cadre destiné à cet unique portrait ? Et pouvez-vous dire que cette femme et son naturel génie soient inférieurs à n’importe laquelle entre les plus incontestables merveilles de l’art ? N’est-elle pas, elle-même, d’une architecture parfaite ? Les colonnes du temple ne lui font-elles pas cortège, comme feraient les beaux arbres dans un jardin d’amour ?

Dans les Cathédrales, toutes les femmes sont des Polymnies, tous leurs mouvements retournent à la beauté. Cette architecture projette sa gloire sur elles comme un tribut de reconnaissance. Voyez, au tympan, le couronnement de la Vierge : comme l’artiste, qui a mis tant de chaste émotion sur cette belle figure, savait bien que la draperie de l’ombre est nécessaire à l’expression de la divinité des âmes !


En sortant, j’ai voulu étudier une fois encore mon grand bas-relief du portail, semblable à un sarcophage sur un haut mur crénelé.

Voilà une hauteur de sept mètres, je pense, sur autant de large ; un mètre de saillie pour le contrefort sur le mur ; un peu plus de profondeur à la porte, le double peut-être.

L’ombre se modèle nettement en noir autour des figures, taillées un peu à l’emporte-pièce ; c’est ce qui lui donne l’aspect bas-relief-haut-relief. Sans excès de grâce, cela n’a pas la sécheresse du byzantin-arabe, parce que les voussures de l’archivolte superposent en biais les saillies et l’ordonnance de l’ombre.

Il n’y en a pas moins, dans ce style, une sévérité dont nous reposera la douceur gothique. La justice, l’austérité, la discipline s’affirment en ces saillies arrêtées, limitées dans leur élan. Élan retenu qui surgira plus tard. L’énergie de croire deviendra la volupté de croire, la discipline se fleurira de joie.

Le grand souci des Gothiques fut, à la différence des Romans, de demander au conflit calculé de l’ombre et de la lumière la souplesse du détail. — Ce bas-relief est plutôt roman ; le noir y est ciselé. Mais que cela est majestueux de barbarie naïve et de force !

Gothiques ou romanes, d’ailleurs, nos Cathédrales sont toujours sublimes par cette sagesse des proportions, qui est, à la fois, la vertu avant toutes essentielle et la splendeur de la nature et de l’art.

Voyez, dans cette église d’Étampes, comme les grands murs, par le silence de leurs surfaces, préparent l’effet éloquent du portail et l’effet chanteur du clocher, si compact et pourtant si ajouré !

Adorable génie de l’homme, qui livre pour des siècles aux baisers des astres tout son amour, toute sa foi, tout son travail, en un seul motif de gloire !


Les Cathédrales sont mes fées merveilleuses ; elles m’instruisent en me charmant.