Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault/Les Souhaits ridicules

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LES SOUHAITS RIDICULES


Ainsi que nous l’avons prouvé dans l’Introduction, le conte des Souhaits ridicules est, non le troisième, mais le second que Perrault donna au public. Il existe peu de traditions qui aient couru davantage le monde et qui aient été plus souvent remises à la fonte. C’est même une chose curieuse de voir comme cette historiette, très-scabreuse au début, s’est épurée petit à petit et a fini par arriver tout à fait inoffensive aux mains de La Fontaine et de Perrault.

On a découvert son origine dans le Pantcha-Tantra, ce fameux recueil de contes composé par le docte brahmane Vichnou-Sarma pour apprendre en six mois la morale et la politique aux fils de son souverain. Voici en quelques mots, résumant la traduction d’Édouard Lancereau (p. 333), cette fable, germe informe que développera plus tard l’imagination licencieuse des sages indiens.

Un tisserand du nom de Mantharaka[1] brise son métier par accident. Il prend sa hache, s’en va au bord de la mer, choisit un gros arbre et se met à l’abattre. Au premier coup, il entend la voix d’un génie qui lui crie :

— Holà ! cet arbre est mon logis et je ne puis le quitter, attendu que j’y respire la brise de la mer.

— Mais, dit l’homme, il me faut du bois pour fabriquer un métier, sinon ma famille va mourir de faim.

— Laisse-moi cet arbre, répond le génie, et demande tout ce que tu voudras, je te le donnerai.

Notre homme s’en retourne et rencontre le barbier du village qui lui conseille de souhaiter d’être roi. Sa femme, au contraire, lui persuade de rester dans sa condition et de demander au génie deux têtes et quatre bras, afin de faire double besogne.

Le pauvre diable suit ce mauvais conseil et va retrouver le génie, qui exauce son souhait. À son retour, les gens du village le prennent pour un rakchâsa[2], se jettent sur lui et l’assomment.

Remarquez que, dès le point de départ, c’est la femme qui, par son conseil perfide, fait manquer la fortune de son mari. Un autre conteur, Sendabar, va nous dire qu’elle a pour cela d’excellentes raisons. Ce Sendabar ou Sandebar, qui dans la version indienne porte le nom de Sindabad, a écrit sur les ruses des femmes des Paraboles qui sont célèbres dans la littérature hébraïque.

Suivant Hamza d’Ispahan, cité par Loiseleur, Deslongchamps et par E. Carmoly, ce petit livre date du temps des princes Arsacides, et c’est également ce qu’on peut lire dans Modjemel-al-Tewarekh, manuscrit persan de la Bibliothèque nationale. Il ne nous reste d’ailleurs que les traductions hébraïque et grecque du texte persan ou arabe. Dans la version grecque, qui diffère peu de l’autre, Sendabar porte le nom de Syntipas.

En grec, comme en hébreu, l’auteur donne pour cadre à ses apologues l’histoire d’une reine qui, pareille à Phèdre, tombe amoureuse du fils de son mari, et qui, s’en voyant dédaignée, l’accuse auprès du monarque. Celui-ci condamne son fils à mort, mais suspend durant une semaine l’exécution de son arrêt.

Chaque jour un des sept philosophes qui sont chargés de l’éducation du prince, conte au souverain une histoire pour lui prouver qu’il faut se défier des femmes, et chaque jour aussi la reine détruit l’effet de ce récit par un autre qui démontre tout le contraire. Finalement le prince triomphe et obtient la grâce de la coupable. La version grecque, moins généreuse, la condamne à être rasée, puis promenée par la ville sur un âne, le visage tourné vers la queue.

On ignore l’époque où furent rédigés ces deux romans, et l’auteur de la composition hébraïque nous est inconnu. On sait seulement que celui de la composition grecque est un certain Andriopule, qui déclare l’avoir traduite du syriaque. Ce texte syriaque a eu le même sort que les textes persan et arabe.

Or, voici le conte que débita au roi le septième conseiller. Nous le traduisons de la version grecque, qui nous a paru moins sèche que la version hébraïque, traduite par M. E. Carmoly.

« Un homme avait un génie grâce auquel il prédisait l’avenir et répondait à tout ce qu’on lui demandait. Ce démon s’appelait l’esprit de Python et il rapportait de grands profits à son hôte ; avec son aide celui-ci, de plus, exerçait la médecine ; il dévoilait les mystères et faisait retrouver les objets perdus. Il amassait donc ainsi beaucoup de bien.

« Un jour l’esprit lui dit : — Je te quitte, tu ne me posséderas pas plus longtemps ; mais, avant de partir, je veux te donner trois formules au moyen desquelles tout ce que tu demanderas au dieu te sera aussitôt accordé.

« Le génie lui apprit alors les trois formules et s’éloigna. L’homme s’en retourna tout triste à sa maison.

« — Pourquoi, lui dit sa femme, es-tu si pâle et si chagrin ?

« — Hélas ! répondit-il, cet esprit de Python, grâce auquel je prédisais l’avenir et guérissais les maladies, m’a quitté pour toujours. Comment vivre maintenant ? C’est lui qui parlait par ma bouche et qui me valait tant de bénéfices.

« La femme, à ces mots, devint triste à son tour. La voyant pleurer amèrement, son mari lui dit pour la consoler :

« — Ne t’afflige pas tant, ma femme ; le génie m’a indiqué trois formules au moyen desquelles j’obtiendrai tout ce que je demanderai au dieu.

« Ces paroles calmèrent la femme, qui dit à son mari :

« — Ces trois formules te suffisent pour l’avenir.

« — Que me conseilles-tu donc de demander au dieu ? dit alors ce dernier. »

Il est impossible de spécifier en français ce que la femme, créature lubrique et rusée, lui conseille de souhaiter[3].

Le mari, qui ne brille pas par l’intelligence, formule son vœu, lequel est exaucé sur-le-champ[4].

« Ce que voyant, le malheureux eut horreur de lui-même et tomba à bras raccourci sur sa femme. Sa fureur était telle qu’il voulait la tuer.

« — Il est beau, dit-il, ton conseil, et surtout très-profitable, ô la plus méchante des femmes ! N’as-tu pas rougi de me suggérer un vœu aussi mauvais et aussi honteux ?

« — À quoi bon t’affliger, mon homme, lui dit-elle, quand il te reste deux souhaits ? Demande au dieu qu’il te débarrasse de tout ce qu’il t’a donné et qui te gêne[5]

Il le fait, mais si vite et avec si peu de réflexion qu’il se trouve encore plus empêché qu’auparavant[6].

« L’homme, de plus en plus furieux, se jeta sur elle pour la tuer.

« — Pourquoi veux-tu me faire mourir ? s’écria-t-elle. Il n’y a pas de quoi te désoler, puisqu’il te reste un souhait. Demande au dieu qu’il te remette en ton premier état[7].

« Ce qu’il fit, et de la sorte il ne jouit guère de ses trois souhaits. »

J’emprunte la conclusion à la version hébraïque.

« — Pourquoi, dit finalement le mari, ne m’as-tu pas conseillé de demander la richesse ?

« — Si tu étais devenu très-riche, répondit-elle, tu m’aurais abandonnée et tu aurais pris une autre femme. »

Cette conclusion, qui accuse très-nettement la portée comique de l’apologue, ne se retrouve ni chez Marie de France ni chez l’auteur anonyme des Quatre souhaits Saint-Martin, qui procèdent directement de Sendabar.

Marie de France est le premier écrivain qui, dans notre vieille littérature, ait traité ce sujet. Hâtons-nous de dire que sous sa plume il n’a rien d’indécent. On sait que ce La Fontaine du xiiie siècle mit en rimes françaises un recueil de fables qui, du latin de Romulus, avait été traduit en anglo-saxon par le roi Henri Ier d’Angleterre.

La fable de Marie de France est intitulée Dou vilain qui prist un Folet, alias des Trois Oremenz, alias du Vileins et de sa Fame. (Poésies de Marie de France, publiées par M. de Roquefort, t. II, p. 140.) Le follet donna trois souhaits au vilain,

Pour ce qu’il n’el monstrast as genz

et celui-ci en octroya deux à sa femme. Ils restèrent sans en user

Dus qu’à un jur que il estaient
A un mengier ù il aveient
D’une berbiz l’eschine et l’os,
Dont la moolle pareit defors

dont la moelle paraissait au-dessus. Ne pouvant la prendre avec les doigts, la femme souhaite que son mari ait le bec d’une bécasse. Le mari, surpris et indigné, demande qu’elle soit arrangée de la même façon, et l’auteur ajoute malicieusement, sans les tirer d’affaire :

Deux oremanz unt jà perduz
Que nus n’en est à bien venuz.

La fable du Folet a trente-quatre vers ; le conte des Quatre Souhaits Saint-Martin (Fabliaux et Contes publiés par Méon, t. IV, p. 386) n’en a guère moins de deux cents. Il coule avec cette facilité prolixe qui est le défaut des versificateurs du xive siècle. Il reprend d’ailleurs complaisamment la tradition rompue par Marie de France. Les péripéties que Sendabar n’a fait qu’indiquer, il les développe avec un cynisme aussi spirituel que révoltant. L’auteur anonyme se répand en des énumérations à la Rabelais qui sont d’une bouffonnerie bien amusante.

Son plan est exactement le même que celui de Syntipas, à l’exception qu’au lieu de trois souhaits, le vilain en reçoit quatre de saint Martin. Bien que Normand, il en donne un à sa femme, qui s’en sert au profit de sa luxure. Chacun des époux se trouve à la fin Gros-Jean comme devant, et l’auteur conclut en ces termes :

Par cest fabel poez savoir
Que cil ne feit mie savoir,
Qui miex croit sa famé que lui :
Sovent l’en vient honte et anui.

Marie de France, qui ne tient pas à attaquer son sexe, dit simplement que mal à plusieurs est avenu

Qui trop creient autrui parole.

Avec Philippe de Vigneulles la donnée commence à s’épurer ; de plus, elle change de caractère et aboutit à une autre moralité. Ce n’est plus la femme qui attrape l’homme ; c’est le héros, homme ou femme, qui, par orgueil, méchanceté, colère ou étourderie, manque l’occasion unique qu’on lui fournit de régler lui-même sa destinée. De 1505 à 1514 le « mairchamp chaussetier » de Metz a écrit un amusant recueil de cent nouvelles qui, comme l’a fort bien dit M. Michelant, a le mérite d’être une date entre les récits attribués à Louis XI et ceux de la reine de Navarre. Le conteur n’est, du reste, ni sans verve ni sans gaieté, et il peint d’un trait vif et pittoresque les mœurs du pays messin au commencement du xvie siècle.

La soixante-dix-huitième nouvelle fond dans un même récit la fable du Pot au lait et celle des Trois Souhaits, deux des apologues les plus anciens et les plus répandus qu’il y ait au monde. Le monologue de Perrette y devient un dialogue entre la laitière et son mari. Se croyant déjà maire de son village, celui-ci déclare qu’il montrera qui il est, et « s’il est maistre ou non. » Sa femme lui recommande d’avoir pitié des « pouvres » gens.

« — Et je aurai, dit-il, le diable. Je n’en aurai pitié ni pitesse.

« Et en disant cecy, d’orgueil qui estoit en luy, il liève le pied et la jambe par despit et fiert un grand coup de pied comme si les tenist déjà en sa subjection ; tellement que de ce coup il attaindit le vaisseau de terre que sa femme tenoit, où estoit le lait. »

Sa femme lui chante pouille et, pour la consoler, il lui conte l’histoire de deux bonnes gens de leur estât, « lesquels désirant fort à estre riches, afin qu’ils puissent sormarcher leurs voisins, » obtiennent trois souhaits du bon Dieu. Ils se disputent à qui souhaitera le premier. La femme devance son mari.

« — Et je souhaite, dit-elle, ung pied à notre trépied. »

Son trépied avait, en effet, un pied rompu et il n’y avait pas de maréchal dans le hameau. La bonne femme, ne pouvant s’en servir, « avoit grant peine, »

et son plus vif désir était de le voir raccommodé. À ce beau souhait le mari s’emporte. « Et adoncques de courroux qui fut en luy quant il oyt le mot, hastivement et en fureur, sans adviser à ce qu’il disoit, luy souhaita le pied au ventre. »

Aux lamentations de la malheureuse, les voisins s’assemblent et persuadent au mari que, s’il ne veut être son meurtrier, il doit souhaiter que le pied revienne à la place qu’il n’aurait pas dû quitter. « Et ainsi furent les trois souhaits perdus et annihilés. »

Cette version des Souhaits ridicules s’est conservée dans la tradition orale : il y a une douzaine d’années, comme nous cherchions en Belgique ce qu’il pouvait y rester de contes populaires, nous l’avons entendu conter en patois wallon à Leuze (province de Hainaut).

Vers la fin du xvie siècle, Philippe d’Alcrippe, sieur de Neri en Verbos (Philippe le Picard), moine bernardin de l’abbaye de Mortemer en Normandie, consacra les instants de repos que lui laissait la goutte, à composer un livre « pour inciter les resveurs tristes et mérancoliques à vivre de plaisir. » Il n’y réussit pas trop mal et, dans la Nouvelle fabrique des excellents traits de vérité, il nous raconta l’aventure divertissante de trois jeunes garçons frères, du pays de Caux, qui dansèrent avec les fées.

Pour récompenser leurs cavaliers du plaisir qu’ils leur ont donné, ces trois jeunes fées, « arrivées naguère de la court du Roy Oberon, » octroient à chacun d’eux un don : l’accomplissement du premier vœu qu’il formera.

L’aîné, se trouvant assez riche grâce à son droit I d’aînesse, émet un vœu moins licencieux que celui de la méchante femme de Sendabar, mais encore assez grossier pour que nous ne puissions l’indiquer autrement qu’en citant la version rapportée par Collin de Plancy d’après le dire des bonnes gens du pays. Donc l’aîné souhaite que leur veau guérisse de la colique les personnes qui le tiendront par la queue.

« — Par le corps chon ! dit le puîné, voilà un gentil souhait pour un aisné de Caux ! »

Et « par grand’colère » il souhaite que son frère soit borgne. L’aîné commence alors à « crier et à se tourmenter, mauldissant » son frère « d’ » une centaine de maladies énumérées à la Rabelais. Le plus jeune, le voyant ainsi « déferré d’un œil, » souhaite à son tour que le coupable devienne aveugle.

« Voilà, mes amis, qu’il en advint. La dîme des souhaits appartient au curé de Transers, toute bigore, frelore, la Duché de Milan.

Les danses ne sont rien que peines,
Et souhaits que choses vaines. »

Je retrouve les deux derniers souhaits dans un conte allemand, d’ailleurs fort médiocre, de Charles Simrock[8]. Un pauvre apporte des pierres, ne pouvant faire mieux, pour la fondation d’une église. Un vieux petit homme l’en récompense en lui accordant le pouvoir de former trois souhaits. Celui-ci demande le paradis, un bahut plein d’or qui ne se vide jamais et, sur le conseil du petit vieillard, une maison une fois plus grande que la sienne.

Un voisin riche et avare apprend la chose, va porter des pierres à l’église et obtient le même privilége. Il désire que son vieux cheval ait des yeux vifs et clairs et, ce qui est moins naturel encore chez un avare, il veut réserver à sa femme l’honneur des deux autres souhaits. Celle-ci, furieuse de la bêtise qu’il a montrée dans son premier vœu, souhaite qu’il soit borgne comme l’était son cheval, et son mari, en revanche, la rend aveugle.

Il y a plus d’art et de vérité dans le Pauvre et le Riche des frères Grimm. Le bon Dieu se promène sur la terre. Il demande l’hospitalité à un riche qui la lui refuse, puis à un pauvre qui le reçoit de son mieux. Le lendemain matin, il dit à son hôte de former trois souhaits.

— Que puis-je souhaiter, répond le pauvre, sinon de gagner le paradis, de vivre jusque-là, ainsi que ma femme, en bonne santé et en possession de notre pain quotidien ?

— Ne serais-tu pas heureux pourtant, reprit le bon Dieu, de changer cette cabane contre une demeure plus belle ?

— Oui, certes, répliqua le brave homme.

Le riche, en se levant, voit la belle maison qui remplace la hutte. Sur le conseil de sa femme, qui est allée questionner le pauvre, il monte à cheval et se met en quête du voyageur. Il le rejoint, s’excuse et demande aussi l’accomplissement de trois vœux.

Tout en lui conseillant de se tenir coi, « car cela ne lui vaudra rien, » le bon Dieu accède à sa demande. Le cavalier s’en retourne, et, tandis qu’il se creuse la tête pour y trouver les trois vœux qui embrassent le plus de choses, il laisse tomber la bride de son cheval. Le cheval prend le galop et trouble son maître dans ses réflexions. Celui-ci s’écrie :

— Je voudrais que tu te rompisses le cou !

Son vœu exaucé, il charge sur son dos la bride et la selle du malheureux cheval et reprend à pied le chemin du logis. Comme il chemine péniblement dans le sable, sous l’ardent soleil de midi, il lui passe par la tête que sa femme est agréablement assise dans l’endroit le plus frais de la maison, pendant qu’il tombe de fatigue et de chaleur. Cette idée le met de si mauvaise humeur que, sans qu’il y prenne garde, ces mots s’échappent de sa bouche :

— Je voudrais qu’elle fût assise là-bas sur cette selle et qu’elle n’en pût bouger, plutôt que de me voir suant au soleil sous un pareil fardeau.

Débarrassé de sa charge, il court au logis, trouve sa femme comme il l’a souhaité, et force lui est d’employer son troisième vœu à la délivrer.

Dans les Quatre dons du Foyer breton, l’idée passe du grotesque au gracieux, mais je soupçonne Emile Souvestre d’avoir aidé à la transformation.

Une jeune paysanne donne son pain de méteil à une vieille pauvresse qui, en échange, lui octroie tour à tour : i° une épingle qui a la propriété d’envoyer la tante de la jeune fille compter ses choux chaque fois que celle-ci la mettra à son « justin ; » 2° une plume arrachée à l’aile d’un ange savant qui, placée dans ses cheveux, la rendra aussi spirituelle que maistre-Yan, le follet malin ; 3° un colier grâce auquel elle paraîtra parmi les autres femmes comme la reine des prés parmi les fleurs sauvages, et 4° un onguent qui changera en perles les larmes de ses yeux.

Chacun de ces dons contrarie si bien la pauvre fille dans ses amours, qu’elle rend tout à la vieille, laquelle n’est autre que son ange gardien envoyé par la Trinité pour lui donner cette leçon.

Chose curieuse ! c’est entre les mains de La Fontaine que ce conte arrive à son expression la plus simple et la plus pure. Ses bourgeois des bords du Gange commencent par souhaiter l’abondance, mais ils reviennent bientôt à la médiocrité et, pour utiliser le troisième souhait, ils demandent la sagesse :

C’est un bien qui n’embarrasse point.

Quoique avec son follet du Mogol le fabuliste nous ramène en Orient, il est certain qu’il n’a point connu le récit de Sendabar : il n’en aurait pas de gaieté de cœur sacrifié les détails ingénieux et pittoresques ; il y eût évidemment trouvé la matière d’un de ces contes où il a uni tant de grâce à si peu de décence.

Les Trois souhaits de Mme Leprince de Beaumont ont, je l’ai dit dans l’Introduction, cette supériorité sur les Souhaits ridicules de Perrault, qu’ils ne font pas intervenir sérieusement Jupiter lui-même dans un simple badinage. Le conte est aussi plus simplement et plus ingénieusement agencé. La fée ayant donné aux deux époux la faculté de former les souhaits, c’est la femme qui, sans le vouloir, fait descendre l’aune de boudin par la cheminée et le mari qui de colère la lui envoie au bout du nez. Il n’est pas difficile ensuite à la femme de s’en débarrasser.

Dans les Souhaits ridicules, la marche étant moins aisée, le récit est aussi plus long. C’est à l’ homme seul que Jupiter accorde le don, c’est donc lui qui fait venir le boudin, qui l’envoie au nez de sa femme et qui l’en retire. Pour cela il faut que celle-ci l’accable d’injures et le mette en colère, qu’ensuite il réfléchisse et qu’il s’apaise. Surchargée par tous ces détails, la plume du conteur néglige de nous montrer l’homme et la femme passant en revue les différents biens et les rejetant tour à tour comme insuffisants.

Les Souhaits ridicules sont supérieurs par la forme à Peau-d’Ane, et surtout à Griselidis ; mais pour que le conte fût parfait, il aurait fallu, ce nous semble, que Perrault écrivît en prose la version de Mme Leprince de Beaumont. Le produit de cette collaboration eût valu les contes de Sendabar et de Syntipas. Avec son aune de boudin, le récit français les traduit évidemment à l’usage des lecteurs qui veulent être respectés, — ce qui d’ailleurs ne prouve nullement que Perrault, comme Mme de Beaumont, n’a pas pris son sujet dans la tradition populaire.

Avant de terminer, citons un conte dont la version normande est fort gaie sous la plume de M. Edélestand du Méril (Revue Germanique, t. IV, p. 68). Ce conte, en passant par l’imagination allemande, quitte la farce pour entrer dans le drame et acquiert ainsi une ampleur et une élévation étonnantes.

Un pauvre pêcheur prend dans son filet un génie des eaux enchanté sous la forme d’un poisson et le rejette à la mer. Sa femme lui conseille de réclamer une jolie maison en échange d’un aussi grand service. Le génie l’accorde, mais l’appétit croît en mangeant et chaque matin la femme renvoie son mari demander une récompense de plus en plus considérable.

Rien d’effrayant comme l’insatiable ambition de cette malheureuse, qui veut être successivement duchesse, reine, impératrice, pape, Dieu, et dont chaque nouvelle exigence irrite, gonfle, soulève, bouleverse la mer et finit par déchaîner une tempête épouvantable.

Ce conte admirable s’éloigne trop de l’apologue de Perrault pour que nous le donnions in extenso. Nos lecteurs le trouveront, du reste, sous ce titre : le Pêcheur et sa femme, dans les Contes choisis des frères Grimm, traduits par Frédéric Baudry.


  1. Niais.
  2. Génie malfaisant qui se transforme à sa guise.
  3. H δἐ γυνὴ… φησὶ… « οὐδἐν ἀλλο ἀγαπητιϰώτερον εἰς τοὺς ἀνθρώπους ἐστί, ἤ μόνον τὸ ϰοιμᾶσθαι ἄνδρα μετὰ γυναιϰὸς. Ζήτησον οὖν τὸν θεὸν πολλοὺς ὄρχεις γενέσθαι ἐν τῷ σώματι σου. »
  4. … καί, ἅμα τῇ εὐχῇ αύτοῦ, ὅλον τὸ σῶμα γέγονε μεστὸν καί νεφρῶν καί ὄρχεων.
  5. « Καί παρακάλεσον τὸν θεὸν διὰ τοῦ ἑνὸς ῥήματος τοὺς ἰθυφάλλους τούσδε ἀπὸ σοῦ διαβῆναι. »
  6. « Καί ἅμα… αἰτεῖται παρὰ θεοῦ, καί ἐλευθερῶθη τῶν ὅρχεων ἔχασε δὲ μετὰ τούτων καὶ ἅπερ εἶχεν ἀπὸ γενέσεως. »
  7. Η δέ φησί… « Ζήτησον τὸν θεὸν τοὺς ἀπὸ γεννήσεως σου ὄρχεις λαβεῖν. »
  8. xvi Les Trois Souhaits, traduits par MM. Félix Frank et A. Alsleben dans les Contes allemands du temps passé (Didier, 1869).