Les Cinq Filles de Mrs Bennet/19

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Les Cinq Filles de Mrs Bennet (Pride and Prejudice) (1813)
Traduction par V. Leconte et Ch. Pressoir.
Librairie Plon (p. 95-100).
XIX


Le lendemain amena du nouveau à Longbourn : Mr. Collins fit sa déclaration. Il n’avait plus de temps à perdre, son congé devant se terminer le samedi suivant ; et comme sa modestie ne lui inspirait aucune inquiétude qui pût l’arrêter au dernier moment, il décida de faire sa demande dans les formes qu’il jugeait indispensables dans cette circonstance.

Trouvant après le breakfast Mrs. Bennet en compagnie d’Elizabeth et d’une autre de ses filles, il lui parla ainsi :

— Puis-je, madame, solliciter votre bienveillant appui pour obtenir de votre fille, Elizabeth, un entretien particulier dans le cours de la matinée ?

Avant qu’Elizabeth rougissante eût eu le temps d’ouvrir la bouche, Mrs. Bennet avait déjà répondu :

— Mais je crois bien ! Je suis sûre qu’Elizabeth ne demande pas mieux. Venez, Kitty, j’ai besoin de vous au premier. — Et rassemblant son ouvrage, elle se hâtait vers la porte, lorsque Elizabeth s’écria :

— Ma mère, ne sortez pas, je vous en prie. Mr. Collins m’excusera, mais il n’a certainement rien à me dire que tout le monde ne puisse entendre. Je vais moi-même me retirer.

— Non, non, Lizzy ! Quelle est cette sottise ? Je désire que vous restiez. — Et comme Elizabeth, rouge de confusion et de colère, continuait à gagner la porte, Mrs. Bennet ajouta : — Lizzy, j’insiste pour que vous restiez et que vous écoutiez ce que Mr. Collins veut vous dire.

La jeune fille ne pouvait résister à une telle injonction : comprenant, après un instant de réflexion, que mieux valait en finir au plus vite, elle se rassit et reprit son ouvrage pour se donner une contenance et dissimuler la contrariété ou l’envie de rire qui la prenaient tour à tour.

La porte était à peine refermée sur Mrs. Bennet et Kitty que Mr. Collins commençait :

— Croyez, chère miss Elizabeth, que votre modestie, loin de me déplaire, ne fait à mes yeux qu’ajouter à vos charmes. Vous m’auriez paru moins aimable sans ce petit mouvement de retraite, mais laissez-moi vous assurer que j’ai pour vous parler la permission de votre respectable mère. Vous vous doutez sûrement du but de cet entretien, bien que votre délicatesse vous fasse simuler le contraire. J’ai eu pour vous trop d’attentions pour que vous ne m’ayez pas deviné. À peine avais-je franchi le seuil de cette maison que je voyais en vous la compagne de mon existence ; mais avant de me laisser emporter par le flot de mes sentiments, peut-être serait-il plus convenable de vous exposer les raisons qui me font songer au mariage et le motif qui m’a conduit en Hertfordshire pour y chercher une épouse.

L’idée du solennel Mr. Collins « se laissant emporter par le flot de ses sentiments » parut si comique à Elizabeth qu’elle dut faire effort pour ne pas éclater de rire et perdit l’occasion d’interrompre cet éloquent discours.

— Les raisons qui me déterminent à me marier, continua-t-il, sont les suivantes : premièrement, je considère qu’il est du devoir de tout clergyman de donner le bon exemple à sa paroisse en fondant un foyer. Deuxièmement, je suis convaincu, ce faisant, de travailler à mon bonheur. Troisièmement, — j’aurais dû peut-être commencer par là, — je réponds ainsi au désir exprimé par la très noble dame que j’ai l’honneur d’appeler ma protectrice. Par deux fois, et sans que je l’en eusse priée, elle a daigné me faire savoir son opinion à ce sujet. Le samedi soir qui a précédé mon départ, entre deux parties de « quadrilles », elle m’a encore dit : « Mr. Collins, il faut vous marier. Un clergyman comme vous doit se marier. Faites un bon choix. Pour ma satisfaction, et pour la vôtre, prenez une fille de bonne famille, active, travailleuse, entendue ; non point élevée dans des idées de grandeur mais capable de tirer un bon parti d’un petit revenu. Trouvez une telle compagne le plus tôt possible, amenez-la à Hunsford, et j’irai lui rendre visite. » Permettez-moi, ma belle cousine, de vous dire en passant que la bienveillance de lady Catherine de Bourgh n’est pas un des moindres avantages que je puis vous offrir. Ses qualités dépassent tout ce que je puis vous en dire, et je crois que votre vivacité et votre esprit lui plairont, surtout s’ils sont tempérés par la discrétion et le respect que son rang ne peut manquer de vous inspirer.

Tels sont les motifs qui me poussent au mariage. Il me reste à vous dire pourquoi je suis venu choisir une femme à Longbourn plutôt que dans mon voisinage où, je vous assure, il ne manque pas d’aimables jeunes filles ; mais devant hériter de ce domaine à la mort de votre honorable père (qui, je l’espère, ne se produira pas d’ici de longues années), je ne pourrais être complètement satisfait si je ne choisissais une de ses filles afin de diminuer autant que possible le tort que je leur causerai lorsque arrivera le douloureux événement. (Dieu veuille que ce soit le plus tard possible !) Ces raisons, ma chère cousine, ne me feront pas, je l’espère, baisser dans votre estime. Et maintenant il ne me reste plus qu’à vous exprimer en termes ardents toute la force de mes sentiments. La question de fortune me laisse indifférent. Je sais que votre père ne peut rien vous donner et que mille livres placées à quatre pour cent sont tout ce que vous pouvez espérer recueillir après la mort de votre mère. Je garderai donc le silence le plus absolu sur ce chapitre et vous pouvez être sûre que jamais vous n’entendrez sortir de ma bouche un reproche dénué de générosité lorsque nous serons mariés.

— Vous allez trop vite, monsieur, s’écria Elizabeth. Vous oubliez que je ne vous ai pas encore répondu. Laissez-moi le faire sans plus tarder. Je suis très sensible à l’honneur que vous me faites par cette proposition et je vous en remercie, mais il m’est impossible de ne point la décliner.

— Je sais depuis longtemps, répliqua Mr. Collins avec un geste majestueux, qu’il est d’usage parmi les jeunes filles de repousser celui qu’elles ont au fond l’intention d’épouser lorsqu’il se déclare pour la première fois, et qu’il leur arrive de renouveler ce refus une seconde et même une troisième fois ; c’est pourquoi votre réponse ne peut me décourager, et j’ai confiance que j’aurai avant longtemps le bonheur de vous conduire à l’autel.

— En vérité, monsieur, cette confiance est plutôt extraordinaire après ce que je viens de vous déclarer ! Je vous affirme que je ne suis point de ces jeunes filles, — si tant est qu’il en existe, — assez imprudentes pour jouer leur bonheur sur la chance de se voir demander une seconde fois. Mon refus est des plus sincères : vous ne pourriez pas me rendre heureuse et je suis la dernière femme qui pourrait faire votre bonheur. Bien plus, si votre amie lady Catherine me connaissait, je suis sûre qu’elle me trouverait fort mal qualifiée pour la situation que vous me proposez.

— Quand bien même, répondit gravement Mr. Collins, l’avis de lady Catherine… Mais je ne puis imaginer Sa Grâce vous regardant d’un œil défavorable et soyez certaine que, lorsque je la reverrai, je lui vanterai avec chaleur votre modestie, votre esprit d’ordre et vos autres aimables qualités.

— Mr. Collins, toutes ces louanges seraient inutiles. Veuillez m’accorder la liberté de juger pour mon compte et me faire la grâce de croire ce que je vous dis. Je souhaite vous voir heureux et riche et, en vous refusant ma main, je contribue à la réalisation de ce vœu. Les scrupules respectables que vous exprimiez au sujet de ma famille sont sans objet maintenant que vous m’avez proposé d’être votre femme et vous pourrez, quand le temps viendra, entrer en possession de Longbourn sans vous adresser aucun reproche. Cette question est donc réglée.

Elle s’était levée en prononçant ces derniers mots et allait quitter la pièce quand Mr. Collins l’arrêta par ces mots :

— Lorsque j’aurai l’honneur de reprendre cette conversation avec vous, j’espère recevoir une réponse plus favorable ; non point que je vous accuse de cruauté et peut-être même, en faisant la part de la réserve habituelle à votre sexe, en avez-vous dit assez aujourd’hui pour m’encourager à poursuivre mon projet.

— En vérité, Mr. Collins, s’écria Elizabeth avec chaleur, vous me confondez ! Si vous considérez tout ce que je viens de vous dire comme un encouragement, je me demande en quels termes il me faut exprimer mon refus pour vous convaincre que c’en est un !

— Laissez-moi croire, ma chère cousine, que ce refus n’est qu’une simple formalité. Il ne me semble pas que je sois indigne de vous, ni que l’établissement que je vous offre ne soit pas pour vous des plus enviables. Ma situation, mes relations avec la famille de Bourgh, ma parenté avec votre famille, sont autant de conditions favorables à ma cause. En outre, vous devriez considérer qu’en dépit de tous vos attraits vous n’êtes nullement certaine de recevoir une autre demande en mariage. Votre dot est malheureusement si modeste qu’elle doit inévitablement contre-balancer l’effet de votre charme et de vos qualités. Force m’est donc de conclure que votre refus n’est pas sérieux, et je préfère l’attribuer au désir d’exciter ma tendresse en la tenant en suspens, suivant l’élégante coutume des femmes du monde.

— Soyez sûr, monsieur, que je n’ai aucune prétention à cette sorte d’élégance, qui consiste à faire souffrir un honnête homme. Je préférerais qu’on me fît le compliment de croire à ce que je dis. Je vous remercie mille fois de votre proposition, mais il m’est impossible de l’accepter ; mes sentiments me l’interdisent absolument. Puis-je parler avec plus de clarté ? Ne me prenez pas pour une coquette qui prendrait plaisir à vous tourmenter, mais pour une personne raisonnable qui parle en toute sincérité.

— Vous êtes vraiment délicieuse, quoi que vous fassiez ! s’écria-t-il avec une lourde galanterie, et je suis persuadé que ma demande, une fois sanctionnée par la volonté expresse de vos excellents parents, ne manquera pas de vous paraître acceptable.

Devant cette invincible persistance à vouloir s’abuser, Elizabeth abandonna la partie et se retira en silence.