Les Cathédrales de France/Le Mans

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Armand Colin (p. 80-85).


VIII


LE MANS


Chaque fois que je reviens ici, il me semble que le commerce entre ces figures sublimes et mon admiration n’a pas été interrompu. Voilà vingt ans et plus qu’elles sont pour moi des amies. Les grands artistes qui les ont sculptées sont mes vrais maîtres. L’intensité de l’attention avec laquelle je les étudie me suggère parfois l’illusion que je vis en ces jours lointains où la pensée était simple, où les chefs-d’œuvre étaient les fleurs naturelles du travail.

Malgré mes années et ce siècle désorganisé, je reviens à vous, artistes patients, maîtres difficiles à comprendre, et ma situation auprès de vous est celle des figures que vous nous montrez accotées à la porte du ciel : leur attitude nous dit qu’elles croient et qu’elles espèrent ; moi je désire, j’attends avec confiance l’heure de la compréhension, et tous mes regards sont depuis longtemps tournés vers vous.

La part de vérité que vous m’avez révélée, je l’ai employée comme j’ai pu. Peut-être ai-je trahi votre pensée. On ne peut exprimer qu’à la condition de bien savoir, et il reste dans ces pierres tant de choses qui m’échappent encore ! Tous les principes sont là, toutes les lois générales ; mais c’est notre intelligence et notre cœur qui manquent, ou qui sont en défaut. Vous possédiez la vérité, Maitres, et, pour la retrouver, il faudrait plus d’une vie. Or, qui continuera mon effort, quand nos contemporains auront achevé de briser ces pierres ou de les effacer ?

Je suis l’un des derniers témoins d’un art qui meurt. L’amour qui l’inspira s’est épuisé. Les merveilles du passé glissent au néant, rien ne les remplace et tout à l’heure nous serons dans la nuit. Les Français sont hostiles aux trésors de beauté qui glorifient leur race, et sans que personne intervienne pour garder ces trésors, ils les frappent, ils les brisent, par haine, par ignorance, par sottise, ou, sous prétexte de les restaurer, ils les déshonorent.

(Ne me reprochez pas d’avoir déjà dit tout cela : je voudrais le répéter sans cesse, aussi longtemps que persistera le mal !)

Hélas ! elles ne renaîtront pas des cendres que nous en faisons, ces merveilles !

Que j’ai honte pour mon temps ! Que l’avenir m’épouvante ! Je me demande avec horreur quelle est, dans ce crime, la responsabilité de chacun. Ne suis-je pas maudit, moi-même, avec tous ?


Et aussi, devant ce qui subsiste encore de cette beauté condamnée, mon esprit s’effraye. Mais cet effroi participe de l’extase.

Le soleil ne fait pas tout apparaître à la fois : quel spectacle admirable ! Mais qu’il est mystérieux !

Sur ces faces, si simples dans leur grandeur, mon attention se concentre. Je voudrais comprendre tout de suite, et je sens qu’il faudrait, pour y parvenir, me modifier profondément moi-même, acquérir plus d’énergie, plus de fermeté, me soumettre à une rigoureuse discipline. C’est bien difficile !… Je m’élance vers la merveille, pour l’étreindre et la pénétrer. Mais ces violences la rebutent. Elle commande le calme, la retenue, en un mot la Force, étant forte elle-même. — Et j’entends la leçon. Je pars ; je reviendrai. Du moins, j’emporte une vision sublime, qui, peu à peu, cessera de m’étonner, me permettra de la comprendre.

Il faut que les grands sentiments prennent racine avec lenteur, se raisonnent et deviennent peu à peu parties intégrantes de la vie de notre sensibilité et de notre intelligence. Les grands arbres aussi veulent beaucoup de temps pour se développer. Et cette architecture, cette sculpture sont justement comparables aux arbres, dont elles partagent la vie en plein air.

Demain, plus tard peut-être, quelque jour, parmi mes préoccupations d’artiste, tout à coup, le souvenir de mon amie de pierre, de ma grande Dame du Mans, me reviendra, et mon cœur et mon esprit frémiront, et je serai brusquement éclairé par cette lumière qui, trop proche ici, m’éblouit et ne me laisse pas jouir d’elle.


Mais quelle profonde et délicieuse commotion, quand enfin, dans une illumination soudaine, je vois, je comprends et je sens le chef-d’œuvre ! Un seul grand regard comblé de beauté, d’ordre, de joie ! Innombrables sensations simultanées !

Et, cette impression une fois acquise, je la garde : enthousiasme pour demain, pour toujours ; miracle permanent.

Mais grande fatigue.

Qu’au moins mon effort ne soit pas perdu pour les autres ! Qu’ils héritent de mon admiration !


Je m’approche lentement ; je sens déjà le vent violent qui souffle toujours autour des Cathédrales : l’Esprit souffle… Et puis, je me déplace plusieurs fois, sans perdre des yeux le détail de l’église. Stations d’amour. Elle change de profil, et jamais sa beauté ne s’altère. La lumière et l’ombre jouent librement, fortement, dans ces arcs aux courbes si nobles, si légères !

Les Maîtres ont eu la modestie de ne donner aucun ornement, d’aucune sorte, à ces contreforts élevés de soixante mètres, droits en hauteur. Mais je me trompe, ce n’est pas de la modestie, c’est de la sagesse et du génie, car il le fallait. Cette simplicité m’étonne autant, je la trouve aussi splendide que la plus riche complication d’ornements. Je ne connais qu’à Beauvais d’autres contreforts lancés dans les airs avec autant de génie et de mesure. Quelle simplicité ! Je me trompais encore : c’est plus que du génie, c’est de la vertu. Discipline héroïque : ces Maîtres d’œuvre étaient des soldats romains.

Et qu’elles sont splendides, les ombres jetées par ces contreforts, dans cet encombrement harmonieux de forêt, ordonné par la géométrie humaine ! Au sommet, en couronne, triomphe le clocher, droit comme une futaie de hêtres rapprochés tout près les uns des autres.

Des soldats romains ? Non ! Ce sont des géants qui ont fait cela !


Le beau porche ! C’est d’abord de l’ombre douce qui s’est condensée, modelée. Rien de hâtif dans cette sculpture ; il faut du temps pour y pénétrer. Cet art ne vous cherche pas, il vous attend. Si vous consentez à venir, il vous enseignera la vérité éternelle. Il n’est pas pressé…

Les saintes se tiennent droites comme la règle ; mais la règle est le principe de la grâce : ces saintes sont gracieuses. — Et les feuillages chapitonnent, et le nimbe s’élance au ciel de la voûte. — Le Christ, terrible dans son geste, l’Ange, le taureau, le lion et l’aigle. — Les têtes sont effacées, cassées ; pourtant, je les vois ; parce qu’elles étaient dans le plan.

Le plan est tout, dans l’architecture et dans la sculpture, ai-je dit : poètes, musiciens, peintres, n’est-il pas tout dans tous les arts ?

Ces figures merveilleuses n’ont de rivales qu’à Chartres et à Athènes. Quelle parfaite entente du bas-relief ! C’est l’aspect archaïque grec dans toute sa force et sa simplicité. Les effets procèdent les uns des autres et se complètent par dérivés ; nulle part le secret de la vie n’a été mieux rendu, c’est la vie même, pour plus exactement dire. Elle ne s’est pas manifestée seulement par la main des artistes ; elle poursuit après eux, depuis eux, son action sur leurs chefs-d’œuvre, et ceux-ci se sont transformés à travers les siècles, et continuent à se transformer sous l’influence du soleil, sans jamais avoir été ni pouvoir devenir inférieurs à eux-mêmes. Au contraire ! ils sont plus beaux aujourd’hui qu’ils n’ont jamais été, parce qu’en eux s’est ajoutée à la vertu du génie la vertu du Temps. L’artiste, prévoyant, a, d’ailleurs, protégé ses figures, comme d’un dais, par un avant-corps d’architecture qui leur ménage la lumière des rayons obliques. Quand ces rayons décroissent, peu à peu les figures entrent dans l’ombre du dais. Mais, quand les rayons renaissent, c’est tous les jours le miracle de la Transfiguration.

État glorieux ! Tout revient doucement, sort des fonds. Apparitions ! Et le céleste entretien des héros, des saints, recommence. Pas de noir pur. À eux quatre, ils ne font qu’un, tous enveloppés de fortes douceurs, lumières et ombres mêlées.

Faut-il que je me dérange, que je me rapproche, que je cesse de voir pour examiner « comment c’est fait » ? — Eh bien ! c’est fait de rien, pour ainsi dire. Ce n’est jamais par un métier apparent que se révèle le génie.


Ce n’est pas en cherchant à leur dérober le secret personnel de leur génie qu’on rejoint les Maîtres ; c’est en étudiant à leur exemple la nature. Tous les grands artistes de tous les temps sont des voix qui chantent à l’unisson la louange de la nature. Les siècles peuvent intervenir entre eux : les Maîtres restent contemporains. Tous les grands instants sont marqués d’un même et unique caractère : les balustres de Blois sont du grec primitif.


Ces robes, ces jupes, ces draperies sont pareilles à des feuilles retombées.

La voussure est faite de mille chefs-d’œuvre. Entre autres, cette sainte, qui aperçoit le ciel et qui, de ses bras, de toute sa draperie même, vivifiée par le désir, cherche à l’atteindre…

Quelles belles ombres portées ! Elles n’empêchent pas de lire les corps, elles les font tourner, vibrer.

Ces chapiteaux en jet de force, brutalisés par la lumière et par l’ombre, c’est le génie du vieux sculpteur, du voyant de jadis, qui a obtenu ce résultat miraculeux. L’habitude de travailler en plein air, dans le soir et le matin, la longue patience, l’immense amour, l’ont fait tout-puissant.

O noble peuple d’artisans ! Si grands, que les artistes d’aujourd’hui n’existent pas auprès de vous ! Ils ne vous comprennent même plus. Pourtant, je ne crois pas que, depuis vous, les lois de la lumière et de l’ombre aient varié, que les éléments fussent, à votre époque, plus obéissants qu’aujourd’hui. C’est nous qui nous sommes révoltés contre ces lois, contre la vérité, et notre cécité est notre châtiment.


Les chapiteaux du porche sont romans. Ce sont des chefs-d’œuvre français. Quelle vigueur dans ces feuilles ! Elles n’entourent pas, elles jaillissent, comme la plante.

Et l’expression ardente, la puissance architecturale des grandes figures du porche, à gauche, vues de l’entrée de l’église ! Il n’y a rien de plus beau dans les chefs-d’œuvre de n’importe quelle époque. Le miracle de ces noirs modulés !


Que dit cette cloche à la voix solennelle ? Ne sonne-t-elle pas les funérailles d’un roi ? ou la marche nuptiale de quelque majestueuse jeune reine ? C’est une date dans ma vie, cette sensation si intense qui me possède, tandis que j’écoute cette cloche en contemplant ce porche et l’admirable disposition de sa foule de pierre ordonnée en architecture. Cloches et sculptures, c’est la même grande parole.

Comment pouvons-nous vivre sans admirer ces magnificences ? Elles m’emplissent d’allégresse. Ma pensée se raffermit, en s’appuyant sur un arc-boutant…

O ces Mille et Une Nuits de la volupté intellectuelle ! Ces cariatides célestes, à la limite de la simplicité… Je ne puis m’en détacher…

L’admiration du génie humain conduit l’esprit toujours plus haut. Je vois les Cathédrales en artiste et je vois la Nature dans la Cathédrale.


Est-ce la mer qui déferle là-bas ?

— Non, ce sont les vêpres ; je suis dans l’église. J’aperçois un groupe en prière, des gens qui pensent, appuyés aux colonnes…

Te Deum ! vols d’archanges portant des glaives !… Orage, roulements de tonnerre !…