Les Chants populaires de l’Italie moderne

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Les Chants populaires de l’Italie moderne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 327-358).
LES
CHANTS POPULAIRES
DE L'ITALIE

I. Egeria,, Raccolta di poesie italiane popolari, par Mueller et Wolf ; Leipzig. — II. Canti popolari toscani, corsi, illirici, greci, par Tommaseo ; Venezia.— III. Canti popolari inediti umbri, piceni, piemontesi, latini, par Marcoaldi ; Genova 1855. — IV. Canti popolari siciliani, par Vigo ; Catania 1857. — V. Canti popolari toscani, par Tigri ; Firenze 1860. — VI. Canzoni popolari del Piemonte, par C. Nigra, 1858-1861.

« Sous un doux ciel, au milieu des aspects variés d’une nature toujours belle et toujours bienfaisante, doués d’une langue essentiellement poétique, enclins à l’enthousiasme, les Italiens sont riches en chants populaires, qui, empruntés aux bons écrivains ou produits d’une muse ignorée et qui s’ignore elle-même, sont toujours, par création ou par adoption, la chose du peuple. Qui voudrait recueillir ces sortes de compositions ne perdrait peut-être pas sa peine, et j’ose croire que cette belle patrie, notre mère commune, cette nourrice privilégiée du beau en tout, genre, se couronnerait d’une palme nouvelle qui ne serait pas indigne de son auguste front, » C’est en ces termes qu’un Italien zélé pour toutes les gloires de son pays recommandait à ses compatriotes une entreprise à laquelle il apportait lui-même quelques élémens[1]. Il est des peuples dont les chants populaires constituent la seule ou la principale richesse intellectuelle ; l’Italie en possède tant d’autres qu’il lui serait bien permis, au milieu de ses trésors classiques, de négliger cette branche modeste et secondaire. Toutefois ses enfans n’ont pas répudié cette partie de l’héritage national, et leurs oreilles, habituées aux accens des muses savantes, ne sont pas restées insensibles aux charmes de cette poésie familière.

Canzoni dei miei padri…
Che a felici d’infanzia anni imparai,
Nel mio alpestre idioma !…


s’écrie l’un de ses poètes modernes les plus aimés, et tandis que ses grands musiciens, Rossini, Donizetti, Bellini, faisaient applaudir sur toutes les scènes lyriques de l’Europe des mélodies populaires empreintes de l’énergie romagnole, de la verve napolitaine ou de la mélancolie sicilienne, des écrivains distingués, historiens ou poètes, patriotes ardens pour la plupart, tels que MM. Luigi Carrer, Tommaseo, Cantù, Tigri, Marcoaldi, Nigra, aujourd’hui ministre plénipotentiaire à Paris du roi Victor-Emmanuel, ne dédaignaient pas d’appeler l’attention sur les chants du peuple en Italie et de recueillir le contingent des diverses provinces. Si ces recherches, ces efforts isolés n’ont pas encore abouti au travail d’ensemble réclamé par Visconti, faut-il s’en étonner ? faut-il surtout désespérer de l’avenir, en présence des événemens dont nous sommes les témoins ? Au moment où l’Italie, comme les tronçons du serpent mutilé, « cherche à se réunir, » les lettres, qui ont fait une partie de sa gloire, doivent apporter leur tribut à cette œuvre pieuse. Sans doute tant de races et de civilisations superposées ont dû laisser des traces dans la constitution intime de ses provinces. Chez les peuples des Deux-Siciles dominent les souvenirs de la Grèce. La campagne de Rome offre plus d’un vestige des anciennes mœurs du Latium. Enfin certaines populations, par exemple, en Piémont, celles du Canavese (Yvrée, Verceil), en Toscane, celles de l’Apennin et des vallées adjacentes ont conservé presque intact le trésor des traditions anciennes, étrusques, latines ou celtiques, dans leurs habitudes, dans leur langage familier et dans leurs chansons. Il ne faut donc pas s’étonner si tant de causes de diversité, dont quelques-unes avaient résisté à la fusion intelligente de l’unité romaine comme au niveau aveugle de l’invasion barbare, n’ont pas encore complètement disparu.


I

Dans un pays où l’esprit municipal au moyen âge et plus tard l’intervention étrangère ont si longtemps retardé l’unité politique, la littérature savante n’échappait qu’à grand’peine à cette action fatale qui retombait de tout son poids sur la poésie intime et domestique ; mais celle-ci porte en elle-même des élémens d’unification, et un écrivain allemand disait avec raison, après avoir visité l’Italie : « Le chant populaire est le trésor de la nationalité. Les lois, les institutions séparent ; mais la langue dans laquelle le peuple parle et chante est un élément de rapprochement : on y retrouve ce que les Latins appelaient indoles[2]. » En effet, les différences de dialectes, qui font que le paysan sicilien, l’artisan de Bari, le cultivateur de Milan, se comprennent difficilement, n’empêchent pas la poésie chantée de se répandre partout, grâce à la mélodie, qui ne connaît ni les limites des provinces, ni même celles des états. Déjà bien des causes, même avant les annexions politiques de nos jours, contribuaient à cette diffusion. Chaque année en effet, les travaux des champs, de la moisson et de la vendange amènent de nombreuses et réciproques migrations entre la Toscane, les Romagnes, les Marches, l’Ombrie. Les ouvriers de Lucques, les artisanes de Fossombrone, de Roncilione, vont porter l’art de filer la soie en Lombardie, en Toscane, à Naples et jusqu’aux Iles Ioniennes et en Grèce. L’hiver même, les habitans des campagnes d’Orba se répandent dans les pays environnans, surtout en Corse et en Sardaigne, pour vendre des outils de bois ou travailler à la charpente des navires. De toutes ces émigrations, la plus connue et la plus poétique, par les circonstances dont elle est accompagnée, est celle de la Maremme, qui, chaque année, appelle la population mâle des districts montagneux de la Toscane à chercher sur ces terres plus grasses, mais malsaines, un gain acheté au prix de rudes travaux et de fièvres meurtrières. Joignez-y les marins qui vont de côte en côte, les pèlerins, les mendians, les pifferari, qui cheminent à des distances souvent considérables : tous, laboureurs, artisans, pèlerins, portent avec eux les chants du pays, qui charment l’ennui de la route et les fatigues du travail.

Mélodies et paroles, les unes et les autres ont un certain goût de terroir qui en fait souvent reconnaître l’origine au milieu de leurs pérégrinations. D’abord certaines inductions générales peuvent se tirer des circonstances même purement topographiques. Ainsi l’on a remarqué qu’en Italie la poésie populaire se produit à peu près exclusivement sous la forme lyrique dans les montagnes. tandis que dans les plaines elle revêt plus volontiers le caractère narratif ou dramatique ; ici elle se déroule en compositions d’une certaine étendue ; là elle jaillit brève, sautillante, ingénieuse (concettosa) des lèvres du chanteur, qui devient plus ou moins un improvisateur. Ensuite il y a non-seulement des formes de dialecte, mais des rhythmes, des sujets favoris pour telle ou telle province. Sans parler de la Savoie, qui offre dans la Tarentaise et dans le Val-de-Suze des chants d’amour et de mariage presque tout français, la Ligurie et le Piémont présentent encore un grand nombre de ces affinités dont il y aura plus loin à citer de curieux exemples, quand on traitera des sujets historiques et romanesques.

Pour nous en tenir d’abord à ce qui constitue principalement la forme de ces mélodies populaires, constatons que le vers est presque toujours de onze syllabes, notamment dans les strambotti et rispetti. Les rimes qui se suivent deux à deux dénotent presque toujours une origine française. Quant aux rhythmes italiens, qui sont fort compliqués, nous n’essaierons pas d’en donner ici une énumération détaillée. Tantôt la strophe est de quatre vers à rime alternée, comme dans le Piémont, la Ligurie, la Lombardie, la Vénétie, l’Emilie ; tantôt, comme pour le rispetto toscan, elle est de six vers, dont les quatre premiers à rime alternée, les deux derniers à rime plate. L’octave est le rhythme adopté dans la province de Rome et en Sicile ; mais, dans cette dernière province, la rime alternée s’y complique d’une variété d’assonance, ou rima stramba, qui se retrouve aussi dans le tercet du stornello.

Comme on le verra, les rispetti, les saluti, les maggi, les fiori, ces formes discrètes et gracieuses de l’amour italien, sont des productions spontanées du sol toscan, quoique cultivées dans les autres provinces. Goldoni a dit de Venise : « Les marchands y chantent tout en débitant leurs denrées, les artisans chantent en revenant de leur travail, aussi chantent les gondoliers en attendant leurs maîtres. La gaieté forme le fond du caractère vénitien, comme une certaine grâce mignarde (lepidezza) celui de l’idiome. » Aussi que de vives et riantes cantilènes dans ce dialecte dont les molles inflexions trahissent le bégaiement de l’enfance ou l’abandon de la volupté ! Quelles charmantes compositions que ces villotte, ces furlane, chants de femmes que la danse accompagne, et ces barcaroles si renommées qui ne parlent pas seulement d’amour, comme o Pescator dell’onda, la Biondina in gondoletta, mais dont les plus anciennes ont conservé, avec de mâles accens, les souvenirs de l’ancienne suprématie maritime de Venise[3], de ses conquêtes en Grèce, de ses combats contre les Turcs et les Barbaresques, de ces expéditions où Vénitiens et Français combattirent ensemble, sous le doge Dandolo, à Zara et à Constantinople ! Il faut en dire autant de tous ces chants marinaresques qui appartiennent spécialement aux marches maritimes, aux côtes de la Toscane, à celles de Gênes, où l’on aime à retrouver dans la bouche du peuple le grand nom de Christophe Colomb. « J’ai couru les quatre parties du monde, et je m’entends un peu à la marine ; là-dessus je défie tout le monde, excepté Colomb. »

La Romagne a ses villanelles aux rudes accens, à la mélodie sévère, qui remuaient si fortement le cœur de Byron. Dans les Marches, l’usage est de chanter en chœur : une femme attaque en solo le premier vers, répété par une ou plusieurs voix qui forment une harmonie, et ainsi de suite.jusqu’au dernier vers de la strophe[4]. Le stornello[5], ou chant dialogué de trois vers, est une forme favorite dans l’Ombrie, à Sienne, à Pistoie, où il se chante dans les noces et aux fêtes du mois de mai. En mars 1861, la garnison toscane qui occupait Bologne chantait la nuit à pleine voix des stornelli répétés en chœur par les habitans. « Sur les places publiques de Rome et de Naples, dit Cantù, chacun a pu entendre les chants épiques qui célèbrent les aventures des chefs ou bandits fameux, Meo Patacca, Mastrilïi, Fra Diavolo. Les Deux-Siciles sont particulièrement renommées pour leurs mélodies, dont les accens, partis du cœur, ont été étudiés et imités avec succès par plusieurs grands maîtres. Il y a peu d’années sortit de Naples une chanson (Io ti voglio bene assai) qui fit rapidement le tour de l’Italie. Nous étions là au premier moment où elle fut chantée, et nous pûmes voir en action le phénomène des créations populaires. Chacun se demandait qui avait composé les paroles, qui leur avait adapté un air chanté indistinctement par le lazzarone de Santa-Lucia et par la grande dame de la rue de Tolède. Le tout était né d’hier, et rien ne paraissait plus facile à éclaircir. Eh bien ! non, poète et musicien restaient anonymes, si bien qu’à San-Carlino on joua une comédie dont l’intrigue roulait précisément. sur la recherche du fameux inconnu. »

Dans le recueil de Mueller, Egeria, on trouve un certain nombre de chansons napolitaines qui peuvent donner une idée du genre, mais qui ont un goût de terroir trop prononcé pour qu’on essaie de les traduire. Il y en a de sentimentales, de plaisantes et de satiriques. C’est dans la patrie de Polichinelle que devait naître celle qui est intitulée : Canzonetta nova e gustoza ncoppa no granne e maraviglioso naso) mais, nous le répétons, il faut renoncer à la traduire, bien qu’elle pétille de verve bouffonne, et qu’il y soit question des Français.

C’est dans les îles surtout que se sont conservés, presque sans mélange, les mœurs patriarcales, les souvenirs de l’antiquité grecque et romaine, les anciens idiomes indigènes ou venus du dehors. D’abord se présente la Sicile, berceau de l’antique poésie pastorale et de la poésie italienne moderne. Ses bergers chantent encore des strophes alternées, comme ceux de Théocrite, de Virgile, de Calpurnius, et ses paysans des tensons comme les troubadours. Le souvenir du fondateur de la dynastie normande y revit dans la ruggiera, danse chantée à quatre personnages, qui s’exécute dans la province de Galati, près de Messine, et celui de Mainfroi dans les strambotti, dont le vieux chroniqueur Matteo Spinello parle en ces termes : « Souvent le roi sortait la nuit par Barletta, chantant des strambotti et des chansons d’amour, et avec lui marchaient deux musiciens du pays, grands romanceurs (romanzatori). » Les colonies gréco-albanaises qui s’établirent en Sicile après la chute de Constantinople et la défaite de Scanderberg conservent encore, dans certains villages, avec leur idiome et leurs mœurs, de curieux chants traditionnels. Il n’y a pas bien longtemps même que ces restes d’une antique nationalité se réunissaient tous les ans au 24 juin, faisaient solennellement l’ascension du mont delle Rose, et là, tournés vers l’orient, aux premières lueurs de l’aube nouvelle, entonnaient cet hymne au refrain tout homérique : « O belle Morée, depuis que je t’ai laissée, je ne t’ai plus revue ! Là se trouve mon père, là est ma mère, là reposent mes frères[6]. »

Mgr Crispi, évêque de Lampsaque, a recueilli ces chants gréco-albanais, et les a joints au recueil des chants siciliens de Vigo. Parmi ces poésies, qui roulent pour la plupart sur l’amour et sur la religion, il y en a de klephtiques ; telles sont le Petit Constantin, Paul Guillaume, etc. Nous citerons cette dernière pièce, qui est courte et qui établit un lien entre les chants des armatoles grecs et ceux des banditti corses.


« Cette nuit, à deux heures, — j’entendis une grande plainte, — et c’était la plainte de Paul Guillaume, — Paul Guillaume blessé, qui se recommande à ses compagnons. — A vous, compagnons et frères, — à vous fortement me recommande — pour que vous me creusiez une tombe — aussi large que longue, — et qu’au chevet de cette tombe — vous ouvriez une fenêtre, — où l’on mettra ma cartouchière, — et qu’au pied de ma tombe — on suspende mes armes[7]. — Ensuite écrivez et racontez, — racontez à ma bonne mère — qu’avec les fils de ses cheveux — elle me couse la chemise, — et qu’elle la brode avec le sang — de ses joues, — et qu’elle la lave — avec les larmes de ses yeux ; — et, quand elle sera séchée — avec la flamme de son cœur, — qu’elle m’envoie cette chemise avec ses soupirs. — Écrivez à ma maîtresse de broder le mouchoir — avec le sang de ses joues ; — et, si elle ne l’a pas fait encore, — dites-lui qu’elle prenne un mari ; — en s’acheminant vers l’église, — qu’elle tourne les yeux vers la place, — où elle verra mes camarades, — et qu’elle pousse un soupir — que toute l’église en retentisse. »


On trouve aussi en Sicile quelques ballades historiques qui se rapportent aux mœurs et à l’époque féodales. Telle est celle qui raconte la mort de la fille du seigneur de Carini, tuée par son père en 1563, pour l’amour qu’elle portait à Vincent Vernagallo, et dont le sang a laissé des traces encore visibles sur les murs maudits du vieux castel. Dans cette ballade, d’une inspiration toute dantesque, et dont on retrouve jusqu’en Toscane des fragmens isolés, l’amant de la jeune fille « s’en va de nuit par les rues, comme va la lune, » et cherche sa maîtresse. Il rencontre la Mort, qui lui dit : « Ta maîtresse est sous terre. Va au couvent de Saint-François, lève la pierre de la tombe et regarde, tu verras ta bien-aimée dévorée par les vers. — Sacristain, je te prie, allume une torche et laisse-moi quelques instans. Hélas ! elle avait peur de dormir seule, et la voilà couchée en compagnie des morts. Les vers rongent ce col qui aimait à s’entourer de colliers brillans… » L’amant descend ensuite en enfer et raconte ce qu’il y a vu, avec des détails qui rappellent plus d’un passage de la Divine Comédie, et notamment l’épisode de Francesca di Rimini.

Le voyageur allemand Gregorovius raconte qu’il entendit à Catane un improvisateur bossu qui débitait au peuple, lequel l’écoutait avec beaucoup d’attention, des fragmens de poèmes de chevalerie, brandissant aux endroits les plus pathétiques un grand bâton qu’il tenait à la main. Un exemple curieux de l’alliance des goûts académiques et des idées religieuses appliqués à la poésie populaire est l’Académie poétique des mendians aveugles à Palerme. Fondée en 1661, elle a tenu ses séances jusqu’à nos jours dans le vestibule de la maison professe des jésuites, que le général de cet ordre leur donna pour lieu de réunion en 1690. Depuis, on a essayé de les en chasser ; mais les lieutenans et gouverneurs ont maintenu les droits de ces pauvres aveugles, qui gardent précieusement, dans une cassette à trois serrures, le recueil de leurs privilèges qu’ils ne peuvent pas voir et qu’ils ne montrent à personne. Ils sont au nombre de trente, troubadours et chanteurs. Les trovatori composent ; les rhapsodes et joueurs d’instrumens vont colporter leurs chants dans les villes et dans les campagnes. Ils s’engagent à ne pas chanter dans les mauvais lieux, à ne pas dire de chansons profanes dans les rues, à réciter tous les jours leur rosaire, enfin à présenter chaque année à la congrégation, le 8 décembre, jour de la fête de l’Immaculée Conception, un hymne en l’honneur de la Vierge. Tous les premiers jeudis du mois, un père jésuite recevait leur confession et faisait passer à la censure leurs poésies. Du moins tel est l’état de choses que constatait Gregorovius dans son ouvrage publié en 1861.

La Sardaigne, dans son idiome âpre et sauvage, se flatte d’avoir conservé à un plus haut degré que la péninsule les analogies avec la langue latine, leur mère commune. Non-seulement on y rencontre à chaque pas ces terminaisons en ù qui rappellent les us latins, et qui se retrouvent aussi en Sicile et en Corse ; mais un de ses écrivains, le père Madau, pour mieux établir cette affinité, a composé des hymnes de longue haleine qui sont à la fois latins et sardes. Les chants populaires de la Sardaigne sont pour la plupart religieux ou pastoraux. Voici le début d’un de ces derniers, l’Agnella, qui a gardé comme un parfum lointain de la poésie de Théocrite :

Ad narrer un anzone, amigu meu,
That bennidu a dainanti at’ traëssende ?
Nara mi, si l’has bida : gasi Deu
Ti guardet sas qui gighes pasturende[8] !

Les pâtres et bergères de la Gallura chantent, en s’accompagnant de la guitare, des poésies dialoguées et improvisées pour la plupart, qui offrent une analogie frappante avec les vers amébées des bergers de Virgile. Comme ceux-ci, ils se proposent des énigmes qu’il faut résoudre avec les mêmes mesures et les mêmes rimes, souvent bizarres à dessein, dont nos rondeaux, nos sonnets ou, mieux encore, les tours de force prosodiques de nos poètes du XVe siècle et de la Pléiade peuvent seuls donner quelque idée. » Souvent, dit l’abbé Spano[9], quand les deux principaux acteurs ont échangé rapidement leurs demandes et leurs réponses, un troisième s’élance dans la lice comme arbitre : et vitula tu dignus et hic, mais ce n’est là qu’un prétexte pour engager une nouvelle lutte : il provoque les assistans à prendre parti ; de nouveaux jouteurs se succèdent, et le soleil se lève avant que la verve des improvisateurs ne s’épuise, ou que le cercle qui les écoute, debout sur ses pieds et bouche béante, ne songe à se séparer. » Ce don de l’improvisation, commun à la plupart des populations italiennes, fut de tout temps caractéristique du génie sarde, depuis Tigellius, cet improvisateur de César et d’Auguste dont Suétone nous a conservé le nom, jusqu’aux humbles poètes contemporains dont l’abbé Spano a dressé une statistique curieuse pour cinq villages du Logudoro (district central de l’île de Sardaigne). Dans cette liste nombreuse, où figurent principalement des noms d’agriculteurs, on remarque beaucoup de femmes et jusqu’à des enfans.

Ailleurs, les paysans se réunissent pour chanter en chœur ; mais un ou deux seulement prononcent les paroles, et les autres se bornent à seconder le chant par un accompagnement à voix basse. Il est probable que ces chœurs à bouche fermée sont une tradition musicale de la plus haute antiquité. Souvent les chœurs servent d’accompagnement à des danses dont la plus populaire en Sardaigne est une espèce de ronde, ballo a vezzo, ou proprement ballo sardo. Les danseurs se placent au milieu du cercle, et les chanteurs, comme dans les anciens vers saturniens, marquent alternativement l’arsis et la thesis des paroles, d’abord en levant les mains en l’air, puis en frappant trois fois du pied. C’est tout à fait le tripudium antique[10]. En lisant, dans l’ouvrage du savant abbé Spano, ces rapprochemens et plusieurs autres du même genre, par exemple entre l’épode grecque et la pesada sarde, entre certains rhythmes poétiques et les modulations naturelles des instrumens destinés à les accompagner, tels que la flûte de Pan, dont les pâtres de la Sardaigne se servent encore, nous avons été frappé des lumières que l’étude des chants populaires italiens peut fournir pour celle de la poésie et de la rhythmique anciennes. Ajoutons que nulle part on ne suit mieux que dans ces anciens idiomes, plus approchés du latin, les curieux phénomènes de décomposition qui accompagnent et expliquent la formation des langues romane et française.

Les chants corses ont peut-être une originalité encore plus marquée que ceux des deux îles voisines : ils respirent le sentiment profond de la personnalité et de la dignité humaine, la bravoure sauvage, les affections vigoureuses et les douleurs tenaces, les haines héréditaires, les vendette immortelles, jointes à ces austères vertus sur lesquelles est venu s’implanter un catholicisme des plus fervens. Là aussi, les amoureux chantent des sérénades et répètent des pachielle en s’accompagnant de la guitare, comme en Sardaigne, mais en alternant leurs refrains avec des coups de fusil. Ce que l’on a dit du caractère primitif de ces chants peut se justifier par un rapprochement assez singulier. Parmi les peintures hiéroglyphiques d’un hypogée, Champollion a reconnu un fragment de-chanson égyptienne qu’il traduit ainsi :

Battez pour vous (bis), ô boeufs,
Battez pour vous (bis)
Des boisseaux pour vos maîtres !


On retrouve la même idée dans un chant de laboureur corse :

Tribia tu, chi tribia anch’ ellu,
Mascarone e Cudanellu…
Ohi ! tribiate, o boni boi,
A tribiallu voi et noi !
Chi lu granu tocchi a noi,
E la paglia tocchi a voi.
Battez, battez tous deux,
Mascarone et Cudanello[11].
Battez, ô bons bœufs,
Battez pour vous et pour nous !
A nous le grain,
A vous la paille.


C’est au sentiment énergique des liens de famille que se rapportent les deux genres favoris de la poésie populaire en Corse : les chants du berceau et ceux de la tombe. Leurs ninni-nanne respirent cette tendresse mignarde et jaseuse qui se retrouve dans les nannarisma des Hellènes, dans les lullabies du Nord, dans les chansons finlandaises, partout enfin où il y a une mère et un enfant. On y reconnaît aussi cette fantasmagorie enfantine à l’aide de laquelle on dore l’entrée de la vie à ces petits êtres qui en connaîtront assez tôt les douleurs, et ces refrains intraduisibles dont l’insignifiance toute musicale a pour but de les provoquer au sommeil :

Ninnina, la mia diletta,
Ninnina, la mia speranza…
Addormentati per pena
Fate voi la ninnani, etc..

« Quand vous vîntes au monde, — on vous porta au baptême : — la marraine fut la lune, — et le soleil le parrain. — Les étoiles qui étaient dans le ciel — avaient de beaux colliers d’or[12]. »

Les voceri sont bien connus en France, grâce à l’intéressant recueil de M. Fée[13] et surtout à l’admirable roman où M. Mérimée a su allier, dans la peinture des mœurs corses, l’exactitude la plus minutieuse à l’émotion la plus saisissante[14]. Depuis Colomba) personne n’ignore que ces chants sont, comme les nénies des anciens ou les myriologues des Grecs modernes, déclamés en présence du corps, au moment où il va être transporté de la maison mortuaire à la fosse. Ordinairement c’est un éloge du défunt ; parfois aussi, quand la mort a été violente, un appel à la justice et à la vengeance, improvisé le plus souvent par une mère, par une sœur[15], plus rarement par un étranger qui a le don de la parole, ou qu’un sentiment impérieux pousse à se faire l’interprète de la douleur commune.

On retrouve l’usage des chants funèbres à Naples, où ils portent le nom de lamenti ou triboli, en Sardaigne, où ils s’appellent attitidos, terme qui fait penser à l’exclamation grecque στστστσί ! et au vers de Plaute :

Atat, perii hercle ego miser !


Mais ce qui prouve bien l’originalité des voceri corses, c’est que, dans l’île voisine, les attitidos, réduits à des formules banales à l’usage des pleureuses de profession, ont fini par disparaître. Ce qu’on sait moins, c’est que nous avons aussi en France de véritables voceri, et que cet usage, dont nos discours prononcés sur les tombes sont une trace si effacée, s’est conservé, avec tout son cachet primitif, non-seulement en Bretagne[16], mais dans quelques districts montagneux des Vosges, des Hautes-Alpes et des Pyrénées. Nous donnerons ici un échantillon de ces rares monumens de poésie populaire et improvisée, qu’on appelle en Béarn aürosts, pour faire juger de l’analogie qu’ils présentent avec les voceri ; il a été recueilli de la bouche même d’une de ces matrones qui les débitent dans des circonstances absolument semblables à celles qu’on vient de signaler pour la Corse.

Une femme était morte dans la vallée d’Aspe : le bruit courait que son mari l’avait tuée d’un coup de chaise ; mais cette accusation terrible, que chacun murmurait à voix basse, nul n’osait l’articuler hautement, et l’enterrement se mettait en marche avec les cérémonies d’usage, lorsqu’on voit accourir Marie la blangue ou la blanche, la plus célèbre chanteuse d’aürosts de toute la vallée. Son grand âge, les restes d’une beauté autrefois célèbre, la vivacité de son imagination toute méridionale, son caractère exalté par l’habitude des scènes de deuil, sa foi en une mission sacrée à ses yeux, tout en elle rappelle la pythonisse antique. Voici quelques fragmens traduits de son improvisation :


« D’Ioherauna je suis descendue, — je ne sais pas du tout par où j’ai passé ; — cousine, je n’ai pas vu le chemin, — en venant ici au plus vite.

« Je suis arrivée dans la plaine, — j’ai entendu le son de la cloche ; — j’ai demandé pour quel saint il résonnait : — on m’a dit que c’était pour la cousine…

« (Devant la maison.) Hé ! cousine, où t’a-t-on mise ? — Il y a longtemps qu’on désirait te voir là…

« (Le veuf veut la faire taire.) Où est ce veuf tant affligé, qui ne verse pas une larme ? — Le veuf n’a pas besoin d’être consolé ; — il désirait ceci il y a longtemps.

« Dans cette chambre si sacrée, — depuis neuf mois elle n’était pas entrée, — si ce n’est hier matin, — tout exprès pour y mourir.

« Cette chaise meurtrière — n’accusera personne ! — Ne balaie pas tant le sol, — le sang veut t’accuser.

« (Devant la morte.) Apprêtez de l’étoffe de lin… — Cousine, vous êtes en triste état — pour être dame de B… ; — vous avez les joues bien creuses.

« (Au curé, devant la maison.) Monsieur le curé, — faites ici quelques réflexions. — Faites venir la justice, — ici il y a un mauvais coup.

« De Peyranère à Oloron, — il ne s’est fait telle action, — et d’Oloron à Peyranère, — il ne s’est fait action si noire…

« (Devant la fosse.) Hé ! cousine, vous m’avez quittée, — et vous ne m’avez pas dit adieu ! — D’une chose je veux vous prier : — à ma mère veuillez me recommander. — Dieu veuille que cette nuit elle soit avec vous — dans le royaume des bienheureux ! »


On retrouve dans ce morceau le ton, le mouvement, les images familières, et jusqu’à ces dénonciations d’un crime impuni si fréquentes dans les chants corses. Il faut toutefois signaler une différence caractéristique : ici l’on demande satisfaction du meurtre à la vindicte publique, là on provoque une vengeance personnelle. La chanteuse d’aürost s’écrie : » Monsieur le curé, faites venir la justice ! » La voceratrice fait appel aux armes et demande du sang.


II

Après avoir essayé de faire la part de l’esprit provincial dans la poésie populaire italienne, on voudrait examiner maintenant les traits communs à l’Italie entière. Il en est deux qui frappent tout d’abord, et sont fortement accusés dans la littérature comme dans l’histoire de l’Italie moderne, ce sont les réminiscences de l’antiquité et l’influence du catholicisme. Toutefois l’on s’étonne davantage de les retrouver dans un genre où, d’un côté, domine l’inspiration naturelle et sans art, où, d’autre part, l’expression de la malignité humaine, des passions sensuelles et quelquefois brutales tient plus de place qu’ailleurs. On a vu que la langue elle-même conservait, dans ces sujets familiers, des traces de l’antiquité grecque et romaine, et, si nous possédions un plus grand nombre de ces chants antiques, tels que les hymnes des frères arvals, les chansons à Saturne, il est permis de croire que les points de comparaison seraient plus nombreux, plus frappans, plus décisifs entre les deux littératures populaires qu’entre les compositions savantes des temps anciens et des temps modernes.

Le chant des sentinelles de Modène en 924, vers le temps de l’irruption des Hongrois, est encore tout latin ; mais il a un caractère harmonieux et musical dont les hymnes de l’église offraient alors seuls l’exemple.

O tu qui servas armis ista mœnia,
Noli dormire, moneo, sed vigila…
Nos adoramus celsa Christi numina, etc.


Déjà cependant l’ancienne prosodie avait disparu, on n’avait plus souci de la syntaxe, et des terminaisons fixes commençaient à remplacer les antiques flexions. Plus tard, quand la langue littéraire se dégagea complètement du latin et atteignit d’un bond à la perfection dans les écrits de Dante et de Pétrarque, quand la renaissance vint presque en même temps raviver les souvenirs de la Grèce et de Rome, les formules classiques et païennes s’imposèrent à la chanson populaire elle-même, qui en a gardé des traces jusqu’à nos jours, et tandis que les Rumènes, ancienne branche détachée de bonne heure de la souche italique, invoquent saint Jupiter et saint Mercure, le Toscan s’adresse aux quatre prophètes : Jupiter, Mars, Vénus et Saturne. De là vient encore qu’il n’y a pas en Italie, comme dans les autres pays de culture néo-latine, un abîme entre la poésie savante et la poésie populaire. Le bandit lettré de Colomba, qui demande un Horace Elzevir à celui dont il vient de sauver les jours, n’est qu’à demi fantastique. Un écrivain du pays met dans la besace de son héros, personnage du même genre, du vulnéraire, de l’alcali et deux volumes : les Canzoni de Pétrarque et le Chrétien mourant du père Guglielmo da Speloncato. Dans un chant corse, un bandit tué à la suite d’une rencontre avec la force armée se plaint à Caron en traversant le Styx. Comme Dante, il met aux enfers ses ennemis, c’est-à-dire les gendarmes, pêle-mêle avec » les anthropophages, les Tantales, les Busiris, le féroce Atrée, Lycaon et ses chiens, etc. » Un autre se compare à Bradamante, à Caron, et même au roi Xercès.

En Allemagne, Goethe et Schiller empruntent des motifs aux chants populaires ; en Italie, ceux-ci empruntent aux grands poètes leurs stances, leurs épisodes et jusqu’à leurs expressions. Les vers lyriques de Dante étaient chantés par les artisans et par les vendeuses d’herbes de Florence, qui, en fait de goût, paraît-il, ne le cédaient pas à celles d’Athènes. Le Tasse et Pétrarque ont conquis dans toute l’Italie la palme de la popularité, non moins rare que celle du Capitole. Plusieurs stornelli toscans offrent la preuve que le chaiit d’Herminie n’est pas moins familier aux montagnards des Alpes et de l’Apennin qu’aux gondoliers de Venise. Toute l’Italie a répété la chanson de Salvator Rosa :

Dolce pace del cor mio,
Dovè sei, chi t’ha rubato ?


On comprend que cette gracieuse cantilène de l’artiste à la vie aventureuse ait parlé aux imaginations populaires ; mais ce qui étonne davantage et n’est pas moins caractéristique du génie italien, c’est que les concetti des poètes académiques du XVIIe siècle partagent ce privilège avec les inspirations vigoureuses du trecento et les beautés plus régulières de l’Arioste et du Tasse. Ainsi une personne digne de foi affirma à Tommaseo avoir vu l’Adone de Marini dans les mains d’un pâtre des Alpes.

Les philologues, dit M. Tigri dans la préface de son recueil, seront agréablement surpris de voir quelle part considérable de la langue et même de la poésie du XIVe siècle est encore vivante et conserve sa fraîcheur primitive dans la bouche du peuple de nos campagnes. Plusieurs chansons populaires commencent par ce début dantesque :

Je suis descendu dans l’enfer, et j’en suis revenu.

y a aussi une chanson sicilienne qui débute par le vers bien connu de Dante, à peine déguisé sous une forme patoise :

Donni ch’aviti’intellettu d’amuri.


Un autre poète populaire de la Sicile croit devoir bénir, suivant une formule familière à tout bon amoureux italien[17], le père et la mère de sa bien-aimée qui ont enfanté un objet si beau, et il reproduit l’image célèbre de l’Arioste :

Natura il fece, poi ruppe la stampa.


Ces réminiscences classiques s’allient quelquefois à une ignorance grossière. Ainsi ce chansonnier piémontais qui souhaite que son chant, pour être entendu de sa maîtresse, « parvienne jusqu’à Alexandrie, où Tancrède baptisa Clorinde, » confond évidemment la cité des Ptolémées avec la ville des états sardes dont le nom lui est plus familier. On voit les poètes populaires reproduire toute la métaphysique amoureuse, toute la phraséologie mythologique, toutes les hyperboles poétiques des écrivains classiques, quelquefois même renchérir sur eux, sans parler des complications du rhythme et de la rime qu’ils s’imposent et dont ils se jouent dans leurs improvisations. Sans doute on peut se demander si quelques-uns de ces prétendus emprunts ne sont pas originairement la propriété du peuple, qui n’aurait fait que reprendre son bien dans la littérature classique. C’est ainsi que l’épisode si touchant de Pia di Tolomei, dont l’intérêt a naguère été ravivé chez nous par le talent dramatique de Mme Ristori, fut peut-être emprunté par Dante à un vieux chant traditionnel de la maremme siennoise. Il est certain que les poètes savans, tels que Laurent de Médicis, Buonarroti, Machiavel, Pulci, Berni, ont écrit, à l’imitation des chants du peuple, certaines de leurs poésies, telles que les Canti Carnascialeschi, les Laudi spirituali.

Ce dernier terme, qui s’appliquait, au moyen âge, à des poésies pieuses, composées en l’honneur de la Vierge et des saints, et dont on se sert encore pour désigner les cantiques qui se chantent dans les églises, dans les missions, dans les pèlerinages, nous servira de transition pour passer au second trait caractéristique des chants italiens, la prédominance des idées religieuses et catholiques.

Dans un pays où le catholicisme s’est efforcé de parler à l’imagination de la foule, où Gui d’Arezzo a pris pour premier texte de son système musical les hymnes de l’église, on ne s’étonnera pas de retrouver jusque dans les chants populaires le sentiment religieux, tantôt sérieux, fervent, spiritualiste, tantôt mêlé à la vie commune, aux passions humaines, aux sentimens les plus disparates. Les Savonarole, les Benivieni, les Fra Jacopone da Todi, n’ont pas dédaigné de composer de ces laudi, ou chansons spirituelles, tulle infervorate, dit un auteur italien, d’amor di palria e di religione, destinées à entretenir le dévouement des Toscans pour le libre gouvernement de la république florentine. Le biographe[18] d’une sainte italienne qui vivait au XIIIe siècle raconte qu’elle était sujette à des extases pendant lesquelles elle entendait non-seulement les paroles édifiantes que ses sœurs lui adressaient, mais aussi des chansons spirituelles (alcune canzoni spirituali) que les enfans chantaient au loin dans les rues, et ces airs lui causaient de tels ravissemens, que, de peur que la sainte n’en mourût, on dut recommander aux enfans de se taire lorsqu’ils passeraient près du couvent. On reconnaît là ce mélange d’extase et de dilettantisme dont Cécile, la sainte romaine, est restée le type le plus connu. À côté de ces aspirations élevées et poétiques, il y a le point de vue pratique du catholicisme, qu’on n’a pas manqué de revêtir de la forme populaire. Le Credo, les dix commandemens de Dieu, les louanges de la Madone, la mort de Jésus, ont été un texte inépuisable de chants de ce genre.

Toutefois l’esprit catholique italien se révèle peut-être plus naïvement encore dans les poésies d’un autre genre, où l’on s’attendrait moins à le trouver. Un amant compte parmi les dons faits à sa maîtresse celui « d’être née l’an du jubilé, l’anno santo, le dernier dimanche de l’Avent. « Un autre s’écrie en termes presque semblables : « O belle, qui naquis dans la ville sainte, fus baptisée au dôme de Florence et confirmée par l’évêque de France ! » Un troisième, dans son dépit, veut signifier à sa maîtresse qu’il en aimera une autre. Voici comment il s’exprime :

È morto il Papa, e se n’ è fatto un altro,
E cosi farô io d’un altro amore,


comme nous dirions en France : « Le roi est mort, vive le roi ! »

Un thème qui revient fréquemment est celui d’une chanson qui débute ainsi :

Sono stato à Roma e con Papa ho parlato.


Il s’agit d’un amant qui va demander au pape si faire l’amour est un péché. La réponse varie ; tantôt c’est le pape lui-même qui prononce cette solution peu édifiante :

Basta far l’amor con una bella figlia.


Tantôt c’est un des cardinaux qui se charge de la réponse :

Fate l’amor, che siate bonedetti !

Sans doute il y a là une morale facile qui rappelle le Curé de Pomponne, le Dieu des Bonnes gens ; mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est ni hostilité calculée, ni indifférence. Cantù, parlant des chansons contre les moines, dit avec raison : « Un assez grand nombre est dirigé contre les religieux et les religieuses, perpétuel objet de la raillerie et du respect, des outrages et des espérances du vulgaire, et de tel qui ne se croit pas du vulgaire. » Beaucoup, comme en Allemagne et en France, traitent d’inclinations contrariées, de vœux forcés ; mais elles n’ont ni l’amertume des premières ni le libertinage des secondes. L’une de ces chansons parle d’une jeune fille que son père veut contraindre à entrer au couvent. Elle trouve le moyen d’écrire à son amant pour qu’il vienne la délivrer. Aussitôt celui-ci court à l’écurie, examine un cheval, puis un autre, et fait mettre la selle au plus vigoureux[19]. Il pique des deux et arrive au moment où les vœux allaient être prononcés. » Écoutez, Margaritinna, j’ai un mot à vous dire, » et, tout en prononçant ces paroles, il lui met l’anneau au doigt. Comment croit-on que se termine en définitive la chanson ? Par des plaintes contre le pays, contre la ville, où l’on ne trouve ni prêtre, ni religieux, ni confesseur, mais seulement des jeunes filles qui font l’amour.

C’est là en effet qu’en reviennent toujours les chansons de l’Italie. La bouche a beau parler légèrement des choses saintes ; le cœur, la tête, l’imagination restent profondément catholiques. Pour montrer du reste comment l’idée catholique se mêle aux préoccupations qui en paraissent le plus éloignées, il suffit de rappeler cette Chanson du Printemps, qui, au commencement de l’année 1861, était répétée sur tous les points de la péninsule et des îles :

Garibaldi è in Caprera Sperando la primavera…

« Au mois d’avril, il mettra son cheval sur la route, — et chacun sera prêt pour le grand bal. — Nos ennemis ne pourront pas résister à cet homme envoyé par Jésus-Christ. »


III

Une singularité a frappé tous ceux qui se sont occupés de la poésie populaire italienne, c’est l’absence presque complète, si ce n’est en Piémont, de chansons narratives, soit historiques, soit romanesques, comme les pays du nord et même l’Espagne en présentent un si grand nombre. Il semble que ce genre ne soit pas, à proprement parler, d’origine ni de culture italiennes, car le peu qu’on trouve de ces chansons est presque toujours emprunté au Languedoc, à la Provence, quelquefois à la Catalogne, enfin à ce groupe néo-latin et méridional qui offrait au moyen âge une espèce de fonds commun pour la langue, le rhythme et les traditions. Quelle qu’en soit la cause, le fait est constant et avoué par les Italiens eux-mêmes, M. Tigri le reconnaît pour la Toscane, M. Cantù d’une manière encore plus formelle pour l’Italie entière : le canzoni ilaliane sono tutte domestiche, pochissime romanzesche, ancor meno istoriche. M. Marcoaldi lui-même, à qui il a été donné de recueillir un certain nombre de chants de ce genre, se plaint de ce qu’ils présentent d’incomplet et d’obscur. Il est vrai qu’il ne leur a pas appliqué l’esprit de critique et le système de rapprochement dont M. Nigra a donné depuis un si heureux exemple.

Comme l’a remarqué un écrivain à qui ce côté historique de la question ne pouvait échapper[20], de tous les pays où les nations gothiques s’établirent, l’Italie est celui où leurs institutions et leurs mœurs pénétrèrent le moins profondément. Les chants des bardes ont peu retenti sur ces bords que les muses latines avaient charmés naguère de leurs plus doux accens, et les Italiens eurent plus de points de contact avec les troubadours qu’avec les trouvères, les ménestrels et les scaldes. En Italie, l’éternelle clarté du ciel, l’intelligence subtile comme l’atmosphère elle-même, rendent tout à fait impossible la sombre légende et la poésie vaporeuse du Nord. D’un autre côté, le nombre, la grandeur et le caractère bien déterminé des faits historiques ne laissent pas prendre pied au fantastique dans cette patrie de l’histoire. « J’ai vu en Sicile, s’écrie avec étonnement M. Gregorovius, j’ai vu dans les montagnes des milliers de burgs en ruines, et pas un seul habité par la légende proprement dite (il entend le mot légende dans le sens romanesque, et non dans le sens catholique), comme par exemple chez nous ou en Angleterre ! »

S’il faut en croire M. Tigri, la plupart des chansons narratives qui courent parmi le peuple, qui se chantent et se vendent dans les villages par les aveugles et les mendians, sont des proses mal rimées, ramassées dans les légendes de toutes les contrées de l’Europe, et composées dans un style des plus pauvres par des poètes à la douzaine. Celles qui ne datent pas d’hier remontent à un siècle ou deux tout au plus ; elles roulent sur des sujets d’amour, de dévotion, ou sur des exploits de grands criminels. S’il se trouve dans le nombre certaines pièces anciennes ou de quelque valeur, elles sont gâtées par les arrangeurs, pour ne pas parler des typographes. Les plus connues de ces histoires sont celles de Mastrilli et de Martial, assassins qui ont su se dérober aux recherches de la justice, de Guérin le Meschin, de Liombruno, de Néron, du Pape Alexandre III. Ajoutez-y la Délivrance de Vienne, le Châtelain, le Cavalier hollandais, Paris et Vienne, Mariette la Courtisane, Pyrame et Thisbé, la Douce Chiarina et autres chansonnettes d’amour, enfin Napoléon à Moscou et Alexandre à Paris, octaves de Menchi, improvisateur fameux des montagnes de Pistoie, le dernier des cantastorie et des giullari toscans. Tel est, avec force légendes tirées de la Vie des Saints, force relations de miracles, le fonds invariable du répertoire populaire. Le peuple lit toutes ces chansons, parce qu’il aime l’étrange et le merveilleux ; mais, sauf peut-être quelques-unes qui reposent sur des sujets religieux, il ne les retient pas et ne les fait pas siennes, parce qu’elles ne touchent pas directement ce qu’il y a d’intime en lui, ni son foyer domestique, ni même son propre pays. Cependant il est quelques vieux chants historiques dont les chroniqueurs ont conservé les fragmens, ce qui fait croire à M. Cantù qu’il a existé autrefois un certain nombre de poésies patriotiques aujourd’hui perdues. Quelques-unes rappellent les victoires des Vénitiens contre les Turcs, les descentes des Barbaresques dans les îles de la Méditerranée ou sur les côtes de la péninsule :


« Alerte, alerte ! le tambour sonne, — les Turcs armés sont à la marine. — La pauvre Rosine est prisonnière. — Ils ont tiré tant de canonnades — là, au canal della Barberia. — N’eussent été nos braves marins, — je ne revoyais plus ma maîtresse. »


Une chanson corse, citée par Tommaseo, rappelle le naufrage des galères d’Espagne commandées par André Doria. D’autres sont destinées à retracer la vie et les exploits de célèbres capitaines d’aventure. Le Testament du marquis de Saluces, qui nous a été conservé par M. Nigra[21], bien qu’il s’applique à un capitaine piémontais au service de la France, peut se rapporter à ce petit cycle tout italien par le fond et par la forme.

Certaines de ces poésies ont trait aux souvenirs des armes françaises. L’une d’elles, véritable ballade dans le sens étymologique du mot, est un chant traditionnel qui accompagne une danse dite la veneziana, bien qu’elle s’exécute dans les montagnes toscanes. Il y est fait allusion à l’attaque du Rialto par Pépin, second fils de Charlemagne, et à l’alliance qui consacra l’indépendance des îles vénitiennes.


« Vive Venise et vivent les Vénitiens ! — Vive Santa-Maria della Salute ! — Venise la belle a fabriqué un pont. — Elle l’a fabriqué en pointes de diamant. — Les Vénitiens ont grande puissance, — ils ont donné la déroute à l’ost de France. — Le roi de France lui donna Paris (à Pépin).— Vive saint Marc, vive saint Denis ! »


Villani cite un couplet sur l’héroïsme avec lequel les femmes siciliennes défendirent Messine attaquée par Charles d’Anjou. Plus tard, les Siennois chantaient pour Charles VIII :

Evviva il rè che per sua gran bontà
Manterrà Siena in vera libertà !

Le plus grand des malheurs de l’Italie, la dépendance de l’étranger, ce malheur déploré si énergiquement par ses publicistes et par ses poètes, par Machiavel et par Filicaja, apparaît aussi sous toutes les formes, sérieuses ou ironiques, dans les chants populaires :


« Quand clone finira la déplorable habitude — de fermer l’étable quand les bœufs sont sortis ? — Nous semons le grain en abondance, — mais ce n’est pas nous qui le mangeons. — Il vient des gens du levant et du couchant, — et il ne reste rien pour celui qui a semé. — Il en vient du levant et du couchant, — et chacun commande dans notre maison. — Il en vient avec des queues (les Allemands) et avec des moustaches (les Français), — et nous sommes insultés jusque dans notre propre maison. — Nos champs, nos vendanges et nos filles — ne sont pas à nous, mais à qui les veut… »


C’est avec moins d’amertume et plus de gaieté que la muse populaire raillait, au XVIIe siècle, ces Allemands et ces Français qui s’abattaient sur l’Italie pour boire son vin et faire la cour à ses femmes, et surtout sur la manie anti-nationale des Italiens qui adoptaient les modes étrangères. Déjà Alione d’Asti, auteur franco-piémontais qui vivait sous Louis XII, avait exprimé des idées analogues dans ce langage italianisé que nos soldats rapportèrent en France.

À la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, le contrecoup des événemens qui se passent en France se fait sentir en Italie par des plaintes amères. Ce sont d’abord les mesures exceptionnelles qui froissaient à la fois les Italiens dans leurs intérêts matériels et dans leurs croyances religieuses. « Maudites soient les lois révolutionnaires ! dit une chanson corse ; les jeunes filles meurent aujourd’hui sans que les cloches sonnent pour elles. » Ensuite vient la conscription, cet impôt du sang, si lourd en France, et qui pesait encore plus lourdement sur les pays conquis. Aussi voit-on souvent revenir dans les griefs de l’Italie la coscrizione, usage barbare et maudit au nom duquel on enlevait aux femmes leurs fils et leurs amans. Voici les adieux d’un conscrit milanais à tous les siens : « Adieu, mon père ; adieu, mes sœurs ; adieu, mes amis, vous ne me verrez plus. Je lève les yeux au ciel, je vois briller les étoiles et je me demande quelle sera celle qui priera pour moi ; mais il ne sert à rien de soupirer et de gémir : je suis requis, il faut marcher. » Une autre chanson milanaise dépeint les pauvres filles « qui se lèvent le lundi matin pour aller à la porte del Sempione regarder partir les troupes, et qui font pitié à voir. « Un stornello toscan mêle une plaisanterie à ses plaintes. » Napoléon, prends garde à ce que tu fais : tu enlèves le meilleur de notre jeunesse. Sois plus juste : fais la conscription des filles, prends les belles, et laisse les laides. »

Quant à ces chants qui renferment le récit d’une aventure historique ou romanesque, connus dans le Nord sous le nom de ballades, en France et en Espagne sous celui de romances, et que dans la Haute-Italie on appelle canzoni, on n’en trouve presque pas de traces en Italie hors de cette dernière région, sauf la Sicile et la Corse, où nous les avons vus se produire sous des formes particulières. À peine en rencontre-t-on quelques-uns en Lombardie et en Toscane ; presque tous appartiennent au Piémont, c’est-à-dire à la partie de la péninsule qui sert de passage aux importations étrangères. M. Tigri n’a pu trouver que trois ballades historiques d’origine toscane, encore traitent-elles des sujets d’amour, Ippolito Bondelmonte, Dianora de’ Bardi et Ginevra d’Almieri, qui a fourni le sujet de l’opéra français Guido et Ginevra.

Une autre ballade dont le sujet est essentiellement indigène, c’est la Donna Lombarda, dont M. Nigra a donné quatre versions différentes, et dont il ne serait pas éloigné de croire la composition première à peu près contemporaine de l’événement, ce qui la ferait remonter au vie siècle. C’est l’aventure tragique de Rosmonda, qui, d’après le conseil de son amant, le Grec Longin, préfet de Ravenne, sert à son époux Elmichi, complice avec elle d’un premier crime, un breuvage empoisonné, que le mari défiant la force à boire elle-même.


« Aimez-moi, dame lombarde, — aimez-moi, aimez-moi ! — « Oh ! comment voulez-vous que je fasse ? — J’ai un mari, j’ai un mari. » — « Votre mari, dame lombarde, faites-le mourir, faites-le mourir. » — « Oh ! comment voulez-vous que je fasse pour le faire mourir ? » (Nous supprimons les répétitions qui reviennent à chaque instant.) — « Je vous enseignerai une manière — de le faire mourir. — Dans le jardin, derrière la maison, — il y a un petit serpent : — prenez-en la tête, et puis broyez-la, — broyez-la bien, — et puis mettez-la dans le vin noir ; — donnez le tout à boire — à votre mari, quand il reviendra de la chasse, — bien altéré, » — « Donnez-moi du vin, dame lombarde,— j’ai soif ! — Qu’avez-vous fait, dame lombarde ? — Il est trouble. » — « C’est le vent marin de l’autre soir — qui l’a troublé. » — « Bois-le toi-même, dame lombarde, — bois-le, bois-le. » — « Oh ! comment voulez-vous que je fasse ? — Je n’ai pas soif. » — « Par la pointe de mon épée ! — tu le boiras, tu le boiras ! » — A la première goutte qu’elle boit, — la dame lombarde change de couleur ; — à la seconde goutte, — la dame lombarde appelle le confesseur ; — à la troisième goutte, — la dame lombarde appelle le fossoyeur. »


On peut encore citer une jolie canzone maritime piémontaise dont l’idée se retrouve chez nous, mais dont l’inspiration paraît originale et le refrain bien italien.


« Beau marinier de la marine, oh ! chante une chanson, chante une chanson sur la fleur des eaux ! Oh ! chante une chanson sur la fleur de la mer[22] !

« — Belle montagnarde, si tu veux venir sur notre barque, nous te chanterons des chansons, des chansons sur la fleur des eaux ; nous te chanterons des chansons sur la fleur de la mer.

« Et quand ils furent sur la barque, ils en ont chanté des chansons ; ils en ont chanté sur la fleur des eaux, etc.

« Et ils firent plus de cinq cents milles. Elle a duré, cette chanson, elle a duré.

« Et quand ils eurent fait plus de cinq cents milles, la belle veut s’en retourner à la maison.

« — Que dira ma pauvre mère, quand elle ne me verra pas revenir à la maison ?

« — Belle, ne pensez plus à votre mère : maintenant vous êtes la femme des marins.

« — Que dira mon pauvre père, quand on lui dira que je me suis enfuie ?

« — Belle, ne pensez plus à votre père : maintenant vous êtes la femme des marins.

« — Que diront mes sœurs, quand elles s’en iront seules à la fête ?

« — O la belle, déshabille-toi, viens avec nous.

« — Je ne puis délacer ce corset. Il y a un nœud que je ne puis défaire. Beau galant, prête-moi ton épée : je couperai le nœud.

« Le beau galant lui donne son épée. Elle se la plante dans le cœur.

« — Ah ! nous possédions une belle fille, et nous n’avons pas su la garder. Et nous n’avons pas su la garder sur la fleur des eaux, et nous n’avons pas su la garder sur la fleur de la mer. »


Il y a moins de solennité dans la chanson normande du Beau Marinier, qui retrace une aventure semblable :

Quand la belle fut pour se coucher,
Vive l’amour !
Son lacet s’est noué,
Vive le marinier !
Prêtez-moi votre dague,
Vive l’amour !
Mon lacet est noué,
Vive le marinier !
Et quand elle eut la dague,
Vive l’amour !
Dans l’cœur se l’est plongée,
Vive le marinier !

Enfin une ballade nantaise, communiquée au Comité de la langue par M. de Corcelles, prend la chose sur un ton encore plus léger, et laisse la belle aux prises avec les mariniers qui l’ont attirée dans leur barque, sans prendre la peine d’indiquer le dénoûment, mais de manière à faire comprendre qu’elle n’en mourra pas[23].

Le recueil de Marcoaldi contient quelques ballades remarquables : le Suicide, l’Amant confesseur, les Trois Voleurs ; mais presque tous les autres morceaux de ce genre réunis par lui, et en dernier lieu par M. Nigra, se rattachent par le sujet, par certains épisodes, par le dialecte même, à l’histoire et à la légende chevaleresques de la langue d’oc, de l’Espagne, ou même, quoique plus rarement, des pays du nord. Il en est peu où la France ne figure d’une manière plus ou moins directe, où son nom au moins ne soit prononcé. Dans la Puissance du chant (Il poter del canto), trois frères, prisonniers en France, voient venir leur jeune sœur au pied de la tour :


« Mes chers frères, chantez une chanson. — Le plus jeune l’a commencée, — les deux autres l’ont chantée. — Les marins qui naviguaient — cessaient de naviguer, — les faucheurs qui fauchaient — cessaient de faucher, les laboureurs qui labouraient — cessaient de labourer. — La sirène qui chantait — cesse elle-même de chanter. — Le roi de France, qui était à table, — cesse de manger — et dit à ses servantes : — Qui peuvent être ces prisonniers ? — Je veux l’un d’eux dans mes gardes ; — de l’autre je veux faire mon page ; — le troisième sera dans mon écurie, — pour les entendre si bien chanter. »


M. Nigra a fait ressortir les imitations de ce chant, que présente la poésie catalane, portugaise, castillane et même Scandinave. Il aurait pu ajouter une gracieuse cantilène du Nivernais ou du Bourbonnais, dans laquelle le fils du roi, « de sa plus haute chambre, » entend chanter une bergère au plus profond du bois.


« Quand mon cheval devrait crever, — il faut que je la trouve. — Mais à peine au milieu du bois, — la chanson fut finie… — Bergère, dis-moi ta chanson, — tu épouseras mon page ; — si mon page ne te plaît pas, — tu m’épouseras moi-même. »


Dans une autre chanson piémontaise, le Parricide, la France joue aussi un rôle, mais plus triste. Une jeune fille est condamnée à mort comme parricide. Le juge l’envoie en France[24]) pour être pendue.


« Quand elle fut au haut du gibet, — elle se mit à chanter. — Elle chantait si bien que le bourreau devient amoureux d’elle. — « Tonietta la belle, — voulez-vous m’épouser ? — Plutôt que d’être femme du bourreau, — j’aime mieux que mon col la danse. — Vive l’amour ! »


Quelques-unes enfin sont des reproductions presque littérales de chants dont les analogues existent ou ont existé en France, en Espagne, et, qu’on le remarque bien, ce ne sont pas des traductions faites dans les temps modernes par des lettrés, mais des versions en dialectes de la Haute-Italie, qui se trouvent depuis longtemps dans la bouche du peuple, et auxquelles des formes grammaticales plus ou moins rapprochées du français contribuent encore à donner un air de famille.

Le Prince Raymond retrace une aventure bien connue de nos campagnes sous une forme maladroitement rajeunie et sous le titre d’Adélaïde et Ferdinand, aventure dont le répit s’appelle en Normandie Marianson ou les Trois Anneaux, et se retrouve en Suisse et en Provence, sans parler d’un pastiche que M. Hoffmann de Fallersleben a composé en vieux hollandais sur le même sujet. M. de Beaurepaire, dans son Etude sur la poésie populaire en Normandie, assure que le souvenir de la châtelaine malheureuse reste attaché à la Tour Couronnée d’Alençon. À Berne, la femme du sire de Vanel est l’héroïne de la ballade. M. Nigra, d’après les noms et les localités, incline à croire cette chanson d’origine provençale. Un chevalier revenant dans son château, où il a laissé sa jeune femme, rencontre un seigneur félon qui se dit aimé d’elle, et pour preuve montre ses anneaux de mariage qu’il a fait imiter. L’époux, transporté de fureur, lance contre terre l’enfant que lui présente Marianson (ce nom est conservé dans la version piémontaise), et, la prenant elle-même par les cheveux, il l’attache à la queue de son cheval. Cependant les vrais anneaux lui sont représentés, et il meurt de douleur en formulant cette espèce de conclusion morale :

Per una lingua che m’ha tradito,
Gli è in tre che bisogna morire !

Les nombreuses versions de cette romance se suivent pas à pas et se complètent l’une par l’autre. Là où la canzone piémontaise s’exprime ainsi :

Su tutte le rive, in tutte le siepi
Scorre il sangue della Marianson,


la romance française reproduite par Bouchaud[25] dit plus énergiquement peut-être :

N’y avait arbre ni buisson
Qui n’eût sang de Marianson,


et ce trait est reproduit presque littéralement dans la complainte franco-suisse, assez ridicule du reste, insérée dans la Suisse pittoresque, publication italienne de M. Tullio Dandolo, dans la Complainte de la Croix pleureuse, citée et un peu arrangée par Emile Souvestre, enfin dans une ballade danoise traduite par M. Marmier ; mais il faut convenir avec M. Nigra que la canzone piémontaise est en général plus belle, plus naïve, plus voisine de la rédaction originale. On y trouve de ces détails saisissans qui révèlent une première inspiration et qu’on n’oublie pas une fois qu’on les a entendus. Ainsi quand l’époux redemande à sa femme ce qu’elle a fait de ses anneaux de mariage, celle-ci déjà mourante lui répond : « Prenez la clé de mon coffret, et vous les y trouverez. — À peine eut-il saisi le coffret — que les deux anneaux faisaient din din. »

Au bel druviend el so cofonio,
I doj anlin fasio din din.

La vieille romance de Clotilde se retrouve également, à l’état de chant populaire, dans la Lozère et en Piémont. La chanson du Haut-Languedoc, les Trois Capitaines, dont la ballade bourbonnaise, la Jeune Fille de la Garde, n’est qu’une variante, est identique, pour le fond et pour la forme, à la canzone piémontaise que Marcoaldi intitule la Fuite et le Châtiment. Enfin les Etudians de Toulouse, que MM. Mila-Fontanals et Nigra ont signalés en Catalogne et en Piémont, sont certainement un vieux chant français, épisode oublié chez nous des annales de notre université toulousaine, et qui s’était répandu au loin à l’époque où le midi de la France était en communauté plus intime de mœurs et de langage avec le nord de l’Espagne et de l’Italie.

De pareils rapprochemens entre les chants des deux pays sont d’autant plus utiles qu’il arrive pour ces compositions de courte haleine ce que l’on a observé pour quelques-uns de nos grands poèmes chevaleresques, tels que Floovant, la Reine Sebille, etc., qui, perdus chez nous, ont été conservés en Italie dans les Reali di Francia ou ailleurs. M. Nigra a recueilli de la bouche d’une jeune bergère du Canavese, dans une partie de chasse, la belle canzone intitulée la Guerriera, et, pour le dire en passant, le récit de cette double chasse au lièvre et à la chanson est devenu, sous sa plume, un petit tableau plein de grâce et de fraîcheur. Il s’agit d’une jeune fille qui se déguise en homme et part pour la guerre à la place de son père. Elle est soumise à plus d’une épreuve que lui attirent sa beauté et les soupçons de ses compagnons d’armes ; mais elle en sort victorieuse, et cette autre Jeanne d’Arc peut s’écrier à la fin :


Verginella sono stata a guerra
E verginella ne son tornata.


À travers les nombreux parallèles que M. Nigra emprunte à l’Espagne, au Portugal, à la Serbie, à la Grèce, à la Russie, et malgré les arrangemens modernes qui font de la guerrière du moyen âge, payant la dette féodale de son vieux père, une fille-dragon moderne, remplaçante vulgaire de son père ou de son amant[26], malgré tant de transformations, M. Nigra en vient à conclure que ce chant, tout chevaleresque dans sa forme primitive, naquit en terre latine et probablement dans la France, cette terre de chevalerie, et qu’il fut transporté de là en Provence, en Italie et en Espagne, pour passer ensuite en Orient avec les croisés.


IV

Il nous reste à parler des chansons d’amour, qui forment de beaucoup la classe la plus nombreuse parmi les chants italiens, surtout en Toscane. Il y a certainement bien des traits qui ont pu venir à la pensée des amoureux de tous les pays, et il n’est pas besoin ici de supposer des emprunts, comme pour les chansons purement narratives. Ainsi, comme le Français qui préfère « sa mie à Paris, la grand’ville, » et qui le dit tout net au roi Henri, l’amant vénitien « n’abandonnerait pas sa Nina, quand on lui donnerait la France avec Paris, le noble castel de Montalbano, etc. » Un autre s’exprime à peu près de même : « Si le pape me donnait Rome tout entière, et qu’il me dît : Cède-moi Maria, je répondrais : Non ! saint-père, non ! » Ici c’est une jeune fille qui chante comme l’amoureux de Béranger :

Maudit printemps, reviendras-tu toujours ?
Quandò quell’alburino sarà secco,
Vedrò la casa del mio giovinetto…
Sia maladetto chi ce l’ha piantato !


Un galant du même pays suit sa maîtresse à travers une foule de transformations diverses[27], et ne s’inquiète guère si Anacréon avant lui, si à côté de lui d’autres poètes populaires dans les plaines du Berri ou au fond des montagnes de l’Illyrie ont chanté, dans des termes à peu près semblables, la même métempsycose amoureuse. Cette fontaine, qu’un autre a découverte à Rome[28], et qui guérit tous les maux, fors le mal d’amour, rappelle la chanson bourbonnaise :

Au bord du Cher y a t’une fontaine…
Le mal d’amour est une rude peine
Lorsqu’il nous tient, il nous en fait mourir ;
L’herbe des prés qu’elle est si souveraine,
L’herbe des prés ne saurait en guérir.

Un Roméo sicilien se plaint de l’hirondelle, qui s’est mise à chanter avant le jour et dérange un doux rendez-vous :

Ah ! rondinella bella,
Tu fai da gran bugiarda :
Hai cominciato a cantar
E non si vede l’alba.


Nous avons aussi, qui le croirait ? un Roméo berrichon qui fait entendre exactement les mêmes plaintes :

A peine ensemble j’nous trouvions,
Qu’ l’alouett’ fit entend’ sa chanson.
Vilaine alouett’, v’ià d’tes tours,
Mais tu mentis :
Tu nous chantes le point du jour,
C’est pas minuit.

Tandis qu’une amante roussillonnaise se plaint du Piémont, qui lui enlève son amoureux, un amoureux toscan est à son tour jaloux de la France, qui pourrait bien, au propre ou au figuré, éloigner de lui sa bien-aimée. Enfin l’amour trouve, pour ses peines comme pour ses plaisirs, des accens communs à tous les pays. Comme la jeune Grecque qui s’écrie :

« Je veux danser et me réjouir aujourd’hui que j’en ai le temps, car demain je me marie, je me mets en maison, j’entre dans un monde nouveau de labeur et de pensées graves ; »

comme la mariée bretonne ou poitevine qui dit adieu à son bon temps, et qui a, dit-elle, pour dormir,

Trop d’enfans qui l’éveillent,
Trop d’berceaux à bercer,
Trop d’soucis à penser,


la femme italienne s’écrie à son tour avec un accent qu’une traduction ne saurait rendre :

Quel di che me marido, ne non rido
Perchè go perso tutto il mio bon tempo ;
Quandò ne partirò da casa mia,
Adio bon tempo e me ne vado via !

L’émigration pour la Maremme contribue à donner en Toscane une certaine mélancolie à l’amour. Tous ces garçons qui partent au commencement du printemps emportent avec eux l’affection des jeunes filles, affection que l’éloignement contribue à poétiser. Celles-ci les accompagnent de leurs regards et de leurs vœux. Alors commencent les chants de l’absence :

Tutti mi dicon : Maremma, maremma
Ed a me pare una maremma amara.

La montagne déserte n’a plus de sourires pour les pauvres délaissées : « cette vallée me paraît plongée dans les ténèbres, — et je n’y vois plus s’y lever le soleil. » Elles demandent des nouvelles des absens aux oiseaux, aux fleurs, aux eaux : « Ramier, qui as fait ton nid dans la montagne, donne-moi des nouvelles de mon amant. » Et au moment du retour il faut voir comme les gens de la plaine sont congédiés et comme toutes les préférences sont pour les émigrans.

Ragazze, son tornati i maremmani :
Bisogna licenziare i contadini.

Pourtant, il faut l’avouer, ces accens intimes et pénétrans sont rares dans les manifestations poétiques de l’amour italien. Cette poésie chez eux est plutôt de tête que de cœur. L’amour allemand par exemple, plus concentré, va quelquefois jusqu’à la violence des appétits grossiers ; mais, lors même qu’il ne franchit pas certaines limites, il reste plus profond et plus passionné, il touche les fibres les plus intimes du cœur. L’amour toscan est à la fois plus expansif et plus respectueux. Le type germanique de Marguerite n’a pas d’analogues parmi les montagnards de l’Apennin, et leurs rispetti, si chastes et si retenus, rougiraient de lutter avec les chants plus ardens des minnesingers. Ils se rapprochent davantage des troubadours, tant par le culte exalté de la femme que par leur tendance à subtiliser la tendresse. Chez l’Italien, la volupté est tout à la surface, et l’imagination se substitue facilement aux sens. Sous ce beau ciel, sur cette terre riante, il y a comme une molle caresse qui fait que la fantaisie se complaît et que l’amour s’attarde dans les images extérieures du beau. Un amant vante les beaux yeux et les douces paroles de sa maîtresse à peu près comme il parlerait des spectacles de la nature. Chez ce peuple artiste, les métaphores brillantes, les images hardies et parfois hasardées font ressembler la chanson à ces paysannes de la campagne de Rome, qui, dans leur parure de fête, mêlent aux fleurs et aux baies rouges, dont la nature seule fait les frais, des bijoux, des pendans d’oreilles et des anneaux d’or. La limpidité du ciel se réfléchit dans ces chants qui se répandent gais, ouverts, pétulans, variés, sans langueur, et qui n’admettent aucun sujet de tristesse, à moins qu’il ne soit clair et précis. L’Italien, en qui tout est extrême, ne connaît pas les nuances et les demi-teintes du cœur, pas plus que le ciel de l’Italie ne connaît l’atmosphère vaporeuse et les longs crépuscules du nord.

Bien que l’amour se retrouve au fond de la plupart des chants italiens, cependant il affecte plus spécialement certaines formes. M. Cantù paraît croire que le sonnet et la canzone à la façon de Pétrarque furent les premières formes que revêtit l’expression des sentimens tendres, avant qu’on n’y substituât l’octave ou le sixain du rispetto, avec l’accompagnement du chant ; mais il est probable que cette dernière manifestation, plus naturelle et plus libre, coexista avec le cadre artificiel qui eut gêné la poésie populaire. Les génies qui ont cultivé le sonnet et la canzone ont bien pu éclipser, mais non supprimer les humbles chansons des amoureux vulgaires, où l’on retrouve quelques-unes des beautés poétiques qui brillent dans ces autres compositions magistrales, sans qu’on puisse toujours dire lequel a emprunté à l’autre, de l’art devenu nature, ou de la nature qui s’élève parfois à la hauteur de l’art.

Parmi ces formes favorites de la chanson amoureuse, il faut placer au premier rang le rispetto, originaire de la Toscane, mais qui se retrouve dans presque toute l’Italie, soit qu’il conserve cette dénomination, soit que, chanté dans certaines circonstances, à certaines heures de la journée, il prenne les noms de strambotto, de salute, de maggio, alba, serenata, etc. Le rispetto, dont nous avons déjà décrit le rhythme, est un chant d’amour composé d’un petit nombre de vers qui se déroulent autour d’une idée unique, et dont les derniers reprennent ordinairement la pensée dominante ou le motif principal. C’est presque toujours une femme qui parle, circonstance peu remarquée par les écrivains italiens, bien qu’elle serve à expliquer l’émotion contenue qui respire dans ces petits poèmes, et qui s’allie à une espèce d’adoration respectueuse de l’objet aimé. Les idées de Dieu, de la sanction religieuse du mariage, de la résignation au devoir, y sont presque toujours exprimées ou sous-entendues, et l’on n’y voit guère les amans se passer de l’intervention de la famille, dussent-ils maudire les obstacles qu’elle apporte à l’accomplissement de leurs vœux. Quelquefois ce fond uniforme est relevé par des concetti, des comparaisons, des figures, des plaisanteries même, car le rispetto admet toutes les formes compatibles avec sa brièveté. En voici quelques exemples choisis dans les recueils, de Tommaseo et de Tigri :


« Quand tu passeras par ici, conduis-toi discrètement, — afin que le monde ne dise pas que nous nous aimons. — Baisse les yeux, je baisserai la tête. — Saluons-nous tous deux, mais du cœur. — La fête de chaque saint arrive à son tour : — la nôtre viendra aussi, si nous nous aimons bien. — De chaque saint vient la fête : — viendra la nôtre ; aimons-nous bien ! »

« Dis-moi, mon cœur, comment puis-je faire — pour sauver mon âme ? — Je vais à l’église, et je ne saurais y rester ; — je savais mon Credo, et tu me l’as fait oublier. — Je vais à l’église, et je ne trouve rien à dire, — car ton nom chéri revient toujours à ma pensée. »

« Quand je partis de mon pays, — je laissai mon amoureuse tout en larmes ; — mais elle, qui était noble et accorte, — se prit à m’interroger sur mon retour. — Je lui répondis par ces paroles : — « Je reviendrai quand il plaira à Dieu. » — Je lui répondis d’une voix plus basse : — « Je reviendrai si je ne suis pas mort. »

« On m’a dit et l’on m’a affirmé — qu’il y a de grandes rumeurs dans votre maison : — ils vous ont grondé à cause de moi. — Vos père et mère et toute la parenté — sont mécontens parce que vous m’aimez. — Eh bien ! contentez-les : — ils seront satisfaits, et moi je serai morte !

« Mon bel ami, tant que tu penseras à moi, — je te veux aimer jusqu’au dernier jour. — Quand je verrai une autre famille autour de toi, — alors je m’efforcerai de ne plus t’aimer ; — quand je verrai la nouvelle fiancée à ton côté, — je prendrai mon parti et je pleurerai ; — quand je te verrai l’anneau au doigt, — je pleurerai, et tout sera dit.

« Hirondelle qui voles dans l’air, — retourne en arrière et fais-moi un plaisir : — donne-moi une plume de ton aile — que j’écrive une lettre à l’ami de mon cœur. — Quand je l’aurai écrite et ornée, — je te rendrai ta plume, ô hirondelle. — Quand je l’aurai écrite sur du papier blanc, — je te rendrai la plume qui te manque ; — quand je l’aurai écrite sur un papier d’or, — je te rendrai ta plume et ton vol. »


Les stornelli constituent une forme encore plus brève que les rispetti, puisqu’ils ne se composent que de trois vers ; aussi, tout en exprimant des idées d’amour, sont-ils usités de préférence dans les dialogues et les défis poétiques où leur brièveté favorise la facilité de l’improvisation et la vivacité de la réplique. La forme la plus gracieuse des stornelli est celle des fiori, espèce de refrain tiré du nom des fleurs, que les Allemands appellent Blumen ritornelle. Bien qu’on la retrouve à Venise et en Sicile, elle paraît née en Toscane, dans ce pays que l’on a surnommé le jardin de l’Italie, dont la capitale a pris son nom des fleurs, et au sujet duquel Gino l’exilé écrivait à Dante :

Deh ! quando rivedrò il dolce paese,
Di Toscana gentile,
Dove’l bel fior si vede d’ogni mese !

Du reste, l’invocation aux fleurs se retrouve à toutes les époques et dans tous les pays. Athénée parle d’une espèce de chanson grecque qu’on appelait anthême, et qui se chantait avec accompagnement de flûte et de danses : « Où est ma rose ? Où est ma violette ? Ou est mon beau persil ? » On trouve quelque chose de semblable chez nous, notamment en Bretagne, et aussi dans nos jeux de société et dans nos vieux poètes. Parmi les poésies de Christine de Pisan, il en est une qu’on appelle Gieux à vendre, dans le genre de la Boîte d’amourettes, du Corbillon et des Bouquets, si familiers à nos jeunes filles. En voici quelques strophes ; elles ont la brièveté et l’allure des stornelli toscans :

Je vous vends la passerose,
Belle, à dire ne vous ose
Comment amour vers vous me tire ;
Si l’apercevez, tout sans dire.
Je vous vends la fleur de lys :
Vray amant doit estre jolis,
Sage, courtois et bien apris, etc.

On débite encore dans nos campagnes françaises un petit livret intitulé : le Jardin de l’honnête Amour, où est enseignée la manière d’entretenir sa maîtresse, dressé pour l’utilité de la jeunesse. À la fin se trouve une pièce en vers, ou à peu près : les Récréations et Devises amoureuses, par demandes et réponses joyeuses. Ce sont des espèces de strophes évidemment corrompues, mais dont la composition originale remonte à une époque assez ancienne, et qui rappelle tout à fait les Gieux à vendre de Christine de Pisan. Nous n’en citerons que le début :

L’AMANT.
Je vous vends le grain de froment,
Aimez les dames honnêtement ;
Gens d’honneur et de courtoisie,
Choisissez-vous belle amie :
Ce n’est qu’ennui autrement.
L’AMIE.
Je vous vends la pomme d’orange.
D’aimer je trouve bien étrange,
Vu d’amour les cris et clameurs,
Les ennuis, peines et douleurs.

Enfin, particularité qui se rapproche davantage de la forme italienne, on sait que, dans les chants populaires de la Romanie, c’est le nom d’une fleur ou d’une feuille d’arbre qui donne le ton à chaque strophe. En effet, ce qui caractérise les fiori, et ce qui les distingue des autres poésies où les fleurs figurent, c’est cette manière de jeter brusquement en avant un nom de fleur, et d’y rattacher ensuite un court développement, une comparaison gracieuse. Le plus souvent, la rime seule détermine le choix de la fleur :

FIOR DI PEPE.
Se la vostra figlia non mi date,
Jo ve la ruberò, voi piangerete.
FIOR DI GINESTRA.
Vostra madre non vi marita apposta,
Per non levar quel fior dalla finestra.

Quelquefois le concetto final est tiré de la forme, de la saveur ou du fruit.

FLEUR DE CITRONNIER.
Le citron est aigre et ne se peut manger ;
Mais plus aigres sont les peines d’amour.
FLEUR D’ABSINTHE.
J’en ai tant bu, de l’absinthe amère,
Que plus vous m’en faites, moins j’y pense.

Telles sont les diverses formes de la chanson populaire en Italie. Tout d’abord il a fallu faire la part de l’esprit provincial ; mais, en littérature comme en politique, il faut préférer ce qui unit à ce qui divise, et l’on a pu reconnaître que sous ces différences provinciales vivait un esprit véritablement un et italien. L’unité italienne s’est affirmée par la voix de ses poètes, unité de langue, unité géographique :

Il bel paese ovè el si suona… Ch’Apennin parte, il mar circonda e l’Alpi.

Il siérait mal à la France de nier cette conciliation possible de l’unité dans la diversité, elle qui avait encore sa langue d’oc et sa langue d’oil, alors que le si résonnait déjà dans toute l’Italie, italicus orbis, comme disait Pétrarque. Ajoutons que ce oui n’a jamais retenti plus haut que de nos jours, lorsqu’on a demandé à l’Italie si elle voulait être une et libre. Eh bien ! et ce vœu servira de conclusion à notre travail, comme il en a été le point de départ, si, comme on l’a dit, cette langue des vers dans laquelle le peuple parle et chante est par elle-même un élément de fusion, que l’unité italienne inspire à son tour la muse populaire, qu’au lieu de chants piémontais, toscans, napolitains, qui demandaient leurs sujets à des rivalités surannées, à des intérêts mesquins, à des questions frivoles, il y ait désormais un chant italien plus large et plus mâle,

Che di cantar spanda più largo fiume !


digne en tous points de servir d’organe à des aspirations nouvelles. Tous ceux qui ont étudié avec quelque attention les chants populaires de l’Italie doivent souhaiter qu’un tel, vœu s’accomplisse, et que le jour vienne enfin où l’on pourra confondre dans une vaste et commune sympathie la cause de la poésie et celle de la nationalité italienne.


E.-J.-B. RATHERY.

  1. Visconti (P. E.), Saggio di canti popolari della provincia di Marittima e Campagna.
  2. Gregorovius, Siciliana, 1861.
  3. « Oui, nous sommes marins, nous ! Les marins de Venise sont mis comme des seigneurs ; ils portent les chausses à l’espagnole ; ils ont une maîtresse en tout pays et en changent à chaque escale… Le lot du marchand est de tromper ; celui du marin est de mourir en mer. » Voyez Dalmedico, Canti del popolo venesiano, Venezia.
  4. Marcoaldi, Cenni sui canti popolari.
  5. Du provençal estor, estorn, joute, tournoi, et non de ritornello, comme on le répète souvent.
  6. O’ ebûcura Morée,
    Cù cuur të glieë nengh të peë, etc.
    (Cf. Odyssée, lib. III, v. 109 et suiv.)
  7. De même, dans le Tombeau de Dimos : » Faites mon tombeau, et faites-le-moi large et haut ; — que j’y puisse combattre debout et charger sur le côté. — Laissez à droite une fenêtre, pour que les hirondelles viennent m’annoncer le printemps, » Fauriel, t. Ier, p. 56.
  8. « Dis-moi, n’as-tu pas vu une agnelette, ami, — qui vas errant dans ces campagnes ? — Dis-le-moi, si tu l’as vue : ainsi puisse Dieu — veiller sur le troupeau que tu mènes au pâturage ! »
  9. Dans son excellent ouvrage : Ortografia sarda.
  10. Et pedibus pltaudunt choreas et carmina dicunt. (Virgile.)
    . . . Ter pede lata ferire,
    Carmina. (Calpurnius.)
  11. Noms de bœufs.
  12. La Sardaigne a aussi ses ninnidos, dont l’abbé Spano cite plusieurs exemples. Un savant du pays prétend avoir retrouvé, dans des fragmens inédits d’Ennius, certains de ces ninnidos, dont voici quelques échantillons
    Eja ! annoinnonna
    Ninnora et ninnonna
    Ninnora Ninna !
    Audimbironai !
    Nora, nora andiro
    Andimbironai !
  13. Voceri, chants populaires de la Corse.
  14. Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1840.
  15. On peut voir, dans la Gazette des Tribunaux du 4 octobre 1861, les débats dramatiques d’une affaire d’assassinat jugée aux assises de la Corse. Chose singulière, la sœur du mort, qui s’était chargée d’improviser le chaut funèbre, était en même temps la propre femme du meurtrier.
  16. Voyez le recueil de M. de La Villemarqué.
  17. Benedetta sia la madre
    Che ti fece cosi bella.
  18. Piergilii, Vita della beata Chiara di Montefalco, Foligno, 1650.
  19. Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce détail se retrouve mot pour mot dans une ballade danoise. Une jeune fille qui veut délivrer son frère prisonnier « va à l’écurie et regarde tous les chevaux. Elle regarde le brun, elle regarde le gris, elle met la selle sur le meilleur de tous. » Voyez la Délivrance du captif dans les Chants populaires du Nord recueillis par M. Marmier.
  20. M. Aug. Le Prévost, Essai sur les romances historiques du moyen âge.
  21. Canzoni popolari del Piemonte, p. 49 et suiv.
  22. Pour le marin italien, il y a des fiori comme des frutti di mare.
  23. Voyez Instructions relatives aux poésies populaires de la France, par M. Ampère, p. 41.
  24. Remarquez que cela pouvait se dire en Languedoc ou en Provence pour désigner la France du nord.
  25. Essai sur la Poésie rhythmique, Paris, 1763.
  26. « J’ai servi sept ans, — sept ans Napoléon, — et personne n’a reconnu la fille, — n’a reconnu la fille-dragon, » selon une variante du Montferrat.
  27. Se per fuggir da me cervo ti fai,
    Leone mi farò per arrestarti ;
    E se uccello in aria volerai
    Io falco mi farò per ripigliarti, etc.
  28. A Roma s’è scoperta una fontana, etc.
    (Andreoli, Canti popolari toscani, 1857.)