Les Confessions (Rousseau)/Livre II

La bibliothèque libre.
Launette (Tome 1p. 41-83).




LIVRE SECOND


1728-1731



A utant le moment où l’effroi me suggéra le projet de fuir m’avait paru triste, autant celui où je l’exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parents, mes appuis, mes ressources ; laisser un apprentissage à moitié fait sans savoir mon métier assez pour en vivre ; me livrer aux horreurs de la misère sans avoir aucun moyen d’en sortir ; dans l’âge de la faiblesse et de l’innocence, m’exposer à toutes les tentations du vice et du désespoir ; chercher au loin les maux, les erreurs, les pièges, l’esclavage et la mort, sous un joug bien plus inflexible que celui que je n’avais pu souffrir ; c’était là ce que j’allais faire, c’était la perspective que j’aurais dû envisager. Que celle que je me peignais était différente ! L’indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m’affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout : je n’avais qu’à m’élancer pour m’élever et voler dans les airs. J’entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ; mon mérite allait le remplir ; à chaque pas j’allais trouver des festins, des trésors, des aventures, des amis prêts à me servir, des maîtresses empressées à me plaire : en me montrant j’allais occuper de moi l’univers ; non pas pourtant l’univers tout entier, je l’en dispensais en quelque sorte, il ne m’en fallait pas tant ; une société charmante me suffisait, sans m’embarrasser du reste. Ma modération m’inscrivait dans une sphère étroite, mais délicieusement choisie, où j’étais assuré de régner. Un seul château bornait mon ambition : favori du seigneur et de la dame, amant de la demoiselle, ami du frère et protecteur des voisins, j’étais content ; il ne m’en fallait pas davantage.

En attendant ce modeste avenir, j’errai quelques jours autour de la ville, logeant chez des paysans de ma connaissance, qui tous me reçurent avec plus de bonté que n’auraient fait des urbains. Ils m’accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s’appeler faire l’aumône ; ils n’y mettaient pas assez l’air de la supériorité.

À force de voyager et de parcourir le monde, j’allai jusqu’à Confignon, terres de Savoie à deux lieues de Genève. Le curé s’appelait M. de Pontverre. Ce nom, fameux dans l’histoire de la République, me frappa beaucoup. J’étais curieux de voir comment étaient faits les descendants des gentilshommes de la Cuiller. J’allai voir M. de Pontverre. Il me reçut bien, me parla de l’hérésie de Genève, de l’autorité de la sainte mère Église, et me donna à dîner. Je trouvai peu de choses à répondre à des arguments qui finissaient ainsi, et je jugeai que des curés chez qui l’on dînait si bien valaient tout au moins nos ministres. J’étais certainement plus savant que M. de Pontverre, tout gentilhomme qu’il était ; mais j’étais trop bon convive pour être si bon théologien ; et son vin de Frangi, qui me parut excellent, argumentait si victorieusement pour lui, que j’aurais rougi de fermer la bouche à un si bon hôte. Je cédais donc, ou du moins je ne résistais pas en face. À voir les ménagements dont j’usais, on m’aurait cru faux. On se fût trompé ; je n’étais qu’honnête, cela est certain. La flatterie, ou plutôt la condescendance, n’est pas toujours un vice ; elle est plus souvent une vertu, surtout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite nous attache à lui ; ce n’est pas pour l’abuser qu’on lui cède, c’est pour ne pas l’attrister, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avait M. de Pontverre à m’accueillir, à me bien traiter, à vouloir me convaincre ? nul autre que le mien propre. Mon jeune cœur se disait cela. J’étais touché de reconnaissance et de respect pour le bon prêtre. Je sentais ma supériorité, je ne voulais pas l’en accabler pour prix de son hospitalité. Il n’y avait point de motif hypocrite à cette conduite : je ne songeais point à changer de religion ; et, bien loin de me familiariser si vite avec cette idée, je ne l’envisageais qu’avec une horreur qui devait l’écarter de moi pour longtemps : je voulais seulement ne point fâcher ceux qui me caressaient dans cette vue ; je voulais cultiver leur bienveillance, et leur laisser l’espoir du succès, en paraissant moins armé que je ne l’étais en effet. Ma faute en cela ressemblait à la coquetterie des honnêtes femmes, qui quelquefois, pour parvenir à leurs fins, savent, sans rien permettre ni rien promettre, faire espérer plus qu’elles ne veulent tenir.

La raison, la pitié, l’amour de l’ordre, exigeaient assurément que, loin de se prêter à ma folie, on m’éloignât de ma perte où je courais, en me renvoyant dans ma famille. C’est là ce qu’aurait fait ou tâché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais quoique M. de Pontverre fût un bon homme, ce n’était assurément pas un homme vertueux ; au contraire, c’était un dévot qui ne connaissait d’autre vertu que d’adorer les images et de dire le rosaire ; une espèce de missionnaire qui n’imaginait rien de mieux, pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les ministres de Genève. Loin de penser à me renvoyer chez moi, il profita du désir que j’avais de m’en éloigner, pour me mettre hors d’état d’y retourner quand même il m’en prendrait envie. Il y avait tout à parier qu’il m’envoyait périr de misère, ou devenir un vaurien. Ce n’était point là ce qu’il voyait. Il voyait une âme ôtée à l’hérésie et rendue à l’Église. Honnête homme ou vaurien, qu’importait cela, pourvu que j’allasse à la messe ? Il ne faut pas croire, au reste, que cette façon de penser soit particulière aux catholiques, elle est celle de toute religion dogmatique où l’on fait l’essentiel, non de faire, mais de croire.

Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre : allez à Annecy ; vous y trouverez une bonne dame bien charitable, que les bienfaits du roi mettent en état de retirer d’autres âmes de l’erreur dont elle est sortie elle-même. Il s’agissait de madame de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forçaient en effet de partager, avec la canaille qui venait vendre sa foi, une pension de deux mille francs que lui donnait le roi de Sardaigne. Je me sentais fort humilié d’avoir besoin d’une bonne dame bien charitable. J’aimais fort qu’on me donnât mon nécessaire, mais non pas qu’on me fît la charité ; et une dévote n’était pas pour moi fort attirante. Toutefois, pressé par M. de Pontverre, par la faim qui me talonnait, bien aise aussi de faire un voyage et d’avoir un but, je prends mon parti, quoique avec peine, et je pars pour Annecy. J’y pouvais être aisément en un jour ; mais je ne me pressais pas, j’en mis trois. Je ne voyais pas un château à droite ou à gauche, sans aller chercher l’aventure que j’étais sûr qui m’y attendait. Je n’osais entrer dans le château ni heurter, car j’étais fort timide ; mais je chantais sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort surpris, après m’être longtemps époumoné, de ne voir paraître ni dames ni demoiselles qu’attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j’en savais d’admirables que mes camarades m’avaient apprises, et que je chantais admirablement.

J’arrive enfin : je vois madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractère ; je ne puis me résoudre à la passer légèrement. J’étais au milieu de ma seizième année. Sans être ce qu’on appelle un beau garçon, j’étais bien pris dans ma petite taille, j’avais un joli pied, une jambe fine, l’air dégagé, la physionomie animée, la bouche mignonne, les sourcils et les cheveux noirs, les yeux petits et même enfoncés, mais qui lançaient avec force le feu dont mon sang était embrasé. Malheureusement je ne savais rien de tout cela, et de ma vie il ne m’est arrivé de songer à ma figure que lorsqu’il n’était plus temps d’en tirer parti. Ainsi j’avais avec la timidité de mon âge celle d’un naturel très aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D’ailleurs, quoique j’eusse l’esprit assez orné, n’ayant jamais vu le monde, je manquais totalement de manières ; et mes


Entrevue de J. J. Rousseau et Mme de Warens


connaissances, loin d’y suppléer, ne servaient qu’à m’intimider davantage en me faisant sentir combien j’en manquais.

Craignant donc que mon abord ne prévînt pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, et je fis une belle lettre en style d’orateur, où, cousant des phrases de livres avec des locutions d’apprenti, je déployais toute mon éloquence pour capter la bienveillance de madame de Warens. J’enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, et je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point madame de Warens ; on me dit qu’elle venait de sortir pour aller à l’église. C’était le jour des Rameaux de l’année 1728. Je cours pour la suivre : je la vois, je l’atteins, je lui parle… Je dois me souvenir du lieu, je l’ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers. Que ne puis-je entourer d’un balustre d’or cette heureuse place ! que n’y puis-je attirer les hommages de toute la terre ! Quiconque aime à honorer les monuments du salut des hommes n’en devrait approcher qu’à genoux.

C’était un passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l’église des cordeliers. Prête à entrer dans cette porte, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue ! Je m’étais figuré une vieille dévote bien rechignée ; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d’une gorge enchanteresse. Rien n’échappa au rapide coup d’œil du jeune prosélyte ; car je devins à l’instant le sien, sûr qu’une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener en paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d’une main tremblante, l’ouvre, jette un coup d’œil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu’elle lit tout entière, et qu’elle eût relue encore si son laquais ne l’eût avertie qu’il était temps d’entrer. Eh ! mon enfant, me dit-elle d’un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune ; c’est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta : Allez chez moi m’attendre ; dites qu’on vous donne à déjeuner ; après la messe j’irai causer avec vous.

Louise-Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour de Pil, noble et ancienne famille de Vevai, ville du pays de Vaud. Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aîné de M. de Villardin, de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d’enfants, n’ayant pas trop réussi, madame de Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi Victor-Amédée était à Évian pour passer le lac et venir se jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son pays par une étourderie assez semblable à la mienne, et qu’elle a eu tout le temps de pleurer aussi. Le roi, qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue ; et, voyant que sur cet accueil on l’en croyait amoureux, il l’envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses gardes, où, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit abjuration au couvent de la Visitation.

Il y avait six ans qu’elle y était quand j’y vins, et elle en avait alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu’elles sont plus dans la physionomie que dans les traits ; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très-doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne, des cheveux cendrés d’une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très-piquante. Elle était petite de stature, courte même, et ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité ; mais il était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux bras.

Son éducation avait été fort mêlée : elle avait ainsi que moi perdu sa mère dès sa naissance ; et, recevant indifféremment des instructions comme elles s’étaient présentées, elle avait appris un peu de sa gouvernante, un peu de son père, un peu de ses maîtres, et beaucoup de ses amants, surtout d’un M. de Tavel, qui, ayant du goût et des connaissances, en orna la personne qu’il aimait. Mais tant de genres différents se nuisirent les uns aux autres, et le peu d’ordre qu’elle y mit empêcha que ses diverses études n’étendissent la justesse naturelle de son esprit. Ainsi, quoiqu’elle eût quelques principes de philosophie et de physique, elle ne laissa pas de prendre le goût que son père avait pour la médecine empirique et pour l’alchimie : elle faisait des élixirs, des teintures, des baumes, des magistères ; elle prétendait avoir des secrets. Les charlatans, profitant de sa faiblesse, s’emparèrent d’elle, l’obsédèrent, la ruinèrent, et consumèrent, au milieu des fourneaux et des drogues, son esprit, ses talents et ses charmes, dont elle eût pu faire les délices des meilleures sociétés.

Mais si de vils fripons abusèrent de son éducation mal dirigée pour obscurcir les lumières de sa raison, son excellent cœur fut à l’épreuve et demeura toujours le même : son caractère aimant et doux, sa sensibilité pour les malheureux, son inépuisable bonté, son humeur gaie, ouverte et franche, ne s’altérèrent jamais ; et même, aux approches de la vieillesse, dans le sein de l’indigence, des maux, des calamités diverses, la sérénité de sa belle âme lui conserva jusqu’à la fin de sa vie toute la gaieté de ses plus beaux jours.

Ses erreurs lui vinrent d’un fonds d’activité inépuisable qui voulait sans cesse de l’occupation. Ce n’était pas des intrigues de femmes qu’il lui fallait, c’était des entreprises à faire et à diriger. Elle était née pour les grandes affaires. À sa place, madame de Longueville n’eût été qu’une tracassière ; à la place de madame de Longueville, elle eût gouverné l’État. Ses talents ont été déplacés ; et ce qui eût fait sa gloire dans une situation plus élevée a fait sa perte dans celle où elle a vécu. Dans les choses qui étaient à sa portée, elle étendait toujours son plan dans sa tête et voyait toujours son objet en grand. Cela faisait qu’employant des moyens proportionnés à ses vues plus qu’à ses forces, elle échouait par la faute des autres ; et son projet venant à manquer, elle était ruinée où d’autres n’auraient presque rien perdu. Ce goût des affaires, qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans son asile monastique, en l’empêchant de s’y fixer pour le reste de ses jours comme elle en était tentée. La vie uniforme et simple des religieuses, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvait flatter un esprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux systèmes, avait besoin de liberté pour s’y livrer. Le bon évêque de Bernex, avec moins d’esprit que François de Sales, lui ressemblait sur bien des points ; et madame de Warens, qu’il appelait sa fille, et qui ressemblait à madame de Chantal sur beaucoup d’autres, eût pu lui ressembler encore dans sa retraite, si son goût ne l’eût détournée de l’oisiveté d’un couvent. Ce ne fut point manque de zèle si cette aimable femme ne se livra pas aux menues pratiques de dévotion qui semblaient convenir à une nouvelle convertie vivant sous la direction d’un prélat. Quel qu’eût été le motif de son changement de religion, elle fut sincère dans celle qu’elle avait embrassée. Elle a pu se repentir d’avoir commis la faute, mais non pas désirer d’en revenir. Elle n’est pas seulement morte bonne catholique, elle a vécu telle de bonne foi ; et j’ose affirmer, moi qui pense avoir lu dans le fond de son âme, que c’était uniquement par aversion pour les simagrées qu’elle ne faisait point en public la dévote. Elle avait une piété trop solide pour affecter de la dévotion. Mais ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ses principes ; j’aurai d’autres occasions d’en parler.

Que ceux qui nient la sympathie des âmes expliquent, s’ils peuvent, comment, de la première entrevue, du premier mot, du premier regard, madame de Warens m’inspira non-seulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite et qui ne s’est jamais démentie. Supposons que ce que j’ai senti pour elle fût véritablement de l’amour, ce qui paraîtra tout au moins douteux à qui suivra l’histoire de nos liaisons ; comment cette passion fut-elle accompagnée, dès sa naissance, des sentiments qu’elle inspire le moins, la paix du cœur, le calme, la sérénité, la sécurité, l’assurance ? Comment, en approchant pour la première fois d’une femme aimable, polie, éblouissante, d’une dame d’un état supérieur au mien, dont je n’avais jamais abordé la pareille, de celle dont dépendait mon sort en quelque sorte par l’intérêt plus ou moins grand qu’elle y prendrait ; comment, dis-je, avec tout cela me trouvai-je à l’instant aussi libre, aussi à mon aise que si j’eusse été parfaitement sûr de lui plaire ? Comment n’eus-je pas un moment d’embarras, de timidité, de gêne ? Naturellement honteux, décontenancé, n’ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier instant, les manières faciles, le langage tendre, le ton familier que j’avais dix ans après, lorsque la plus grande intimité l’eut rendu naturel ? A-t-on de l’amour, je ne dis pas sans désirs, j’en avais ; mais sans inquiétude, sans jalousie ? Ne veut-on pas au moins apprendre de l’objet qu’on aime si l’on est aimé ? C’est une question qu’il ne m’est pas plus venu dans l’esprit de lui faire une fois en ma vie que de me demander à moi-même si je m’aimais ; et jamais elle n’a été plus curieuse avec moi. Il y eut certainement quelque chose de singulier dans mes sentiments pour cette charmante femme, et l’on y trouvera dans la suite des bizarreries auxquelles on ne s’attend pas.

Il fut question de ce que je deviendrais ; et pour en causer plus à loisir, elle me retint à dîner. Ce fut le premier repas de ma vie où j’eusse manqué d’appétit ; et sa femme de chambre, qui nous servait, dit aussi que j’étais le premier voyageur de mon âge et de mon étoffe qu’elle en eût vu manquer. Cette remarque, qui ne me nuisit pas dans l’esprit de sa maîtresse, tombait un peu à plomb sur un gros manant qui dînait avec nous, et qui dévora lui tout seul un repas honnête pour six personnes. Pour moi, j’étais dans un ravissement qui ne me permettait pas de manger. Mon cœur se nourrissait d’un sentiment tout nouveau dont il occupait tout mon être ; il ne me laissait des esprits pour nulle autre fonction.

Madame de Warens voulut savoir les détails de ma petite histoire : je retrouvai pour la lui conter tout le feu que j’avais perdu chez mon maître. Plus j’intéressais cette excellente âme en ma faveur, plus elle plaignait le sort auquel j’allais m’exposer. Sa tendre compassion se marquait dans son air, dans son regard, dans ses gestes. Elle n’osait m’exhorter à retourner à Genève ; dans sa position c’eût été un crime de lèse-catholicité, et elle n’ignorait pas combien elle était surveillée et combien ses discours étaient pesés. Mais elle me parlait d’un ton si touchant de l’affliction de mon père, qu’on voyait bien qu’elle eût approuvé que j’allasse le consoler. Elle ne savait pas combien sans y songer elle plaidait contre elle-même. Outre que ma résolution était prise, comme je crois l’avoir dit, plus je la trouvais éloquente, persuasive, plus ses discours m’allaient au cœur, et moins je pouvais me résoudre à me détacher d’elle. Je sentais que retourner à Genève était mettre entre elle et moi une barrière presque insurmontable, à moins de revenir à la démarche que j’avais faite, et à laquelle mieux valait me tenir tout d’un coup. Je m’y tins donc. Madame de Warens, voyant ses efforts inutiles, ne les poussa pas jusqu’à se compromettre ; mais elle me dit avec un regard de commisération : Pauvre petit, tu dois aller où Dieu t’appelle ; mais quand tu seras grand, tu te souviendras de moi. Je crois qu’elle ne pensait pas elle-même que cette prédiction s’accomplirait si cruellement.

La difficulté restait tout entière. Comment subsister si jeune hors de mon pays ? À peine à la moitié de mon apprentissage, j’étais bien loin de savoir mon métier. Quand je l’aurais su, je n’en aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manant qui dînait pour nous, forcé de faire une pause pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu’il disait venir du ciel, et qui, à juger par les suites, venait bien plutôt du côté contraire : c’était que j’allasse à Turin, où, dans un hospice établi pour l’instruction des catéchumènes, j’aurais, dit-il, la vie temporelle et spirituelle, jusqu’à ce qu’entré dans le sein de l’Église je trouvasse, par la charité des bonnes âmes, une place qui me convînt. À l’égard des frais du voyage, continua mon homme, Sa Grandeur monseigneur l’évêque ne manquera pas, si madame lui propose cette sainte œuvre, de vouloir charitablement y pourvoir ; et madame la baronne, qui est si charitable, dit-il en s’inclinant sur son assiette, s’empressera sûrement d’y contribuer aussi.

Je trouvais toutes ces charités bien dures : j’avais le cœur serré, je ne disais rien ; et madame de Warens, sans saisir ce projet avec autant d’ardeur qu’il était offert, se contenta de répondre que chacun devait contribuer au bien selon son pouvoir, et qu’elle en parlerait à monseigneur : mais mon diable d’homme, qui craignait qu’elle n’en parlât pas à son gré, et qui avait son petit intérêt dans cette affaire, courut prévenir les aumôniers, et emboucha si bien les bons prêtres, que quand madame de Warens, qui craignait pour moi ce voyage, en voulut parler à l’évêque, elle trouva que c’était une affaire arrangée, et il lui remit à l’instant l’argent destiné pour mon petit viatique. Elle n’osa insister pour me faire rester : j’approchais d’un âge où une femme du sien ne pouvait décemment vouloir retenir un jeune homme auprès d’elle.

Mon voyage étant ainsi réglé par ceux qui prenaient soin de moi, il fallut bien me soumettre, et c’est même ce que je fis sans beaucoup de répugnance. Quoique Turin fût plus loin que Genève, je jugeai qu’étant la capitale, elle avait avec Annecy des relations plus étroites qu’une ville étrangère d’État et de religion : et puis, partant pour obéir à madame de Warens, je me regardais comme vivant toujours sous sa direction : c’était plus que vivre à son voisinage. Enfin l’idée d’un grand voyage flattait ma manie ambulante, qui déjà commençait à se déclarer. Il me paraissait beau de passer les monts à mon âge, et de m’élever au-dessus de mes camarades de toute la hauteur des Alpes. Voir du pays est un appât auquel un Genevois ne résiste guère : je donnai donc mon consentement. Mon manant devait partir dans deux jours avec sa femme. Je leur fus confié et recommandé. Ma bourse leur fut remise, renforcée par madame de Warens, qui de plus me donna secrètement un petit pécule auquel elle joignit d’amples instructions ; et nous partîmes le mercredi saint.

Le lendemain de mon départ d’Annecy, mon père y arriva, courant à ma piste avec un M. Rival, son ami, horloger comme lui, homme d’esprit, bel esprit même, qui faisait des vers mieux que la Motte, et parlait presque aussi bien que lui ; de plus, parfaitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée n’aboutit qu’à faire un de ses fils comédien.

Ces messieurs virent madame de Warens, et se contentèrent de pleurer mon sort avec elle, au lieu de me suivre et de m’atteindre, comme ils l’auraient pu facilement, étant à cheval et moi à pied. La même chose était arrivée à mon oncle Bernard. Il était venu à Confignon ; et de là, sachant que j’étais à Annecy, il s’en retourna à Genève. Il semblait que mes proches conspirassent avec mon étoile pour me livrer au destin qui m’attendait. Mon frère s’était perdu par une semblable négligence, et si bien perdu, qu’on n’a jamais su ce qu’il était devenu.

Mon père n’était pas seulement un homme d’honneur, c’était un homme d’une probité sûre, et il avait une de ces âmes fortes qui font les grandes vertus ; de plus, il était bon père, surtout pour moi. Il m’aimait très-tendrement ; mais il aimait aussi ses plaisirs, et d’autres goûts avaient un peu attiédi l’affection paternelle depuis que je vivais loin de lui. Il s’était remarié à Nyon ; et quoique sa femme ne fût pas en âge de me donner des frères, elle avait des parents : cela faisait une autre famille, d’autres objets, un nouveau ménage, qui ne rappelait plus si souvent mon souvenir. Mon père vieillissait, et n’avait aucun bien pour soutenir sa vieillesse. Nous avions, mon frère et moi, quelque bien de ma mère, dont le revenu devait appartenir à mon père durant notre éloignement. Cette idée ne s’offrait pas à lui directement, et ne l’empêchait pas de faire son devoir ; mais elle agissait sourdement sans qu’il s’en aperçût lui-même, et ralentissait quelquefois son zèle, qu’il eût poussé plus loin sans cela. Voilà, je crois, pourquoi, venu d’abord à Annecy sur mes traces, il ne me suivit pas jusqu’à Chambéri, où il était moralement sûr de m’atteindre. Voilà pourquoi encore, l’étant allé voir souvent depuis ma fuite, je reçus toujours de lui des caresses de père, mais sans grands efforts pour me retenir.

Cette conduite d’un père dont j’ai si bien connu la tendresse et la vertu m’a fait faire des réflexions sur moi-même qui n’ont pas peu contribué à me maintenir le cœur sain. J’en ai tiré cette grande maxime de morale, la seule peut-être d’usage dans la pratique, d’éviter les situations qui mettent nos devoirs en opposition avec nos intérêts, et qui nous montrent notre bien dans le mal d’autrui, sûr que, dans de telles situations, quelque sincère amour de la vertu qu’on y porte, on faiblit tôt ou tard sans s’en apercevoir ; et l’on devient injuste et méchant dans le fait, sans avoir cessé d’être juste et bon dans l’âme.

Cette maxime fortement imprimée au fond de mon cœur, et mise en pratique, quoiqu’un peu tard, dans toute ma conduite, est une de celles qui m’ont donné l’air le plus bizarre et le plus fou dans le public, et surtout parmi mes connaissances. On m’a imputé de vouloir être original et faire autrement que les autres. En vérité je ne songeais guère à faire ni comme les autres ni autrement qu’eux. Je désirais sincèrement de faire ce qui était bien. Je me dérobais de toute ma force à des situations qui me donnassent un intérêt contraire à l’intérêt d’un autre homme, et par conséquent un désir secret, quoique involontaire, du mal de cet homme-là.

Il y a deux ans que milord Maréchal me voulut mettre dans son testament. Je m’y opposai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrais pour rien au monde me savoir dans le testament de qui que ce fût, et beaucoup moins dans le sien. Il se rendit : maintenant il veut me faire une pension viagère, et je ne m’y oppose pas. On dira que je trouve mon compte à ce changement : cela peut être. Mais, ô mon bienfaiteur et mon père, si j’ai le malheur de vous survivre, je sais qu’en vous perdant j’ai tout à perdre, et que je n’ai rien à gagner.

C’est là, selon moi, la bonne philosophie, la seule vraiment assortie au cœur humain. Je me pénètre chaque jour davantage de sa profonde solidité, et je l’ai retournée de différentes manières dans tous mes derniers écrits ; mais le public, qui est frivole, ne l’y a pas su remarquer. Si je survis assez à cette entreprise consommée pour en reprendre une autre, je me propose de donner dans la suite de l’Émile un exemple si charmant et si frappant de cette même maxime, que mon lecteur soit forcé d’y faire attention. Mais c’est assez de réflexions pour un voyageur ; il est temps de reprendre ma route.

Je la fis plus agréablement que je n’aurais dû m’y attendre, et mon manant ne fut pas si bourru qu’il en avait l’air. C’était un homme entre deux âges, portant en queue ses cheveux noirs grisonnants, l’air grenadier, la voix forte, assez gai, marchant bien, mangeant mieux, et qui faisait toutes sortes de métiers, faute d’en savoir aucun. Il avait proposé, je crois, d’établir à Annecy je ne sais quelle manufacture. Madame de Warens n’avait pas manqué de donner dans le projet, et c’était pour tâcher de le faire agréer au ministre, qu’il faisait, bien défrayé, le voyage de Turin. Notre homme avait le talent d’intriguer en se fourrant toujours avec les prêtres ; et, faisant l’empressé pour les servir, il avait pris à leur école un certain jargon dévot dont il usait sans cesse, se piquant d’être un grand prédicateur. Il savait même un passage latin de la Bible ; et c’était comme s’il en avait su mille, parce qu’il le répétait mille fois le jour. Du reste, manquant rarement d’argent quand il en savait dans la bourse des autres. Plus adroit pourtant que fripon, et qui, débitant d’un ton de racoleur ses capucinades, ressemblait à l’ermite Pierre, prêchant la croisade le sabre au côté.

Pour madame Sabran son épouse, c’était une assez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchais toujours dans leur chambre, ses bruyantes insomnies m’éveillaient souvent, et m’auraient éveillé bien davantage si j’en avais compris le sujet. Mais je ne m’en doutais pas même, et j’étais sur ce chapitre d’une bêtise qui a laissé à la seule nature tout le soin de mon instruction.

Je m’acheminais gaiement avec mon dévot guide et sa sémillante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage : j’étais dans la plus heureuse situation de corps et d’esprit où j’aie été de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de santé, de sécurité, de confiance en moi et aux autres, j’étais dans ce court mais précieux moment de la vie où sa plénitude expansive étend pour ainsi dire notre être par toutes nos sensations, et embellit à nos yeux la nature entière du charme de notre existence. Ma douce inquiétude avait un objet qui la rendait moins errante et fixait mon imagination. Je me regardais comme l’ouvrage, l’élève, l’ami, presque l’amant de madame de Warens. Les choses obligeantes qu’elle m’avait dites, les petites caresses qu’elle m’avait faites, l’intérêt si tendre qu’elle avait paru prendre à moi, ses regards charmants, qui me semblaient pleins d’amour parce qu’ils m’en inspiraient ; tout cela nourrissait mes idées durant la marche, et me faisait rêver délicieusement. Nulle crainte, nul doute sur mon sort ne troublait ces rêveries. M’envoyer à Turin, c’était, selon moi, s’engager à m’y faire vivre, à m’y placer convenablement. Je n’avais plus de souci sur moi-même ; d’autres s’étaient chargés de ce soin. Ainsi je marchais légèrement, allégé de ce poids ; les jeunes désirs, l’espoir enchanteur, les brillants projets remplissaient mon âme. Tous les objets que je voyais me semblaient les garants de ma prochaine félicité. Dans les maisons j’imaginais des festins rustiques ; dans les prés, de folâtres jeux ; le long des eaux, les bains, des promenades, la pêche ; sur les arbres, des fruits délicieux ; sous leur ombre, de voluptueux tête-à-tête ; sur les montagnes, des cuves de lait et de crème, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d’aller sans savoir où. Enfin rien ne frappait mes yeux sans porter à mon cœur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la variété, la beauté réelle du spectacle rendaient cet attrait digne de la raison ; la vanité même y mêlait sa pointe. Si jeune aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts me paraissait une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter ; car en vérité ce n’était pas la peine de m’en faire faute, et sur le dîner de M. Sabran, le mien ne paraissait pas.

Je ne me souviens pas d’avoir eu dans tout le cours de ma vie d’intervalle plus parfaitement exempt de soucis et de peine que celui des sept ou huit jours que nous mîmes à ce voyage ; car le pas de madame Sabran, sur lequel il fallait régler le nôtre, n’en fit qu’une longue promenade. Ce souvenir m’a laissé le goût le plus vif pour tout ce qui s’y rapporte, surtout pour les montagnes et les voyages pédestres. Je n’ai voyagé à pied que dans mes beaux jours, et toujours avec délices. Bientôt les devoirs, les affaires, un bagage à porter, m’ont forcé de faire le monsieur et de prendre des voitures ; les soucis rongeants, les embarras, la gêne y sont montés avec moi ; et dès lors, au lieu qu’auparavant dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller, je n’ai plus senti que le besoin d’arriver. J’ai cherché longtemps, à Paris, deux camarades du même goût que moi qui voulussent consacrer chacun cinquante louis de sa bourse et un an de son temps à faire ensemble, à pied, le tour de l’Italie, sans autre équipage qu’un garçon qui portât avec nous un sac de nuit. Beaucoup de gens se sont présentés, enchantés de ce projet en apparence, mais au fond le prenant tous pour un pur château en Espagne, dont on cause en conversation sans vouloir l’exécuter en effet. Je me souviens que, parlant avec passion de ce projet avec Diderot et Grimm, je leur en donnai enfin la fantaisie. Je crus une fois l’affaire faite : le tout se réduisit à vouloir faire un voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si plaisant que de faire faire à Diderot beaucoup d’impiétés, et de me faire fourrer à l’inquisition à sa place.

Mon regret d’arriver si vite à Turin fut tempéré par le plaisir de voir une grande ville, et par l’espoir d’y faire bientôt une figure digne de moi ; car déjà les fumées de l’ambition me montaient à la tête ; déjà je me regardais comme infiniment au-dessus de mon ancien état d’apprenti : j’étais bien loin de prévoir que dans peu j’allais être fort au-dessous.

Avant que d’aller plus loin, je dois au lecteur mon excuse ou ma justification tant sur les menus détails où je viens d’entrer que sur ceux où j’entrerai dans la suite, et qui n’ont rien d’intéressant à ses yeux. Dans l’entreprise que j’ai faite de me montrer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui reste obscur ou caché ; il faut que je me tienne incessamment sous ses yeux ; qu’il me suive dans tous les égarements de mon cœur, dans tous les recoins de ma vie ; qu’il ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide, et se demandant : Qu’a-t-il fait durant ce temps-là ? il ne m’accuse de n’avoir pas voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes récits, sans lui en donner encore par mon silence.

Mon petit pécule était parti : j’avais jasé, et mon indiscrétion ne fut pas pour mes conducteurs à pure perte. Madame Sabran trouva le moyen de m’arracher jusqu’à un petit ruban glacé d’argent que madame de Warens m’avait donné pour ma petite épée, et que je regrettai plus que tout le reste ; l’épée même eût resté dans leurs mains si je m’étais moins obstiné. Ils m’avaient fidèlement défrayé dans la route ; mais ils ne m’avaient rien laissé. J’arrive à Turin sans habits, sans argent, sans linge, et laissant très exactement à mon seul mérite tout l’honneur de la fortune que j’allais faire.

J’avais des lettres, je les portai ; et tout de suite je fus mené à l’hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui, dès que je fus passé fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant qu’agréable, et commençait à me donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande pièce. J’y vis pour tout meuble un autel de bois surmonté d’un grand crucifix au fond de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de s’en servir et de les frotter. Dans cette salle d’assemblée étaient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d’instruction, et qui semblaient plutôt des archers du diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et qui, comme ils me l’avouèrent, passaient leur vie à courir l’Espagne et l’Italie, embrassant le christianisme et se faisant baptiser partout où le produit en valait la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon régnant sur la cour. Par cette porte entrèrent nos sœurs les catéchumènes, qui comme moi s’allaient régénérer, non par le baptême, mais par une solennelle abjuration. C’étaient bien les plus grandes salopes et les plus vilaines coureuses qui jamais


L’hospice des Catéchumènes


aient empuanti le bercail du Seigneur. Une seule me parut jolie et assez intéressante. Elle était à peu près de mon âge, peut-être un an ou deux de plus. Elle avait des yeux fripons qui rencontraient quelquefois les miens. Cela m’inspira quelque désir de faire connaissance avec elle : mais, pendant près de deux mois qu’elle demeura encore dans cette maison, où elle était depuis trois, il me fut absolument impossible de l’accoster, tant elle était recommandée à notre vieille geôlière, et obsédée par le saint missionnaire qui travaillait à sa conversion avec plus de zèle que de diligence. Il fallait qu’elle fût extrêmement stupide, quoiqu’elle n’en eût pas l’air, car jamais instruction ne fut plus longue. Le saint homme ne la trouvait toujours point en état d’abjurer. Mais elle s’ennuya de sa clôture, et dit qu’elle voulait sortir, chrétienne ou non. Il fallut la prendre au mot tandis qu’elle consentait encore à l’être, de peur qu’elle ne se mutinât et qu’elle ne le voulût plus.

La petite communauté fut assemblée en l’honneur du nouveau venu. On nous fit une courte exhortation : à moi, pour m’engager à répondre à la grâce que Dieu me faisait ; aux autres, pour les inviter à m’accorder leurs prières et à m’édifier par leurs exemples. Après quoi, nos vierges étant rentrées dans leur clôture, j’eus le temps de m’étonner tout à mon aise de celle où je me trouvais.

Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l’instruction ; et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la première fois sur le pas que j’allais faire, et sur les démarches qui m’y avaient entraîné.

J’ai dit, je répète et je répéterai peut-être encore une chose dont je suis tous les jours plus pénétré : c’est que si jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç’a été moi. Né dans une famille que ses mœurs distinguaient du peuple, je n’avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples d’honneur de tous mes parents. Mon père, quoique homme de plaisir, avait non-seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde, et chrétien dans l’intérieur, il m’avait inspiré de bonne heure les sentiments dont il était pénétré. De mes trois tantes, toutes sages et vertueuses, les deux aînées étaient dévotes ; et la troisième, fille à la fois pleine de grâce, d’esprit et de sens, l’était peut-être encore plus qu’elles, quoique avec moins d’ostentation. Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu’homme d’Église et prédicateur, était croyant en dedans, et faisait presque aussi bien qu’il disait. Sa sœur et lui cultivèrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de piété qu’ils trouvèrent dans mon cœur. Ces dignes gens employèrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que, loin de m’ennuyer au sermon, je n’en sortais jamais sans être intérieurement touché et sans faire des résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m’ennuyait un peu plus, parce qu’elle en faisait un métier. Chez mon maître je n’y pensais plus guère, sans pourtant penser différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin.

J’avais donc de la religion tout ce qu’un enfant à l’âge où j’étais en pouvait avoir. J’en avais même davantage, car pourquoi déguiser ici ma pensée ? Mon enfance ne fut point d’un enfant ; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n’est qu’en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire ; en naissant, j’en étais sorti. L’on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit : mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d’en pleurer à chaudes larmes ; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j’ai tort.

Ainsi, quand j’ai dit qu’il ne fallait point parler aux enfants de religion si l’on voulait qu’un jour ils en eussent, et qu’ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j’ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience : je savais qu’elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque.

On sent, je crois, qu’avoir de la religion, pour un enfant, et même pour un homme, c’est suivre celle où il est né. Quelquefois on en ôte ; rarement on y ajoute : la foi dogmatique est un fruit de l’éducation. Outre ce principe commun qui m’attachait au culte de mes pères, j’avais l’aversion particulière à notre ville pour le catholicisme, qu’on nous donnait pour une affreuse idolâtrie, et dont on nous peignait le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin chez moi, qu’au commencement je n’entrevoyais jamais le dedans d’une église, je ne rencontrais jamais un prêtre en surplis, je n’entendais jamais la sonnette d’une procession, sans un frémissement de terreur et d’effroi, qui me quitta bientôt dans les villes, mais qui souvent m’a repris dans les paroisses de campagne, plus semblables à celles où je l’avais d’abord éprouvé. Il est vrai que cette impression était singulièrement contrastée par le souvenir des caresses que les curés des environs de Genève font volontiers aux enfants de la ville. En même temps que la sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la messe et de vêpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon dîner de M. de Pontverre avait produit encore un grand effet. Ainsi je m’étais aisément étourdi sur tout cela. N’envisageant le papisme que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise, je m’étais apprivoisé sans peine avec l’idée d’y vivre ; mais celle d’y entrer solennellement ne s’était présentée à moi qu’en fuyant, et dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n’y eut plus moyen de prendre le change : je vis avec l’horreur la plus vive l’espèce d’engagement que j’avais pris, et sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j’avais autour de moi n’étaient pas propres à soutenir mon courage par leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la sainte œuvre que j’allais faire n’était au fond que l’action d’un bandit. Tout jeune encore, je sentis que quelque religion qui fût la vraie, j’allais vendre la mienne, et que, quand même je choisirais bien, j’allais au fond de mon cœur mentir au Saint-Esprit et mériter le mépris des hommes. Plus j’y pensais, plus je m’indignais contre moi-même ; et je gémissais du sort qui m’avait amené là, comme si ce sort n’eût pas été mon ouvrage. Il y eut des moments où ces réflexions devinrent si fortes, que si j’avais un instant trouvé la porte ouverte, je me serais certainement évadé : mais il ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non plus bien fortement.

Trop de désirs secrets la combattaient pour ne la pas vaincre. D’ailleurs l’obstination du dessein formé de ne pas retourner à Genève, la honte, la difficulté même de repasser les monts, l’embarras de me voir loin de mon pays sans amis, sans ressources ; tout cela concourait à me faire regarder comme un repentir tardif les remords de ma conscience : j’affectais de me reprocher ce que j’avais fait, pour excuser ce que j’allais faire. En aggravant les torts du passé, j’en regardais l’avenir comme une suite nécessaire. Je ne me disais pas : Rien n’est fait encore, et tu peux être innocent si tu veux ; mais je me disais : Gémis du crime dont tu t’es rendu coupable, et que tu t’es mis dans la nécessité d’achever.

En effet, quelle rare force d’âme ne me fallait-il point à mon âge pour révoquer tout ce que jusque-là j’avais pu promettre ou laisser espérer, pour rompre les chaînes que je m’étais données, pour déclarer avec intrépidité que je voulais rester dans la religion de mes pères, au risque de tout ce qui en pouvait arriver ! Cette vigueur n’était pas de mon âge, et il est peu probable qu’elle eût eu un heureux succès. Les choses étaient trop avancées pour qu’on voulût en avoir le démenti ; et plus ma résistance eût été grande, plus, de manière ou d’autre, on se fût fait une loi de la surmonter.

Le sophisme qui me perdit est celui de la plupart des hommes, qui se plaignent de manquer de force quand il est déjà trop tard pour en user. La vertu ne nous coûte que par notre faute ; et si nous voulions être toujours sages, rarement aurions-nous besoin d’être vertueux. Mais des penchants faciles à surmonter nous entraînent sans résistance ; nous cédons à des tentations légères dont nous méprisons le danger. Insensiblement nous tombons dans des situations périlleuses, dont nous pouvions aisément nous garantir, mais dont nous ne pouvons plus nous tirer sans des efforts héroïques qui nous effrayent ; et nous tombons enfin dans l’abîme, en disant à Dieu : Pourquoi m’as-tu fait si faible ? Mais malgré nous il répond à nos consciences : Je t’ai fait trop faible pour sortir du gouffre, parce que je t’ai fait assez fort pour n’y pas tomber.

Je ne pris pas précisément la résolution de me faire catholique ; mais, voyant le terme encore éloigné, je pris le temps de m’apprivoiser à cette idée ; et en attendant je me figurais quelque événement imprévu qui me tirerait d’embarras. Je résolus, pour gagner du temps, de faire la plus belle défense qu’il me serait possible. Bientôt ma vanité me dispensa de songer à ma résolution ; et dès que je m’aperçus que j’embarrassais quelquefois ceux qui voulaient m’instruire, il ne m’en fallut pas davantage pour chercher à les terrasser tout à fait. Je mis même à cette entreprise un zèle bien ridicule ; car, tandis qu’ils travaillaient sur moi, je voulus travailler sur eux. Je croyais bonnement qu’il ne fallait que les convaincre pour les engager à se faire protestants.

Ils ne trouvèrent donc pas en moi tout à fait autant de facilité qu’ils en attendaient ni du côté des lumières, ni du côté de la volonté. Les protestants sont généralement mieux instruits que les catholiques. Cela doit être : la doctrine des uns exige la discussion, celle des autres la soumission. Le catholique doit adopter la décision qu’on lui donne ; le protestant doit apprendre à se décider. On savait cela ; mais on n’attendait ni de mon état ni de mon âge de grandes difficultés pour des gens exercés. D’ailleurs je n’avais point fait encore ma première communion, ni reçu les instructions qui s’y rapportent : on le savait encore ; mais on ne savait pas qu’en revanche j’avais été bien instruit chez M. Lambercier, et que de plus j’avais par devers moi un petit magasin fort incommode à ces messieurs dans l’Histoire de l’Église et de l’Empire, que j’avais apprise presque par cœur chez mon père, et depuis à peu près oubliée, mais qui me revint à mesure que la dispute s’échauffait.

Un vieux prêtre, petit, mais assez vénérable, nous fit en commun la première conférence. Cette conférence était pour mes camarades un catéchisme plutôt qu’une controverse, et il avait plus à faire à les instruire qu’à résoudre leurs objections. Il n’en fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint, je l’arrêtai sur tout ; je ne lui sauvai pas une des difficultés que je pus lui faire. Cela rendit la conférence fort longue et fort ennuyeuse pour les assistants. Mon vieux prêtre parlait beaucoup, s’échauffait, battait la campagne, et se tirait d’affaire en disant qu’il n’entendait pas bien le français. Le lendemain, de peur que mes indiscrètes objections ne scandalisassent mes camarades, on me mit à part dans une autre chambre avec un autre prêtre, plus jeune, beau parleur, c’est-à-dire faiseur de longues phrases, et content de lui si jamais docteur le fut. Je ne me laissai pourtant pas trop subjuguer à sa mine imposante ; et, sentant qu’après tout je faisais ma tâche, je me mis à lui répondre avec assez d’assurance, et à le bourrer par-ci par-là du mieux que je pus. Il croyait m’assommer avec saint Augustin, saint Grégoire et les autres Pères, et il trouvait, avec une surprise incroyable, que je maniais tous ces Pères-là presque aussi légèrement que lui : ce n’était pas que je les eusse jamais lus, ni lui peut-être ; mais j’en avais retenu beaucoup de passages tirés de mon le Sueur ; et sitôt qu’il m’en citait un, sans disputer sur la citation, je lui ripostais par un autre du même Père, et qui souvent l’embarrassait beaucoup. Il l’emportait pourtant à la fin, par deux raisons : l’une, qu’il était le plus fort, et que, me sentant pour ainsi dire à sa merci, je jugeais très-bien, quelque jeune que je fusse, qu’il ne fallait pas le pousser à bout ; car je voyais assez que le vieux petit prêtre n’avait pris en amitié ni mon érudition ni moi. L’autre raison était que le jeune avait de l’étude et que je n’en avais point. Cela faisait qu’il mettait dans sa manière d’argumenter une méthode que je ne pouvais pas suivre, et que, sitôt qu’il se sentait pressé d’une objection imprévue, il la remettait au lendemain, disant que je sortais du sujet présent. Il rejetait même quelquefois toutes mes citations, soutenant qu’elles étaient fausses et, s’offrant à m’aller chercher le livre, me défiait de les y trouver. Il sentait qu’il ne risquait pas grand’chose, et qu’avec toute mon érudition d’emprunt, j’étais trop peu exercé à manier les livres, et trop peu latiniste pour trouver un passage dans un gros volume quand même je serais assuré qu’il y est. Je le soupçonne même d’avoir usé de l’infidélité dont il accusait les ministres, et d’avoir fabriqué quelquefois des passages pour se tirer d’une objection qui l’incommodait.

Tandis que duraient ces petites ergoteries, et que les jours se passaient à disputer, à marmotter des prières, et à faire le vaurien, il m’arriva une petite vilaine aventure assez dégoûtante, et qui faillit même à tourner fort mal pour moi.

Il n’y a point d’âme si vile et de cœur si barbare qui ne soit susceptible de quelque sorte d’attachement. L’un de ces deux bandits qui se disaient Mores me prit en affection. Il m’accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents baisers avec une ardeur qui m’était fort incommode. Quelque effroi que j’eusse naturellement de ce visage de pain d’épice orné d’une longue balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutôt furieux que tendre, j’endurais ces baisers en me disant en moi-même : Le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien vive ; j’aurais tort de le rebuter. Il passait par degrés à des manières plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos, que je croyais que la tête lui avait tourné. Un soir il voulut venir coucher avec moi ; je m’y opposai, disant que mon lit était trop petit. Il me pressa d’aller dans le sien ; je le refusai encore : car ce misérable était si malpropre et puait si fort le tabac mâché, qu’il me faisait mal au cœur.

Le lendemain, d’assez bon matin, nous étions tous deux seuls dans la salle d’assemblée ; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si violents qu’il en était effrayant. Enfin il voulut passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me forcer, en disposant de ma main, d’en faire autant. Je me dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arrière ; et, sans marquer ni indignation ni colère, car je n’avais pas la moindre idée de ce dont il s’agissait, j’exprimai ma surprise et mon dégoût avec tant d’énergie, qu’il me laissa là : mais tandis qu’il achevait de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le cœur. Je m’élançai sur le balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne l’avais été de ma vie, et prêt à me trouver mal.

Je ne pouvais comprendre ce qu’avait ce malheureux ; je le crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore plus terrible ; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu’un de sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n’ai jamais vu d’autre homme en pareil état ; mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes, il faut qu’elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur.

Je n’eus rien de plus pressé que d’aller conter à tout le monde ce qui venait de m’arriver. Notre vieille intendante me dit de me taire ; mais je vis que cette histoire l’avait fort affectée, et je l’entendais grommeler entre ses dents : Can maledet ! brutta bestia ! Comme je ne comprenais pas pourquoi je devais me taire, j’allai toujours mon train malgré la défense, et je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de bon matin m’adresser une mercuriale assez vive, m’accusant de commettre l’honneur d’une maison sainte, et de faire beaucoup de bruit pour peu de mal.

Il prolongea sa censure en m’expliquant beaucoup de choses que j’ignorais, mais qu’il ne croyait pas m’apprendre, persuadé que je m’étais défendu sachant ce qu’on me voulait, mais n’y voulant pas consentir. Il me dit bravement que c’était une œuvre défendue comme la paillardise, mais dont au reste l’intention n’était pas plus offensante pour la personne qui en était l’objet, et qu’il n’y avait pas de quoi s’irriter si fort pour avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-même, dans sa jeunesse, avait eu le même honneur, et qu’ayant été surpris hors d’état de faire résistance, il n’avait rien trouvé là de si cruel. Il poussa l’impudence jusqu’à se servir des propres termes ; et, s’imaginant que la cause de ma résistance était la crainte de la douleur, il m’assura que cette crainte était vaine, et qu’il ne fallait pas s’alarmer de rien.

J’écoutais cet infâme avec un étonnement d’autant plus grand qu’il ne parlait point pour lui-même ; il semblait ne m’instruire que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu’il n’avait pas même cherché le secret du tête-à-tête ; et nous avions en tiers un ecclésiastique que tout cela n’effarouchait pas plus que lui. Cet air naturel m’en imposa tellement que j’en vins à croire que c’était sans doute un usage admis dans le monde, et dont je n’avais pas eu plus tôt occasion d’être instruit. Cela fit que je l’écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L’image de ce qui lui était arrivé, mais surtout de ce que j’avais vu, restait si fortement empreinte dans ma mémoire, qu’en y pensant le cœur me soulevait encore. Sans que j’en susse davantage, l’aversion de la chose s’étendit à l’apologiste ; et je ne pus me contraindre assez pour qu’il ne vît pas le mauvais effet de ses leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dès lors il n’épargna rien pour me rendre le séjour de l’hospice désagréable. Il y parvint si bien, que, n’apercevant pour en sortir qu’une seule voie, je m’empressai de la prendre, autant que jusque-là je m’étais efforcé de l’éloigner.

Cette aventure me mit pour l’avenir à couvert des entreprises des chevaliers de la manchette ; et la vue des gens qui passaient pour en être me rappelant l’air et les gestes de mon effroyable More, m’a toujours inspiré tant d’horreur, que j’avais peine à la cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent beaucoup dans mon esprit à cette comparaison : il me semblait que je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la réparation des offenses de mon sexe ; et la plus laide guenon devenait à mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain.

Pour lui, je ne sais ce qu’on put lui dire ; il ne me parut pas que, excepté la dame Lorenza, personne le vît de plus mauvais œil qu’auparavant. Cependant il ne m’accosta ni ne me parla plus. Huit jours après, il fut baptisé en grande cérémonie, et habillé de blanc de la tête aux pieds, pour représenter la candeur de son âme régénérée. Le lendemain il sortit de l’hospice, et je ne l’ai jamais revu.

Mon tour vint un mois après ; car il fallut tout ce temps-là pour donner à mes directeurs l’honneur d’une conversion difficile, et l’on me fit passer en revue tous les dogmes, pour triompher de ma nouvelle docilité.

Enfin, suffisamment instruit et suffisamment disposé au gré de mes maîtres, je fus mené processionnellement à l’église métropolitaine de Saint-Jean pour y faire une abjuration solennelle et recevoir les accessoires du baptême, quoiqu’on ne me baptisât pas réellement : mais comme ce sont à peu près les mêmes cérémonies, cela sert à persuader au peuple que les protestants ne sont pas chrétiens. J’étais revêtu d’une certaine robe grise garnie de brandebourgs blancs, et destinée pour ces sortes d’occasions. Deux hommes portaient, devant et derrière moi, des bassins de cuivre sur lesquels ils frappaient avec une clef, et où chacun mettait son aumône au gré de sa dévotion ou de l’intérêt qu’il prenait au nouveau converti. Enfin rien du faste catholique ne fut omis pour rendre la solennité plus édifiante pour le public, et plus humiliante pour moi. Il n’y eut que l’habit blanc qui m’eût été fort utile, et qu’on ne me donna pas comme au More, attendu que je n’avais pas l’honneur d’être Juif.

Ce ne fut pas tout : il fallut ensuite aller à l’Inquisition recevoir l’absolution du crime d’hérésie, et rentrer dans le sein de l’Église avec la même cérémonie à laquelle Henri IV fut soumis par son ambassadeur. L’air et les manières du très-révérend père inquisiteur n’étaient pas propres à dissiper la terreur secrète qui m’avait saisi en entrant dans cette maison. Après plusieurs questions sur ma foi, sur mon état, sur ma famille, il me demanda brusquement si ma mère était damnée. L’effroi me fit réprimer le premier mouvement de mon indignation ; je me contentai de répondre que je voulais espérer qu’elle ne l’était pas, et que Dieu avait pu l’éclairer à sa dernière heure. Le moine se tut, mais il fit une grimace qui ne me parut point du tout un signe d’approbation.

Tout cela fait, au moment où je pensais être enfin placé selon mes espérances, on me mit à la porte avec un peu plus de vingt francs, en petite monnaie qu’avait produit ma quête. On me recommanda de vivre en bon chrétien, d’être fidèle à la grâce ; on me souhaita bonne fortune, on ferma sur moi la porte, et tout disparut.

Ainsi s’éclipsèrent en un instant toutes mes grandes espérances, et il ne me resta de la démarche intéressée que je venais de faire que le souvenir d’avoir été apostat et dupe tout à la fois. Il est aisé de juger quelle brusque révolution dut se faire dans mes idées, lorsque de mes brillants projets de fortune je me vis tomber dans la plus complète misère, et qu’après avoir délibéré le matin sur le choix du palais que j’habiterais, je me vis le soir réduit à coucher dans la rue. On croira que je commençai par me livrer à un désespoir d’autant plus cruel que le regret de mes fautes devait s’irriter, en me reprochant que tout mon malheur était mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venais pour la première fois de ma vie d’être enfermé pendant plus de deux mois. Le premier sentiment que je goûtai fut celui de la liberté que j’avais recouvrée. Après un long esclavage, redevenu maître de moi-même et de mes actions, je me voyais au milieu d’une grande ville abondante en ressources, pleine de gens de condition, dont mes talents et mon mérite ne pouvaient manquer de me faire accueillir sitôt que j’en serais connu. J’avais, de plus, tout le temps d’attendre, et vingt francs que j’avais dans ma poche me semblaient un trésor qui ne pouvait s’épuiser. J’en pouvais disposer à mon gré, sans rendre compte à personne. C’était la première fois que je m’étais vu si riche. Loin de me livrer au découragement et aux larmes, je ne fis que changer d’espérances, et l’amour-propre n’y perdit rien. Jamais je ne me sentis tant de confiance et de sécurité : je croyais déjà ma fortune faite, et je trouvais beau de n’en avoir l’obligation qu’à moi seul.

La première chose que je fis fut de satisfaire ma curiosité en parcourant toute la ville, quand ce n’eût été que pour faire un acte de ma liberté. J’allai voir monter la garde ; les instruments militaires me plaisaient beaucoup. Je suivis des processions ; j’aimais le faux-bourdon des prêtres. J’allai voir le palais du roi : j’en approchais avec crainte ; mais voyant d’autres gens entrer je fis comme eux ; on me laissa faire. Peut-être dus-je cette grâce au petit paquet que j’avais sous le bras. Quoi qu’il en soit, je conçus une grande opinion de moi-même en me trouvant dans ce palais ; déjà je m’en regardais presque comme un habitant. Enfin, à force d’aller et venir, je me lassai ; j’avais faim, il faisait chaud : j’entrai chez une marchande de laitage ; on me donna de la giuncà, du lait caillé ; et avec deux grisses de cet excellent pain de Piémont, que j’aime plus qu’aucun autre, je fis pour mes cinq ou six sous un des bons dîners que j’aie faits de mes jours.

Il fallut chercher un gîte. Comme je savais déjà assez de piémontais pour me faire entendre, il ne fut pas difficile à trouver, et j’eus la prudence de le choisir plus selon ma bourse que selon mon goût. On m’enseigna dans la rue du Pô la femme d’un soldat qui retirait à un sou par nuit des domestiques hors de service. Je trouvai chez elle un grabat vide, et je m’y établis. Elle était jeune et nouvellement mariée, quoiqu’elle eût déjà cinq ou six enfants. Nous couchâmes tous dans la même chambre, la mère, les enfants, les hôtes ; et cela dura de cette façon tant que je restai chez elle. Au demeurant c’était une bonne femme, jurant comme un charretier, toujours débraillée et décoiffée, mais douce de cœur, officieuse, qui me prit en amitié, et qui même me fut utile.

Je passai plusieurs jours à me livrer uniquement au plaisir de l’indépendance et de la curiosité. J’allais errant dedans et dehors la ville, furetant, visitant tout ce qui me paraissait curieux et nouveau ; et tout l’était pour un jeune homme sortant de sa niche, qui n’avait jamais vu de capitale. J’étais surtout fort exact à faire ma cour, et j’assistais régulièrement tous les matins à la messe du roi. Je trouvais beau de me voir dans la même chapelle avec ce prince et sa suite : mais ma passion pour la musique, qui commençait à se déclarer, avait plus de part à mon assiduité que la pompe de la cour, qui, bientôt vue, et toujours la même, ne frappe pas longtemps. Le roi de Sardaigne avait alors la meilleure symphonie de l’Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi, y brillaient alternativement. Il n’en fallait pas tant pour attirer un jeune homme que le jeu du moindre instrument, pourvu qu’il fût juste, transportait d’aise. Du reste, je n’avais pour la magnificence qui frappait mes yeux qu’une admiration stupide et sans convoitise. La seule chose qui m’intéressât dans tout l’éclat de la cour était de voir s’il n’y aurait point là quelque jeune princesse qui méritât mon hommage, et avec laquelle je pusse faire un roman.

Je faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais où, si je l’eusse mis à fin, j’aurais trouvé des plaisirs mille fois plus délicieux.

Quoique je vécusse avec beaucoup d’économie, ma bourse insensiblement s’épuisait. Cette économie, au reste, était moins l’effet de la prudence que d’une simplicité de goût que même aujourd’hui l’usage des grandes tables n’a point altérée. Je ne connaissais pas, et je ne connais pas encore, de meilleure chère que celle d’un repas rustique. Avec du laitage, des œufs, des herbes, du fromage, du pain bis et du vin passable, on est toujours sûr de me bien régaler ; mon bon appétit fera le reste quand un maître d’hôtel et des laquais autour de moi ne me rassasieront pas de leur importun aspect. Je faisais alors de beaucoup meilleurs repas avec six ou sept sous de dépense, que je ne les ai faits depuis à six ou sept francs. J’étais donc sobre, faute d’être tenté de ne pas l’être : encore ai-je tort d’appeler tout cela sobriété, car j’y mettais toute la sensualité possible. Mes poires, ma giuncà, mon fromage, mes grisses, et quelques verres d’un gros vin de Montferrat à couper par tranches, me rendaient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout cela pouvait-on voir la fin de vingt livres. C’était ce que j’apercevais plus sensiblement de jour en jour ; et, malgré l’étourderie de mon âge, mon inquiétude sur l’avenir alla bientôt jusqu’à l’effroi. De tous mes châteaux en Espagne il ne me resta que celui de trouver une occupation qui me fit vivre ; encore n’était-il pas facile à réaliser. Je songeai à mon ancien métier ; mais je ne le savais pas assez pour aller travailler chez un maître, et les maîtres même n’abondaient pas à Turin. Je pris donc, en attendant mieux, le parti d’aller m’offrir de boutique en boutique pour graver un chiffre ou des armes sur de la vaisselle, espérant tenter les gens par le bon marché, en me mettant à leur discrétion. Cet expédient ne fut pas fort heureux. Je fus presque partout éconduit ; et ce que je trouvais à faire était si peu de chose, qu’à peine y gagnai-je quelques repas. Un jour cependant, passant d’assez bon matin dans la Contrà nova, je vis, à travers les vitres d’un comptoir, une jeune marchande de si bonne grâce et d’un air si attirant, que, malgré ma timidité près des dames, je n’hésitai pas d’entrer, et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d’avoir bon courage, et que les bons chrétiens ne m’abandonneraient pas ; puis, tandis qu’elle envoyait chercher chez un orfèvre du voisinage les outils dont j’avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et m’apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure ; la suite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit travail, encore plus de mon petit babil quand je me fus un peu rassuré : car elle était brillante et parée ; et, malgré son air gracieux, cet éclat m’en avait imposé. Mais son accueil plein de bonté, son ton compatissant, ses manières douces et caressantes, me mirent bientôt à mon aise. Je vis que je réussissais, et cela me fit réussir davantage. Mais quoique Italienne, et trop jolie pour n’être pas un peu coquette, elle était pourtant si modeste, et moi si timide, qu’il était difficile que cela vînt sitôt à bien. On ne nous laissa pas le temps d’achever l’aventure. Je ne m’en rappelle qu’avec plus de charmes les courts moments que j’ai passés auprès d’elle : et je puis dire y avoir goûté dans leurs prémices les plus doux ainsi que les plus purs plaisirs de l’amour.

C’était une brune extrêmement piquante, mais dont le bon naturel peint sur son joli visage rendait la vivacité touchante. Elle s’appelait madame Basile. Son mari, plus âgé qu’elle et passablement jaloux, la laissait, durant ses voyages, sous la garde d’un commis trop maussade pour être séduisant, et qui ne laissait pas d’avoir pour son compte des prétentions, qu’il ne montrait guère que par sa mauvaise humeur. Il en prit beaucoup contre moi, quoique j’aimasse à l’entendre jouer de la flûte, dont il jouait assez bien. Ce nouvel Égisthe grognait toujours quand il me voyait entrer chez sa dame : il me traitait avec un dédain qu’elle lui rendait bien. Il semblait même qu’elle se plût, pour le tourmenter, à me caresser en sa présence ; et cette sorte de vengeance, quoique fort de mon goût, l’eût été bien plus dans le tête-à-tête. Mais elle ne la poussait pas jusque-là, ou du moins ce n’était pas de la même manière. Soit qu’elle me trouvât trop jeune, soit qu’elle ne sût point faire les avances, soit qu’elle voulût sérieusement être sage, elle avait alors une sorte de réserve qui n’était pas repoussante, mais qui m’intimidait sans que je susse pourquoi. Quoique je ne me sentisse pas pour elle ce respect aussi vrai que tendre que j’avais pour madame de Warens, je me sentais plus de crainte et bien moins de familiarité. J’étais embarrassé, tremblant ; je n’osais la regarder, je n’osais respirer auprès d’elle ; cependant je craignais plus que la mort de m’en éloigner. Je dévorais d’un œil avide tout ce que je pouvais regarder sans être aperçu, les fleurs de sa robe, le bout de son joli pied, l’intervalle d’un bras ferme et blanc qui paraissait entre son gant et sa manchette, et celui qui se faisait quelquefois entre son tour de gorge et son mouchoir. Chaque objet ajoutait à l’impression des autres. À force de regarder ce que je pouvais voir et même au delà, mes yeux se troublaient, ma poitrine s’oppressait ; ma respiration, d’instant en instant plus embarrassée, me donnait beaucoup de peine à gouverner, et tout ce que je pouvais faire était de filer sans bruit des soupirs fort incommodes dans le silence où nous étions assez souvent. Heureusement madame Basile, occupée à son ouvrage, ne s’en apercevait pas, à ce qu’il me semblait. Cependant je voyais quelquefois, par une sorte de sympathie, son fichu se renfler assez fréquemment. Ce dangereux spectacle achevait de me perdre ; et quand j’étais prêt à céder à mon transport, elle m’adressait quelque mot d’un ton tranquille, qui me faisait rentrer en moi-même à l’instant.

Je la vis plusieurs fois seule de cette manière, sans que jamais un mot, un geste, un regard même trop expressif, marquât entre nous la moindre intelligence. Cet état, très tourmentant pour moi, faisait cependant mes délices, et à peine dans la simplicité de mon cœur pouvais-je imaginer pourquoi j’étais si tourmenté. Il paraissait que ces petits tête-à-tête ne lui déplaisaient pas non plus, du moins elle en rendait les occasions assez fréquentes ; soin bien gratuit assurément de sa part, pour l’usage qu’elle en faisait et qu’elle m’en laissait faire.

Un jour qu’ennuyée des sots colloques du commis, elle avait monté dans sa chambre, je me hâtai, dans l’arrière-boutique où j’étais, d’achever ma petite tâche, et je la suivis. Sa chambre était entr’ouverte ; j’y entrai sans être aperçu. Elle brodait près d’une fenêtre, ayant en face le côté de la chambre opposé à la porte. Elle ne pouvait me voir entrer ni m’entendre, à cause du bruit que des chariots faisaient dans la rue. Elle se mettait toujours bien : ce jour-là sa parure approchait de la coquetterie. Son attitude était gracieuse ; sa tête un peu baissée laissait voir la blancheur de son cou ; ses cheveux, relevés avec élégance, étaient ornés de fleurs. Il régnait dans toute sa figure un charme que j’eus le temps de considérer, et qui me mit hors de moi. Je me jetai à genoux à l’entrée de la chambre, en tendant les bras vers elle d’un mouvement passionné, bien sûr qu’elle ne pouvait m’entendre, et ne pensant pas qu’elle pût me voir : mais il y avait à la cheminée une glace qui me trahit. Je ne sais quel effet ce transport fit sur elle : elle ne me regarda point, ne me parla point ; mais tournant à demi la tête, d’un simple mouvement de doigt elle me montra la natte à ses pieds. Tressaillir, pousser un cri, m’élancer à la place qu’elle m’avait marquée ne fut pour moi qu’une même chose : mais ce qu’on aurait peine à croire est que dans cet état je n’osai rien entreprendre au delà, ni dire un seul mot, ni lever les yeux sur elle, ni la toucher même, dans une attitude aussi contrainte, pour m’appuyer un instant sur ses genoux. J’étais muet, immobile, mais non pas tranquille assurément : tout marquait en moi l’agitation, la joie, la reconnaissance, les ardents désirs incertains dans leur objet, et contenus par la frayeur de déplaire, sur laquelle mon jeune cœur ne pouvait se rassurer.

Elle ne paraissait ni plus tranquille ni moins timide que moi. Troublée de me voir là, interdite de m’y avoir attiré, et commençant à sentir toute la conséquence d’un signe parti sans doute avant la réflexion, elle ne m’accueillait ni ne me repoussait ; elle n’ôtait pas les yeux de dessus son ouvrage, elle tâchait de faire comme si elle ne m’eût pas vu à ses pieds : mais toute ma bêtise ne m’empêchait pas de juger qu’elle partageait mon embarras, peut-être mes désirs, et qu’elle était retenue par une honte semblable à la mienne, sans que cela me donnât la force de la surmonter. Cinq ou six ans qu’elle avait de plus que moi devaient, selon moi, mettre de son côté toute la hardiesse ; et je me disais que puisqu’elle ne faisait rien pour exciter la mienne, elle ne voulait pas que j’en eusse. Même encore aujourd’hui je trouve que je pensais juste, et sûrement elle avait trop d’esprit pour ne pas voir qu’un novice tel que moi avait besoin non-seulement d’être encouragé, mais d’être instruit.

Je ne sais comment eût fini cette scène vive et muette, ni combien de temps j’aurais demeuré immobile dans cet état ridicule et délicieux, si nous n’eussions été interrompus. Au plus fort des mes agitations, j’entendis ouvrir la porte de la cuisine qui touchait la chambre où nous étions, et madame Basile alarmée me dit vivement de la voix et du geste : Levez-vous, voici Rosina. En me levant en hâte, je saisis une main qu’elle me tendait, et j’y appliquai deux baisers brûlants, au second desquels je sentis cette charmante main se presser un peu contre mes lèvres. De mes jours je n’eus un si doux moment : mais l’occasion que j’avais perdue ne revint plus, et nos jeunes amours en restèrent là.

C’est peut-être pour cela même que l’image de cette aimable femme est restée empreinte au fond de mon cœur en traits si charmants. Elle s’y est même embellie à mesure que j’ai mieux connu le monde et les femmes. Pour peu qu’elle eût eu d’expérience, elle s’y fût prise autrement pour animer un petit garçon : mais si son cœur était faible, il était honnête ; elle cédait involontairement au penchant qui l’entraînait : c’était, selon toute apparence, sa première infidélité, et j’aurais peut-être eu plus à faire à vaincre sa honte que la mienne. Sans en être venu là, j’ai goûté près d’elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m’a fait sentir la possession des femmes ne vaut les deux minutes que j’ai passées à ses pieds sans même oser toucher à sa robe. Non, il n’y a point de jouissances pareilles à celles que peut donner une honnête femme qu’on aime ; tout est faveur auprès d’elle. Un petit signe du doigt, une main légèrement pressée contre ma bouche sont les seules faveurs que je reçus jamais de madame Basile, et le souvenir de ces faveurs si légères me transporte encore en y pensant.


J. J. Rousseau chez Mme Basile


Les deux jours suivants j’eus beau guetter un nouveau tête-à-tête, il me fut impossible d’en trouver le moment, et je n’aperçus de sa part aucun soin pour le ménager. Elle eut même le maintien, non plus froid, mais plus retenu qu’à l’ordinaire ; et je crois qu’elle évitait mes regards, de peur de ne pouvoir assez gouverner les siens. Son maudit commis fut plus désolant que jamais : il devint même railleur, goguenard ; il me dit que je ferais mon chemin près des dames. Je tremblais d’avoir commis quelque indiscrétion ; et, me regardant déjà comme d’intelligence avec elle, je voulus couvrir du mystère un goût qui jusqu’alors n’en avait pas grand besoin. Cela me rendit plus circonspect à saisir les occasions de le satisfaire ; et à force de les vouloir sûres, je n’en trouvai plus du tout.

Voici encore une autre folie romanesque dont jamais je n’ai pu me guérir, et qui, jointe à ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédictions du commis. J’aimais trop sincèrement, trop parfaitement, j’ose dire, pour pouvoir aisément être heureux. Jamais passions ne furent en même temps plus vives et plus pures que les miennes ; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus désintéressé. J’aurais mille fois sacrifié mon bonheur à celui de la personne que j’aimais ; sa réputation m’était plus chère que ma vie, et jamais, pour tous les plaisirs de la jouissance, je n’aurais voulu compromettre un moment son repos. Cela m’a fait apporter tant de soins, tant de secret, tant de précaution dans mes entreprises, que jamais aucune n’a pu réussir. Mon peu de succès près des femmes est toujours venu de les trop aimer.

Pour revenir au flûteur Égisthe, ce qu’il y avait de singulier était qu’en devenant plus insupportable, le traître semblait devenir plus complaisant. Dès le premier jour que sa dame m’avait pris en affection, elle avait songé à me rendre utile dans le magasin. Je savais passablement l’arithmétique ; elle lui avait proposé de m’apprendre à tenir les livres : mais mon bourru reçut très-mal la proposition, craignant peut-être d’être supplanté. Ainsi tout mon travail, après mon burin, était de transcrire quelques comptes et mémoires, de mettre au net quelques livres, et de traduire quelques lettres de commerce d’italien en français. Tout d’un coup mon homme s’avisa de revenir à la proposition faite et rejetée, et dit qu’il m’apprendrait les comptes à parties doubles, et qu’il voulait me mettre en état d’offrir mes services à M. Basile quand il serait de retour. Il y avait dans son ton, dans son air, je ne sais quoi de faux, de malin, d’ironique, qui ne me donnait pas de la confiance. Madame Basile, sans attendre ma réponse, lui dit sèchement que je lui étais obligé de ses offres, qu’elle espérait que la fortune favoriserait enfin mon mérite, et que ce serait grand dommage qu’avec tant d’esprit je ne fusse qu’un commis.

Elle m’avait dit plusieurs fois qu’elle voulait me faire faire une connaissance qui pourrait m’être utile. Elle pensait assez sagement pour sentir qu’il était temps de me détacher d’elle. Nos muettes déclarations s’étaient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dîner où je me trouvai, et où se trouva aussi un jacobin de bonne mine, auquel elle me présenta. Le moine me traita très-affectueusement, me félicita sur ma conversion, et me dit plusieurs choses sur mon histoire qui m’apprirent qu’elle la lui avait détaillée ; puis, me donnant deux petits coups d’un revers de main sur la joue, il me dit d’être sage, d’avoir bon courage, et de l’aller voir ; que nous causerions plus à loisir ensemble. Je jugeai, par les égards que tout le monde avait pour lui, que c’était un homme de considération ; et par le ton paternel qu’il prenait avec madame Basile, qu’il était son confesseur. Je me rappelle bien aussi que sa décente familiarité était mêlée de marques d’estime et même de respect pour sa pénitente, qui me firent alors moins d’impression qu’elles ne m’en font aujourd’hui. Si j’avais eu plus d’intelligence, combien j’eusse été touché d’avoir pu rendre sensible une jeune femme respectée par son confesseur !

La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions : il en fallut une petite, où j’eus l’agréable tête-à-tête de monsieur le commis. Je n’y perdis rien du côté des attentions et de la bonne chère ; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table, dont l’intention n’était sûrement pas pour lui. Tout allait très-bien jusque-là : les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants ; madame Basile faisait les honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dîner, l’on entend arrêter une chaise à la porte ; quelqu’un monte, c’est M. Basile. Je le vois comme s’il entrait actuellement, en habit d’écarlate à boutons d’or, couleur que j’ai prise en aversion depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel homme, qui se présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l’air de quelqu’un qui surprend son monde, quoiqu’il n’y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu’il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. À peine avait-on commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d’un ton sévère ce que c’est que ce petit garçon qu’il aperçoit là. Madame Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que non. Pourquoi non ? reprend-il grossièrement : puisqu’il s’y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole ; et après un éloge grave et vrai de madame Basile, il fit le mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse charité de sa femme, il devait s’empresser d’y prendre part, puisque rien n’y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d’un ton d’humeur, dont il cachait la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu’il avait des instructions sur mon compte, et que le commis m’avait servi de sa façon.

À peine était-on hors de table, que celui-ci, dépêché par son bourgeois, vint en triomphe me signifier de sa part de sortir à l’instant de chez lui, et de n’y remettre les pieds de ma vie. Il assaisonna sa commission de tout ce qui pouvait la rendre insultante et cruelle. Je partis sans rien dire, mais le cœur navré, moins de quitter cette aimable femme, que de la laisser en proie à la brutalité de son mari. Il avait raison sans doute de ne vouloir pas qu’elle fût infidèle ; mais, quoique sage et bien née, elle était Italienne, c’est-à-dire sensible et vindicative ; et il avait tort, ce me semble, de prendre avec elle les moyens les plus propres à s’attirer le malheur qu’il craignait.

Tel fut le succès de ma première aventure. Je voulus essayer de repasser deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon cœur regrettait sans cesse ; mais au lieu d’elle je ne vis que son mari et le vigilant commis, qui, m’ayant aperçu, me fit, avec l’aune de la boutique, un geste plus expressif qu’attirant. Me voyant si bien guetté, je perdis courage, et n’y passai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu’elle m’avait ménagé. Malheureusement je ne savais pas son nom. Je rôdai plusieurs fois inutilement autour du couvent pour tâcher de le rencontrer. Enfin d’autres événements m’ôtèrent les charmants souvenirs de madame Basile, et dans peu je l’oubliai si bien, qu’aussi simple et aussi novice qu’auparavant, je ne restai pas même affriandé de jolies femmes.

Cependant ses libéralités avaient un peu remonté mon petit équipage, très modestement toutefois, et avec la précaution d’une femme prudente qui regardait plus à la propreté qu’à la parure, et qui voulait m’empêcher de souffrir, et non pas me faire briller. Mon habit, que j’avais apporté de Genève, était bon et portable encore ; elle y ajouta seulement un chapeau et quelque linge. Je n’avais point de manchettes ; elle ne voulut point m’en donner, quoique j’en eusse bonne envie. Elle se contenta de me mettre en état de me tenir propre, et c’est un soin qu’il ne fallut pas me recommander tant que je parus devant elle.

Peu de jours après ma catastrophe, mon hôtesse, qui, comme j’ai dit, m’avait pris en amitié, me dit qu’elle m’avait peut-être trouvé une place, et qu’une dame de condition voulait me voir. À ce mot, je me crus tout de bon dans les hautes aventures : car j’en revenais toujours là. Celle-ci ne se trouva pas aussi brillante que je me l’étais figurée. Je fus chez cette dame avec le domestique qui lui avait parlé de moi. Elle m’interrogea, m’examina : je ne lui déplus pas ; et tout de suite j’entrai à son service, non pas tout à fait en qualité de favori, mais en qualité de laquais. Je fus vêtu de la couleur de ses gens ; la seule distinction fut qu’ils portaient l’aiguillette, et qu’on ne me la donna pas : comme il n’y avait point de galons à sa livrée, cela faisait à peu près un habit bourgeois. Voilà le terme inattendu auquel aboutirent enfin toutes mes grandes espérances.

Madame la comtesse de Vercellis, chez qui j’entrai, était veuve et sans enfants : son mari était piémontais ; pour elle, je l’ai toujours crue savoyarde, ne pouvant imaginer qu’une Piémontaise parlât si bien français et eût un accent si pur. Elle était entre deux âges, d’une figure fort noble, d’un esprit orné, aimant la littérature française, et s’y connaissant. Elle écrivait beaucoup, et toujours en français. Ses lettres avaient le tour et presque la grâce de celles de madame de Sévigné ; on aurait pu s’y tromper à quelques-unes. Mon principal emploi, et qui ne me déplaisait pas, était de les écrire sous sa dictée, un cancer au sein, qui la faisait beaucoup souffrir, ne lui permettant plus d’écrire elle-même.

Madame de Vercellis avait non-seulement beaucoup d’esprit, mais une âme élevée et forte. J’ai suivi sa dernière maladie ; je l’ai vue souffrir et mourir sans jamais marquer un instant de faiblesse, sans faire le moindre effort pour se contraindre, sans sortir de son rôle de femme, et sans se douter qu’il y eût à cela de la philosophie : mot qui n’était pas encore à la mode, et qu’elle ne connaissait même pas dans le sens qu’il porte aujourd’hui. Cette force de caractère allait quelquefois jusqu’à la sécheresse. Elle m’a toujours paru aussi peu sensible pour autrui que pour elle-même ; et quand elle faisait du bien aux malheureux, c’était pour faire ce qui était bien en soi, plutôt que par une véritable commisération. J’ai un peu éprouvé cette insensibilité pendant les trois mois que j’ai passés auprès d’elle. Il était naturel qu’elle prît en affection un jeune homme de quelque espérance, qu’elle avait incessamment sous les yeux, et qu’elle songeât, se sentant mourir, qu’après elle il aurait besoin de secours et d’appui : cependant, soit qu’elle ne me jugeât pas digne d’une attention particulière, soit que les gens qui l’obsédaient ne lui aient permis de songer qu’à eux, elle ne fit rien pour moi.

Je me rappelle pourtant fort bien qu’elle avait marqué quelque curiosité de me connaître. Elle m’interrogeait quelquefois ; elle était bien aise que je lui montrasse les lettres que j’écrivais à madame de Warens, que je lui rendisse compte de mes sentiments ; mais elle ne s’y prenait assurément pas bien pour les connaître, en ne me montrant jamais les siens. Mon cœur aimait à s’épancher, pourvu qu’il sentît que c’était dans un autre. Des interrogations sèches et froides, sans aucun signe d’approbation ni de blâme sur mes réponses, ne me donnaient aucune confiance. Quand rien ne m’apprenait si mon babil plaisait ou déplaisait, j’étais toujours en crainte, et je cherchais moins à montrer ce que je pensais qu’à ne rien dire qui pût me nuire. J’ai remarqué depuis que cette manière sèche d’interroger les gens pour les connaître est un tic assez commun chez les femmes qui se piquent d’esprit. Elles s’imaginent qu’en ne laissant point paraître leur sentiment elles parviendront à mieux pénétrer le vôtre : mais elles ne voient pas qu’elles ôtent par là le courage de le montrer. Un homme qu’on interroge commence par cela seul à se mettre en garde ; et s’il croit que, sans prendre à lui un véritable intérêt, on ne veut que le faire jaser, il ment, ou se tait, ou redouble d’attention sur lui-même, et aime encore mieux passer pour un sot que d’être dupe de votre curiosité. Enfin c’est toujours un mauvais moyen de lire dans le cœur des autres que d’affecter de cacher le sien.

Madame de Vercellis ne m’a jamais dit un mot qui sentît l’affection, la pitié, la bienveillance. Elle m’interrogeait froidement ; je répondais avec réserve. Mes réponses étaient si timides qu’elle dut les trouver basses et s’en ennuya. Sur la fin elle ne me questionnait plus, ne me parlait plus que pour son service. Elle me jugea moins sur ce que j’étais que sur ce qu’elle m’avait fait ; et à force de ne voir en moi qu’un laquais, elle m’empêcha de lui paraître autre chose.

Je crois que j’éprouvai dès lors ce jeu malin des intérêts cachés qui m’a traversé toute ma vie, et qui m’a donné une aversion bien naturelle pour l’ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis, n’ayant point d’enfants, avait pour héritier son neveu le comte de la Roque, qui lui faisait assidûment sa cour. Outre cela, ses principaux domestiques, qui la voyaient tirer à sa fin, ne s’oubliaient pas ; et il y avait tant d’empressés autour d’elle, qu’il était difficile qu’elle eût du temps pour penser à moi. À la tête de sa maison était un nommé M. Lorenzi, homme adroit, dont la femme, encore plus adroite, s’était tellement insinuée dans les bonnes grâces de sa maîtresse, qu’elle était plutôt chez elle sur le pied d’une amie que d’une femme à ses gages. Elle lui avait donné pour femme de chambre une nièce à elle, appelée mademoiselle Pontal, fine mouche, qui se donnait des airs de demoiselle suivante, et aidait sa tante à obséder si bien leur maîtresse, qu’elle ne voyait que par leurs yeux et n’agissait que par leurs mains. Je n’eus pas le bonheur d’agréer à ces trois personnes : je leur obéissais, mais je ne les servais pas ; je n’imaginais pas qu’outre le service de notre commune maîtresse je dusse être encore le valet de ses valets. J’étais d’ailleurs une espèce de personnage inquiétant pour eux. Ils voyaient bien que je n’étais pas à ma place ; ils craignaient que madame ne le vît aussi, et que ce qu’elle ferait pour m’y mettre ne diminuât leurs portions : car ces sortes de gens, trop avides pour être justes, regardent tous les legs qui sont pour d’autres comme pris


Le Ruban volé


sur leur propre bien. Ils se réunirent donc pour m’écarter de ses yeux. Elle aimait à écrire des lettres ; c’était un amusement pour elle dans son état : ils l’en dégoûtèrent et l’en firent détourner par le médecin, en la persuadant que cela la fatiguait. Sous prétexte que je n’entendais pas le service, on employait au lieu de moi deux gros manants de porteurs de chaise autour d’elle : enfin l’on fit si bien, que, quand elle fit son testament, il y avait huit jours que je n’étais entré dans sa chambre. Il est vrai qu’après cela j’y entrai comme auparavant, et j’y fus même plus assidu que personne, car les douleurs de cette pauvre femme me déchiraient ; la constance avec laquelle elle les souffrait me la rendait extrêmement respectable et chère, et j’ai bien versé, dans sa chambre, des larmes sincères, sans qu’elle ni personne s’en aperçût.

Nous la perdîmes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avait été celle d’une femme d’esprit et de sens ; sa mort fut celle d’un sage. Je puis dire qu’elle me rendit la religion catholique aimable, par la sérénité d’âme avec laquelle elle en remplit les devoirs sans négligence et sans affectation. Elle était naturellement sérieuse. Sur la fin de sa maladie elle prit une sorte de gaieté trop égale pour être jouée, et qui n’était qu’un contrepoids donné par la raison même contre la tristesse de son état. Elle ne garda le lit que les deux derniers jours, et ne cessa de s’entretenir paisiblement avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, et déjà dans les combats de l’agonie, elle fit un gros pet. Bon ! dit-elle en se retournant, femme qui pète n’est pas morte. Ce furent les derniers mots qu’elle prononça.

Elle avait légué un an de leurs gages à ses bas domestiques ; mais, n’étant point couché sur l’état de sa maison, je n’eus rien. Cependant le comte de la Roque me fit donner trente livres, et me laissa l’habit neuf que j’avais sur le corps, et que M. Lorenzi voulait m’ôter. Il promit même de chercher à me placer, et me permit de l’aller voir. J’y fus deux ou trois fois, sans pouvoir lui parler. J’étais facile à rebuter, je n’y retournai plus. On verra bientôt que j’eus tort.

Que n’ai-je achevé tout ce que j’avais à dire de mon séjour chez madame de Vercellis ! Mais, bien que mon apparente situation demeurât la même, je ne sortis pas de sa maison comme j’y étais entré. J’en emportai les longs souvenirs du crime et l’insupportable poids des remords dont, au bout de quarante ans, ma conscience est encore chargée, et dont l’amer sentiment, loin de s’affaiblir, s’irrite à mesure que je vieillis. Qui croirait que la faute d’un enfant pût avoir des suites aussi cruelles ? C’est de ces suites plus que probables que mon cœur ne saurait se consoler. J’ai peut-être fait périr dans l’opprobre et dans la misère une fille aimable, honnête, estimable, et qui sûrement valait beaucoup mieux que moi.

Il est bien difficile que la dissolution d’un ménage n’entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu’il ne s’égare bien des choses : cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l’inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux. Beaucoup d’autres meilleures choses étaient à ma portée ; ce ruban seul me tenta, je le volai ; et comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l’avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c’est Marion qui me l’a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa cuisinière quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non-seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu’on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu’on ne pouvait la voir sans l’aimer ; d’ailleurs bonne fille, sage, et d’une fidélité à toute épreuve. C’est ce qui surprit quand je la nommai. L’on n’avait guère moins de confiance en moi qu’en elle, et l’on jugea qu’il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir : l’assemblée était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban : je la charge effrontément ; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare cœur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m’apostrophe, m’exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m’a jamais fait de mal ; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu’elle m’a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots : Ah ! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d’un côté une audace aussi diabolique, et de l’autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas où l’on était, on ne se donna pas le temps d’approfondir la chose ; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l’innocent. Sa prédiction n’a pas été vaine ; elle ne cesse pas un seul jour de s’accomplir.

J’ignore ce que devint cette victime de ma calomnie ; mais il n’y a pas d’apparence qu’elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer : elle emportait une imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol n’était qu’une bagatelle, mais enfin c’était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon : enfin, le mensonge et l’obstination ne laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l’abandon comme le plus grand danger auquel je l’ai exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l’innocence avilie a pu la porter ! Eh ! si le remords d’avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu’on juge de celui d’avoir pu la rendre pire que moi !

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s’il n’était commis que d’hier. Tant que j’ai vécu tranquille il m’a moins tourmenté, mais au milieu d’une vie orageuse il m’ôte la plus douce consolation des innocents persécutés : il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s’endort durant un destin prospère, et s’aigrit dans l’adversité. Cependant je n’ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon cœur de cet aveu dans le sein d’un ami. La plus étroite intimité ne me l’a jamais fait faire à personne, pas même à madame de Warens. Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu’à ce jour sans allégement sur ma conscience ; et je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions.

J’ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l’on ne trouvera sûrement pas que j’aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n’exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m’excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment ; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée ; je m’excusai sur le premier objet qui s’offrit. Je l’accusai d’avoir fait ce que je voulais faire, et de m’avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître ensuite, mon cœur fut déchiré ; mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte ; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J’aurais voulu m’enfoncer, m’étouffer dans le centre de la terre : l’invincible honte l’emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence ; et plus je devenais criminel, plus l’effroi d’en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l’horreur d’être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m’ôtait tout autre sentiment. Si l’on m’eût laissé revenir à moi-même, j’aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m’eût pris à part, qu’il m’eût dit : Ne perdez pas cette pauvre fille ; si vous êtes coupable, avouez-le-moi ; je me serais jeté à ses pieds dans l’instant, j’en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m’intimider, quand il fallait me donner du courage. L’âge est encore une attention qu’il est juste de faire ; à peine étais-je sorti de l’enfance, ou plutôt j’y étais encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l’âge mûr ; mais ce qui n’est que faiblesse l’est beaucoup moins, et ma faute au fond n’était guère autre chose. Aussi son souvenir m’afflige-t-il moins à cause du mal en lui-même qu’à cause de celui qu’il a dû causer. Il m’a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l’impression terrible qui m’est restée du seul que j’aie jamais commis ; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d’en avoir pu faire un aussi noir. Si c’est un crime qui puisse être expié, comme j’ose le croire, il doit l’être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d’honneur dans des occasions difficiles ; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu’ait été mon offense envers elle, je crains peu d’en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j’avais à dire sur cet article. Qu’il me soit permis de n’en reparler jamais.