Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault/Poucet et Poucette

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POUCET ET POUCETTE

NENNILLO E NENNELLA
Pentamerone, journée v, conte 8.


Il y avait une fois un père, nommé Jannuccio, qui avait deux enfants, Nennillo et Nennella, qu’il aimait autant que la prunelle de ses yeux.

Par malheur, avec la lime sourde du temps, la Mort rompit les barreaux qui retenaient prisonnière l’âme de sa femme, et à sa place il prit une affreuse harpie qui était une maudite chienne.

Celle-ci n’eut pas plutôt mis le pied dans la maison de son mari qu’elle commença d’être comme un cheval à l’écurie et de dire :

— Suis-je venue céans pour pouiller les marmots d’une autre ? Il ne me manquait plus que de m’empêtrer ainsi des autres et de voir ces araignées autour de moi. Oh ! que ne me suis-je rompu le cou avant de venir dans cet enfer pour manger mal, boire peu et peu dormir à cause du tracas que me donne cette marmaille ! Ce n’est pas une existence supportable. Je me suis mariée pour être maîtresse et non servante. Il faut prendre un parti et supprimer ce mal, ou c’est moi-même qui serai supprimée. Mieux vaut rougir une fois que de pâlir cent. Aujourd’hui plus que jamais, je suis résolue d’en finir ou d’envoyer tout au diable.

Le pauvre mari, qui avait beaucoup trop d’amour pour sa femme, lui dit : — Calme-toi, ma femme, car le sucre coûte cher[1]. Demain matin, au chant du coq, je te débarrasserai de ces ennuis et tu seras satisfaite.

Le matin donc, à l’heure où l’Aurore déploie sa couverture de pourpre pour en secouer les puces à la fenêtre de l’Orient, il passa à son bras un bon panier plein de choses à manger, prit chacun de ses enfants par la main et les conduisit dans une forêt ou une armée de peupliers et de hêtres tenait l’ombre assiégée.

Arrivé en ce lieu, Jannuccio dit :

— Mes chéris, restez là, mangez et buvez gaiement et, quand vous n’aurez plus rien, voyez cette traînée de cendres que je vais semant, ce sera le fil qui vous tirera du labyrinthe et vous mènera tout droit à votre logis.

Il leur donna alors un baiser à chacun et s’en retourna en pleurant à la maison.

Lorsque tous les êtres, cités par les huissiers de la Nuit, payèrent à la Nature la taxe du repos nécessaire, les pauvres petits eurent peur de se trouver dans ce lieu désert où le bruit d’un fleuve, battant les pierres impertinentes qui lui barraient le passage, n’aurait pas fait trembler un Rodomont[2].

Ils s’en allèrent donc doucement, doucement par le petit chemin de cendre, et il était déjà minuit lorsque, sans bruit, sans bruit, ils arrivèrent à la maison.

Pascozza, leur belle-mère, ne les reçut pas comme une femme, mais comme une furie infernale, poussant des cris jusqu’aux cieux, tapant des mains et des pieds, se rebiffant comme un cheval ombrageux et disant :

— La belle chose que voici ! D’où sort cette ordure, cette vermine ? Est-ce qu’il n’y a pas du mercure pour en débarrasser cette maison ? Est-il possible qu’on veuille les y garder pour empoisonner mon existence ? Va, ôte-les de mes yeux avant que j’entende la musique des coqs ou le gloussement des poules ; sinon tu as beau faire, je ne dormirai plus avec toi et demain matin je me retire chez mes parents, car tu n’es pas digne de moi. Ai-je donc apporté tant de beaux biens dans cette maison pour voir les excréments des autres ? Ai-je fourni une si grosse dot pour être l’esclave d’enfants qui ne sont pas les miens ?

Voyant sa barque aller à la dérive et l’affaire devenir chaude, l’infortuné Jannuccio prit alors les enfants et retourna au bois. Il leur donna un autre petit panier plein de choses à manger et leur dit :

— Vous voyez, mes bijoux, en quelle haine vous a la chienne de femme qui est entrée dans ma maison pour votre perte et mon crève-cœur, Restez donc dans ce bois où les arbres, moins cruels, vous feront un abri contre le soleil, où la rivière plus charitable vous donnera à boire sans vous empoisonner et où la terre plus douce vous fournira un tapis d’herbe sans péril. Pour le moment où vous n’aurez plus rien à manger, je vous fais ce sentier de son par lequel vous pourrez venir tout droit chercher du secours.

À ces mots, il détourna la tête afin de cacher ses larmes et de ne pas ôter le courage à ses pauvres mignons.

Ceux-ci n’eurent pas plutôt consommé les provisions du panier qu’ils voulurent retourner à la maison ; mais un âne de malheur avait mangé le son répandu par terre et ils ne purent retrouver la route.

Ils passèrent une partie du jour égarés dans la forêt et se nourrirent de glands et de châtaignes qu’ils trouvèrent à leurs pieds. Comme le ciel protège toujours les innocents, un roi vint d’aventure chasser dans ce bois.

Nennillo fut tellement effrayé par les aboiements des chiens qu’il se cacha dans le creux d’un arbre ; de son côté, Nennella se mit à courir si fort qu’elle sortit de la forêt et se trouva sur les bords de la mer où certains corsaires avaient débarqué pour faire provision de bois.

Ils l’attrapèrent et le capitaine la porta à sa maison, où elle fut adoptée par sa femme qui venait de perdre sa fille.

Revenons à Nennillo. Caché dans le tronc de l’arbre, il était entouré par les chiens qui aboyaient à vous étourdir.

Le prince ordonna de chercher la cause de ce vacarme. On trouva un beau petit garçon qui ne pouvait dire qui étaient ses père et mère, tant il était petit.

Le roi le fit mettre aussitôt dans la carnassière d’un chasseur et porter au palais royal. On l’y éleva avec grand soin, on lui donna des talents et, entre autres, on lui apprit le métier d’écuyer tranchant. Au bout de trois ou quatre ans il devint si habile dans son art qu’il coupait un cheveu en deux morceaux.

Vers ce temps on découvrit que le corsaire qui retenait Nennella était un écumeur de mer. On voulut s’emparer de lui, mais le drôle, qui avait des intelligences dans la place, s’embarqua avec toute sa maison.

Peut-être était-ce une justice du ciel que celui qui avait tant ravagé les mers souffrît en mer la peine de ses crimes.

Il monta sur une frêle barque et à peine fut-il au large qu’une rafale bouleversa les flots et retourna le bateau. Ils burent tous à la grande tasse, excepté Nennella.

Comme elle n’avait pas sur la conscience les brigandages auxquels avaient pris part la femme et les enfants du pirate, elle échappa au naufrage.

Au moment où la barque se retournait, il y avait tout proche un grand poisson enchanté qui, ouvrant un gosier large comme un gouffre, avala soudain Nennella. La jeune fille se crut perdue, mais quelle ne fut pas sa surprise !

Le ventre de ce poisson renfermait de splendides campagnes, des jardins immenses et un château seigneurial avec toutes les commodités imaginables, dont elle devint la maîtresse.

Ce poisson la porta près d’un rocher où au plus fort de la chaleur, quand le soleil lançait sa plus grande volée de flèches, le prince vint prendre le frais, pendant qu’on lui préparait un superbe festin.

Nennillo s’était placé à une lucarne du palais au-dessus du rocher pour aiguiser des couteaux, car il aimait son métier et se piquait d’honneur. Nennella l’aperçut par le gosier du poisson et elle s’écria d’une voix caverneuse :

— Mon frère, mon frère, les couteaux sont repassés, la table est mise et sans toi dans ce poisson la vie m’est odieuse.

Tout d’abord Nennillo ne fit pas attention à cette voix ; mais le prince, qui se tenait sur une autre terrasse, se retourna à cette lamentation, vit le poisson et entendit une seconde fois les paroles. Il fut profondément étonné et envoya quelques-uns de ses gens essayer de prendre le monstre.

Pendant qu’on le tirait à terre, il entendit toujours les mêmes plaintes : « Mon frère, mon frère ! » Il demanda à chacun de ses gens s’ils avaient perdu une sœur.

Nennillo répondit qu’il se souvenait comme d’un rêve qu’alors qu’on le trouva dans la forêt, il avait une sœur dont depuis ce temps il n’avait plus eu de nouvelles.

Le prince lui ordonna de s’approcher de l’animal et de voir ce qu’il en était : peut-être que cette aventure le regardait.

Nennillo s’approcha du poisson qui dressa la tête au-dessus des roches et ouvrit six palmes de gosier.

Nennella en sortit si belle qu’on eût dit une nymphe qui sortait de cet animal par l’incantation de quelque magicien.

Le roi voulut savoir ce qui était arrivé. Ils lui contèrent une partie des malheurs que leur avait valus la haine de leur marâtre ; mais ils ne purent se rappeler ni le nom de leur père ni où était la maison paternelle.

Le roi fit publier que quiconque avait perdu dans un bois deux enfants appelés Nennillo et Nennella, pouvait venir au palais, où l’on en donnerait de bonnes nouvelles.

Croyant que les pauvrets avaient été mangés par les loups, Jannuccio avait toujours eu le cœur triste et inconsolable.

Il courut dans la plus grande joie trouver le prince et lui dit qu’il avait perdu ses enfants. Il conta toute l’histoire, comme quoi il avait été forcé de les porter au bois.

Le prince le reçut avec une mine sévère et lui dit qu’il fallait n’être pas un homme pour se laisser mettre ainsi le pied sur la gorge par une femmelette et mener perdre ses bijoux d’enfants.

Après l’avoir écrasé de ce reproche, il posa sur sa blessure le baume de la consolation et lui fit voir ses enfants que Jannuccio couvrit de baisers durant une demi-heure sans pouvoir s’en rassasier.

Le prince ordonna à Nennillo d’ôter son bonnet rouge et de revêtir des habits de gentilhomme. Il envoya ensuite chercher la femme de Jannuccio et, lui montrant ces deux puces d’or[3], il lui demanda quel supplice mériterait quiconque leur ferait du mal ou les mettrait en danger de mort.

— Pour moi, répondit-elle, je l’enfermerais dans un tonneau et je le roulerais par la montagne.

— Qu’il soit fait comme tu l’as dit ! s’écria le prince. La chèvre s’est blessée de sa propre corne. Bien que l’arrêt soit trop doux, tu l’as porté, tu vas le subir pour avoir traité avec tant de haine les beaux enfants de ton mari.

Et il ordonna d’exécuter la sentence qu’elle-même avait rendue. Il choisit ensuite parmi ses vassaux un gentilhomme fort riche et lui donna Nennella pour femme ; il maria Nennello de même et les pourvut de biens considérables, ainsi que leur père, pour qu’ils n’eussent besoin de personne au monde.

Quant à la marâtre, emprisonnée dans le tonneau, elle fut bientôt délivrée de l’existence et cria par la bonde tant qu’il lui resta un souffle de vie.

Le châtiment tarde, mais malheur à qui l’attend.
Il arrive un moment où tout se paye.

  1. Les médicaments coûtent cher ; autrement dit : tu te rendras malade.
  2. Haverria fatto sorreiere no Rodomonte.
  3. i. Chelle doi puche d’oro.