Les Cathédrales de France/Soissons

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Armand Colin (p. 86-87).


IX


SOISSONS LE SOIR


Il n’y a point d’heure dans cette Cathédrale ; il y a l’éternité. La Nuit n’y met-elle pas plus d’harmonie que le jour ? Est-ce que les Cathédrales auraient été faites pour la nuit ? Le jour vainqueur, qui les inonde de clarté, ne les subjugue-t-il pas trop ?

Ah ! beauté que j’avais pressentie ! Je suis pleinement satisfait. Les restaurations qui, dans la lumière du jour, offensaient mes yeux, sont maintenant effacées. Quelle invincible impression de virginité ! Quelle fleur de catacombe ! C’est une forêt vierge, qu’éclairent de puissantes lumières jaillies d’une des nefs latérales…

Oui, c’est la nuit, c’est quand toute la terre est dans l’obscurité, c’est alors, grâce à quelques lueurs, que les architectures reviennent ; c’est alors qu’elles retrouvent tout leur auguste caractère, comme le ciel reprend toute sa grandeur dans les nuits étoilées.


Ainsi, j’avais un rendez-vous, cette nuit, avec l’image du ciel que j’ai dans le cœur, avec ce ciel qui n’aura pas de lendemain, peut-être… Pourquoi faut-il que la Cathédrale divine soit insultée, que cet Ecce Homo de pierre soit tourné en dérision ?… Pourtant, moi, atome de vie, pendant les instants que je passe dans cette église, je me sens plein des siècles de jadis, des siècles vénérables qui ont produit ces merveilles ; ils ne sont pas morts ! Ils parlent dans la voix des cloches ! Ces trois coups de l’Angélus, qui frappent doucement le ciel, ne connaissent d’obstacle ou de limite ni dans l’espace ni dans le temps ; ils nous viennent du fond du passé et ils rejoignent nos frères chinois, et les vibrations profondes du gong…

Cette sonnerie hautaine : d’abord, c’est comme si des Dieux discouraient ; puis, c’est un tapotement, comme une assemblée de femmes qui parleraient toutes à la fois ; enfin, la voix de la cloche s’éteint lentement et expire, puissante encore, sur cette douce ville de province dont l’âme est fille de l’honorable simplicité, tandis que Paris est la fille internationale des orgueils.


Ces arcades, éclairées parmi l’ombre, sont en ruine. Avec elles l’esprit reste suspendu dans l’air et dans le temps.

Les colonnes, dans la lumière qui les frappe : un linge blanc aux plis droits, les plis rigides du surplis sacerdotal. Mais quand elles s’éclairent elles évoquent des soldats à la parade, dans une attitude respectueuse dont rien ne fléchira la ligne droite. Et puis, la flamme faiblit, et les colonnes prennent des aspects de fantômes.


Extérieur :

Sur cette place silencieuse, dans l’immobilité de la nuit, la Cathédrale a l’air d’un grand navire à l’ancre.


La pluie, qui depuis des siècles verse ses rafales sur ces dentelles, les a encore amenuisées, perfectionnées. Qu’il est loin le temps où ces merveilles étaient dans leur nouveauté ! Les Gothiques sont, maintenant, aussi loin de nous que les Grecs.


Tous les rois de France sont dans cette ombre, dans cette tour majestueuse qui surplombe…

Le jour point. La lumière se ramasse : elle atteint l’église par de larges touches, éclabousse les colonnes maîtresses, les colonnettes ajourées, les boudins clairs en profils perdus, tandis que des ombres glissent d’en dessous… Brève demi-heure de délices.