Les Commencements de la vie de Molière

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Les Commencements de la vie de Molière
Revue des Deux Mondes, période initialetome 19 (p. 269-287).

LES COMMENCEMENS


DE


LA VIE DE MOLIÈRE.




Les notes qui suivent ont pour but principal d’éclairer et d’assurer le très petit nombre de renseignemens qu’on a pu rassembler sur les quarante premières années de la vie de notre grand comique, en les faisant concorder avec les faits publics et avérés de l’histoire, en y rétablissant d’une manière exacte les dates et les personnes qui s’y trouvent jusqu’ici confusément mêlées, tout cela sans aucune prétention de découvrir ce qui en est demeuré inconnu, mais non sans quelque espérance de redresser en plusieurs lieux ce que l’on en sait mal, ce qui en a été dit au hasard. Il y a, en effet, ici cette double singularité dans l’existence d’un homme qui a beaucoup écrit et que son métier a long-temps tenu en vue, qu’il n’a pas laissé une seule ligne de sa main, et que nul de ses contemporains, de ses amis, n’a rien recueilli, rien communiqué au public de sa personne. Les amateurs d’autographes savent douloureusement à quoi s’en tenir sur le premier point ; sur le second, il suffira de dire, pour le moment, que le premier ouvrage où l’on prétendait raconter la vie de l’auteur illustre, du comédien populaire, est de 1705, postérieur de trente-deux ans à sa mort, et qu’il commençait par ces mots : « Il y a lieu de s’étonner que personne n’ait encore recherché la vie de M. de Molière pour nous la donner. » De là il est résulté que, n’ayant pas à s’aider des ressources si précieuses de la correspondance privée, la biographie, qui, de sa nature, n’aime pas à s’avouer ignorante, n’a pu que ramasser, pour guider sa marche, des souvenirs lointains, des traditions incertaines dont les lacunes encore ont dû être remplies par des fables. Un autre malheur a voulu que cet historien tardif, qui se disait le premier, fût un homme sans nom, sans autorité, sans goût, sans style, sans amour au moins du vrai, un de ces besogneurs subalternes qui touchent à tout et gâtent tout ce qu’ils touchent, autorisés à leurs méfaits par la coupable apathie des honnêtes gens. Boileau, qui avait bien connu Molière, qui l’avait aimé, ce nous semble, plus qu’il n’aima homme du monde, Boileau vieilli vit le livre dont il est question, et se contenta d’écrire : « Pour ce qui est de la vie de Molière, franchement ce n’est pas un ouvrage qui mérite qu’on en parle. Il est fait par un homme qui ne savait rien de la vie de Molière, et il se trompe dans tout, ne sachant même pas les faits que tout le monde sait. » Que tout le monde sait ! c’est-à-dire que tout le monde de ce temps, que tous ceux qui avaient l’âge de Boileau savaient alors, partant que nous ne savons plus, parce que nul de ceux qui les savaient n’a pris soin de nous le dire. Après cela, le grand juge des œuvres littéraires crut infailliblement mort le livre qu’il avait condamné. Et ce livre lui a survécu, il a été vingt fois, trente fois réimprimé, il l’est d’hier ; il a fait un nom à son auteur ; il lui a procuré, qui pis est, de nombreux plagiaires, parmi lesquels sont de grands écrivains, qui ont rafraîchi, brodé, doré ses guenilles, étendu sur ses phrases un peu de français, sans se donner la peine de vérifier un seul des faits qu’il raconte, car c’est comme cela que se font les livres dans notre pays. Ainsi, entre autres, a procédé Voltaire, et il n’a eu vraiment que ce qu’il méritait, lorsqu’un libraire préféra, en 1734, à l’élégant résumé qu’il avait daigné faire d’une œuvre pitoyable, la version plus ample qu’en donnait un autre écrivain, digne, en effet, d’abréger le premier. Depuis 1705 jusqu’à nos jours, Le Gallois de Grimarest, celui dont Boileau ne voulait même pas qu’on parlât, est demeuré positivement le maître de la vie de Molière, la source de tant de notices, d’éloges et de remarques dont les éditions de ses œuvres se sont appauvries, et dernièrement, lorsqu’un biographe laborieux a voulu reprendre cette tâche si mal remplie, le travail de son prédécesseur séculaire a encore pesé sur lui, ne fût-ce qu’en lui imposant la fâcheuse nécessité de le contredire.

Grimarest pourtant, puisque Grimarest il y a, ne disait pas la vérité en avançant que personne, en 1705, n’avait encore donné la vie de Molière. En 1682 avait paru la première édition complète et posthume de ses œuvres, et en tête de cette publication était placée, sous le titre modeste de préface et sans nom d’auteur, une notice simple, courte, intéressante, que l’on sait maintenant avoir été écrite par un des camarades du comédien défunt et par un des amis du célèbre écrivain, les sieurs de la Grange et Vinot. Là, et presque nulle part ailleurs, se trouvent encore aujourd’hui les seuls renseignemens certains que l’on puisse accepter, les seuls peut-être, et cette conjecture est sérieuse, que Molière ait voulu laisser au public sur cette carrière de cinquante et un ans, dont l’éclat ne dura pas plus de quinze années, et que doit suivre une gloire immortelle.

Ce qui en est glorieux n’est pas cette fois de notre sujet ; nous voulons tâcher de démêler ce qui en est obscur.

I. 1622. — On peut tenir aujourd’hui pour constant que Molière naquit à Paris, non pas en 1620 ou 1621, mais le 15 janvier 1622 ; non pas sous les piliers des Halles, mais dans la rue Saint-Honoré, où demeurait son père ; qu’il était fils de Jean Poquelin, tapissier, et de Marie Cressé (non pas Boutet) sa femme. Notez que toutes ces indications fautives, démenties maintenant par des preuves, ne proviennent pas de ses premiers biographes, en quelque sorte testamentaires, mais de Grimarest et de ses copistes. C’est dans notre temps seulement qu’on s’est avisé d’employer, en faveur de l’exactitude historique, les mêmes voies, dont on se sert pour établir les droits des familles. Des actes authentiques ont été découverts, desquels il résulte : 1° que l’homme marié le 20 février 1662 à Armande-Gresinde Bejart (c’est-à-dire incontestablement Molière) était fils de Jean Poquelin et de feu Marie Cressé ; 2° que Marie Cressé, femme de Jean Poquelin, était morte le 11 mai 1632 ; 3° que, le 15 janvier 1622, était né un fils, nommé Jean, du mariage de Jean Poquelin et de Marie Cressé ; 4° qu’enfin le mariage avait été contracté le 27 avril 1621. Sur le vu de ces quatre actes ainsi disposés, et en remontant, comme il faut faire, du dernier aux précédons, il n’y a pas de juge qui ne délivrât une succession à qui les produirait. Il faut donc remercier celui qui les a cherchés avec une heureuse persévérance, et qui nous a véritablement rendu la généalogie de Molière.

II. 1637. — A l’époque de la naissance de son premier fils, Jean Poquelin, époux depuis neuf mois de Marie Cressé, était non pas, comme dit Voltaire, marchand fripier, mais tapissier, ce qui a toujours été, ce qui était surtout alors fort différent. Il ne faut qu’avoir vu quelques débris des ameublemens de ce temps-là, des tentures qui couvraient les murailles ou qui enveloppaient les lits, pour comprendre que ce n’était pas là un bas commerce, une pauvre et mesquine industrie. Toutefois il n’était pas encore valet de chambre tapissier du roi. Il ne le devint qu’en 1631 par transmission d’une charge qui était déjà dans la famille, et la survivance en fut assurée, l’an 1637, à son fils aîné, âgé alors de quinze ans. Ceci est encore de découverte récente ; mais on s’est étrangement mépris sur le sens de cette survivance obtenue du roi en faveur d’un héritier. On a voulu y voir une sorte de contrainte paternelle, qui condamnait d’avance le fils à un vil emploi, qui le vouait par anticipation au service domestique et lui traçait son humble destinée. Il y a tout autre chose, et bien mieux que cela, dans la précaution du père et dans la libéralité du roi. Faire pourvoir son fils en survivance de la charge dont il était devenu titulaire, c’était lui en transmettre dès-lors la propriété, le faire maître d’un patrimoine, empêcher qu’après la mort du père cette charge ne fût un bien perdu pour sa succession, l’héritier préféré s’en trouvant déjà saisi. C’était donc avantager celui-ci d’une chose certaine et solide, car, la mort du titulaire arrivant, le survivancier pouvait, à son choix, exercer la charge ou la vendre, en user ou en profiter. Et celle dont nous parlons n’était assurément pas de mince valeur, en raison surtout des privilèges d’exemption et de juridiction qui s’y trouvaient attachés, car les huit tapissiers, dont Jean Poquelin était l’un, faisaient partie des « officiers domestiques et commensaux de la maison du roi, » compris aux états enregistrés par la cour des aides ; ils avaient « titre de valet de chambre et ordinaire à leur table : » toutes choses fort propres à tenter la vanité d’un riche marchand sans nuire à ses affaires, puisque le service était seulement de trois mois avec « 300 livres de gages et 37 livres 40 sols de récompense. »

Sauf cette circonstance qui fait paraître, en 1637, le nom du jeune Poquelin dans un document public, on peut dire que rien, absolument rien, ne nous révèle l’emploi de ses premières années. Ce qui est fort probable, c’est que son père, bon bourgeois, marchand aisé, « honorable homme, » comme l’appelle, l’acte mortuaire de sa première femme, fit élever son fils de la même façon que le faisaient tous les hommes de sa condition, ce qui ne les ruinait pas, et rendait leurs enfans propres aux menues charges, aux lettres, au barreau, à l’église. C’est d’ailleurs ce que semble dire la notice de Lagrange et Vinot par ces mots tout simples qui suivent immédiatement la mention de sa naissance : « Il fit ses humanités au collége de Clermont. » Mais ceci était trop simple en effet. On y ajouta plusieurs circonstances fabuleuses, sur lesquelles la manie des phrases ne manqua pas d’enchérir encore, et le père Poquelin en devint la victime. Ce brave homme fut représenté comme une espèce de tyran niais, borné, stupide, qui voulait anéantir la pensée de son fils dans un ignoble apprentissage, qui ne le laissait pas regarder hors de « sa boutique, » et ne permettait pas qu’il apprît autre chose qu’à « lire, écrire et compter. » Cet abrutissement calculé du génie aurait duré quatorze ans, pendant lesquels le malheureux enfant n’aurait eu aucun rayon de ce qui se passait dans les régions de l’esprit, si sa bonne étoile ne lui eût donné un grand-père curieux de la comédie. Ce grand-père, du côté paternel d’abord, puis, quand on sut que l’aïeul Poquelin était mort en 1626, transféré au côté maternel, aurait arraché quelquefois son petit-fils à l’ennui de sa prison pour lui faire voir les acteurs et les pièces de l’hôtel de Bourgogne. Ce fut là, (lit-on, qu’à l’aspect des Belle-Rose, des Gauthier-Garguille, des Gros-Guillaume, des Turlupin, sa passion se déclara, et que, pour se mettre en état d’imiter, d’égaler, s’il se pouvait, de si beaux modèles, il demanda en pleurant et il obtint enfin, à force de prières, la permission d’étudier le grec, le latin, la philosophie au collége des jésuites. Il paraît certain qu’il suivit les cours de ce collége dans le même temps que le prince Armand de Conti, filleul du cardinal de Richelieu et frère du duc d’Enghien, depuis le grand Condé. Le prince de Conti avait sept ans de moins que Molière ; mais on sait que les fils de grande famille commençaient de bonne heure leurs études et les achevaient vite, pour se trouver plus tôt prêts aux gouvernemens, aux prélatures qui les attendaient. Ceci d’ailleurs est un fait confirmé par Lagrange et Vinot, dont il faut toujours respecter le témoignage, et, si la différence d’âge rend cette camaraderie étrange, elle ne suffit pas pour en établir l’impossibilité ; mais, ce qui est impossible en tout cas, c’est de la faire durer au-delà des premières études, des humanités proprement dites. La Gazette de France qui consigne, comme c’était son devoir, les moindres actes des princes, nous apprend que le prince de Conti soutint ses thèses de philosophie au collége des jésuites, le 28 juillet 1644, à l’âge de quinze ans, et à cette époque, ainsi que nous le verrons, Jean-Baptiste Poquelin, âgé de vingt-deux ans, était bien autrement avancé dans la vie. Il avait étudié la philosophie et le droit. Il était ou il allait se faire comédien.

III. 1642. — Ces quatre phases de sa jeunesse, humanités, philosophie, droit, théâtre, étaient tout ce qu’en avaient conservé, ou ce qu’avaient voulu en donner ses premiers biographes, ceux qui avaient vécu avec lui. Le biographe de 1705, qui n’en connaissait rien, a voulu en dire plus. « Quand Molière eut achevé ses études, écrit-il, il fut obligé, à cause du grand âge de son père, d’exercer sa charge pendant quelque temps, et même il fit le voyage de Narbonne à la suite de Louis XIII. » Il n’est pas bien sûr que Grimarest sût au juste ce que c’était que le voyage de Narbonne ; mais du moins il ne s’avançait pas jusqu’à en donner la date. Ceux qui l’ont copié ou abrégé, et Voltaire est de ce nombre, ne s’en sont pas tenus là ; ils ont bravement daté le fait de 1641. Il s’en est suivi que, pour l’usage particulier des vies de Molière depuis 1734 au moins jusqu’à ce jour, sans exception aucune, ce voyage assez notable, dont Cinq-Mars et de Thou ne revinrent pas, a gardé la date de 1641, tandis que partout ailleurs il figure avec assez d’éclat comme l’événement le plus terrible de l’année 1642, du 27 janvier au 23 juillet. Que Molière y ait accompagné le roi, c’est ce dont nous ne croyons rien, et nous le regrettons, parce qu’il s’y passa des choses dont nous aurions aimé à le voir témoin ; mais encore faudrait-il que sa présence en ce voyage, toute dénuée de preuves qu’on nous la donne, eût au moins une apparence de motif. Or, celui qu’avance Grimarest, « le grand âge de son père, » ne peut se soutenir, puisqu’il est certain que Jean Poquelin n’avait pas alors plus de quarante-six ans. Il est vrai que, pour rendre la phrase plus sonore, les copistes de Grimarest ont ajouté à la vieillesse des infirmités. « Son père, dit Voltaire, étant devenu infirme et incapable de servir ; » mais nous savons que ce père infirme servait encore en 1663 et ne mourut qu’en 1669. Or, ne voilà-t-il pas des gens bien informés pour nous obliger à croire, sur leur seule parole, une circonstance qui d’ailleurs ne produit rien, même dans leur récit ?

Quoi qu’il en soit du voyage de Narbonne, cette date de 1642, que nous rétablissons, nous a fait arriver au temps où Molière venait d’achever sa vingtième année. Ses classes finies, il étudia en droit ; Lagrange et Vinot nous le disent. Grimarest veut qu’il ait été reçu avocat. Nous en doutons fort, parce que le temps nous parait manquer à ce résultat naturel de ses études, et nous n’aurions, du reste, aucune répugnance à compter un homme d’esprit de plus parmi les déserteurs du barreau, où il en reste toujours assez. Ce qui est absolument certain, c’est que sa naissance, son éducation, la condition de ses parens, que l’on a voulu niaisement ravaler, semblaient tout naturellement le destiner à ce que nous appelons les professions libérales. La survivance qu’il avait obtenue, expliquée ainsi que nous l’avons fait, ne l’en écartait assurément pas. Sur ce point, nous avons le témoignage d’un contemporain, et, ce qui mieux vaut en pareil cas, d’un ennemi. Dès 1663, l’auteur des Nouvelles nouvelles, Douneau de Visé, écrivait ce qui suit au sujet de Molière : « Le fameux auteur de l’École des Maris, ayant eu dès sa jeunesse une inclination toute particulière pour le théâtre, se jeta dans la comédie, quoiqu’il se pût bien passer de cette occupation et qu’il eût assez de bien pour vivre honorablement dans le monde. » Or, il faut remarquer que ce bien devait lui être venu par héritage, que, par conséquent, son père vivant encore, il le tenait sans aucun doute de sa mère, morte en 1632, que la succession de celle-ci avait été partagée entre plusieurs enfans, et que la part de l’un d’eux le faisait passer pour riche dans Paris, où il était né, où mille gens l’avaient connu comme enfant, écolier et jeune homme.

IV. 1645. — Si l’on veut accorder aux études du droit le temps écoulé de 1642 à 1645, trois ans au plus, qui mènent Jean-Baptiste Poquelin jusqu’à l’accomplissement de sa vingt-troisième année, on atteindra l’époque où il se fit comédien. Ici, en effet, le doute est impossible. La troupe dont il fit partie ne dura qu’un an, et il y a preuve d’une pièce, représentée par elle, qui fut imprimée en 1645. Lagrange et Vinot nous apprennent fort bien ce qu’était cette troupe. « Il tâcha, disent-ils, de s’établir à Paris avec plusieurs enfans de famille, qui, par son exemple, s’engagèrent comme lui dans le parti de la comédie, sous le titre de l’Illustre-Théâtre. » il faut noter ici cette qualification « d’enfans de famille, » qui, sous la plume des deux amis, se rapporte exactement à ce que nous avons déjà cité de la main d’un envieux. Elle s’applique aussi parfaitement à trois de ses compagnons que nous connaissons, les deux frères Béjart et leur sœur Madeleine, dont le père était procureur au Châtelet. Ce qu’on voit ici d’ailleurs et ce que la suite prouvera mieux, c’est que la passion du jeune Poquelin, comme celle de ses camarades, ne tendait pas alors à quelque chose de plus qu’à jouer des rôles sur un théâtre, et non à composer des pièces comiques, héroïques ou tragiques. Elle se contentait, en 1645, d’un personnage dans «  l’Artaxerce » du sieur Magnon. Cette passion pourtant était-elle la seule qui entraînât notre apprenti légiste hors de la carrière que semblaient lui ouvrir sa condition et ses études ? Il serait assez facile d’en soupçonner une autre plus puissante encore sur un cœur de jeune homme ; mais un témoin du temps nous dispense positivement de la conjecture. Voici, en effet, ce qu’écrivait, onze ou douze ans après la courte vie de l’Illustre-Théâtre, un ou deux ans avant le retour de Molière à Paris, cet inestimable bavard de Tallemant des Réaux : « Je n’ai jamais vu jouer la Béjart (Madeleine) ; mais on dit que c’est la meilleure de toutes (nos actrices). Elle est dans une troupe de campagne. Elle a été (à Paris) dans une troisième troupe qui n’y fut que quelque temps. Un garçon, nommé Molière, quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre. Il en fut long-temps amoureux, donnait des avis à la troupe, et enfin s’en mit et l’épousa. » Il ne faut certainement pas demander une exactitude complète à l’homme qui déclare seulement ramasser des ouï-dire, et l’on s’explique facilement que, dans ce souvenir tiré de loin, la Faculté de Droit soit devenue la Sorbonne et la liaison publique de l’acteur avec l’actrice un mariage ; mais il en reste toujours ceci, que Madeleine Béjart avait joué quelque temps à Paris avec succès, et qu’il y avait été bruit de cette conquête qui lui avait donné un camarade, sinon un mari. Il pourrait encore résulter de ce passage de Tallemant que Molière serait entré dans la troupe où jouait la Béjart seulement après son départ de Paris ; mais nous avons assez de preuves du contraire, et c’est un fait absolument établi que Molière fit partie de l’Illustre-Théâtre à Paris en 1645, dans le même temps que Madeleine Béjart y paraissait avec éclat. Nous doutions seulement qu’il y eût figuré sous ce nom, devenu illustre, et que les contemporains, comme nous le verrons, hésitèrent si long-temps à lui donner ; mais un de nos amis, M. Paulin Paris, vient de nous fournir la certitude que nous cherchions. Dans un « recueil de diverses poésies, » imprimé en 1646, il a trouvé des « stances adressées au duc de Guise sur les présens qu’il avait faits de ses habits aux comédiens de toutes les troupes. » On pense bien que le poète finissait par demander pour lui-même une part de la glorieuse défroque ; pourtant il n’arrivait là qu’après avoir nommé ceux qui en avaient été déjà nantis, savoir : de la troupe du Marais, Floridor ; de celle du Petit-Bourbon, le Capitan ; de celle de l’hôtel de Bourgogne, Beauchâteau, et d’une quatrième troupe qu’il ne désigne pas autrement, « la Béjart, Beys et Molière. » Cette date de 1646 que porte le livre est encore confirmée ici par une circonstance relative au personnage qui venait de distribuer sa garde-robe. Le duc Henri de Guise, dont il est question, ne vit pas finir l’année 1646 à Paris. Dès le mois d’octobre, il partait pour Rome, et il ne revint en France, après avoir été chef d’une république et prisonnier de l’Espagne, qu’à la fin de 1652.

Il est donc constant que le jeune Poquelin prit en 1645, lorsqu’il monta sur les planches de l’Illustre-Théâtre, le nom qu’il porta toujours depuis. Il ne faisait en cela que se conformer à un usage de son temps, usage qui n’est pas, aujourd’hui même, entièrement perdu. Presque tous les acteurs d’alors que nous connaissons par leurs noms de théâtre, les Bellerose, les Floridor, cachaient sous ces pseudonymes euphoniques des noms plus ou moins vulgaires de bons bourgeois et d’honnêtes gentilshommes qu’ils avaient apportés en venant au monde bien heureux encore lorsque l’habitude de représenter dans la farce un personnage ridicule, accepté du public et sans cesse reproduit sous la même appellation, avec le même caractère et le même habit, ne leur imposait pas, pour tous les actes de leur vie, le sobriquet de leur rôle, comme il arriva aux Turlupin, aux Jodelet, comme il serait peut-être arrivé à Molière lui-même, s’il fût resté plus long-temps Mascarille ou Sganarelle. Quant au motif qui lui fit choisir ce nom parmi tant d’autres qu’il pouvait emprunter ou composer, personne ne l’a su, et, grace à Dieu, on n’a pas cherché à le savoir, ce qui nous a probablement épargné encore quelque sottise. Grimarest, que l’occasion aurait pu tenter, a tenu bon cette fois et se contente de dire que « jamais Molière ne voulut dire la raison de ce choix, même à ses meilleurs amis. » Pour le nom en lui-même, il avait bien les conditions de l’emploi auquel on le destinait ; il sonnait agréablement à l’oreille et se plaçait sans peine dans la mémoire. Il appartenait et il appartient encore à huit ou dix villages de France, parmi lesquels il y avait eu des seigneuries. Il avait été récemment porté, non sans gloire, par l’auteur de deux romans avant pour titre, l’un la Semaine amoureuse, l’autre Polixéne, dont le dernier surtout avait obtenu tous les honneurs réservés à ces sortes d’ouvrages, plusieurs éditions et des suites posthumes de différentes mains. En 1640, Antoine Oudin signalait parmi les bons livres quatre romans : l’Astrée, Polexandre, Ariane et Polixène ; en 1646, justement au temps où nous sommes, le sieur de Molière, mort depuis une vingtaine d’années, était si bien un écrivain de renom, que Puget de la Serre donnait, dans son Secrétaire à la mode, comme exemple de style, une lettre de cet auteur avec celles de Malherbe, des du Perron et des du Vair. Il faut dire en passant que Voltaire, par une de ces étourderies dont il était trop coutumier, a pris Polixène pour une tragédie, et lui a donné pour auteur un second Molière qu’il fait comédien. Dans la vérité, nous ne connaissons avant notre grand comique qu’un sieur de Molière qui ait eu de la réputation ; mais ce qui est beaucoup plus singulier, c’est que, dans le même temps où Jean-Baptiste Poquelin venait de prendre à Paris et portait dans une troupe de comédiens de campagne ce nom d’un auteur de romans presque contemporain, il y avait réellement un autre sieur de Molière, non pas obscurément perdu dans la foule, mais d’une incontestable notoriété, un de ces hommes dont il n’est pas permis d’ignorer l’existence, un musicien, un docteur ! Ce Molière-là, employé constamment dans les plus célèbres divertissemens de la cour, avait une fille douée des mêmes talens, de sorte que la rencontre de ces deux noms dans les ballets du roi, de 1654 à 1657, a trompé de nos jours un grave historien, prompt dans ses recherches, qui avait cru avoir mis le doigt sur notre Molière et sur sa femme. Au sujet de ce troisième Molière, nous ne citerons qu’un passage du gazetier en vers, Jean Loret, le précieux témoin des petites choses de ce temps ; il s’agit de la réception faite à la reine Christine, en 1656, dans le château de Chante-Merle, près d’Essonne :

Le lendemain, à son réveil,
Hesselin, esprit sans pareil,
Pour mieux féliciter sans cesse
Sa noble et glorieuse hôtesse,

Lui fit ouïr de jolis vers
Animés par de fort beaux airs,
Que, d’une façon singulière,
Avoit faits le sieur de Molière,
Lequel, outre le beau talent
Qu’il a de danseur excellent,
Met heureusement en pratique
La poésie et la musique.
(1656. Lettre 36, 9 septembre.)


L’association des « enfans de famille, » sous le titre de « l’Illustre-Théâtre, » à laquelle il nous faut revenir, n’eut pas « de succès, » et c’est en effet la seule mention portée au frontispice de la pièce de Magnon, jouée par cette troupe, qui compose toute son histoire. Elle exista en 1645. Un biographe a déjà fait justice d’une assertion de Grimarest, qui prétend que « le prince de Conti avait fait venir plusieurs fois dans son hôtel, » dès ce temps-là, Molière et ses compagnons pour jouer devant lui et recevoir ses encouragemens ; mais il n’a pas aperçu ce qui rendait le fait allégué tout bonnement impossible. Le prince de Conti, âgé de seize ans, avait soutenu, en 1644, ses thèses de philosophie. Destiné à l’église, c’est-à-dire au cardinalat, il étudiait, en 1645, la théologie. Son père vivait encore, avare, sévère et dévot, dans le logis duquel il demeurait. Ce n’était donc là ni un âge ni un état à tenir une joyeuse maison, à protéger des comédiens, à leur donner surtout assignation pour se trouver, dix ans plus tard, avec lui dans le Languedoc, où il était fort probable qu’il n’irait jamais. Le prince de Conti soutint ses premières thèses de théologie en Sorbonne, le 10 juillet 1646. Nous verrons ce qui lui arriva ensuite.

V. De 1646 à 1653. — Cette année 1646, suivant toutes les apparences, la troupe infortunée de « l’Illustre-Théâtre » avait quitté Paris pour « courir par les provinces du royaume, » comme disent Lagrange et Vinot, et elle courut si bien, que, pendant sept ans, elle ne laissa aucune trace. Ni Grimarest ni ses abréviateurs, Voltaire et La Serre de Langlade, n’ont trouvé à placer, dans cet intervalle, une seule indication de fait ou de lieu. Les recherches modernes ont voulu le remplir par plusieurs séjours en Guyenne, à Vienne, à Nantes et même à Paris. Celui de Guyenne n’est pas daté, et la courte mention qu’en donnent les biographies contient une singulière bévue. Les frères Parfaict avaient cité un manuscrit du sieur de Tralage, où il était dit que la troupe de Molière avait fait son coup d’essai à Bordeaux, et que M. d’Épernon, qui était alors gouverneur de Guyenne, l’avait fort goûtée. « M. d’Épernon » était bien dit, car le gouverneur de Guyenne, depuis 1643 jusqu’à 1651, était, en effet, Bernard de Nogaret, duc d’Épernon. Survint un biographe, qui, pour se montrer plus connaisseur en fait de gens, écrivit, en copiant ce passage, « le fameux duc d’Épernon. » Ceci devenait différent, car le plus fameux des deux seuls ducs d’Épernon qui soient dans l’histoire est, sans contredit, le père du second, Jean-Louis de Nogaret. Enfin le dernier commentateur de Molière, se déclarant encore plus savant que ses devanciers, désigna clairement ce protecteur de la troupe comique en Guyenne, « le duc d’Épernon, si fameux sous les règnes de Henri III et de Henri IV. » Or, ce duc était mort, à quatre-vingt-huit ans, le 13 janvier 1642. C’est là un exemple entre mille du danger où l’on se met et où l’on entraîne les autres en faisant entrer incidemment, dans une phrase qu’on emprunte, des faits historiques dont la mémoire ne fournit qu’une notion confuse, sans se donner la peine de les vérifier. Au reste, il est certain que le second duc d’Épernon, celui dont on a voulu parler, avait à son service une troupe de comédiens qui ne manquait pas de réputation. Le Roman comique en fait foi : « Notre troupe, dit le Destin (chap. II, 1ère partie), est aussi complète que celle du prince d’Orange ou de son altesse d’Épernon. » Peut-être était-ce celle de Molière. En tout cas, ce duc n’aurait pu l’employer que jusqu’au commencement de 1649, époque des troubles de Bordeaux, qui finirent par le mettre hors de son gouvernement. La présence de Molière à Vienne en Dauphiné n’a pas non plus de date. Elle est constatée dans un passage de la vie de Pierre de Boissat, écrite en latin par Nicolas Chorier ; mais il n’y a aucune raison impérieuse pour la placer à longue distance du temps où Molière habita Lyon, sa troupe vagabonde ayant pu fort bien ou s’arrêter à Vienne en venant à Lyon, ou faire une excursion de cette dernière ville dans la première. Son séjour à Nantes s’appuie sur une autorité plus formelle : elle résulterait d’un acte municipal où il est dit que, « le 23 avril 1648, le sieur Molière, avec ses comédiens et la troupe du sieur Dufresne, avait supplié très humblement messieurs (de la ville) leur permettre de monter sur le théâtre pour représenter leurs comédies. Sur quoi le bureau avait arrêté que la troupe desdits comédiens obtiendrait de monter sur le théâtre jusqu’au dimanche suivant (26 avril). » Avec ce peu de documens, et on n’en a pas davantage, on pourrait ainsi tracer le premier itinéraire de Molière dans les provinces, en supposant tantôt de longues, tantôt de courtes stations dans les différens lieux où l’on pouvait trouver des tréteaux pour étendre des planches et un toit pour couvrir des spectateurs : de Paris à Nantes, où on le voit en 1648 ; de Nantes à Bordeaux, d’où la guerre civile le fait déguerpir ; de Bordeaux, en s’arrêtant à Vienne, jusqu’à Lyon, où nous le retrouverons établi en 1653.

Nous avons exclu de cet itinéraire le retour à Paris, parce qu’il est évidemment supposé, et voici d’où vient cette invention des biographes modernes : ils avaient assez bien senti, sans trop savoir pourquoi, que la protection du prince de Conti et l’invitation de venir le joindre en Languedoc ne pouvaient se maintenir en l’année 1645, lors de l’existence de « l’Illustre-Théâtre. » Ils ont imaginé de reporter cette circonstance à cinq ans de la date qu’on lui avait donnée, ce qui la rendait plus vraisemblable. Pour cela, il fallait ramener Molière à Paris, où l’on savait vaguement que le prince était resté ; on l’y fit revenir en l’année 1650, et « jouer plusieurs fois la comédie, cette année-là, dans l’hôtel du prince de Conti. » Or, voici ce qui était advenu à ce prince depuis que nous l’avons laissé, en 1646, soutenant des thèses de théologie. Son père, dès la fin de 1646, était mort ; mais son jeune âge le laissait sous la tutelle de sa mère et d’un frère victorieux qui ne demandait qu’à garder pour lui seul tout le bien de la famille. Il avait donc continué, pourvu de riches abbayes, à se préparer pour le cardinalat, où son frère (1648) montrait grande impatience de le voir enfermé. Un événement imprévu l’avait tout à coup émancipé. Nommé généralissime des Parisiens révoltés (janvier 1649), il guerroya, tant bien que mal, trois mois durant, contre les troupes royales commandées par son frère, et, la paix faite avec le roi (avril), sa réconciliation opérée avec sa famille, la poursuite du cardinalat abandonnée, la cour rentrée à Paris (avril), il n’eut pas même le temps de s’établir dans la nouvelle condition qui lui était permise. Le 17 janvier 1650, il fut arrêté, avec son frère et son beau-frère de Longueville, pour garder prison, à Vincennes d’abord, puis à Marcoussis, ensuite au Hâvre, d’où il ne sortit que le 13 février 1651. Or, c’est justement ce temps de captivité, cette année 1650, que les biographes ont choisis pour lui donner un hôtel et du loisir, afin qu’il pût recevoir chez lui son ancien camarade de collége devenu comédien, y faire jouer sa troupe plusieurs fois, et lui assigner, maintenant avec toute sûreté, rendez-vous en cette province de Languedoc dont nous voyons qu’il s’approchait fort. Et cette grossière bévue n’a pas d’autre but, en effet, que de ne rien perdre de Grimarest, tandis que Lagrange et Vinot nous disaient si bien, si nettement, que depuis son départ de Paris, après le mauvais succès de « l’Illustre-Théâtre, jusqu’à son retour, en 1653, Molière n’avait pas cessé de courir les provinces ! »

VI. 1653. — Ici nous avons, toujours par Lagrange et Vinot, des nouvelles certaines de Molière. « Il vint à Lyon en 1653, et ce fut là qu’il exposa au public sa première comédie ; c’est celle de l’Étourdi. » D’où venait-il ? Nous n’en savons rien ; du dernier lieu sans doute où il avait trouvé à monter un théâtre, comme il faisait, ici et là, depuis sept ans. Mais ce qui rend son séjour à Lyon plus remarquable, ce qui fait que ses biographes discrets, mais intelligens, l’ont avec raison signalé, après avoir omis tous les autres, c’est que là, à l’âge de trente-un ans révolus, le comédien de campagne se déclara pour la première fois auteur dramatique. L’Étourdi, nous le connaissons, au moins par le texte qui en fut imprimé seulement dix ans après, en 1663. Pour ceux qui voudront, et cette tâche n’est pas la nôtre, étudier les développemens du génie de Molière, il faudra se rappeler que cet ouvrage n’est pas le début hâtif d’un jeune cerveau, mais l’essai réfléchi d’un talent qui a hésité long-temps à se produire. Du reste, et ceci regarde notre travail, il est impossible d’y rien découvrir qui ait trait aux mœurs du temps, aux événemens historiques, à la physionomie particulière d’une époque. La seule moquerie épisodique que l’on en puisse tirer ne s’adresse pas plus loin qu’aux officiers subalternes de justice, avec qui les comédiens de campagne avaient souvent affaire (acte IV, scène VII).

VII. De 1653 à 1658. — Molière était arrivé à Lyon en 1653. Il y donna l’Étourdi, peut-être la même année. Voici maintenant un témoin qui affirme l’y avoir vu et en être parti avec lui. Ce témoin est passablement mal famé, il y a un peu à rougir en l’écoutant ; mais enfin c’est le seul homme au monde qui se soit vanté par écrit d’avoir rencontré en son chemin le Molière de 1646 à 1658, le Molière comédien de campagne, cette figure courant tant de pays pour être regardée, et dont il n’est resté nulle part de souvenir. D’Assoucy (car il s’agit ici de ce joyeux épicurien que Chapelle a rendu infâme, que Boileau a écrasé d’un de ses vers) raconte donc, dans le récit de ses Aventures, que, s’étant mis en route pour aller de Paris à Turin, il prit le coche d’Auxerre, gagna Châlons, et descendit la Saône jusqu’à Lyon. Malheureusement il commence son livre par déclarer qu’il ne se rappelle pas bien « si ce fut en 1654 ou en 1655, » ce qui le rend, comme on voit, un guide assez incommode. Cependant, en suivant ses marches, ses séjours, ses disgraces, jusqu’à ce qu’on trouve une date, il n’est pas possible de douter que son départ de Paris n’ait eu lieu dans l’été de 1655. Arrivé à Lyon, suivant toute apparence, vers le mois de juillet, « ce qui m’y charma le plus, dit-il, ce fut la rencontre de Molière et de MM. les Béjart (les deux frères de Madeleine). Comme la comédie a des charmes, je ne pus si tôt quitter ces charmans amis, et je demeurai trois mois à Lyon. » Ces trois mois passés, et à la suite de quelques mésaventures dont nous n’avons par bonheur nul besoin de parler, il renonça, pour cette année-là, à passer les monts, et, « comme Molière fut commandé avec sa troupe pour aller divertir, à Pezenas, les états de Languedoc, » il s’embarqua sur le Rhône avec les comédiens qui, depuis Avignon, où il perdit tout son argent, voulurent bien le défrayer, le nourrir, l’emmener à Pezenas, « et ne se lassèrent pas de l’y voir à leur table tout un hyver. » En ce même lieu de Pezenas, Molière retrouvait enfin, mais cette fois sans aucun doute et sans anachronisme, un ami de meilleure compagnie, le prince de Conti. Celui-ci avait eu aussi d’étranges fortunes depuis l’époque où nous avons vu que Molière n’avait pu renouer connaissance avec lui. Sorti de prison en février 1651, dès le mois de septembre suivant il lui avait fallu quitter Paris pour aller faire la guerre civile en Guyenne, ce qui dura jusqu’à la fin de juillet 1653. Le traité qui fut conclu alors lui permit de résider dans le royaume en une maison qui lui appartenait, à Pezenas ; mais il n’y fit pas, en ce temps, longue demeure. Dans les derniers mois de 1653, on le vit s’acheminer en pleine liberté et en bonne humeur par Montpellier, Vienne et Lyon, vers Paris, où il venait épouser la nièce du ministre contre lequel il avait pris les armes. Marié le 22 février 1654, et pourvu du gouvernement de Guyenne, il quitta la cour et sa femme dès le 26 mai pour aller commander l’armée de France en Roussillon. Après la campagne, et lorsqu’on l’attendait à Paris, il reçut du roi une commission expresse à l’effet de présider les états de Languedoc, qui s’ouvrirent le 7 décembre à Montpellier. L’année suivante, le 5 mai, il quitta Montpellier, où il parait qu’il avait passé tout l’hiver avec sa femme, et retourna en Roussillon, d’où il était revenu le 20 octobre 1655 à Narbonne, se rendant à Pezenas. Ces dates établies, il est facile de trouver par conjecture, car c’est tout ce qui est permis, où put se faire la rencontre des deux anciens compagnons d’études. Le prince de Conti, délivré de la pénitence temporaire qui le retenait à Pezenas, passa par Lyon vers la fin de 1653 ou dans les premiers jours de 1654. Il y séjourna, et rien n’empêche de croire que Molière soit allé le saluer, qu’il en ait reçu bon accueil, que même, si le titre de la pièce ne lui faisait pas peur, le prince ait assisté à une représentation de l’Étourdi. Il ne put pas être encore question à cette époque du Languedoc, parce que le prince n’avait alors aucune promesse du gouvernement de cette province qui appartenait au duc d’Orléans, oncle du roi, parce qu’il n’eut en effet ce gouvernement qu’en 1660, après la mort de Gaston, et que la commission qui lui fut donnée en 1654, à lui gouverneur alors de Guyenne, fut le produit d’une résolution subite, causée par l’importance des affaires qu’on voulait faire décider aux états, et par sa présence sur les lieus au retour du Roussillon. Ce temps arrivé, il ne parait pas que le prince ait appelé Molière aux états de Montpellier, ni dans cette ville, où il passa l’hiver de 1654 à 1655, et nous avons vu que, dans l’été de 1655, d’Assoucy trouva encore, heureusement pour lui, la troupe comique à Lyon. Il est fort possible pourtant qu’une négociation se soit entamée dès-lors entre le prince et le comédien, de Montpellier à Lyon, pour déterminer celui-ci à venir en Languedoc, aux états prochains, et lui promettre tout ce que Lagrange et Vinot nous apprennent qu’il obtint, « des appointemens à sa troupe et un engagement au service du prince, tant auprès de sa personne que pour les états de Languedoc. » Ainsi s’explique comment Molière aurait quitté Lyon dans l’automne de 1655, « commandé pour les états de Languedoc, » qui se tenaient cette année à Pezenas, le prince de Conti y étant revenu de sa seconde campagne en Roussillon.

De ces états et de l’hiver de 1655 et de 1656, nous ne savons rien en ce qui concerne Molière, si ce n’est qu’il hébergea et nourrit d’Assoucy, pour qui ce fut « une Cocagne. » Quant au prince de Conti, dès le printemps de 1656, il avait quitté la province pour se rendre à la cour, et nous n’avons plus à le revoir en Languedoc. Molière y demeura, allant de ville en ville, à commencer par Narbonne, où d’Assoucy le conduisit et le quitta pour aller de sa personne à Montpellier chercher cette fâcheuse aventure qui a flétri son nom. L’automne de cette année ramenait une session des états qui se tint à Béziers et y fit venir Molière. Lagrange et Vinot nous disant que « la seconde comédie de Molière fut représentée aux états de Béziers, » le Dépit amoureux doit nécessairement prendre pour date l’an 1656 ou l’hiver de 1656 à 1657.

Il y a ici toutefois à remarquer deux circonstances singulières dont on pourrait faire des objections. D’Assoucy raconte qu’après son aventure de Montpellier, qu’il date lui-même ailleurs de 1656, il passa l’hiver suivant à Béziers, où se tenaient les états. Il dit bien, et cela pour s’en plaindre, qu’il n’y trouva plus « ce prince qui donnait des écus à milliers ; » mais il ne fait aucune mention de ce bon Molière, son ancien hôte, ni de sa troupe, ni de ses pièces, ni de sa table. Ensuite Chapelle, dont le voyage, si heureusement raconté, est, sans aucune contestation possible, de 1656, et se termine à Lyon vers le milieu de novembre, Chapelle, l’ami d’enfance de Molière, suivant tous les biographes, parcourant dans l’automne les villes du Languedoc, ne paraît avoir cherché ni rencontré nulle part dans cette province ce camarade de philosophie, maintenant acteur et poète, qui, là au moins, devait faire quelque bruit. Et ce n’est pas que son compagnon de voyage et lui évitassent la comédie. Ils s’y plaisaient au contraire et ils la fréquentèrent volontiers à Carcassonne, où ils venaient pour cela de Penautier. « La comédie, disent-ils, fut aussi un de nos divertissemens assez grands, parce que la troupe n’était pas mauvaise et qu’on y voyait toutes les dames de Carcassonne. » S’il nous était prouvé, ce dont nous ne doutons guère, que la troupe de Molière fût la seule qui jouât cette année-là en Languedoc, le silence dédaigneux de Chapelle sur le principal acteur de cette troupe serait assurément fort étrange. Pour ce qui est de d’Assoucy, on peut croire à toute force que les comédiens, et surtout les comédiennes de Béziers, se soucièrent peu d’accueillir le héros de l’aventure récemment arrivée à Montpellier, et le tinrent à telle distance qu’il n’eût pas à se vanter d’avoir passé encore un hiver en même lieu ; mais faudra-t-il croire aussi que Chapelle ait craint de se compromettre en nommant Molière aux nobles amis à qui s’adressa son Voyage ?

Quoi qu’il en soit, nous avons le Dépit amoureux, représenté pour la première fois aux états de Béziers, et, les états du Languedoc s’étant ouverts le 17 novembre 1656 à Béziers, nous voyons Molière toujours lent, timide à produire, mettant trois ans d’intervalle entre deux ouvrages, sans que le progrès de l’un à l’autre soit fort notable. Ici encore, du reste, on ne saurait signaler aucune intention de satire contemporaine, si ce n’est peut-être le passage où un bretteur, du nom de la Rapière, vient offrir ses services à Éraste, qui les refuse avec mépris. Un des meilleurs services qu’avait rendus le prince de Conti aux états de Montpellier, moins de deux ans avant l’époque où nous sommes, était d’avoir obligé, non sans peine, la noblesse de Languedoc à souscrire la promesse d’observer les édits du roi contre les duels. Cette disposition pacifique contrariait singulièrement (comme le remarque Loret, lettre de février 1655) les gentilshommes à maigre pitance qui se faisaient un revenu de leur assistance dans les rencontres meurtrières, et la scène ni de l’acte V pourrait bien regarder ces spadassins récalcitrans.

Dans les faits qui précèdent et qui sont enchaînés l’un à l’autre par l’ordre impérieux du temps, il ne nous a pas été possible de placer l’offre faite à Molière, suivant Grimarest, par le prince de Conti de le prendre pour secrétaire en remplacement de Sarrasin, non plus que le beau discours de Molière en refusant cette place, qui fut donnée, dit Grimarest, sur le refus de celui-ci, à M. de Simoni. La vérité est que Jean-François Sarrasin, secrétaire des commandemens du prince de Conti, mourut à Montpellier au mois de décembre 1654, lorsque Molière était encore à Lyon, et que la même « gazette » qui annonçait sa mort fit connaître le nom de son successeur, le sieur de Guilleragues. D’Assoucy nous apprend aussi qu’en arrivant à Pezenas avec Molière, il trouva M. de Guilleragues installé dans ses fonctions, à telles enseignes qu’il en reçut de l’argent.

La troupe de Molière, qui était venue en Languedoc l’an 1655, qui s’y était maintenue, après le départ du prince de Conti, pendant toute l’année 1656, y passa encore, à ce qu’il parait, tout le temps de l’année 1657, et ce fut seulement en 1658 (Lagrange et Vinot) que « les amis de Molière lui conseillèrent, » non pas de venir à Paris, nais « de s’en approcher, » de se poster au moins dans une ville voisine pour donner à ceux qui lui voulaient du bien le temps et le moyen de « l’introduire à la cour. » Une partie de son itinéraire nous a été conservée. « Il passa le carnaval à Grenoble, en partit après Pâques (1er avril), et vint s’établir à Rouen. » Pendant qu’il faisait ce circuit assez long, et dans lequel on peut supposer bien des haltes, le prince de Conti, à côté duquel les biographes le placent toujours comme auprès du patron le plus sédentaire, qui avait quitté le Languedoc depuis deux ans, qui en avait passé un à la cour et l’autre à la guerre en Italie, s’éloignait de Paris (mai 1658) et allait prendre possession de son gouvernement de Guyenne, d’où il revint pour voir accoucher sa femme (6 septembre). Six semaines après, Molière obtenait la permission de se montrer devant le roi, et il est assez probable que, pour cela, la protection du prince ne lui fut pas inutile ; mais il était temps qu’il s’en servît de manière à pouvoir plus tard s’en passer, car, moins de quatre ans après, ce même prince, si bon compagnon, qui avait eu Sarrasin pour secrétaire et Bussy-Rabutin pour confident, devenu enfin gouverneur de Languedoc, s’était fait dévot à outrance, et voici ce qu’en écrivait Racine, alors à Uzès, le 5 juillet 1662 : « Une troupe de comédiens s’était venue établir dans une petite ville proche d’ici ; il les a chassés, et ils ont repassé le Rhône. »

Le prince de Conti n’en était pas là en 1658, et tout porte à croire que Molière dut en effet à sa recommandation le jeune et puissant appui qu’on vit alors se déclarer en sa faveur. Le roi avait un frère âgé de dix-huit ans, jouvenceau de folâtre humeur, en ce temps le favori des belles dames dont il partageait les jeux, les goûts et les parures. On lui fit venir l’envie d’avoir aussi, comme le roi, une troupe de comédiens, et celle de Molière fut admise à faire son essai « devant leurs majestés et toute la cour sur un théâtre que le roi avait fait dresser dans la salle des gardes du vieux Louvre. » Cet événement, d’une si grande suite pour la gloire de notre pays, eut lieu le 24 octobre 1658, l’avant-veille du jour où le roi allait partir pour un voyage qui dura trois mois ; mais il est certain que l’apparition des nouveaux comédiens ne fut pas signalée hors de la noble enceinte où ils figurèrent : le bruit n’en vint pas même jusqu’à Loret, et la gazette en prose, qui avait eu soin d’apprendre au public que le roi était allé visiter (16 octobre) une baleine amenée du pays basque à Chaillot, ne dit pas un seul mot de Molière et de ses acteurs. On sait, du reste, que la pièce jouée par eux fut le Nicomède de Corneille l’aîné, et que Molière eut l’heureuse idée d’achever le spectacle par « un de ces petits divertissemens qui lui avaient acquis quelque réputation et dont il régalait les provinces. » Le Docteur amnoureux, farce en un acte, choisie dans le nombre de cinq ou six du même genre, à peine écrites sans doute, et dont la mémoire des comédiens était chargée, fit rire aux éclats l’illustre assemblée, et c’est peut-être là ce qui nous a valu tant de chefs-d’œuvre. La troupe de Molière y gagna l’honneur de s’appeler désormais dans Paris la « troupe de Monsieur, frère unique du roi. »

Trente-six heures après ce début, il n’y avait plus rien de la cour à Paris. Restait la ville, mais occupée de bien autre chose, car elle avait la baleine, et elle attendait, du même lieu d’où arrivait Molière, de Rouen, un objet bien plus digne de sa curiosité, un géant, que deux valets de pied du roi avaient permission de montrer pour quinze sous au bout du Pont-Neuf. Le nouveau chef de troupe s’établit sans fracas dans le droit qu’on lui avait accordé. Depuis quelques années, les comédiens italiens du sieur Torelli avaient obtenu de donner leurs représentations dans la salle inoccupée du Petit-Bourbon. Comme ils ne jouaient pas tous les jours, Molière eut permission d’alterner avec eux, et, sans perdre de temps, dix jours après avoir joué devant le roi, dans Paris dépeuplé de princes et de seigneurs, devant le public vulgaire qui pouvait être attiré par un troisième Théâtre-Français, Molière fit paraître, non plus seulement le comédien débitant un rôle, mais l’auteur représentant son œuvre, Mascarille dans l’Étourdi (3 novembre). Le Dépit amoureux vint ensuite, et chaque soir aussi, sans doute, quelqu’une de ces petites comédies plaisantes dont un échantillon avait si bien réussi. Tout cela s’était fait néanmoins sans beaucoup de retentissement, lorsqu’enfin la cour revint de Lyon, où le roi était allé chercher pour femme une fille de Savoie, et où on était venu lui offrir l’infante d’Espagne avec la paix. Le retour eut lieu le 28 janvier 1659. Le 12 du mois suivant, le jeune patron de la nouvelle troupe voulut visiter chez eux ses comédiens, et Molière put enfin se voir désigné, non pas encore par son nom, dans une feuille imprimée à Paris. Voici ce qu’écrivait Loret le 15 février 1659 :

De notre roi le frère unique
Alla voir un sujet comique
A l’hôtel du Petit-Bourbon,
Mercredi, que l’on trouva bon,
Que les comédiens jouèrent,
Et que les spectateurs louèrent.

Ce prince y fut accompagné
De maint courtisan bien peigné,
De dames charmantes et sages,
Et de plusieurs mignons visages.
Le premier acteur de ce lieu,
L’honorant comme un demi-dieu,
Lui fit une harangue expresse
Pour lui témoigner l’allégresse
Qu’ils reçoivent du rare honneur
De jouer devant tel seigneur.

À ce moment, Molière avait trente-sept ans accomplis. Il en avait employé treize à courir les provinces, à réciter, partout où on avait pu lui prêter un jeu de paume, une grange, un hangar, les rôles qui lui étaient dévolus dans les œuvres dramatiques des auteurs de ce temps. Il avait produit seulement de lui-même, outre ces joyeuses farces où il excellait, deux comédies, qui réellement ne se distinguaient de son bagage d’emprunt que par des saillies de vérité plaisante, des traits de caractère bien saisis et une verve puissante de naturel dans le dialogue, distinction bien facile à trouver aujourd’hui que ses immortels chefs-d’œuvre servent en quelque sorte de commentaires à ses essais. Comédien déjà vieilli, auteur peu fécond et osant peu, avec tout ce passé derrière lui, dont nous ne savons rien, mais où il dut y avoir, sinon des torts, au moins des chagrins et des misères, le voilà revenu dans Paris, où c’est à peine si l’on peut se souvenir de sa jeunesse, où nous ignorons encore si sa famille le reconnaît et l’accueille. Il s’y montre d’abord à la cour comme acteur tragique ; puis, sur le théâtre dont on lui concède une moitié, il fait connaître au public de la ville ses deux pièces usées par la province. Après trois mois de représentations, le curieux Loret, Loret qui n’est pas dédaigneux, tant s’en faut, ne semble connaître ni son nom, ni ses ouvrages, et c’est encore ici, souvenons-nous-en bien, le seul témoin de ce qui était alors actuel, le seul qui parle du fait de la veille, tellement seul, que le témoignage par nous transcrit était resté jusqu’à présent inaperçu.

Pourtant Molière a un théâtre, un protecteur, un titre à mettre sur son affiche. La troupe des comédiens de Monsieur n’est, il est vrai, que la troisième dans cette heureuse ville de Paris. Avant elle sont établies, d’abord celle de l’hôtel de Bourgogne, « la troupe royale, » dont l’ancienne popularité vient d’être rajeunie par l’acteur Floridor, successeur de Bellerose, et par le glorieux réveil de Corneille l’aîné (24 janvier) dans la tragédie d’OEdipe ; puis celle du Marais, où Jodelet figure encore, et que semble soutenir l’inépuisable fécondité de Corneille le jeune. Toute une année se passa ainsi à lutter contre les deux théâtres rivaux avec un vieux répertoire et des comédiens inconnus. Seulement, et c’est Loret qui nous l’apprend, un déserteur de la troupe du Marais passa dans celle de Molière :

Jodelet a changé de troupe,
Et s’en va jouer tout de bon
Désormais au Petit-Bourbon.
(Lettre du 26 avril 1659.)

Et c’est ce qui nous expliquera comment le personnage dont cet acteur avait reçu son nom va paraître une fois dans un ouvrage de Molière. Pendant ce temps, l’hôtel de Bourgogne, à lui seul, après l’OEdipe de Corneille, avait donné la Clotilde et le Frédéric de Boyer, le Bélisaire de la Calprenède, l’Arie et Pétus de Gilbert, sans qu’aucun de ces fameux auteurs, qui faisaient deux ou trois tragédies par an, osât confier un ouvrage au théâtre nouveau, sans que « le premier acteur du lieu » parût avoir ressenti un nouvel accès de ce talent créateur que Lyon et Béziers avaient connu. Paris, d’ailleurs, était devenu aussi vide qu’il pouvait être. Tout ce qui suivait la cour avait pris le chemin des Pyrénées, où le principal ministre (25 juin) était allé conclure la paix, où le roi (28 juillet) allait recevoir sa femme. Ceux qui avaient des gouvernemens sur le long chemin que la cour devait parcourir étaient à leur poste, les magistrats et les financiers dans leurs châteaux, les bourgeois aux champs ; mais la joie et l’espérance animaient la population laborieuse de la ville, condamnée à n’en pas sortir. On venait d’y apprendre (14 novembre) que la paix était signée avec l’Espagne. En même temps, la rentrée du parlement, qui allait rouvrir ses audiences (24 novembre), y ramenait la nombreuse clientelle des tribunaux. Ce fut alors seulement que Molière se hasarda, plus d’un an après son installation dans la salle du Petit-Bourbon, à représenter une pièce nouvelle de son invention, non pas un grand ouvrage élaboré en vers, mais encore « un de ces petits divertissemens » où l’on voulait bien reconnaître qu’il excellait. Il ne faut pas lui donner d’ailleurs plus de mérite qu’il n’en eut dans le choix de son sujet. Déjà les comédiens italiens avaient représenté sur leur théâtre une pièce écrite en leur langue par l’abbé de Pure, et ayant pour titre les Fausses Précieuses. Que Molière n’ait pas eu besoin de copier l’abbé de Pure, comme ses ennemis le dirent, c’est ce dont nous sommes pleinement certains ; mais toujours est-il que, sur cette partie des mœurs de son temps, la première qu’il ait osé aborder, une autre moquerie avait précédé, avait encouragé la sienne.

Tous les contemporains de Molière savaient fort bien, et tous ont dit que les Précieuses ridicules avaient été représentées, pour la première fois, à Paris, le 18 novembre 1659. Le biographe de 1705 s’avisa de mettre cette pièce au nombre de celles que Molière avait rapportées de la province, et, chose incroyable, Voltaire, avec le sens délicat que nous lui connaissons, l’homme le plus capable assurément de sentir et de démontrer pourquoi un tel ouvrage n’avait pu être inspiré ou goûté ailleurs qu’à Paris, Voltaire accepta sans examen la sottise de Grimarest. Heureusement le fait contraire n’a pas besoin d’être prouvé ; il est notoire, et Lagrange et Vinot n’ont eu qu’à recueillir le souvenir public lorsqu’ils ont écrit : « En 1659, M. de Molière FIT la comédie des Précieuses ridicules. » Nous n’avons pas les mêmes motifs pour repousser deux anecdotes qui se trouvent partout au sujet des Précieuses ; l’une est celle du vieillard qui se serait écrié : « Courage, Molière, voilà la bonne comédie ! » mais elle nous a tout l’air d’avoir été faite après coup ; elle date de 1705, et, ce qui est pis, elle vient de Grimarest. Quant à celle où l’on fait figurer et même parler Ménage, d’après le Ménagiana, qui est de 1693, outre que tous les anas nous sont suspects, nous y remarquons de singulières bévues sur les personnages accessoires, qui ôtent toute autorité au récit. On y fait dire à Ménage : « J’étais à la première représentation des Précieuses ridicules. Mlle de Rambouillet y était, Mme de Grignan, tout le cabinet de l’hôtel Rambouillet. » Or, à cette époque, Mlle de Rambouillet était, depuis quatorze ans, Mme de Montausier, et elle n’avait pas manqué de se rendre à Angoulême avec son mari. Mme de Grignan avait suivi le sien en Provence. A la place de ces deux faits, qu’on est las de lire et qui viennent de source fort équivoque, nous en donnerons un que personne n’a encore aperçu dans un livre imprimé en 1664. Il paraîtrait, d’après le Dictionnaire des Précieuses, qu’un homme puissant, ami des dames qui pouvaient se croire intéressées dans les rires excités par la comédie nouvelle, en défendit la représentation pendant quelques jours, ce qui eut seulement pour effet d’augmenter la foule et les applaudissemens quand la pièce fut reprise. Il nous reste d’ailleurs, toujours dans les documens contemporains, un témoignage précieux et naïf du plaisir que causa, lors de son apparition, la comédie des Précieuses. C’est encore celui du bon Loret, qui, peu de jours après la première représentation, conduit au Petit-Bourbon par le bruit d’un succès joyeux et avec le chagrin d’y payer sa place, nous raconte ainsi ce qu’il a vu, de ses yeux vu, à peu près la veille du jour où il écrit :

Cette troupe de comédiens,
Que MONSIEUR avoue être siens,
Représentant sur leur théâtre
Une action assez folâtre,
Autrement un sujet plaisant
A rire sans cesse induisant,
Par des choses facétieuses,
Intitulé : LES PRÉCIEUSES,
Ont été si fort visités
Par gens de toutes qualités,
Qu’on n’en vit jamais tant ensemble
Que ces jours passés, ce me semble,
Dans l’hôtel du Petit-Bourbon.
Pour ce sujet, mauvais ou bon,
Ce n’est qu’un sujet chimérique,
Mais si bouffon et si comique
Que jamais les pièces du Ryer
Qui fut si digne de laurier,
Jamais l'OEdipe de Corneille
Que l’on tient être une merveille,
La Cassandre de Bois-Robert,
Le Néron de monsieur Gilbert,
Alcibiade, Amalazonte, (de M. Quinaut)
Dont la cour a fait tant de compte,
Ni le Frédéric de Boyer,
Digne d’un immortel loyer,
N’eurent une vogue si grande,
Tant la pièce semble friande
A plusieurs tant sages que fous !
Pour moi, j’y portai trente sous ;

Mais, oyant leurs fines paroles,
J’en ris pour plus de dix pistoles.
(Lettre du 6 décembre 1659. « Apostille. »)

Tout est d’une rare valeur dans ce feuilleton qui date bientôt de deux siècles, et la confusion des auteurs, et le rassemblement des pièces alors en crédit, et l’absence encore cette fois du nom de l’auteur qui, jouant le rôle de Mascarille, ne s’appelait pas autrement pour les spectateurs, et la joie candide de ce brave Loret, homme aussi spirituel qu’un autre, qui s’est amusé pour plus que son argent et qui le dit sans aucun souci d’appréciation littéraire, et surtout la certitude que ces lignes rimées ont été lues dès le lendemain par Molière, dont elles auront réjoui le cœur. Six semaines après, ce fut bien une autre épreuve pour son ambition. Il se trouva menacé de voir son rouvre « imprimée malgré lui, ou d’avoir un procès. » Il choisit en effet le plus doux parti, il consentit à recevoir pour les Précieuses un honneur qu’il n’avait donné ni à l’Étourdi, ni au Dépit amoureux, et il accompagna d’une préface plaisante cette édition (achevée d’imprimer le 20 janvier 1660), où l’auteur parlait et n’était pas nommé.

Six mois plus tard, le 28 mai, toujours sur le théâtre du Petit-Bourbon, toujours pendant l’absence de la cour, la troupe des comédiens de Monsieur, diminuée de Jodelet qui venait de mourir (fin de mars), mais qui se trouvait déjà dignement remplacé par Gros-René, représenta une autre pièce de son auteur, pièce en un acte seulement, mais en vers, et ayant pour titre : Sganarelle, ou le Cocu imaginaire. On sait, d’un témoin du temps, qu’elle fut jouée quarante fois de suite, c’est-à-dire pendant plus de trois mois, trois jours par semaine. Recueillie par la mémoire d’un spectateur qui obtint un privilège pour l’imprimer, sans qu’il y fût question de l’auteur, elle fut publiée en août 1660. La dédicace, fort originale, de celui qui l’avait dérobée à celui qui l’avait faite, paraît avoir été ajoutée plus tard, et l’auteur y est nommé « de Molier. » Ce qui est le plus à remarquer dans cette comédie, simple canevas italien brodé d’excellens vers que faisait valoir davantage l’admirable jeu de l’acteur, c’est ce nouveau personnage introduit cette fois par Molière, et dont il semblait vouloir prendre désormais la figure. Mascarille avait fait son temps : valet de l’Etourdi et mystificateur hardi des Précieuses, Mascarille nous représente la jeunesse de Molière qui s’en allait tantôt passée. A l’âge de trente-huit ans et plus, il lui fallait un caractère plus mûr, moins pétulant, moins moqueur. Sganarelle est dans ces conditions, et, quoique Molière doive bientôt prendre son essor fort au-delà de ces rôles à physionomies connues, revenant toujours les mêmes dans des actions différentes, il est certain que sa pensée était alors de s’approprier celui-ci et de le faire reparaître souvent ; nous le reverrons dans l’École des Maris.

Mais, pendant que Mascarille et Sganarelle divertissaient la ville, les grands événemens qui en avaient éloigné tout un an la cour venaient d’être consommés. La paix était accomplie, le mariage du roi conclu, et Paris préparait ses plus brillantes fêtes pour la réception du couple royal. Ce n’était pas là un bon temps pour les théâtres, car le spectacle était partout, sur les places publiques, dans les palais, dans les hôtels, plus brillant, plus somptueux, plus animé que ne pouvaient l’offrir les faibles imitations d’une scène mesquine. Sganarelle avait paru le 28 mai ; le 26 août, Paris vit l’entrée du roi et de la reine. Puis, quand on pouvait espérer que l’épuisement des réjouissances publiques aurait ramené aux comédiens des spectateurs, le théâtre lui-même (11 octobre) tomba sous le marteau des architectes. On était alors dans une extrême impatience de voir le Louvre achevé ; les plans demandaient surtout à démolir, et la salle du Petit-Bourbon fut emportée dans un alignement. La troupe délogée alla, sous la protection de son jeune patron, demander asile au monarque heureux, qui dans ce moment ne pouvait rien refuser. Il lui accorda place dans un logis royal. Le palais donné à Louis XIII moribond par le cardinal de Richelieu mourant, et qu’on n’habitait déjà plus, avait une salle de spectacle autrefois magnifique, maintenant abandonnée, celle qu’avait inaugurée Mirame (1641). Le roi permit aux comédiens de son frère de s’y établir. Les réparations et les arrangemens qu’il fallut y faire demandèrent plus de temps qu’il n’avait d’abord paru nécessaire, et, au lieu de pouvoir jouer après la Toussaint, il fallut attendre jusqu’au 20 janvier (1661). Dans cet intervalle, les comédiens n’eurent d’autre ressource que d’aller se montrer, comme c’était d’ailleurs l’usage, chez les gens de cour ou de finance qui voulaient donner la comédie à leurs conviés. Une de ces « visites » mérite bien, à notre avis, de sortir de l’oubli volontaire où on l’a laissée. Le mardi 26 octobre 1660, le cardinal Mazarin étant malade dans sa chambre à coucher du Louvre, étendu sur sa chaise, au dos de laquelle le roi debout était appuyé, vit représenter devant lui, par les comédiens de Monsieur, l’Étourdi et les Précieuses ridicules ; après quoi, dit Loret que nous mettons cette fois en prose, son éminence fit donner à « Molier » mille écus pour lui et ses compagnons. Si l’on veut, par quelque étude des personnages, des lieux et du temps, se figurer cette chambre, ce ministre, ce roi et cet acteur, il nous semble qu’il y aurait là le sujet d’un tableau qui vaudrait bien celui qu’on nous a donné des derniers momens de Mazarin, à moins qu’on ne veuille y trouver le défaut d’être trop vrai.

Enfin, le 20 janvier 1661, la salle du Palais-Royal se trouva prête, et la troupe de Molière y parut. Bientôt il voulut s’y montrer aussi comme auteur, avec la dignité que demandaient les souvenirs de ce noble lieu, et il sembla vraiment en avoir reçu les funestes inspirations. La salle de Richelieu put croire un moment qu’on lui avait rendu l’Estoile ou Desmarets. Il était passé par la tête de Molière une de ces déplorables idées qui trompent les gens d’esprit par leur apparence ingénieuse. Après avoir fait grimacer la jalousie ridicule chez Sganarelle, il voulut revêtir cette passion d’élégance et de noblesse chez le prince don Garcie de Navarre. Il en fut puni. Le don Garcie bouffon avait amusé ; le Sganarelle héroïque n’obtint aucun succès. L’auteur se le tint pour dit, retira sa pièce au bout de quelques jours, en sauva seulement quelques vers, mit ses habits de velours au cabinet, reprit le « bon pourpoint bien long » de Sganarelle, et reparut ainsi (24 juin) dans l’École des Maris.

Nous nous arrêtons ici. Nous avons voulu recueillir seulement quelques vestiges certains de cette portion de la vie de Molière (près de quarante ans) où l’on ne peut cheminer qu’à tâtons. Le restant de cette vie (moins de douze ans) pourra se lire en quelque sorte à la lueur de ses impérissables ouvrages.


A. BAZIN.