Les Cathédrales de France/Introduction 1

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Armand Colin (p. vii-xx).


I


L’ART DU MOYEN ÂGE ET LA PÉDAGOGIE ISSUE DE LA RENAISSANCE[1]


Comment l’art du moyen âge a-t-il pu tomber dans l’oubli, et, pis encore, dans le mépris ?


Cette disgrâce a naturellement procédé d’une réaction symétrique et contraire à la lente élaboration qui, du passé obscur, avait abouti aux magnificences du XIIIe siècle français et chrétien. Mais le mouvement qui précipita la décadence de l’art gothique fut incomparablement plus rapide que le mouvement de son ascension. Celle-ci se prépara, se détermina, s’accomplit en dix siècles environ ; cent ans suffisent à la chute. — Il est vrai que, si l’on recherchait les origines de la Renaissance, il faudrait remonter, pour en retrouver les premiers symptômes, jusque dans le haut moyen âge.

Les faits, dans le conflit qu’ils présentent au regard rétrospectif, n’en apparaissent pas moins tels : à peine la fécondité créatrice de l’art gothique paraissait-elle s’être épuisée, un idéal contraire au sien s’empara des esprits, un idéal à la fois bien plus vieux que le sien et très nouveau, l’idéal grec, rafraîchi et faussé par les Humanistes.

Je ne dis pas que la Renaissance a tué l’art gothique. Nous verrons de quoi cet art a péri et qu’il était atteint déjà quand la Renaissance formula sa pensée ou du moins quand elle donna les premières preuves de sa vitalité. Mais il devint antipathique et incompréhensible aux hommes que gouvernait l’esprit individualiste de la Renaissance. Leur cœur et leur esprit étaient également fermés à la volonté collective et à la tendresse mystique desquelles procédait la grande Cathédrale. Longtemps encore, toutefois, dans l’évolution de la Renaissance elle-même et jusqu’en plein XVIIIe siècle, à l’insu de tous, la tradition gothique, survivant à la production gothique, gardera dans l’art une influence profonde. C’est un courant presque insensible, qui s’appauvrit, mais qui ne tarira pas, afin que les générations puissent y revenir un jour, peut-être, élargir son lit, y retrouver l’essence du génie national et les éléments d’une Autre Renaissance. Il ne compte pas, en attendant ; durant près de trois siècles il ne comptera pas, et nous, qui pouvons aujourd’hui, à travers l’ombre qu’elle est devenue et grâce aux abondants travaux des savants, nous imaginer la Cathédrale dans sa splendeur d’il y a six cents ans, nous constatons avec une sorte de terreur l’oubli où elle dormit pendant ces trois siècles dans la mémoire des hommes, jonchant le sol de débris considérables, incompris et inutiles, méconnus, insultés.

Veut-on se rappeler ce que les écrivains les plus occupés d’art religieux pensaient de nos vieilles églises, au début du XIXe siècle, ce qu’ils en savaient ? Ouvrons Le Génie du Christianisme au chapitre intitulé : Des Églises gothiques. Voici une note édifiante :

« On pense qu’il [l’art gothique] nous vient des Arabes, ainsi que la sculpture du même style. Son affinité avec les monuments de l’Égypte nous porterait plutôt à croire qu’il nous a été transmis par les premiers chrétiens d’Orient ; mais nous aimons mieux encore rapporter son origine à la nature. »

Il serait difficile de montrer plus d’indifférence scientifique. Avec un libéralisme vraiment extraordinaire, Chateaubriand indique donc trois origines, à ses yeux également plausibles, de « l’ordre gothique » : une origine arabe, une origine égyptienne, et — thèse qu’il préfère pour des motifs qu’on devine, qui lui sont personnels, et qui n’ont qu’une valeur littéraire, insuffisante dans l’espèce — une origine naturelle. Il y a, dans ce texte, toutes les erreurs et tous les pressentiments de vérité dont avaient vécu, en la matière, le XVIIe et le XVIIIe siècle ; c’est l’esprit critique surtout qui manque.

Ces quelques mots n’en sont pas moins précieux. Ils nous permettent de saisir sur le vif cet ingénu dédain de la recherche sérieuse et du document, qui permettait aux romantiques de se résigner à ne rien savoir de certain sur les données réelles d’un si grave problème. Chateaubriand, qui pourtant trouve des beautés dans l’art gothique, et qui, d’autre part, est familiarisé avec les études historiques, n’éprouve pas le besoin d’élucider ces questions obscures et de donner à son admiration des fondements solides, des raisons historiques. Il se contente d’à peu près infiniment vagues, et résout le problème par une décision arbitraire, quelle qu’en soit la valeur. Ainsi, même pour l’avocat du christianisme, l’art chrétien ne mérite pas un examen approfondi, on peut se consoler de l’ignorer.

Chateaubriand a pourtant entrevu la vérité.

On n’a retenu que pour les tourner en dérision ces mots : « Nous aimons mieux encore rapporter son origine à la nature », et tout le développement de cette thèse, qui fait le fond du chapitre : les forêts, premier temple de la divinité, servant de type à toutes les architectures religieuses, à celle des Grecs comme à celle des Égyptiens, à celle des Gaulois aussi ; nos bois de chênes maintenant de la sorte « leur origine sacrée », les voûtes gothiques figurant des feuillages, les contreforts imitant des troncs brisés, toute l’église retraçant « les labyrinthes des bois » ; et cette « forêt bâtie » gardant son murmure originel « au moyen de l’orgue et du bronze suspendu qui font les bruits des vents et du tonnerre ».

Cette vue, que la Cathédrale pût être inspirée de la forêt, fût la forêt bâtie, a paru étrangement ridicule aux demi-savants du temps de Louis-Philippe. Il convient de cesser d’en rire. Sinon d’une façon expresse, historiquement et scientifiquement, le grand poète a du moins, avec le droit sens du génie seul — puisqu’il n’avait pas daigné s’instruire — éveillé deux idées justes, depuis longtemps endormies.

Cette idée générale, d’abord, que l’architecte du monument religieux, dans tous les temps et dans tous les pays, a demandé à la nature le modèle comme la matière de son œuvre. L’analogie de l’arbre avec la colonne, du feuillage avec le chapiteau, du ciel avec la toiture, est si vraie, si essentielle, que tous les peuples l’ont tacitement consentie ; mais ils ne l’ont pas tous exprimée de même. Il est intéressant de comparer avec la pensée de Chateaubriand, sur ce point, celle d’un écrivain, notre contemporain, poète chrétien lui aussi, mais d’une orthodoxie plus ferme, plus strictement catholique que celle du maître des romantiques.

« Du profond bois sacré », écrit M. Paul Claudel[2], « de la haute futaie primitive telle que celle qui au Japon encore ombrage les cabanes sacrées de Nikko, le défrichement peu à peu a aminci le voile jusqu’à cette rangée unique, à cette colonnade régulière qui des temples classiques enclôt le sanctuaire maçonné. Car, depuis le Paradis, et comme Jonas au jour de la pénitence de Ninive, comme Élie dans sa douleur, l’homme toujours a eu pour gardien de sa prière et pour protecteur de ses eaux l’arbre, qui pousse et, végétation de l’unité, est l’expression de l’Attente dans le témoignage ; assis, agenouillé sous l’ombre. Mais cependant que le païen, impuissant à maîtriser l’arcane, en recherchait les ténèbres obreptices pour y cacher ses poupées, l’Église chrétienne a absorbé le bois mystique, adaptant intérieurement à la congrégation humaine ses avenues et son chœur. »

Ne reconnaît-on pas, développée et précisée, la suggestion un peu vague du Génie du Christianisme ? M. Paul Claudel l’élargit et la définit à la fois, en montrant l’impérieuse emprise de la doctrine chrétienne sur les forces et les formes de la nature : selon son enseignement même, elle retrouve en elles le principe qui, au commencement, les créa, elle le redéduit d’elles, en quelque sorte, puis, en vertu de ce principe dont elle est l’expression vivante, elle les revivifie et leur confère leur signification suprême en s’unissant à elles ; elle les absorbe.

Chateaubriand s’en tient à une interprétation plus lâche. Mais il a ce grand mérite de proclamer, le premier, que cette architecture gothique, reniée et bafouée depuis le XVIe siècle par tous les beaux esprits, chrétiens ou « libertins », unanimement, s’inspirait, comme l’architecture grecque elle-même, de l’ordre naturel. Il retrouve dans cette inspiration universelle l’universelle tradition et donne par là, bien plus clairement, au point de vue de l’art, que Rousseau n’avait fait, le double signal du recours à la nature et du retour aux principes.

Il fait plus et, dans cette idée générale, il rencontre — sans peut-être l’y discerner bien nettement lui-même — une idée particulière qui sera chère à toute la jeune école archéologique de la fin du XIXe siècle, que Courajod, notamment, illustrera de son éloquent et lucide enthousiasme. Si ceux que Chateaubriand nomme, assez improprement, du reste, les Gaulois, ont imité par l’architecture et la sculpture le fût, la frondaison et la feuille du chêne, c’est donc qu’ils sont personnellement intervenus dans leur œuvre : ils ont directement regardé la nature et ils l’ont traduite selon leur vision et selon les moyens dont ils disposaient. Il y a, dans cette œuvre, un plan, une volonté, et il y a une originalité. Il n’est donc pas permis de dire, comme pourtant on le répétera bien après Chateaubriand et bien souvent, que « le genre de bâtisse auquel on donne le nom de gothique »[3], dans sa structure, est inspiré « par le seul caprice » ; dans son ornementation, « n’est qu’une dégénération de l’ornement antique, tradition confuse et transposition incohérente des trois ordres grecs, où les feuilles du corinthien, les volutes de l’ionique, les tores du dorique se trouvent compilés sans intention, sans choix, et exécutés sans art ».

Mais, si les « Gaulois » ont demandé à l’Arbre leurs inspirations monumentales, n’ont-ils pas dû soumettre leur technique à la matière comme aux lignes de l’Arbre ? Ils furent des charpentiers avant d’être des tailleurs de pierres, dira quatre-vingts ans plus tard Courajod, et, tailleurs de pierres, ils restèrent des charpentiers : à l’école de l’art romain, qu’ils connurent bien plus tard, ils apportèrent des préférences et des habitudes de travail qui leur étaient propres, et la nervure des troncs d’arbres persistera toujours dans la nervure des colonnes gothiques.

On le voit, la page de Chateaubriand, si souvent citée, mais presque toujours accompagnée d’irrespectueuses critiques, n’est point dénuée de sens, en dépit de quelque excès de pittoresque. On peut regretter que les romantiques ne se soient pas tenus à ces vues très simples et, par leur simplicité même, très voisines de la vérité. Ils exagérèrent encore l’interprétation pittoresque et y mêlèrent des préoccupations sociales qui sont bien étrangères à l’art du moyen âge. Ils « s’éprirent, il est vrai, de la Cathédrale, mais seulement à cause de l’énormité de sa silhouette sous un rayon de lune ; ils ne se doutaient pas de la sévérité de son établissement[4] ».

Ils ne se doutaient pas davantage de l’exacte conformité de ces édifices à la nature de la race et du sol qui les produisirent. Ils les admiraient pour des motifs singulièrement contraires aux raisons de leur beauté, attribuant un caractère fantaisiste et exceptionnel à ces produits de la plus rigoureuse logique, de la plus impérieuse nécessité. L’art du moyen âge est devenu un « texte de phrases creuses pour ces rêveurs, amateurs de poésie nébuleuse, qui ne voient qu’ogives élancées vers le ciel, dentelles de pierre, sculpture mystérieuse ou fantastique, dans des monuments où tout est méthodique, raisonné, clair, ordonné et précis, où tout a sa place marquée d’avance[5] ». La Cathédrale est un syllogisme. Le syllogisme n’a rien de capricieux ni de mélodramatique. Les romantiques ont goûté une joie malsaine ou puérile à cultiver en eux le sentiment d’une imaginaire épouvante devant ces murs sévères et sous ces voûtes sombres ; ils n’ont vu dans le moyen âge qu’un drame écrit avec du sang sur de la nuit. Il y a autre chose.

Le Génie du Christianisme (1802) marquerait donc, dans l’histoire de l’art gothique, la date du réveil de la vérité, plutôt que de l’insistance de l’erreur. Même la sympathie des romantiques, si faiblement ou faussement fondée qu’elle fût, manifestait une réaction contre l’esprit d’injustice qui avait animé tout le XVIIIe siècle, tout le XVIIe — à bien peu d’exceptions près — et déjà une partie du XVIe.

Du théologien Molanus qui, dans son Traité des saintes Images (XVIe siècle), montre, comme le dit M. Émile Mâle, « qu’il n’entre plus dans le génie des œuvres du passé », à Voltaire, qui préférait la façade de Saint-Gervais à celle de Notre-Dame, c’est, entre gens d’église et gens du siècle, la plus déconcertante émulation dans l’incompréhension. La haine du christianisme est donc là pour bien peu de chose, si même elle y est pour rien. Les jésuites n’ont-ils pas été les pires ennemis des Cathédrales ? Non, ce n’est pas la destination des églises, ni le sujet des images pieuses que reprochent à l’art du moyen âge les Bénédictins de Saint-Maur, par exemple, aux XVIIe et XVIIIe siècles ; c’est leur forme « barbare », c’est de n’être pas grecques et romaines. S’il se rencontre encore quelqu’un pour daigner les admirer, c’est « quoique gothiques » : l’incompréhension totale du sujet choquerait moins, en vérité, que ce mépris de la beauté. Il est tel, tout ce qui touche aux œuvres d’art gothique est devenu, de consentement universel, si indigne d’étude, que ces mêmes Bénédictins, en toute autre matière les plus scrupuleux des érudits, parlent de nos Cathédrales en hommes qui n’ont pas pris la peine de les regarder. Ce fait, incroyable et certain, signale une aberration d’un ordre et d’un degré inconnus : comment, en effet, des historiens, même indifférents à l’intérêt religieux ou artistique de ces monuments, ont-ils pu n’en pas soupçonner tout au moins l’incomparable valeur historique ?

Quant aux interprétations téméraires, ou même tout à fait chimériques, elles abondent, et il en est de niaises, de folles, de saugrenues. D’autres sont seulement inquiétantes ; quelques-unes témoignent d’une obscure prescience des conclusions que la critique la plus moderne déduira de l’étude des religions comparées. Bien que dangereuses, les erreurs de cette sorte ne sont pas les plus offensantes ; si elles trahissent un vice intellectuel chez ceux qui les commettent, elles ne les accusent pas de mauvaise volonté. Si Montfaucon a cru voir des scènes de l’histoire de France dans les groupes sculptés aux façades de tels monuments gothiques, si Gobineau de Montluisant lit, au portail de Notre-Dame de Paris, le secret de la pierre philosophale, encore ont-ils cherché à comprendre, et, pour bizarres que soient leurs théories, elles s’expliquent par les préoccupations de l’époque.

Il y a plus et mieux qu’un sincère, et, par là même, déjà méritoire effort de compréhension dans les interprétations de Dupuis, de Lenoir, de M. Corroyer ; plutôt que de les consigner au chapitre des erreurs, nous en aurions réservé la mention pour celui où nous tâcherons de montrer la résurrection de la vérité gothique dans l’esprit moderne, s’il ne convenait de prendre en considération la condamnation dont ces doctrines audacieuses ont été l’objet, de la part de presque tous les savants actuels. Que, pourtant, l’ogive soit une « représentation de l’Œuf sacré, principe créateur de la grande déesse Isis », une telle affirmation peut blesser l’orthodoxie chrétienne de tous les siècles, et sans doute aurait-elle stupéfié ou indigné un saint Thomas d’Aquin ou un Vincent de Beauvais ; mais en quoi contrarie-t-elle profondément les conclusions de nos archéologues ? S’ils s’accordent à reconnaître pour un très important facteur, dans le problème des origines de l’Ogive, l’influence orientale, comment les doctrines religieuses et philosophiques, voire occultistes ou ésotériques, de l’Orient, seraient-elles étrangères à cette forme de l’architecture, quand nous savons si pertinemment que l’Orient s’exprime toujours par des symboles, et que toutes les formes dont on peut lui attribuer la paternité constituent une véritable écriture, sont les signes plastiques de synthèses abstraites ? Une telle systématisation ne répugne point du tout, en outre, à l’esprit du moyen âge, si curieux lui-même du sens secret des choses et qui avait hérité de la période chrétienne des Catacombes le goût passionné du symbole. Que le symbole oriental de l’Ogive ait changé de signification en passant en Occident, c’est certain, puisqu’en tout cas il n’aurait jamais pu avoir cette signification, et en fait, il ne l’a évidemment jamais eue pour les chrétiens ; qu’il ait eu, primitivement et dans son berceau, le sens proposé par Lenoir, ce n’est pas impossible. Le système qui attribue à toutes les religions une origine unique recevrait là une confirmation de plus. On sait que les chrétiens eux-mêmes virent dans les cultes anciens, étrangers à celui des Hébreux, une déformation de la révélation première.

Est-ce donc le seul emprunt qu’aurait fait, consciemment ou non, le christianisme aux religions de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce ? Ne s’est-il pas approprié partout, dès le lendemain de l’Édit de Milan, les objets décoratifs des temples et même les représentations de dieux et de déesses, pour les accommoder aux besoins de son culte, faisant des Jésus, des Vierges, des saints et des saintes, avec des statues de Jupiter, d’Hermès, d’Apollon, de Vénus, de Minerve ? Du jour où il eut compris l’utilité liturgique et cultuelle de l’art, a-t-il refusé le bénéfice de la science et des traditions puisées par ses artistes dans les ateliers des maîtres païens ? A-t-il même, ce qui est plus grave, hésité à faire des analogies, que très lucidement il percevait entre ses propres dogmes et les mythes grecs, eux-mêmes dérivés des mythes égyptiens et hindous, autant d’arguments pour son apologétique ? Joseph de Maistre a écrit : « Quelle est la vérité qui ne se trouve pas dans le polythéisme grec ? » Les chrétiens des premiers siècles ne pensaient pas autrement, sur ce point, que Joseph de Maistre.

Pourquoi dès lors s’indigner que Lenoir prétende reconnaître, dans une série de bas-reliefs consacrés à saint Denys, toute la légende de Dionysos ? Même si les auteurs de ces bas-reliefs n’ont pas songé à cette légende, même s’ils l’ignoraient, la survivance, très sensible à travers tout le moyen âge, de certaines fables de l’antiquité, a pu créer dans l’esprit de ces artistes une certaine confusion et les induire à prêter au saint les traits du dieu, inconsciemment. Aujourd’hui, comme dans les palimpsestes, nous retrouvons sous l’écriture la plus récente les caractères essentiels de la plus ancienne. De telles rencontres ne furent peut-être pas aussi rares qu’on le pense et ne nous semblent pas, du moins, aussi invraisemblables. Il y eut, au moyen âge, de fréquentes crises de paganisme[6].

Quoi qu’il en soit de ces hypothèses, et dût-on persister à les traiter de folies, il y a sûrement dans ces folies plus de sagesse que dans les dénis de justice dont se rendirent coupables la plupart de nos plus graves et de nos plus grands écrivains « classiques » au sujet de l’art gothique. — Leurs erreurs ont été relevées déjà ; nous ne pouvons éviter, ici, de les rappeler à notre tour, sommairement. Bien long serait le procès, si l’on se proposait de n’oublier personne de notable, qu’il faudrait faire de ce chef à la pédagogie issue de la Renaissance.

Pour tous les honnêtes gens du XVIIe siècle français, gothique est synonyme de grossier. C’est dans leur pensée, comme originellement dans celle des Italiens, une injure, et Molière comme Boileau, La Bruyère comme Racine, en pensent accabler les hommes et les œuvres qu’ils jugent incorrects et de basse qualité.

Ce mépris va croissant avec les années. Au XVIIIe siècle il s’exaspère jusqu’au dégoût.

« Avant le siècle que j’appelle de Louis XIV, » écrit Voltaire, « et qui commence à peu près à l’établissement de l’académie française, les Italiens appelaient tous les ultramontains du nom de barbares : il faut avouer que les Français méritaient en quelque sorte cette injure. Leurs pères joignaient la galanterie romanesque des Maures à la grossièreté gothique ; ils n’avaient presque aucun des arts aimables. Louis XIII, à son avènement à la couronne, n’avait pas un vaisseau. Paris ne contenait pas quatre cent mille hommes et n’était pas décoré de quatre beaux édifices ; les autres villes du royaume ressemblaient à ces bourgs qu’on voit au delà de la Loire ; ainsi pendant neuf cents années, le génie des Français a été presque toujours rétréci sous un gouvernement gothique. »

Louis Courajod, qui cite ce texte, ajoute : « On conviendra que Voltaire est bien dur pour les collaborateurs français de Jean Joconde, pour Pierre Lescot, pour Jean Bullant, pour les constructeurs de Gaillon, de Blois, d’Amboise, du vieux Chenonceaux, de Chambord et des autres châteaux et hôtels des « bourgs d’au delà de la Loire. » — Il n’est pas moins injuste pour les architectes et les sculpteurs de nos églises, dont il jugerait, du reste, la seule mention indigne de lui.

Mais quelle tristesse que Jean-Jacques Rousseau ne montre pas plus de goût ! Avec quel déplorable dédain il parle des « portails de nos églises gothiques, qui ne subsistent que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire » ! — Comment l’amour de la nature ne l’a-t-il pas préservé d’une faute si grave contre elle ?

Au préjudice d’œuvres condamnées par de tels suffrages — autour desquels il serait facile, mais à quoi bon ? d’en grouper de moins éclatants — toutes les violences ne sont-elles pas permises, autorisées ?

Aussi bien par les hommes du régime qui va naître que par ceux de l’ancien régime, d’accord sur ce seul point, nos Cathédrales semblent vouées à la destruction.

La Révolution se chargera de satisfaire à ce vœu unanime.

« Les souvenirs historiques et religieux, qui seuls avaient rendu les édifices du moyen âge respectables aux yeux des générations antérieures, devinrent, au contraire, des motifs de condamnation : on sait avec quelle violence irréfléchie le torrent révolutionnaire brisa et balaya les monuments d’un passé dont les œuvres d’art étaient pourtant des témoins bien irresponsables, et que l’on entendait condamner en bloc[7]. »

Ce fut le dernier épisode, incomparablement le plus tumultueux, de l’histoire de la Renaissance : en effet, les motifs auxquels obéissent les iconoclastes ne sont point étrangers à la pédagogie classique, bien qu’ils l’ignorent, et elle approuve leur geste. N’est-ce pas elle aussi qui, leur inspirant une ridicule idolâtrie de l’antiquité mal comprise, transformera ces hommes affolés en pompiers sanguinaires et pourtant académiques ?

À l’orage passé, l’esprit qui le suscita survit. Longtemps après que la vérité a commencé de se faire jour, — par des efforts individuels, auxquels ni l’Académie ni l’Université ne prennent part, — l’erreur altère encore l’enseignement officiel, et jusqu’en 1857 il se rencontre un homme comme Beulé, qui pourtant n’est pas dénué de tout mérite, pour dire : « Cette architecture [gothique] qui ignore les proportions idéales, la pureté des détails et les lignes d’une perfection que l’on dit parfois divine, prétend-elle exprimer Dieu par la force du désordre et sans le secours de la beauté ? »

Désespérément, pendant presque tout le XIXe siècle, les champions de la romanisation résistent (ont-ils désarmé tous ?) à la faveur que, cependant, l’art gothique est en train de reconquérir, sinon dans le grand public, du moins auprès d’une élite, considérable de toutes les manières. Ils n’ont rien oublié des griefs rabâchés depuis deux cents ans par leurs maîtres, et ils les rabâchent à leur tour avec un pitoyable courage. C’est toujours son désordre qu’on reproche au plus ordonné des arts, et son incohérence. On s’y acharne, la cause est devenue comme personnelle à tous les professeurs brevetés d’esthétique ; ils sentent leur responsabilité, ou celle de la doctrine à laquelle ils s’inféodent, dans les crimes commis contre l’art à la fin du précédent siècle et qu’aggravera tout le XIXe, hypocritement, sous couleur de restaurer les œuvres mutilées, et ils veulent avoir raison !

De leur côté, les partisans du moyen âge le défendent sans transigeance, l’archéologie française se constitue, et c’est comme une religion nouvelle ; les savants qui la fondent ont la ferveur de véritables néophytes. Et il leur fallait bien toute cette ardeur, tout cet enthousiasme pour triompher de leurs opiniâtres adversaires.

Quatremère de Quincy, que nous n’avons pu éviter de nommer déjà, savant de poids en son temps, qu’on a trouvé léger depuis, l’auteur d’un abondant Dictionnaire historique d’Architecture, qui fit autorité et qu’on néglige maintenant pour d’autres et meilleurs ouvrages du même ordre, est le type accompli de ces défenseurs sans mandat de l’antiquité que, du reste, n’attaquait personne. Vitet ne craignit pas de se mesurer avec ce professeur.

Vitet est à peu près oublié aujourd’hui, et il devait l’être parce qu’il a négligé, pour cause, de donner à ses écrits cette parure qui est une armure d’immortalité, le style. Ce n’en fut pas moins un excellent esprit, honnête et ferme, épris de beauté, plein de bon sens dans l’exposé de ses convictions, plein de ressources dans la discussion, un inépuisable et parfois profond inventeur d’arguments. Des premiers, il était allé à l’art de l’ogive. Ce mérite n’est pas mince d’avoir su résister à l’entraînement de l’opinion, d’avoir osé se séparer, publiquement, de ses plus notables collègues de l’Académie. Il faut d’autant plus en garder à Vitet de la gratitude qu’il ne se contenta pas de voir clair quand presque tous les yeux étaient fermés : son apport personnel à la science naissante fut très utile, et les archéologues tiennent encore compte, tout en les rectifiant en plus d’un point, de ses recherches sur Notre-Dame de Noyon, sur les monuments historiques du nord-ouest de la France, sur les mosaïques chrétiennes de Rome, etc.

Il avait entrepris, prématurément peut-être, un essai de classification chronologique de nos anciens monuments français. Cela était très hardi, et l’auteur ne se dissimulait pas les dangers de son initiative. Comment classer ce qui n’est pas ? Il n’y a ni classification ni science du néant.

« Que parlons-nous de science ? » se demandait Vitet lui-même avec une inquiétude qui n’était pas toute jouée. « Existe-t-il réellement une science en pareille matière ? Ne voyons-nous pas des hommes, qui passent à bon droit pour doctes et profonds, sourire de pitié à l’idée qu’on puisse découvrir une règle, une loi quelconque pour classer chronologiquement les monuments du moyen âge ? »

Non sans bravoure, il personnifie tous ces « hommes doctes » en l’illustre Quatremère de Quincy. Celui-ci, en effet, et le public l’en croit, « ne laisse échapper aucune occasion de proclamer que l’architecture du moyen âge n’est pas une architecture, que ce n’est pas un art, mais seulement une compilation, un composé d’éléments disparates et hétérogènes rassemblés par une fantaisie ignorante et désordonnée. Que si quelques monuments de ce temps ont néanmoins « un certain air de grandeur », rien ne prouve que cet effet soit le résultat de combinaisons savantes et réfléchies : « Les architectes du moyen âge, aussi bien ceux du XIIIe que ceux du IXe siècle, lors même qu’ils font de belles choses, ne savent pas ce qu’ils font : ils tâtonnent sans règle, sans méthode. Si par fortune ils rencontrent une heureuse disposition, ils sont hors d’état de la reproduire à coup sûr, soit dans un autre édifice, soit même dans les différentes parties du même monument. » Impossible « de découvrir dans cette soi-disant architecture la base, soit d’un système de proportion, soit d’un système de construction, soit d’un système d’ornementation, trois choses sans lesquelles une architecture n’existe pas ».

N’a-t-on pas quelque peine à croire que ces choses aient pu être pensées, écrites, signées par un homme du XIXe siècle ? Ce texte permet d’apprécier l’énormité de l’aberration où s’entêtait l’esprit académique il n’y a guère que soixante ans, et l’importance des progrès accomplis depuis.

Vitet n’a pas beaucoup de mal à démontrer que l’architecture gothique, ne manquant d’aucune de ces « trois choses », est bien vraiment une architecture. Mais il ne désarme ni ne persuade son contradicteur : « Héritière de tous les abus, de tous les mélanges dont les siècles de barbarie furent témoins », écrit pompeusement Quatremère de Quincy, « l’architecture gothique ne fait qu’achever l’œuvre de destruction, avec un surcroît de désordre et d’insignifiance. »

Hélas ! ce même Vitet, qui eut l’honneur de comprendre, l’un des premiers, et de défendre non sans éloquence la beauté de l’art gothique, fait à son tour preuve de parti pris ou d’aveuglement quand il parle de l’architecture romane. Est-il possible, pourtant, d’accepter les conclusions si l’on rejette les prémisses ? d’admirer l’ogive si l’on méprise le plein cintre ? Vitet estime que, pendant la période du style à plein cintre, « l’art de construire devint un métier plutôt qu’un système : mélange confus et barbare de méthodes antiques mal comprises, de traditions à demi perdues et de maladroites innovations, il mérite bien alors qu’on le prenne en pitié. » — Ne croirait-on pas que l’avocat du moyen âge vient d’entrer à l’école de son adversaire ? Ils parlent à peu près la même langue tous les deux.

Mais ce n’est pas seulement par des écrivains de second ordre, comme ceux-ci, que l’art médiéval fut — jusqu’à la fin, bien peu s’en faut, du XIXe siècle — ou radicalement nié ou incomplètement compris. Même des penseurs, étrangers par leurs doctrines ou réfractaires par leur tempérament à la pédagogie classique, en subissent inconsciemment l’autorité. Après Michelet, qui voyait seulement, dans l’architecture et la sculpture des Cathédrales, l’expression des craintes et des douleurs d’époques tourmentées. Taine, chez qui la sincérité est si souvent compromise par la préoccupation de justifier à tout prix ses théories, refuse à l’art gothique la force, la grandeur, la sérénité, et entreprend de le diminuer, misérablement : « L’intérieur de l’édifice reste noyé dans une ombre lugubre et froide… Parure de femme nerveuse et surexcitée, et dont la poésie, délicate, mais malsaine, indique par son excès les sentiments étranges, l’inspiration troublée, l’aspiration violente et impuissante propres à un âge de moines et de chevaliers[8]. »

Viollet-le-Duc lui-même — bien que son principal titre de gloire soit d’avoir rendu à l’art gothique, par ses explications historiques et professionnelles, sinon par ses restaurations, un hommage si éclairé — a commis une erreur grave « en instituant un violent antagonisme entre l’architecture nouvelle et celle qui l’avait précédée, et en soutenant que les laïques, créateurs de l’architecture gothique, furent systématiquement hostiles, sinon aux croyances du temps et à l’esprit religieux, du moins aux traditions monastiques qui avaient dominé dans l’architecture romane[9] ».


  1. Dans le langage courant de la critique et de l’histoire, la « pédagogie classique » est l’ensemble des règles qui gouvernèrent l’expression du beau, littéraire et plastique, pendant les trois siècles durant lesquels s’accomplit la romanisation du génie français. Il va de soi que par ces mots nous ne visons point l’idéal classique dans son grand sens. Est classique, à nos yeux, toute œuvre belle où nous reconnaissons, à quelque date que ce soit, l’expression d’une race ou d’une nation. De ce point de vue, seul légitime, les Cathédrales romanes ou gothiques sont classiques aussi bien que les grandes œuvres littéraires du XVIIe siècle. C’est cet idéal arbitrairement réduit à ce siècle — point le plus élevé de la courbe qui commence avec les Humanistes et finit avec les Encyclopédistes — que désigne la pédagogie classique.
  2. Développement de l’Église (dans l’ouvrage intitulé : Art poétique).
  3. Quatremère de Quincy, Dictionnaire historique d’architecture.
  4. Adrien Mithouard, Les Marches de l’Occident.
  5. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné d’Architecture.
  6. Un grand écrivain anglais, Walter Pater, a repris cette thèse de l’identité morale de Dionysos et de saint Denys ; bien que son œuvre — littérairement un chef-d’œuvre — n’ait pas de prétention à la démonstration scientifique, elle ne laisse pas de troubler profondément, en jetant d’étranges clartés sur des analogies jusqu’à lui mal perçues (Portraits imaginaires : Denys l’Auxerrois).
  7. Enlart, Manuel d’Archéologie française.
  8. Philosophie de l’Art.
  9. André Michel, Histoire de l’Art, tome I, Du début de l’Art chrétien à la fin de la période romane.