Les Siècles morts/Les Créations d’Ahoûra-Mazdâ

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 207-216).

 
O Créateur, ô Saint, quel est, parmi les êtres
Vivant et t’adorant sur le sol des ancêtres,
Le premier Mazdéen qui reçut avant moi,
Comme un céleste don, ta Parole et ta Loi,
Et qui, t’interrogeant dans le secret mystique,
Connut la double essence et l’origine antique ? —

Ahoûra-Mazdâ dit au saint Zarathoustra :
— O fidèle, ô très pur, ton oreille entendra
L’auguste vérité que fait jaillir mon Verbe.
Le premier et le seul fut Yïma, superbe,
Lumineux, éclatant, aux troupeaux plus nombreux
Que les étoiles d’or dans le ciel ténébreux.

Voici. J’avais créé les Divinités pures,
Les Dieux spirituels, les Phravasis futures,
Les Amésas-Çpentas, puissants et vénérés,
Mitra le Vigilant, Dieu des serments jurés,
Qui surgit avant tous au sommet des montagnes,
Véridique, fécond, favorable aux campagnes,
Victorieux, à qui les combattants rivaux
Offrent le sacrifice, au dos de leurs chevaux ;
Et Çraosa le saint et les Esprits sans nombre
Dont je peuplai l’espace et l’immensité sombre.
Mon antique ennemi, chef des Dévas hurlants.
Au profond de l’enfer cachait, pour neuf mille ans,
L’inutile fureur des Drujes convulsives.
Mais façonnant en paix mes œuvres successives,
Contre Anro-Mainyous, tel qu’un nouveau rempart,
Je fondai l’univers et j’en marquai ma part.
Le ciel, mon plus parfait et mon premier ouvrage,
Le ciel tumultueux, caverne de l’orage,
Le grand ciel, tour à tour pâlissant et vermeil,
Où la lune des mois nage avec le soleil,
Nocturne, solitaire, immense, emplit l’Espace.
Puis les divines eaux, que le nuage amasse,
Ruisselèrent sans fin du gouffre universel,
Et la Terre monta dans le vide éternel.
Le sol joyeux fuma sous les moissons fleuries,
Et le vent enivré du parfum des prairies
Chanta dans l’épaisseur des taillis printaniers.
Dans leurs lits bien tracés les fleuves prisonniers
Inépuisablement roulaient leurs ondes fraîches.

Les sources, abreuvant au loin les herbes sèches,
D’elles-mêmes erraient en des canaux épars.
Les arbres, lourds de fruits, offraient de toutes parts,
Pressés et débordant ainsi que des corbeilles,
Le savoureux fardeau de leurs grappes vermeilles ;
Et les champs étages et les prés toujours verts
D’un manteau frémissant abritaient l’univers.

Mais sur la terre vierge ou dans le ciel sonore
Rien n’avait palpité, rien ne vivait encore.
Des vallons inconnus aux fertiles sommets
Nul souffle intelligent n’avait couru jamais.
La sève originelle, âpre et comme inféconde,
Fermentait vainement dans le désert du monde,
Quand, le frappant du pied, gonflant son large col,
Le Taureau primitif conquit le nouveau sol.
Unique, seul vivant et créé sans matière,
Le mystique Taureau foula la terre entière,
But l’eau des lacs d’azur à l’abri des forêts,
Dans l’herbe gigantesque entra jusqu’aux jarrets,
Tandis que, sans tarir, le flot de sa semence
S’épanchait au hasard sur la nature immense.
Enfin, toujours fécond, pensif, jamais lassé,
Dans ma volonté ferme, ô Juste ! je plaçai,
Comme au plus haut sommet de mon œuvre complète,
L’Homme, ancêtre des Purs, sur la terre parfaite.

Or les Dieux bienfaisants et les Saints Immortels
Régnaient et dirigeaient les

mondes corporels
Dans le repos promis aux races fortunées,
Quand Anro-Mainyous, après trois mille années,
Rompant la trêve auguste, écuma dans la nuit,
Et sifflant de fureur sur le chaos détruit,
De sa puissance vaine accumulant les restes,
Opposa ses Dévas aux Yazatas célestes.
Un frisson de terreur secoua l’univers,
Lorsque, sanglant et noir, s’ouvrit l’œil du Pervers ;
Et comme aux jours maudits de la lutte première,
L’ombre du Meurtrier obscurcit ma lumière.
O Régions du monde ! ô bienheureux séjours !
Terres qu’illuminait le ciel des anciens jours,
Aurores qui versiez du haut des coteaux roses
Vos limpides clartés sur le matin des choses,
Vergers, sources, torrents qui descendiez des monts !
Ce fut l’heure implacable où le vol des Démons,
Fils d’Anro-Mainyous, tourbillonna sans trêve.
Comme un nuage épais que l’ouragan soulève,
Les Drujes, les Dévas, les sombres Légions
Sur le champ dévasté des Seize Régions
S’abattirent ; le mal croissait comme un ulcère.
Azi, les Pairikas, l’éternel Adversaire,
Tous accouraient, tandis qu’en décombres poudreux
La Vie agonisante expirait derrière eux.

Mais sans cesse attentif à mon labeur sublime,
Par un bienfait nouveau vengeant un nouveau crime,

Je veillais, je luttais, et l’Ennemi, d’en bas,
Par mes créations comptait tous ses combats.
Tout frémit. La mort plane. Anro-Mainyous broie
L’univers éperdu comme une immense proie.
Tremblant et décharné, le Taureau primitif
Pousse dans l’air funèbre un beuglement plaintif,
S’épuise à secouer le Déva qui l’accable,
Dépérit, consumé du mal irrévocable,
Chancelle, tombe et meurt. Mais de ses membres froids
Sortent les douze grains qui germent à ma voix ;
Et comme un vase pur, la Lune fécondée
Recueille sa semence, obstinément gardée,
D’où naissent à leur tour, par couples et jumeaux.
Le bétail ruminant et les grands animaux.

La Terre, sous l’assaut des Drujes perverties,
Telle qu’un mur rompu, se fend en sept parties.
La nuit les enveloppe et sur les sept Karsvars
Le soleil refroidi traîne en rayons blafards.
Le vent chasse la nue opaque ; derrière elle
Tourbillonne la neige et crépite la grêle,
Et l’hiver inconnu, mortel et glacial,
Surgit des nœuds figés du Serpent fluvial.
L’Homme, le premier-né, Gaya, l’unique Ancêtre,
Combat, mais tombe aussi sous l’aiguillon du Traître.
Il meurt I Le germe coule au long du flanc percé ;
Et du flot prolifique, ardent et dispersé,
Encor purifié par la clarté solaire,

Telle qu’un lever d’astre au ciel crépusculaire,
Jaillit l’impérissable et jeune Humanité.

Sans forces, sans espoir, pour quelque temps dompté,
Le Meurtrier s’enfuit. Et les siècles passèrent.
Beaux, puissants, abrités parles monts qu’ils creusèrent,
Sous le ciel favorable où rayonnait le jour,
Les hommes confiants pullulaient dans l’amour,
Et, débordant au loin les régions heureuses,
Multipliaient l’essaim des races vigoureuses.
Les ânes, les chevaux, les chèvres, les grands bœufs,
Bondissaient librement dans les enclos herbeux,
Pendant que, l’œil ouvert, près de la multitude,
Les chiens, gardiens sacrés, hérissaient leur poil rude.
Tel fut l’accroissement des vivants, si nombreux
Que le monde créé fut trop étroit pour eux,
Comme une enceinte close où le peuple s’écrase.
Les bêtes, au hasard broutant une herbe rase,
Maigrissaient, et la terre enfantait sous leurs pas
De quadruples moissons et ne suffisait pas.
Ce fut alors, ô saint Zarathoustra !

                                                            Le sage
Et brillant Yïma, le Pasteur au visage
Plus beau que le soleil sur les monts apparu,
Vivait, et son royaume, au loin toujours accru
Jusqu’aux bleus horizons qu’ont désertés vos pères,
Regorgeait de chevaux et de troupeaux prospères.
Je l’appelai : — Très-pur que ma bonté forma,

Fils de Vivanhao, lumineux Yïma,
Sers-moi ! Premier pasteur, sois mon premier prophète.
Promulgateur choisi de ma Règle parfaite,
Va comme un messager qui propage en tout lieu
La flamme inextinguible et les autels du Feu. —
Mais le pur Yïma me répondit : — Toi-même,
M’as-tu créé gardien de ton œuvre suprême,
O Mazdâ ? Quel vivant défendra désormais
Dans ta création les êtres que j’aimais ?
Quel autre, dispersant le vol des Drujes noires,
Étendra mon royaume et les vieux territoires,
Si, promulguant ta Loi sous le ciel étranger,
Je suis comme un prophète et comme un messager ?
Laisse-moi paître encor mes troupeaux et protège
Mon royaume, ô Mazdâ ! sans hiver et sans neige,
Sans qu’un torride été brûle mon champ doré,
Sans que rien n’y périsse ; et je te servirai ! —
— Que selon ton désir, que selon ta prière,
S’élargisse, Yïma, la terre nourricière,
Dis-je. — Et je lui donnai, comme un double trésor,
L’éclatante charrue avec l’aiguillon d’or.
Et la terre, à nouveau stérile et trop couverte
De bêtes et d’humains, par six fois entr’ouverte,
S’agrandit sans relâche, et son immensité
Fleurit dans la douceur d’un immuable été.
D’autres siècles encore au fond du temps antique
S’étaient évanouis, quand ma voix prophétique,
Rappelant Yïma, dit : — Écoute, ô Pasteur !

Viens ! Anro-Mainyous, d’un souffle destructeur,
Réveille autour de toi le peuple impur des Drujes.
Voici l’heure où tremblants, mornes et sans refuges,
Les troupeaux éperdus, sur les chemins glacés
Cherchant leur trace vague et leurs pas effacés,
Déserteront la plaine et fuiront la colline,
Jusqu’aux sommets noyés que l’eau couvre et ravine ;
Où la neige hivernale, unie aux quatre vents,
Sans trêve épaissira sur les êtres vivants
La stérile blancheur de son linceul funèbre.
Voici l’heure, Yïma ! L’Aryâna célèbre,
La Terre irréprochable où s’assemblent les Purs,
Sous l’eau torrentielle et les limons obscurs
Sera comme un cadavre étendu dans la fange,
Sans qu’un vol de corbeaux le déchire et le mange,
Si tu ne viens en aide au monde anéanti.
O toi qu’a protégé l’auguste Armaïti,
Trace un enclos propice et construis la demeure.
Que des quatre côtés l’enceinte extérieure,
Longue d’un carétus, enferme tour à tour
Le verger, la maison, le portique et la cour ;
Qu’au milieu du rempart, la porte lumineuse
Resplendisse, en s’ouvrant, dans la nuit ténébreuse.
Et là, près des bassins où murmurent les eaux,
S’accouplera sans peur le peuple des oiseaux,
Sous l’abri parfumé des frondaisons épaisses.
Là tu rassembleras les germes des espèces
Et tous ceux qui, parmi les animaux anciens,
Parqués dans les enclos sous la garde des chiens,

Étant de race fière et de forme plus belle,
N’ont point au double joug tendu leur cou rebelle.
Puis recueillant toi-même en tes pieuses mains
Les germes des meilleurs et des plus purs humains,
Les germes des plus forts, des plus grands, des plus sages,
Aux bornes de l’enceinte, auprès des neuf passages,
Tels que des grains semés, enfouis-les encor
Au cœur des noirs sillons qu’entr’ouvre le Soc d’or. —

Et le noble Yïma construisit la demeure.
Et des quatre côtés, l’enceinte extérieure,
Longue d’un carétus, enferma tour à tour
Le verger, la maison, le portique et la cour.
Au bord des lacs, dans l’ombre où les oiseaux s’aimèrent,
Les germes répandus s’unirent et germèrent ;
Et toute la demeure, éclatante au dedans,
S’illumina de feux et de flambeaux ardents.
Telle, ô Zarathoustra ! la race conservée,
Dans la retraite sainte et toujours cultivée,
Sans haine, sans effroi, chaste, riche en troupeaux,
Vécut dans la justice et l’immortel repos.
Ensemble, sur son front déchirant tous leurs voiles,
Se lèvent le soleil, la lune et les étoiles ;
Et l’année aux longs mois, pour les hommes heureux,
N’est qu’un moment d’ivresse et qu’un jour amoureux.
Telle, embaumant les cieux, la nature et la vie,
Fleurira dans les temps l’Humanité ravie,
Sur la terre Aryenne où l’oiseau Karshipta
Promulgua le premier ma

Loi qu’il apporta,
Jusqu’au soir triomphal des victoires dernières,
Où le vieil Ennemi, vaincu par tes prières,
Au fond du Nord dévique à jamais sombrera
Dans l’éternel enfer, ô saint Zarathoustra ! —