Les Cathédrales de France/Introduction 4

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Armand Colin (p. xcvii-cix).



IV


LA MISSION DE RODIN


Bien que personne certainement ne l’ait oublié, il sera opportun de rappeler ici l’accueil qui fut fait, par le public et par la majorité des critiques, à la statue de Balzac. — La Société des Gens de Lettres, qui l’avait commandée, la refusa, et, au Salon de 1898, devant l’œuvre, après de brefs instants de stupeur, quelles explosions de rire ! Aucune prudence, nulle mesure. Il ne vint pas à la pensée des détracteurs qu’ils pussent se tromper. Ils ne comprenaient pas ; donc, il n’y avait rien à comprendre. L’artiste avait failli ou s’était moqué du monde : le monde répliquait en se moquant, à son tour, de l’artiste. Et les rares esprits qui voyaient juste — un Jean Dolent, un Roger Marx, un Gustave Geffroy, un Arsène Alexandre, un Camille Mauclair… — ne parvenaient pas à se faire entendre, tandis que de haut et à grosses voix les ignorants rappelaient l’artiste savant à l’orthographe de son art, au respect du bon sens et de la saine tradition. Les plus indulgents accordaient qu’il y eût, là, une ébauche, intéressante à titre d’ébauche : « Mais on ne montre pas une ébauche ! »

Cette injustice put attrister Rodin ; il n’en fut ni surpris ni troublé.

Il connaissait dès longtemps cette forme si moderne de l’ingratitude, le déni de compréhension que la paresse et la vanité des gens apportent à l’effort sincère et réfléchi de l’artiste. Dès le commencement, chacune de ses œuvres principales avait été l’enjeu d’une bataille. Devant l’Homme de l’Âge d’airain, n’avait-on pas crié au moulage sur nature ? Le Génie de la Guerre, le Victor Hugo, n’avaient-ils pas été refusés, eux aussi, à l’unanimité ?…

Ce qu’il y a de déconcertant dans ces mutineries devenues comme traditionnelles, c’est que toujours, avec le temps, l’artiste les convainquît d’erreur, et que toujours, d’ouvrage en ouvrage, elles se reproduisissent, inlassablement. L’opinion semblait exiger, comme une rançon du consentement qu’elle avait fini par accorder, après bien des délais et de guerre lasse, à telle œuvre naguère encore âprement contestée, que du moins le maître se tînt désormais et définitivement à la formule de cette œuvre. Elle en faisait une sorte d’argument contre toute œuvre nouvelle — contre tout développement nouveau, pour mieux dire. C’est ainsi qu’elle opposait le groupe du Baiser à la statue de Balzac, prétendant condamner celle-ci au nom de celui-là. L’artiste lui-même avait, au Salon, placé les deux œuvres l’une auprès de l’autre, pour montrer comment les qualités de la plus ancienne, grâce au travail de longues années, s’épanouissaient dans la plus récente. Son intention ne fut pas comprise, et le public, en continuant à préférer le Baiser, montra qu’il aimait cette œuvre en dépit et non pas à cause de sa valeur réelle.

Cette bataille, que les admirateurs de l’artiste purent un instant croire perdue, est la plus violente que Rodin ait eu à livrer. Aujourd’hui, tous les sentiments qui comptent se sont ralliés à celui des rares clairvoyants de la première heure. Il ne fait plus doute pour personne que le Balzac ne soit dans la sculpture décorative et de plein air une œuvre capitale, neuve dans l’art moderne, à la fois une réalisation puissante et une féconde indication dont il faudra que l’avenir tienne compte. — Mais le prix dont on fit payer à Rodin sa victoire aggrave étrangement notre dette envers lui.

Toutefois, cet aveuglement obstiné du monde, disions-nous, ne troubla pas Rodin. Il prenait conseil de ses grands devanciers et de la nature, non pas de ses contemporains. Il savait que la gloire ne fut jamais un don de la multitude au génie, que c’est au génie de révéler sa gloire, c’est-à-dire de manifester l’accord de sa pensée avec la pensée de la nature. Il avait conscience que plus nettement, d’heure en heure, s’affirmait en lui cet accord ; ses pressentiments anciens se vérifiaient, atteignaient à la radieuse certitude ; des observations faites jadis dans les bois, sur les grandes routes, en regardant le ciel et les arbres, se coordonnaient à l’atelier, prenaient une vie pleine et durable grâce à l’expérience quotidienne, incessante, du travail. De toutes ces références assurées lui venait une confiance entière en la vérité active d’une doctrine qui se développait avec lui-même, qui dépassait les raisonnements des critiques, et du haut de laquelle il pouvait dédaigner également les railleries de la foule et les dénigrements des confrères. Il arrivait à ne plus rien entendre que le dialogue intérieur de son intuition et de son expérience, à ne plus rien voir, que la nature et les témoignages de ses propres efforts et de ceux qu’avaient faits avant lui les vrais maîtres pour s’approcher d’elle. Depuis qu’il avait compris son art, conquis sa technique, il vivait dans une ivresse constante, dont son visage ne trahissait rien, mais qui seule pouvait expliquer son extraordinaire, son unique puissance de travail. Le travail était pour lui un enchantement où il ne sentait plus la succession des minutes, dont il se réveillait lentement, épuisé et heureux, ayant fait sa tâche « jusqu’à extinction de chaleur vitale ».

Cette résistance muette d’un seul contre tous, cette assurance qui ne discute plus, cette force qui se réserve jalousement pour la production, cet entêtement implacable et serein : le XIXe siècle n’a pas vu de plus magnifique spectacle. On pense à Wagner en cherchant un autre exemple d’héroïque énergie qui puisse être comparé à celui-là. Mais nul roi n’est venu apporter au sculpteur la consolation sublime qui récompensa l’effort du musicien. Rodin est resté seul aux prises avec les difficultés d’un art le plus coûteux de tous et qui nécessiterait des mains nombreuses au service d’une seule tête.

Dans cette solitude, sa grandeur apparaît mieux en valeur qu’elle ne serait, peut-être, parmi l’agitation d’une foule empressée. Et l’on devine quel est le secret de cette force : ce n’est pas l’orgueil, c’est la joie d’avoir raison.

Peu à peu, les certitudes personnelles de Rodin se sont imposées à tous. Il n’est personne maintenant qui ne salue en lui un très grand artiste.

Le consentement à cet hommage est assez général pour que nous puissions, sans blesser les convenances, le répéter même ici, en quelque sorte dans la maison de l’artiste, au seuil de son livre et au moment de lui céder la parole. Quelqu’un[1] l’a dit, devant le suffrage de qui la postérité s’inclinera d’autant plus volontiers qu’elle mettra l’œuvre du peintre tout près de l’œuvre du sculpteur : « On ne le glorifiera jamais assez : Rodin est le plus grand artiste qui ait vécu depuis des siècles. »

Tel est l’homme qui s’offre pur garant de l’art du moyen âge, qui nous invite à étudier, à tâcher de comprendre nos Cathédrales romanes et gothiques[2].

Le croirons-nous sur parole ? Ferons-nous ce crédit à son mérite et à sa renommée ? Saisirons-nous cette occasion de lui payer enfin la dette que nous avons, par une si longue ingratitude, contractée envers lui ?…

L’éloquence de sa démonstration nous rejoindra d’autant plus sûrement et profondément que nous en sentirons mieux l’absolue logique. Voyons donc comment, à ses débuts, enchanté de la Renaissance, il s’est épris du moyen âge : par quels chemins il est allé, selon ses propres expressions, « du Parthénon à Chartres ». — Ce sera, du même coup, nous rendre compte des motifs qui expliquent et, dans une certaine mesure, excusent l’opposition qu’ont toujours rencontrée dans le public les efforts successifs, les découvertes successives, — le développement perpétuel de Rodin[3].

Développement perpétuel : soulignons ces deux mots. Ils éclairent toute la carrière de l’artiste, ils définissent sa mission qui aboutit à cette éclatante affirmation de la beauté suprême de l’art gothique, et c’est à les justifier en détail que s’appliqueront les critiques s’ils veulent préciser les nuances harmoniques de sa pensée, diverse en apparence. Nous devrons nous en tenir, ici, aux grandes lignes, aux plans principaux.

L’amour de la nature est le don par excellence, celui qui permet de voir et d’entendre, de jouir, de vivre. Il fait l’artiste, exemplairement ; généralement, on peut dire qu’il fait l’homme, car il n’y a point de vraie vie humaine hors de la participation — par la jouissance instinctive, et par l’intelligence, cette jouissance raisonnée — aux harmonies de la nature. La science ne confère pas ce don et ne le supplée point. Elle l’aide seulement à prendre conscience de lui-même et à fructifier.

Or, à l’époque où Rodin débuta, la science était perdue ; pis encore, les faux savants en avaient fait un mensonge.

Nous avons insisté déjà sur la détresse où était tombée la peinture, quand vinrent les impressionnistes ; ils réagirent, à tous risques, avec une merveilleuse bravoure, contre la tyrannie de l’École. Mais, à comparer leur situation avec celle des sculpteurs, les peintres auraient pu s’estimer privilégiés. La vraie tradition n’avait pas été aussi brutalement interrompue dans la peinture que dans la sculpture. Les grands exemples d’Ingres et de Delacroix, de Corot et de Courbet, de Rousseau, de Daubigny et de tous les excellents paysagistes de la première moitié du XIXe siècle, et de Prud’hon, et de Géricault, et de Millet, et de Daumier, furent de précieux réconforts pour les impressionnistes eux-mêmes, et pour un Puvis de Chavannes, un Gauguin, un Cézanne, un Monticelli, un Carrière. Ces maîtres ne manquèrent pas de bons conseils, qui les prémunirent contre les dogmes absurdes. — Combien les sculpteurs furent moins heureux !

Rude (1784-1855), David d’Angers (1789-1856), Carpeaux (1827-1875) et Barye (1796-1875), les seules vraies lumières que pût invoquer, vers 1860, un débutant, étaient loin d’avoir l’autorité qu’eussent dû leur conférer le génie et les œuvres. Ils font déjà groupe, aujourd’hui, pour notre regard, et leur succession si étroitement enchaînée, si harmonieuse, nous apparaît comme le plus péremptoire des enseignements. Sans qu’on puisse dire que Carpeaux vient de Rude — peut-être vient-il plutôt de Rubens, et plutôt encore de la source inconnue et intarissable d’où nous étaient déjà venus Rubens et Rude — il n’en est pas moins certain qu’à écouter Rude Carpeaux s’épargna de dangereux tâtonnements. Et derrière Rude nous savons bien qu’il y a Pajou, Pigalle, Houdon, Clodion, et, par delà ceux-ci, Donatello et la Renaissance, d’une part, les Gothiques et les Romans, d’autre part, et plus loin les Grecs, et plus loin encore l’Égypte… Dans ce raccourci violent de l’histoire, où survivent seuls ceux qui étaient constitués pour vivre, il semble que la sélection des forces se soit faite en vertu d’une loi d’indulgente fatalité. Il y a beaucoup de vérité profonde dans cette apparence : la lumière va, d’elle-même et comme à elle-même, à la lumière, et, quand Rodin commença à travailler, c’est à Barye et à Carpeaux[4] qu’il demanda des conseils et des exemples, parce que Rude n’était plus là. Qu’on se représente, pourtant, ce qu’il fallut au très jeune homme de pure intuition et de robuste jugement pour discerner tout de suite, sans erreur et sans hésitation, dans le tumulte de l’heure, au delà des premiers plans où paradent les habiles, où les gloires éphémères font leurs feux d’artifices, ceux-là seuls, deux maîtres sans plus, auprès desquels il pût espérer trouver de hauts bénéfices, réels. — Deux maîtres sans plus, dans cet art de la sculpture qui est, peut-être, l’art français par excellence, qui fut illustré, du XIIe siècle au XVe, par tant d’artistes de génie dont nous ne connaissons que de rares noms, dont nous ne saurons jamais le nombre, deux maîtres sans plus, et combattus de toutes parts : à prendre leur chemin, c’est à l’obscurité, à la misère et à toutes les douleurs qu’on se vouait, car il fallait du même geste renoncer à toutes les faveurs dont l’Institut et l’École comblent les élèves dociles.

Rodin n’avait pas eu à choisir. Il obéissait à des nécessités invincibles. Possédé tout entier par l’amour de la nature, il allait là, fatalement, là seulement où il sentait qu’il trouverait la science : le langage de l’amour.

L’ironique destinée ne devait rien lui laisser ignorer des avantages matériels qu’il dédaignait ; il connut de près — ce ne fut pour lui qu’un spectacle — les satisfactions de toutes sortes dont jouissent ceux qui cèdent à la tentation d’obéir aux directeurs de l’art officiel et aux amateurs bourgeois, ces terribles corrupteurs. Un assez long temps, en effet, les difficultés de la vie le réduisirent à exécuter anonymement, pour le compte de Carrier-Belleuse, des figures dont il n’avait à discuter ni la destination ni la composition. Nous verrons que dans ces besognes il sut se ménager des bénéfices plus précieux que celui du salaire. Mais il y put aussi mesurer les périls de l’habileté, voir combien il importe à l’artiste véritable d’en conjurer les séductions, de réserver contre elles les droits du goût et ce qu’il y a de légitime dans les exigences d’une pure sensualité.

Le Goût ! Il faut entendre Rodin prononcer ce mot. De quelle dévotion l’accompagnent l’intonation, le regard, le sourire ! Le goût et la mesure, ces vertus grecques et françaises qui sont les conditions de la force et de la grâce, nul mieux que lui n’en sait le prix, car nul ne les possède plus consciemment. Elles éclairent son culte de la nature, et c’est par elles que sa sensualité se rehausse de tant de bravoure et de tendresse à la fois, — cette sensualité valeureuse ! Chez un tel artiste la jouissance voluptueuse de la beauté passe de si loin ce que la plupart des hommes entendent par le mot sensualité qu’entre leur notion et la sienne il n’y a, vraiment, rien de commun. La justesse des proportions et l’équilibre des volumes harmonieusement balancés, la solidité des plans, la richesse des lumières et des ombres, la logique des rapports qui constituent le caractère d’une figure, dans la vie comme dans l’art, et son adaptation à son but, voilà, pour lui, les conditions de la volupté. Devant un chef-d’œuvre de la statuaire ou de la peinture, comme devant un bel être vivant, ou un beau paysage, c’est vraiment le langage de l’amour que son admiration parle, le langage de la gratitude extasiée. — Mais, ne venons-nous pas de le dire ? ce langage de l’amour, c’est proprement la science, cette science de l’art, que le jeune artiste était allé chercher auprès de deux grands maîtres de son temps, Carpeaux et Barye, les deux grands amoureux de la nature. Rodin possédait l’instinct de ce langage, de cette science ; c’est en cédant aux exigences d’un goût toujours plus délicat, d’une sensualité toujours plus vaillante, qu’il s’est élevé à la conception d’un art toujours plus puissant et plus doux : dans les chefs-d’œuvre, c’est surtout leur douceur qu’il se plaît à louer. Cette douceur est le signe de la force ; elle comporte une simplicité à laquelle les modernes atteignent rarement ; elle n’est pas incompatible avec les expressions les plus graves et même les plus tragiques, pourvu qu’elles restent simples et grandes, car il n’y a pas de douceur dans les complications inutiles non plus que dans les lignes sèches, pauvres et dures, auxquelles se réduisent, par un inévitable aveu, les petites pensées des petites âmes. — C’est la douceur qui manque le plus aux œuvres de la moderne statuaire.

De bonne heure l’ « étudiant éternel » — car il pourrait faire sienne cette définition qu’Alfred de Vigny a laissée de lui-même — entrevit les principes qui apparentent l’art de la Renaissance à celui des Primitifs, non point par un progrès, mot qui n’a point de sens en art, et plutôt, comme Rodin lui-même l’a écrit, par une « déclinaison ». Car la vérité a été dite par ceux qui ont parlé les premiers.

Mais à la pleine conscience de ces principes il ne devait atteindre que lentement, par ce développement de proche en proche qui est la loi de sa pensée. Lentement, avec une patience passionnée, durant cinquante années d’amour et de travail, il aura l’une après l’autre écarté les erreurs entassées par les siècles de pédagogie classique, s’éclairant aux lueurs qui dessinent, à travers le crépuscule de ces siècles, la voie de la vérité, — et telle est sa mission.

Nous n’avons pas à refaire l’histoire de ces erreurs, si souvent mêlées, du reste, aux plus belles vérités, et illustrées des plus glorieux noms. Ne nous laissons pas suspecter, toutefois, d’ingratitude envers tant d’éblouissants génies qui de Ghiberti ou de Donatello à Rude, font l’honneur des temps modernes. Michel-Ange, pour ne nommer que lui, est un titan, et l’on a peine à se défendre de voir dans son œuvre le geste qui somme le passé et qui ouvre dans l’histoire du monde une phase nouvelle. Entre son art, pourtant, et celui des Grecs, qu’il adorait, quelle différence ! Et quelle différence, encore plus sensible, entre les formes grecques, qui éludent l’inquiétude, et les formes égyptiennes, qui affirment la sérénité ! L’art égyptien exprime toute la vie dans une immobilité apparente ; l’art grec réduit le mouvement à un minimum qui lui permet d’éviter les particularités individuelles des attitudes pour chercher le caractère durable des types ; l’art de Michel-Ange traduit la structure des corps en termes de mouvement : tout l’art moderne a varié sur ce dernier thème, exagérant maintes fois ou dépassant jusqu’à l’exaspération ou au désordre le principe de la mobilité. Les Allemands pourront dire qu’il a ainsi donné une forme expressive à la doctrine du perpétuel devenir : rien n’est, tout se transforme ; en conséquence de ce principe, les modernes figures statuaires traversent, sans jamais s’y arrêter, quelque station de la destinée. Peut-être cette mobilité infinie les rend-elle plus émouvantes, plus immédiatement accessibles à notre sensibilité nerveuse et fiévreuse ; mais qui ne voit qu’elle les diminue ? Qui oserait égaler aux affirmations de l’art statique de l’antiquité ces productions dynamiques d’un art qui cherche au dehors, par la profusion des gestes, une force dont le secret n’est pas en lui ? La musique passionnelle est le langage naturel de ces figures tourmentées, comme la tragédie grecque était le langage naturel des statues grecques ; de ces statues à ces figures il y a toute la distance qui sépare cette tragédie et cette musique.

Rodin crut d’abord, avec ses meilleurs maîtres, que la statuaire est expression et mouvement. N’était-ce pas aussi, en effet, la conviction du grand artiste qui fit le haut-relief de l’Arc de Triomphe ? Rodin chercha donc et trouva de nouveaux moyens d’expression et de mouvement. Personne avant lui n’avait ainsi fait vibrer la surface des corps, jouer les articulations, ramper la vie de muscle en muscle, frissonner un épiderme au contact d’un autre épiderme. Art réaliste absolument, mais qui surprenait la réalité dans ses retraites profondes. Il cherchait la vie à l’intérieur des corps, et les ondulations des surfaces modelées n’étaient que les « repoussés » des organes dont elles trahissaient la présence réelle et cachée.

Pourquoi les premières manifestations de cet art effarouchèrent-elles le public ? Il sommeillait, au ronronnement des professeurs qui prêchaient un « idéal » classique issu de la Renaissance italienne, une convention gréco-romaine, à la fois déclamatoire et placide : et ce sincère recours à la nature bousculait toute cette fausse doctrine. Bien que l’accusation de moulage sur nature fût absurde — puisqu’il n’y a rien de plus artificiel que le résultat de ce moulage, puisqu’il a pour inévitable effet d’interrompre le mouvement, les proportions, la vie, exactement comme la photographie, — elle ne laissait pas de suggérer assez nettement l’espèce de malaise que l’Âge d’airain et le Saint Jean prêchant causaient à leurs détracteurs. Ce n’était pas moulé sur nature, non ; mais c’était copié sur nature avec une magistrale fidélité ; c’était nature, trop nature ; cela criait le désir unique de répéter le frisson de la nature, sans aucun égard au catalogue classique des poses, sans aucune préoccupation de style académique, et voilà ce qui ne pouvait se supporter. Si la calomnie se résolvait, comme on voit, en louange, la louange elle-même, incomplète, altérait la vérité. Il avait copié la nature, mais tout entière, celle qui est visible dans la statue vivante, et celle-là aussi que cette statue évoque et qui est sensible en elle par des reflets. C’est ce qu’il voulut faire entendre quand, impatienté de toutes ces clameurs d’aveugles, il répliqua : « Ai-je donc moulé aussi le désert ? » Ce mot — qui fut dit à propos du Saint Jean — jetait une vive clarté sur les intentions de l’artiste : il voulait exprimer, non pas seulement la réalité immédiate, mais plutôt cette réalité seconde que donne seule l’atmosphère, — et cela dépassait de loin le programme du simple réalisme.

Cette intention est constante chez Rodin ; c’est elle qui fait la grandeur et le mystère de ses œuvres ; c’est en l’approfondissant qu’il a rejoint les Primitifs, remontant vers eux à travers la Déclinaison, et les siècles qui en procédèrent.

Mais ces perpétuelles études, qui lui permettaient un perpétuel développement, l’induisaient en de perpétuels recommencements, dont le public, déconcerté, s’irritait. Entre l’artiste et le public, telle est la cause principale du malentendu qui troubla si souvent leurs rapports. Ne cessant de travailler, l’artiste ne cesse de se renouveler ; il n’a pas « déposé » son idéal, son chiffre, sa « marque » ; si l’on prétend qu’il a changé, qu’il se déjuge, qu’il se dément, il n’y contredit pas. Il sourit si on lui reproche de n’avoir ni but ni méthode, si on l’accuse de chercher le scandale.

Et la fureur du public, et l’indifférence de l’artiste à cette fureur, sont également logiques.

Dans un temps où l’art n’a, socialement, aucune place, où les artistes vivent dans la solitude, ces nuances qui caractérisent les diverses manières d’un peintre ou d’un sculpteur, ces changements inévitables qui sont autant de gages de sincérité, et dont le producteur souffre tout le premier, car c’est à chaque fois comme un réenfantement de sa pensée, ne peuvent être compris. Les gens veulent voir dans ces termes successifs d’une évolution les signes du caprice ou du calcul, du désordre ou de la ruse. D’où ces naïves colères, dont il ne conviendrait pas de s’indigner sans mesure puisqu’elles attestent au moins le désir de comprendre ; l’indifférence serait bien plus désolante. Elle serait excusable elle-même, semble-t-il, étant données les directions actuelles de l’activité humaine… Mais cette conviction demeure latente au fond de tous les esprits, que le poète, ou l’artiste, est chargé d’un grave message à leur adresse. En effet, il est chargé d’éveiller par l’art le sentiment de la nature chez les autres hommes, le sens de la vie générale, — en d’autres termes, de les amener à voir, à comprendre l’universalité des rapports, la loi unique qui régit les intelligences et les formes, et que chacun subit a sa place, à son plan, dans le total ensemble, et applique selon sa conscience ou sa fatalité. Ainsi persuadés justement qu’entre eux et la nature l’artiste est le seul interprète désigné, et que la réalisation de la beauté comporte l’élucidation du mystère, la plupart des hommes, en dépit du bruyant dédain qu’ils professent pour l’art, ne peuvent se défendre d’en observer avec un intérêt passionné les manifestations ; quand ils ne les comprennent pas, ils reprochent amèrement au producteur d’être inintelligible.

Il en est de l’œuvre de l’artiste, dans l’isolement où il travaille, comme de l’œuvre du savant : l’un et l’autre, après une période secrète de labeur, apportent la solution d’un problème, sans nous initier aux opérations successives, aux passages, qui les ont conduits au terme. Les gens défèrent volontiers à l’autorité du savant ; à l’artiste, ils marchandent leur confiance. C’est qu’ils croient l’affirmation du savant susceptible d’une démonstration précise, non pas celle de l’artiste ; en quoi ils se trompent. Mais c’est aussi qu’au labeur de l’artiste, non pas à celui du savant, ils sentent confusément qu’ils auraient dû, dans une certaine mesure, participer ; en quoi ils ont raison. Ils consentiraient aux entreprises les plus aventureuses, à la condition d’y collaborer, de partager les certitudes du maître d’œuvre, de grandir avec lui, avec l’œuvre, vers l’avenir.

Les conditions de la vie sociale ne permettent plus cette union de la foule avec l’homme de génie. Tandis que, poursuivant sans l’interrompre jamais, son entretien avec la nature, il acquiert sans cesse de nouvelles connaissances, la foule, étrangère à cet entretien, ne voit pas diminuer son ignorance, et rien ne la prépare à comprendre l’œuvre qui s’accomplit loin d’elle, — hélas ! pour elle.

Quand cette œuvre est de Rodin, l’antipathie que d’abord lui témoigne la foule s’explique par une autre cause encore, spéciale, et d’une plus immédiatement évidente gravité : cette œuvre condamne les complaisances du public pour les artistes menteurs qui le flattent et le dépravent, elle lui reproche son ignorance, elle le convainc d’erreur.

L’erreur : nous avons vu que le rôle de Rodin — comme, du reste, de tous les artistes sincères, mais avec un incomparable éclat — est de lutter contre elle, d’en délivrer l’art pour le ramener à ses principes certains. Ces principes sont fort anciens. Hérodote disait déjà : « Il y a longtemps que les hommes savent ce qui est beau, et c’est là qu’il faut s’instruire. » C’est que Rodin s’est instruit ; mais il a dû s’acheminer dans la poussière des ruines, car elles sont aujourd’hui les gardiennes de l’éternelle vérité. Elle a rayonné sur les débuts de toutes les civilisations, dans les grandes heures de jeunesse et d’espérance : à peine de périr, il faut que les civilisations vieillies recherchent la vérité et retrouvent l’espérance dans la résurrection de leur jeunesse, dans leur passé : « C’est là qu’il faut s’instruire… » — Mais cette nécessité d’un recommencement les trouble dans leur paresse et dans leur vanité.

Au cours des besognes anonymes dont nous avons parlé plus haut, pour l’exécution de figures décoratives comme celles qu’il a sculptées au fronton de la Bourse de Bruxelles, Rodin, cherchant la solution de certains problèmes d’art et de technique, s’avisa d’étudier comment les Gothiques situaient leurs rondes-bosses ou leurs hauts-reliefs aux côtés des portes et dans les voussures des Cathédrales. On le sait, jusqu’à cette heure il ne s’était que faiblement intéressé aux ouvrages décriés des vieux tailleurs de pierres. Et voilà qu’il venait, encore sceptique à demi peut-être, les consulter, dans une intention précise, avec l’expérience de nécessités spéciales : alors ses yeux s’ouvrirent. Cet art dédaigné, c’était le grand art. Tous les secrets de la sculpture de plein air, les Gothiques les possédaient. Ces recherches d’enveloppe et de modelé, ces sacrifices des détails aux lignes générales, cette double adaptation de la figure décorative au monument qu’elle décore et à l’atmosphère où elle baigne avec le monument, — ces humbles artisans, dont se moquaient les professeurs, avaient senti et raisonné, et réalisé tout cela. Comment tailler et situer une figure de telle sorte que la lumière, dont les jeux sont logiques, en respectât toujours la signification et la beauté, ils le savaient, ils l’enseignaient. Et la science s’était ajoutée à leur simplicité sans l’altérer, parce qu’ils avaient tout, peu s’en faut, appris de la nature, en travaillant en plein air, de l’aube au soir des jours de pluie ou de soleil. Une certitude qui valait la sérénité égyptienne, une dignité sensible plus émouvante que la majesté générale des Grecs, une mobilité contenue, réglée et en conséquence harmonisée par le rit, surtout cette forte unité spirituelle variée par l’étude réaliste de la nature, voilà ce que le jeune artiste admirait désormais dans l’art gothique. En se rappelant les critiques dont les pharisiens de l’École croyaient accabler cet art merveilleux, il aurait pu répéter pour son compte ce cri d’Ingres, quand il s’affranchit de ses premiers maîtres et découvrit l’art vrai : « Comme ils m’ont trompé ! »

Ce n’est pourtant que bien plus tard, environ quinze ans après l’Âge d’airain, six ans après le Baiser, qu’il produisit ces figures de plein air expressives et décoratives, les Bourgeois de Calais : ce sont des figures gothiques, égales aux plus belles.

— Est-ce à dire qu’elles renient les parfaits modèles grecs ?

— Les imagiers de Chartres auraient pu travailler aux frises du Parthénon.

Par cette œuvre, Rodin s’était élevé au plus haut point où il lui fût alors possible d’atteindre. Elle inaugurait la plus magnifique phase de sa vie. Sans se soucier du public, qui refusait de le suivre, s’appuyant sur le degré gravi pour monter toujours, il allait modeler le Victor Hugo et ce Balzac, auquel il faut bien revenir puisqu’il marque le terme suprême d’un immense effort. Là, Rodin compose avec la nature. Il associe, plus intimement qu’il n’avait encore jamais fait, la sculpture aux vibrations de l’atmosphère, amplifiant certains plans, réduisant certains autres, graduellement, donnant tout aux modelés, mais seulement aux modelés essentiels. Prête à la marche, la figure se contient encore, se rassemblant, concentrant ses forces, et combinant les qualités expressives du mouvement avec les qualités décoratives de la puissance statique, cubique, de la volonté qui s’évade de l’éphémère jusqu’aux caractères impérieux du type.

C’est au seuil de l’Autre Cathédrale — Autre, mais fidèle aux lois antiques et gothiques — qu’il faudra quelque jour placer la statue de Balzac : elle projette la lumière du passé vers l’avenir ; elle symbolise la résurrection de la jeunesse d’une race dans la reconquête de la vérité.

Vérité antique, vérité gothique : même et unique vérité. Mais, après avoir aimé la beauté sous la forme grecque, Rodin, fort de ces premières études où son regard s’était affermi, a découvert la beauté plus près de nous, sous sa forme française, et il a senti battre son cœur, comme un homme qui retrouve les titres de gloire de son sang, de son nom. Il nous affirme que nos Cathédrales sont très belles ; il nous supplie de les aimer, nous aussi… Et sa pensée vise au delà de l’immédiat horizon.

Défendre — en imposant à tous le respect de leur splendeur — les Cathédrales contre les fous qui les brisent et les hypocrites qui les restaurent, c’est le premier but. Mais Rodin le sait : point d’admiration sincère si elle ne suscite l’activité productrice. Ce n’est pas une « distraction » que nous demanderons aux ruines gothiques, si nous écoutons Rodin : c’est, à tous les degrés, et dans tous les sens de l’action humaine, un rappel aux principes qui constituèrent notre tradition et un conseil d’unité.


  1. Eugène Carrière.
  2. On a protesté contre le goût exclusif de la plupart des artistes et des amateurs, aujourd’hui, pour l’architecture religieuse du moyen âge. On a rappelé que l’architecture civile, militaire, monastique et privée est digne aussi de notre admiration. Nous ne contestons pas la justesse de l’observation. Toutefois on conviendra que le génie roman et gothique a trouvé dans les Cathédrales son expression la plus complète et la plus haute. Si, du reste, l’architecture civile est distincte, comme on l’a prouvé, de l’architecture religieuse, elles sont toujours en harmonie l’une avec l’autre et c’est — comme l’exigeait la logique aux siècles où la pensée mystique avait la suprématie — de l’architecture religieuse que relevaient toutes les autres. L’architecture civile n’en produisit pas moins nombre d’œuvres de grand style dont nous ne méconnaissons certes point la beauté. Mais ces merveilles, du moins en France, ont laissé des traces assez rares. Nous n’y retrouvons guère d’hôtels de ville ni de maisons privées qui datent d’avant le XVe siècle, c’est-à-dire du dernier siècle proprement gothique. — Ajoutons que Rodin professe l’admiration la plus vive pour ces belles maisons d’autrefois, où le style gothique rencontre celui de la Renaissance ; maints passages de son livre témoignent de cette admiration.
  3. Cette interprétation de la pensée de Rodin nous est personnelle et n’engage nullement la responsabilité de l’artiste.
  4. Rodin fut le disciple assidu de Barye, de qui les œuvres, toutefois, paraissent avoir été plus instructives que les leçons. Il désira les conseils de Carpeaux ; les circonstances furent hostiles, et les deux artistes ne parvinrent pas à se rencontrer. Mais ce fait seul importe, que Rodin admirait Carpeaux et souhaitait de travailler avec lui.