Les Crises du catholicisme naissant - Le Montanisme

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Revue des Deux Mondes tome 43, 1881
Ernest Renan

Les crises du catholicisme naissant - Le montanisme


LES CRISES
DU
CATHOLICISME NAISSANT

LE MONTANISME

Le christianisme était vieux d’environ cent trente ans. Le grand jour, malgré les affirmations de Jésus et des prophètes inspirés de lui, refusait de venir. Le Christ tardait à se montrer ; la piété ardente des premiers jours, qui avait eu pour mobile la croyance à cette prochaine apparition, s’était refroidie chez plusieurs, C’est sur la terre telle qu’elle est, au sein même de cette société romaine, si corrompue, mais si préoccupée de réforme et de progrès, qu’on songeait maintenant à fonder le royaume de Dieu. Les mœurs chrétiennes, du moment qu’elles aspiraient à devenir celles d’une société complète, devaient se relâcher en plusieurs points de leur sévérité primitive. On ne se faisait plus chrétien, comme dans les premiers temps, sous le coup d’une forte impression personnelle ; plusieurs naissaient chrétiens. Le contraste devenait chaque jour moins tranché entre l’église et le monde environnant. Il était inévitable que des rigoristes trouvassent qu’on s’enfonçait dans la fange de la plus dangereuse mondanité, et qu’il s’élevât un parti de piétistes pour combattre la tiédeur générale, pour continuer les dons surnaturels de l’église apostolique, et préparer l’humanité, par un redoublement d’austérités, aux épreuves des derniers jours. Déjà le pieux auteur d’Hermas pleure sur la décadence de son temps et appelle de ses vœux une réforme qui fasse de l’Église un couvent de saints et de saintes. Il y avait, en effet, quelque chose de peu conséquent dans l’espèce de quiétude où s’endormait l’église orthodoxe, dans cette morale tranquille à laquelle se réduisait de plus en plus l’œuvre de Jésus. On négligeait les prédictions si précises du fondateur sur la fin du monde présent et sur le règne messianique qui devait venir ensuite. L’apparition prochaine dans les nues était presque oubliée. Le désir du martyre, le goût du célibat, suites d’une telle croyance, s’affaiblissaient. On acceptait des relations avec un monde impur-, condamné à bientôt finir ; on pactisait avec la persécution, et l’on cherchait à y échapper à prix d’argent. Il était inévitable que les idées qui avaient formé le fond du christianisme naissant reparussent de temps en temps, au milieu de cet affaissement général, avec ce qu’elles avaient de sévère et d’effrayant. Le fanatisme, que mitigeait le bon sens orthodoxe, faisait des espèces d’éruptions, comme un volcan comprimé.


I

Le plus remarquable de ces retours fort naturels vers l’esprit apostolique fut celui qui se produisit en Phrygie, sous Marc-Aurèle[1]. Ce fut quelque chose de tout à fait analogue à ce que nous voyons se passer de notre temps, en Angleterre et en Amérique, chez les irvingiens et les saints des derniers jours. Des esprits simples et exaltés se crurent appelés à renouveler les prodiges de l’inspiration individuelle, en dehors des chaînes déjà lourdes de l’église et de l’épiscopat. Dire doctrine depuis longtemps répandue en Asie-Mineure, celle d’un Paraclet qui devait venir compléter l’œuvre de Jésus, ou, pour mieux dire, reprendre l’enseignement de Jésus, le rétablir dans sa vérité, le purger des altérations que les apôtres et les évêques y avaient introduites, une telle doctrine, dis-je, ouvrait la porte à toutes les innovations. L’église des saints était conçue comme toujours progressive et comme destinée à parcourir des degrés successifs de perfection. Le prophétisme passait pour la chose du monde la plus naturelle. Les sibyllistes, les prophètes de toute origine couraient les rues, et, malgré leurs grossiers artifices, trouvaient créance et accueil.

Quelques petites villes des plus tristes cantons de la Phrygie Brûlée, Tymium, Pépuze, dont le site même est inconnu[2] furent le théâtre de cet enthousiasme tardif. La Phrygie était un des pays de l’antiquité les plus portés aux rêveries religieuses. Les Phrygiens passaient, en général, pour niais et simples. Le christianisme eut chez eux, dès l’origine, un caractère essentiellement mystique et ascétique. Déjà, dans l’épître aux Colossiens, Paul combat des erreurs où les signes précurseurs du gnosticisme et les excès d’un ascétisme mal entendu semblent se mêler. Presque partout ailleurs, le christianisme fut une religion de grandes villes ; ici, comme dans la Syrie au delà du Jourdain, ce fut une religion de bourgades et de campagnards. Un certain Montanus[3], du bourg d’Ardabav, en Mysie, sur les confins de la Phrygie, sut donner à ces pieuses folies un caractère contagieux qu’elles n’avaient pas eu jusque-là.

Sans doute l’imitation des prophètes juifs et de ceux qu’avait produits la loi nouvelle, au début de l’âge apostolique, fut l’élément principal de cette renaissance du prophétisme. Il s’y mêla peut-être aussi un élément orgiastique et corybantique, propre au pays, et tout à fait en dehors des habitudes réglées de la prophétie ecclésiastique, déjà assujettie à une tradition. Tout ce monde crédule était de race phrygienne, parlait phrygien. Dans les parties les plus orthodoxes du christianisme, d’ailleurs, le miraculeux passait pour une chose toute simple ; les dons spirituels se continuaient dans les églises comme une preuve de la vérité. La révélation n’était pas close ; elle était la vie permanente de l’église. Les charismes apostoliques se continuaient dans beaucoup de communautés. On citait Agab, Judas, Silas, les filles de Philippe, Ammias de Philadelphie, Quadratus, comme ayant été favorisés de l’esprit prophétique. On admettait même en principe que le charisme prophétique durerait dans l’église par une succession non interrompue jusqu’à la venue du Christ. La croyance au Paraclet, conçu comme une source d’inspiration permanente pour les fidèles, entretenait ces idées. Qui ne voit combien une telle croyance était pleine de dangers ? Aussi l’esprit de sagesse qui dirigeait l’église tendait-il à subordonner de plus en plus l’exercice des dons surnaturels à l’autorité du presbytérat. Les évêques s’attribuaient le discernement des esprits, le droit d’approuver les uns, d’exorciser les autres. Cette fois, c’était un prophétisme tout à fait populaire qui s’élevait sans la permission du clergé, et voulait gouverner l’église en dehors de la hiérarchie. La question de l’autorité ecclésiastique et de l’inspiration individuelle, qui remplit toute l’histoire de l’Église, surtout depuis le xvie siècle, se posait dès lors avec netteté. Entre le fidèle et Dieu y a-t-il ou n’y a-t-il pas un intermédiaire ? Montanus répondait non, sans hésiter. « L’homme, disait le Paraclet dans un oracle de Montanus, est la lyre, et moi, je vole comme l’archet ; l’homme dort, et moi je veille. »

Montanus justifiait sans doute, par quelque supériorité, cette prétention d’être l’élu de l’Esprit. Nous croyons volontiers ses adversaires quand ils nous disent que c’était un croyant de fraîche date ; nous admettons même que le désir de primauté ne fut pas étranger à ses singularités. Quant aux débauches et à la fin honteuse qu’on lui attribue, ainsi qu’à ses disciples, ce sont là les calomnies ordinaires, qui ne manquent jamais sous la plume des écrivains orthodoxes, quand il s’agit de noircir les dissidens. L’admiration qu’il excita en Phrygie fut extraordinaire. Tel de ses disciples prétendait avoir plus appris dans ses livres que dans la Loi, les prophètes et les évangélistes réunis. On croyait qu’il avait reçu la plénitude du Paraclet ; parfois on le prenait pour le Paraclet lui-même, c’est-à-dire pour ce Messie, en bien des choses supérieur à Jésus, que les églises d’Asie-Mineure croyaient avoir été promis par Jésus lui-même. On alla jusqu’à dire : « Le Paraclet a révélé de plus grandes choses par Montanus que le Christ par l’Évangile. » La Loi et les prophètes furent considérés comme l’enfance de la religion ; l’Évangile en fut la jeunesse ; la venue du Paraclet fut censée être le signe de sa maturité.

Montanus, comme tous les prophètes de l’alliance nouvelle, était plein de malédictions contre le siècle et contre l’empire romain. Même le voyant de 69[4] était dépassé. Jamais la haine du monde et le désir de voir s’anéantir la société païenne ne s’étaient exprimés avec une aussi naïve furie. Le sujet unique des prophéties phrygiennes était le prochain jugement de Dieu, la punition des persécuteurs, la destruction du monde profane, le règne de mille ans et ses délices. Le martyre était recommandé comme la plus haute perfection ; mourir dans son lit passait pour indigne d’un chrétien. Le encratites[5], condamnant les rapports sexuels, en reconnaissaient au moins l’importance au point de vue de la nature ; Montanus ne prenait même pas la peine d’interdire un acte devenu absolument insignifiant, du moment que l’humanité en était à son dernier soir. La porte était ainsi ouverte à la débauche, en même temps que fermée aux devoirs les plus doux.

A côté de Montanus paraissent deux femmes, l’une appelée tantôt Prisca, tantôt Priscille, tantôt Quintille, et l’autre, Maximille. Ces deux femmes, qui, à ce qu’il paraît, avaient dû quitter l’état de mariage pour embrasser la carrière prophétique, entrèrent dans leur rôle avec une hardiesse extrême et un complet mépris de la hiérarchie. Malgré les sages interdictions de Paul contre la participation des femmes aux exercices prophétiques et extatiques de l’église, Priscille et Maximille ne reculèrent pas devant l’éclat d’un ministère public. Il semble que l’inspiration individuelle ait eu cette fois, comme d’ordinaire, pour compagnes la licence et l’audace. Priscille a des traits qui la rapprochent de sainte Catherine de Sienne et de Marie Alacoque. Un jour, à Pépuze, elle s’endormit et vit le Christ venir vers elle, vêtu d’une robe éclatante et ayant l’apparence d’une femme. Christ s’endormit à côté d’elle, et, dans cet embrassement mystérieux, lui inocula toute sagesse. Il lui révéla en particulier la sainteté de la ville de Pépuze. Ce lieu privilégié était l’endroit où la Jérusalem céleste, en descendant du ciel, viendrait se poser. Maximille prêchait dans le même sens, annonçait d’atroces guerres, des catastrophes, des persécutions. Elle survécut à Priscille et mourut en soutenant qu’après elle il n’y aurait plus d’autre prophétie jusqu’à la fin des temps.

Ce n’était pas seulement la prophétie, c’étaient toutes les fonctions du clergé que cette chrétienté bizarre prétendait attribuer aux femmes. Le presbytérat, l’épiscopat, les charges de l’église à tous les degrés leur étaient dévolus. Pour justifier cette prétention, on alléguait Marie sœur de Moïse, les quatre filles de Philippe, et même Eve, pour laquelle on plaidait les circonstances atténuantes et dont on faisait une sainte. Ce qu’il y avait de plus étrange dans le culte de la secte, était la cérémonie des pleureuses ou vierges lampadophores, qui rappelait à beaucoup d’égards les « réveils » protestans d’Amérique. Sept vierges portant des flambeaux, vêtues de blanc, entraient dans l’église, poussant des gémissemens de pénitence, versant des torrens de larmes et déplorant, par des gestes expressifs, la misère de la vie humaine. Puis commençaient les scènes d’illuminisme. Au milieu du peuple, les vierges étaient prises d’enthousiasme, prêchaient, prophétisaient, tombaient en extase. Les assistans éclataient en sanglots et sortaient pénétrés de componction.

L’entraînement que ces femmes exercèrent sur les foules, et même sur une partie du clergé, fut extraordinaire. On allait jusqu’à préférer les prophétesses de Pépuze aux apôtres et même à Christ. Les plus modérés voyaient en elles ces prophètes prédits par Jésus comme devant achever son œuvre. Toute l’Asie-Mineure fut troublée. Des pays voisins, on venait pour voir ces phénomènes extatiques et pour se faire une opinion sur la réalité du prophétisme nouveau. L’émotion fut d’autant plus grande que personne ne rejetait a priori la possibilité de la prophétie. Il s’agissait seulement de savoir si celle-ci était réelle. Les églises les plus lointaines, celles de Lyon, de Vienne, écrivirent en Asie pour être informées. Plusieurs évêques, en particulier Ælius Publius Julius, de Debeltus, Et Sotas, d’AnchiaIe, en Thrace[6], vinrent pour être témoins. Toute la chrétienté fut mise en mouvement par ces miracles, qui semblaient ramener le christianisme d’un siècle en arrière, aux jours de sa première apparition.

La plupart des évêques, Apollinaire d’Hiérapolis, Zotique de Comane, Julien d’Apamée, Miltiade, le célèbre écrivain ecclésiastique, un certain Aurélius de Cyrène, qualifié « martyr » de son vivant, les deux évêques de Thrace, refusèrent de prendre au sérieux les illuminés de Pépuze. Presque tous déclarèrent la prophétie individuelle subversive de l’église et traitèrent Priscille de possédée. Quelques évêques orthodoxes, en particulier Sotas d’Anchiale et Zotique de Comane, voulurent même l’exorciser ; mais les Phrygiens les en empêchèrent. Quelques notables d’ailleurs, comme Thémison, Théodote, Alcibiade, Proclus, cédèrent à l’enthousiasme général et se mirent à prophétiser à leur tour. Théodote, surtout, fut comme le chef de la secte après Montanus et son principal zélateur. Quant aux simples gens, ils étaient tous ravis. Les sombres oracles des prophétesses étaient colportés au loin et commentés. Une véritable église se forme autour d’elles. Tous les dons de l’âge apostolique, en particulier la glossolalie et les extases, se renouvelèrent. On se laissait aller trop facilement à ce raisonnement dangereux : « Pourquoi ce qui a eu lieu n’aurait-il pas lieu encore ? La génération actuelle n’est pas plus déshéritée que les autres. Le Paradet, représentant du Christ, n’est-il pas une source éternelle de révélation ? » D’innombrables petits livres répandaient au loin ces chimères. Les bonnes gens qui les lisaient trouvaient cela plus beau que la Bible. Les nouveaux exercices leur paraissaient supérieurs aux charismes des apôtres, et plusieurs osaient dire que quelque chose de plus grand que Jésus était apparu. Toute la Phrygie en devint folle, à la lettre ; la vie ecclésiastique ordinaire en fut comme suspendue.

Une vie de haut ascétisme était la conséquence de cette foi brûlante en la venue prochaine de Dieu sur la terre. Les prières des saints de Phrygie étaient continuelles. Ils y portaient de l’affectation, un air triste et une sorte de bigoterie. Leur habitude d’avoir, en priant, le bout de l’index appuyé contre le nez, pour se donner un air contrit, leur valut le sobriquet de « nez chevillés (en phrygien, tascodrugites). Jeûnes, austérités, xérophagie rigoureuse, abstinence de vin, réprobation absolue du mariage, telle était la morale que devaient logiquement s’imposer de pieuses gens en retraite dans l’espérance du dernier jour. Même pour la cène, ils ne se servaient, comme certains ébionites, que de pain et d’eau, de fromage, de sel. Les disciplines austères sont toujours contagieuses dans les foules, car elles rendent le saint certain à bon marché et sont faciles à pratiquer pour les simples de bonne volonté, qui ne se sentent pas capables de haute spiritualité. De toutes parts, ces pratiques se répandirent ; elles pénétrèrent jusque dans les Gaules avec les Asiates qui remontaient en nombre si considérable la vallée du Rhône ; un des martyrs de Lyon, en 177, s’y montrait attaché jusque dans sa prison, et il fallut le bon sens gaulois ou, comme on crut alors, une révélation directe de Dieu pour l’y faire renoncer.

Ce qu’il y avait de plus fâcheux, en effet, dans les excès de zèle de ces ardens ascètes, c’est qu’ils se montraient intraitables contre tous ceux qui ne partageaient pas leurs simagrées. Ils ne parlaient que du relâchement général. Comme les flagellans du moyen âge, ils trouvaient dans leurs pratiques extérieures un motif de fol orgueil et de révolte contre le clergé. Ils osaient dire que, depuis Jésus, au moins depuis les apôtres, l’église avait perdu son temps et qu’il ne fallait plus attendre une heure pour sanctifier l’humanité et la préparer au règne messianique. L’église de tout le monde, selon eux, ne valait pas mieux que la société païenne. Il s’agissait de former dans l’église générale une église spirituelle, un noyau de saints, dont Pépuze serait le centre. Ces élus se montraient hautains pour les simples fidèles. Thémison déclarait que l’église catholique avait perdu toute sa gloire et obéissait à Satan. Une église de saints, voilà leur idéal, bien peu différent de celui de pseudo-Hermas. Qui n’est pas saint n’est pas de l’église. « L’église, disaient-ils, c’est la totalité des saints, non le nombre des évêques. »

Rien n’était plus loin, on le voit, de l’idée de catholicité qui tendait à prévaloir et dont l’essence était de tenir les portes ouvertes à tous. Les catholiques prenaient l’église telle qu’elle est, avec ses imperfections ; on pouvait être pécheur sans cesser d’être chrétien. Pour les montanistes, ces deux termes étaient inconciliables. L’église doit être aussi chaste qu’une vierge ; le pécheur en est exclu par son péché même et perd dès lors toute espérance d’y rentrer. L’absolution de l’église est sans valeur. Les choses saintes doivent être administrées par les saints. Les évêques n’ont aucun privilège en ce qui concerne les dons spirituels. Seuls, les prophètes, organes de l’Esprit, peuvent assurer que Dieu pardonne. Grâce aux manifestations extraordinaires d’un piétisme extérieur et peu discret, Pépuze et Tymium devenaient, en effet, des espèces de villes saintes. On les appelait Jérusalem, et les sectaires voulaient qu’elles fussent le centre du monde. On y venait de toutes parts, et plusieurs soutenaient que, conformément à la prédiction de Priscille, la nouvelle Sion s’y créait déjà. L’extase n’était-elle pas la réalisation provisoire du royaume de Dieu, commencé par Jésus ? Les femmes quittaient leurs maris comme à la fin de l’humanité. Chaque jour, on croyait voir les nuées s’ouvrir et la nouvelle Jérusalem se dessiner sur l’azur du ciel.

Les orthodoxes, et surtout le clergé, cherchaient naturellement à prouver que l’attrait qui attachait ces puritains aux choses éternelles ne les détachait pas tout à fait de la terre. La secte avait une caisse centrale de propagande. Des quêteurs allaient de tous les côtés récolter l’argent et provoquer des offrandes. Les prédicateurs touchaient un salaire ; les prophétesses, en retour des séances qu’elles donnaient ou des audiences qu’elles accordaient, recevaient de l’argent, des habits, des cadeaux précieux. On voit quelle prise cela donnait contre les prétendus saints. Ils avaient leurs confesseurs et leurs martyrs, et c’était ce qui attristait le plus les orthodoxes, car ceux-ci eussent voulu que le martyre fût le critérium de la vraie église. Aussi n’épargnait-on pas les médisances pour diminuer le mérite de ces martyrs sectaires. Thémison, ayant été arrêté, échappa, disait-on, aux poursuites à prix d’argent. Un certain Alexandre fut aussi emprisonné ; les orthodoxes n’eurent de repos que quand ils l’eurent présenté comme un voleur qui méritait parfaitement son sort et avait un dossier judiciaire dans les archives de la province d’Asie.


II

La lutte dura plus d’un demi-siècle ; mais la victoire ne fut jamais douteuse. Les phrygastes, comme on les appelait, n’avaient qu’un tort, il était grave : c’était de faire ce que firent les apôtres, et cela quand, depuis cent ans, la liberté des charismes n’était plus qu’un inconvénient. L’église était déjà trop fortement constituée pour que l’indiscipline des exaltés de Phrygie pût l’ébranler. Tout en admirant les saints que produisait cette grande école d’ascétisme, l’immense majorité des fidèles refusait d’abandonner ses pasteurs pour suivre des maîtres errans. Montan, Priscille et Maximille moururent sans laisser de successeurs. Ce qui assura le triomphe de l’église orthodoxe, ce fut le talent de ses polémistes. Apollinaire d’Hiérapolis ramena tout ce qui n’était pas aveuglé par le fanatisme. Miltiade développa la thèse qu’un « prophète ne doit pas parler en extase, » dans un livre qui passa pour une des bases de la théologie chrétienne. Sérapion d’Antioche recueillit, vers 195, les témoignages qui condamnaient les novateurs. Clément d’Alexandrie se proposa de les réfuter. Le plus complet parmi les ouvrages que suscita la controverse fut celui d’un certain Apollonius, inconnu d’ailleurs, qui écrivit quarante ans après l’apparition de Montanus (c’est-à-dire entre 200 et 210). C’est par les extraits que nous en a conservés Eusèbe que nous connaissons les origines de la secte. Un autre évêque, dont le nom ne nous a pas été conservé, composa une sorte d’histoire de ce mouvement singulier, quinze ans après la mort de Maximille, sous les Sévères. A la même littérature appartient peut-être l’écrit dont fit partie le fragment connu sous le nom de Canon de Muratori, dirigé en même temps, ce semble, contre le pseudo-prophétisme montaniste et contre les rêves gnostiques. Les montanistes, en effet, ne visaient pas à moins qu’à introduire les prophéties de Montan, de Priscille et de Maximille dans la série du Nouveau-Testament. La conférence qui eut lieu, vers 210, entre Proclus, devenu le chef de la secte, et le prêtre romain Caïus, roula sur ce point. En général, l’église de Rome, jusqu’à Zéphyrin, tint très ferme contre ces innovations.

L’animosité était grande de part et d’autre ; on s’excommuniait réciproquement. Quand les confesseurs des deux partis étaient rapprochés par le martyre, ils s’écartaient les uns des autres et ne voulaient avoir rien de commun. Les orthodoxes redoublaient de sophismes et de calomnies pour prouver que les martyrs montanistes (et nulle église n’en avait davantage) étaient tous des misérables ou des imposteurs, et surtout pour établir que les auteurs de la secte avaient péri misérablement par le suicide, forcenés, hors d’eux-mêmes, devenus la dupe ou la proie du démon.

L’engouement de certaines villes d’Asie-Mineure pour ces pieuses folies ne connaissait point de bornes. L’église d’Ancyre, à un certain moment, fut tout entière entraînée avec ses anciens vers les dangereuses nouveautés. Il fallut l’argumentation serrée de l’évêque anonyme et de Zotique d’Otre pour leur ouvrir les yeux, et même la conversion ne fut pas durable ; Ancyre, au IVe siècle, continuait d’être le foyer des mêmes aberrations. L’église de Thyatires fut infestée d’une manière encore plus profonde. Le phrygisme y avait établi sa forteresse, et longtemps on considéra cette antique église comme perdue pour le christianisme. Les conciles d’Iconium et de Synnade, vers 231, constatèrent le mal sans pouvoir le guérir. La crédulité extrême de ces bonnes populations du centre de l’Asie-Mineure, Phrygiens, Galates, etc., avait été la cause des promptes conversions au christianisme qui s’y opérèrent ; maintenant cette crédulité les mettait à la merci de toutes les illusions. Phrygien devint presque synonyme d’hérétique. Vers 235, une nouvelle prophétesse soulève les campagnes de la Cappadoce, allant nu-pieds par les montagnes, annonçant la fin du monde, administrant les sacremens et voulant entraîner ses disciples à Jérusalem. Sous Dèce, les montanistes fournissent au martyre un contingent considérable.

Nous raconterons ici une autre fois les embarras de conscience que les sectaires de Phrygie causeront aux confesseurs de Lyon, au plus fort de leur lutte. Partagés entre l’admiration pour tant de sainteté et l’étonnement que causeront à leur droit sens tant de bizarreries, nos héroïques et judicieux compatriotes essaieront en vain d’éteindre la discussion. Un moment aussi l’église de Rome faillit être surprise. L’évêque Zéphyrin avait déjà presque reconnu les prophéties de Montan, de Priscille et de Maximille, quand un ardent Asiate, confesseur de la foi, Epigone, dit Praxéas, qui connaissait les sectaires mieux que les anciens de Rome, dévoila les faiblesses des prétendus prophètes et montra au pape qu’il ne pouvait approuver ces rêveries sans démentir ses prédécesseurs, qui les avaient condamnées.

Le débat se compliquait de la question de la pénitence et de la réconciliation. Les évêques réclamaient le droit d’absoudre et en usaient avec une largeur qui scandalisait les puritains. Les illuminés prétendaient qu’eux seuls pouvaient remettre l’âme en grâce avec Dieu, et ils se montraient fort sévères. Tout péché mortel (homicide, idolâtrie, blasphème, adultère, fornication) fermait, selon eux, la voie au repentir. Si ces principes outrés fussent restés confinés dans les cantons perdus de la Catacécaumène, le mal eût été peu de chose. Malheureusement la petite secte de Phrygie servit de noyau à un parti considérable, qui offrit des dangers réels, puisqu’il fut capable d’arracher à l’église orthodoxe son plus illustre apologiste, Tertullien[7]. Ce parti rigoriste, qui rêvait une église immaculée et n’arrivait qu’à un étroit conventicule, réussit, malgré ses exagérations, ou plutôt à cause de ses exagérations mêmes, à recruter dans l’église universelle tous les austères, tous les excessifs. Il était si bien dans la logique du christianisme ! La même chose était déjà arrivée pour les encratites et pour Tatien. Avec ses abstinences contre nature, sa mésestime du mariage, sa condamnation des secondes noces, le montanisme n’était autre chose qu’un millénarisme conséquent, et le millénarisme, c’était le christianisme lui-même. « Qu’ont affaire, dit Tertullien, des soucis de nourrissons avec le jugement dernier ? Il fera beau voir des seins flottans, des nausées d’accouchée, des mioches qui braillent, se mêlant à l’apparition du juge et aux sons de la trompette. Oh ! les bonnes sages-femmes que les bourreaux de l’Antéchrist ! » Les exaltes se racontaient que, pendant quarante jours, on avait vu chaque matin, suspendue au ciel, en Judée, une ville qui s’évanouissait quand on approchait d’elle. Ils invoquaient, pour prouver la réalité de cette vision, le témoignage des païens, et chacun supputait les délices qu’il goûterait dans ce séjour céleste en compensation des sacrifices qu’il avait faits ici-bas[8].

L’Afrique surtout, par son ardeur et sa rudesse, devait donner dans ce piège. Montanistes, novatianistes, donatistes, circoncellions sont les noms divers sous lesquels se produisit l’esprit d’indiscipline, l’ardeur malsaine du martyre, l’aversion pour l’épiscopat, les rêveries millénaires, qui eurent toujours leur terre classique chez les races berbères. Ces rigoristes, qui se révoltaient d’être appelés une secte, mais qui dans chaque église se donnaient comme l’élite, comme les seuls chrétiens dignes de ce nom, ces puritains implacables pour ceux qui voulaient faire pénitence, devaient être le pire fléau du christianisme. Tertullien traitera l’église générale de cavernes d’adultère et de prostituées. Les évêques, n’ayant ni le don de prophétie ni celui des miracles, seront, aux yeux de ces exaltés, inférieurs aux spirituels. C’est par ceux-ci et non par la hiérarchie officielle que se font la transmission des grâces sacramentelles, le mouvement de l’église et le progrès. Le vrai chrétien, se vivant qu’en perspective du jugement dernier et du martyre, passe sa vie dans la contemplation. Non-seulement il ne doit pas fuir la persécution, mais il lui est ordonné de la rechercher. On se prépare sans cesse au martyre comme à un complément nécessaire de la vie chrétienne. La fin naturelle du chrétien, c’est de mourir dans les tortures. Une crédulité effrénée, une foi à toute épreuve dans les charismes spirites[9], achevaient de faire du montanisme un des types de fanatisme les plus dangereux que mentionne l’histoire de l’humanité.

Ce qu’il eut de grave, c’est que cet effroyable rêve séduisit l’imagination du seul homme de grand talent littéraire que l’église ait compté dans son sein durant trois siècles. Un écrivain incorrect, mais d’une sombre énergie, un ardent sophiste, maniant tour à tour l’ironie, l’injure, la basse trivialité, jouet d’une conviction ardente jusque dans ses plus manifestes contradictions, Tertullien trouva moyen de donner des chefs-d’œuvre à la langue latine à demi morte, en appliquant à ce sauvage idéal une éloquence qui était restée toujours inconnue AUX ascètes bigots de Phrygie. La victoire de l’épiscopat fut, dans cette circonstance, la victoire de l’indulgence et de l’humanité. Avec un rare bon sens, l’église générale regarda les abstinences exagérées comme une sorte d’anathème partiel jeté sur la création et comme une injure à l’œuvre de Dieu. La question de l’admission des femmes aux fonctions ecclésiastiques et à l’administration des sacremens, question que certains précédens de l’histoire apostolique laissaient indécise, fut tranchée sans retour. La hardie prétention des sectaires de Phrygie à insérer des prophéties nouvelles au Canon biblique amena l’église à déclarer, plus nettement qu’elle ne l’avait encore fait, la nouvelle Bible close sans retour. Enfin la recherche téméraire du martyre devint une sorte de délit, et à côté de la légende qui exaltait le vrai martyr, il y eut la légende destinée à montrer ce qu’a de coupable la présomption qui va au-devant des supplices et enfreint sans y être forcée les lois du pays.

Le troupeau des fidèles, nécessairement de vertu moyenne, suivit les pasteurs. La médiocrité fonda l’autorité. Le catholicisme commence. À lui l’avenir. Le principe d’une sorte de yoguisme chrétien est étoufïé pour un temps. Ce fut ici la première victoire de l’épiscopat, et la plus importante peut-être ; car elle fut remportée sur une sincère piété. Les extases, la prophétie, la glossolalie avaient pour eux les textes et l’histoire. Mais ils étaient devenus un danger ; l’épiscopat y mit bon ordre ; il supprima toutes ces manifestations de la foi individuelle. Que nous sommes loin des xemps si fort admirés par l’auteur des Actes des apôtres ! Il y avait déjà au sein du christianisme ce parti du bon sens moyen, qui l’a toujours emporté dans les luttes de l’histoire de l’église. L’autorité hiérarchique, à son début, fut assez forte pour dompter l’enthousiasme des indisciplinés, mettre le laïque en tutelle, faire triompher ce principe que les évêques seuls s’occupent de théologie et sont juges des révélations. C’était bien, en effet, la mort du christianisme que ces bons fous de Phrygie préparaient. Si l’inspiration individuelle, la doctrine de la révélation et du changement en permanence l’eut emporté, le christianisme allait périr dans des petits conventicules d’épileptiques. Ces puériles macérations, qui ne pouvaient convenir au vaste monde, eussent arrêté la propagande. Tous les fidèles ayant le même droit au sacerdoce, aux dons spirituels, et pouvant administrer les sacremens, on fût tombé dans une complète anarchie. Le charisme allait anéantir le sacrement ; le sacrement l’emporta, et la pierre fondamentale du catholicisme fut irrévocablement établie.

En définitive, le triomphe de la hiérarchie ecclésiastique fut complet. Sous Calliste (217-222), les maximes modérées prévalurent dans l’église de Rome, au grand scandale des rigoristes, qui s’en vengèrent par d’atroces calomnies. Le concile d’Iconium clôt le débat pour l’église, sans ramener les égarés. La secte ne mourut que très tard ; elle se continua jusqu’au VIe siècle, à l’état de démocratie chrétienne, surtout en Asie Mineure, sous les noms de phryges, phrygastes, cataphryges, pépuziens, tascodrugites, quintilliens, priscilliens, artotyrites. Eux-mêmes s’appelaient les purs ou les spirituels. Durant des siècles, la Phrygie et la Galatie furent dévorées par des hérésies piétistes et gnostiques s’égarant en des nuées d’anges et d’éons. Pépuze fut détruite, on ne sait à quelle époque ni dans quelles circonstances ; mais l’endroit resta sacré. Ce désert devint un lieu de pèlerinage. Les initiés y venaient de toute l’Asie-Mineure et y célébraient des cultes secrets, sur lesquels la rumeur populaire eut beau jeu à s’exercer. Ils affirmaient énergiquement que c’était là le point où allait se révéler la vision céleste. Ils y restaient des jours et des nuits dans une attente mystique, et, au bout de ce temps, ils voyaient le Christ en personne venir répondre à l’ardeur qui les brûlait.


III

Ainsi, grâce à l’épiscopat, censé le représentant de la tradition des douze apôtres, l’église opéra, sans s’affaiblir, la plus difficile des transformations. Elle passa de l’état conventuel, si j’ose le dire, à l’état laïque, de l’état d’une petite chapelle d’exaltés à l’état d’église ouverte à tous et par conséquent exposée à bien des imperfections. Ce qui semblait destiné à n’être jamais qu’un rêve de fanatiques était devenu une religion durable. Pour être chrétien, quoi qu’en disent Hermas et les montanistes, il ne faudra pas être un saint. L’obéissance à l’autorité ecclésiastique est maintenant ce qui fait le chrétien, bien plus que les dons spirituels. Ces dons spirituels seront même désormais suspects et exposeront fréquemment les plus favorisés de la grâce à devenir des hérétiques. Le schisme est le crime ecclésiastique par excellence. De même que, pour le dogme, l’église chrétienne possédait déjà un centre d’orthodoxie qui taxait d’hérésie tout ce qui sortait du type reçu, de même elle avait une morale moyenne, qui pouvait être celle de tout le monde et n’entraînait pas forcément, comme celle des abstinens, la fin de l’univers. En repoussant les gnostiques, l’église avait repoussé les raffinés du dogme ; en rejetant les montanistes, elle rejetait les raffinés de sainteté. Les excès de ceux qui rêvaient une église spirituelle, une perfection transcendante, venaient se briser contre le bon sens de l’église établie. Les masses, déjà considérables, qui entraient dans l’église y faisaient la majorité, et en rabaissaient la température morale au niveau du possible.

En politique, la question se posait de la même manière. Les exagérations des montanistes, leurs déclamations furibondes contre l’empire romain, leur haine contre la société païenne ne pouvaient être le fait de tous. L’empire de Marc-Aurèle était bien différent de celui de Néron. Avec celui-ci, il n’y avait pas de réconciliation à espérer ; avec celui-là, on pouvait s’entendre. L’église et Marc-Aurèle poursuivaient, à beaucoup d’égards, le même but. Il est clair que les évêques eussent abandonné au bras séculier tous les saints de Phrygie, si un pareil sacrifice avait été le prix de l’alliance qui eût mis entre leurs mains la direction spirituelle du monde.

Les charismes, enfin, et autres exercices surnaturels, excellens pour entretenir la ferveur de petites congrégations d’illuminés, devenaient impraticables dans de grandes églises. La sévérité extrême pour les règles, de la pénitence était une absurdité et un non-sens, si l’on aspirait à être autre chose qu’un conciliabule de soi-disant purs. Un peuple n’est jamais composé d’immaculés, et le simple fidèle a besoin d’être admis à se repentir plus d’une fois. Il fut donc admis qu’on peut être membre de l’église sans être un héros ni un ascète, qu’il suffit pour cela d’être soumis à son évêque. Les saints réclameront ; la lutte de la sainteté individuelle et de la hiérarchie ne finira plus ; mais la moyenne l’emportera ; il sera possible de pécher sans cesser d’être chrétien. La hiérarchie préférera même le pécheur qui emploie les moyens ordinaires de réconciliation à l’ascète orgueilleux qui se justifie lui-même ou qui croit n’avoir pas besoin de justification.

Il ne sera néanmoins donné à aucun de ces deux principes d’expulser l’autre entièrement. À côté de l’église de tous, il y aura l’église des saints ; à côté du siècle, il y aura le couvent ; à côté du simple fidèle, il y aura le religieux. Le royaume de Dieu, tel que Jésus l’a prêché, étant impossible dans le monde tel qu’il est, et le monde s’obstinant à ne pas changer, que faire alors, si ce n’est de ; fonder de petits royaumes de Dieu, sortes d’îlots dans un océan irrémédiablement pervers, où l’application de l’Évangile se fasse à la lettre, et où l’on ignore cette distinction des préceptes et des conseils, qui sert, dans l’église mondaine, d’échappatoire pour esquiver les impossibilités ? La vie religieuse est en quelque sorte de, nécessité logique dans le christianisme. Un grand organisme trouve le moyen de développer tout ce qui existe en germe dans son sein. L’idéal de perfection qui fait le fond des prédications galiléennes de Jésus, et que toujours quelques vrais disciples relèveront obstinément, ne peut exister dans le monde ; il fallait donc créer, pour qu’il fût réalisable, des mondes fermés, des monastères, où la pauvreté, l’abnégation, la surveillance et la correction réciproques, l’obéissance et la chasteté fussent rigoureusement pratiquées. L’Évangile est, en réalité, plutôt l’Enchiridion d’un couvent qu’un code de morale ; il est la règle essentielle de tout ordre monastique ; le parfait chrétien est un moine ; le moine est un chrétien conséquent ; le couvent est le lieu où l’Évangile, partout ailleurs utopie, devient réalité. Le livre qui a prétendu enseigner l’imitation de Jésus-Christ est un livre de cloître. Satisfait de savoir que la morale prêchée par Jésus est pratiquée quelque part, le laïque se consolera de ses attaches mondaines et s’habituera facilement à croire que de si hautes maximes de perfection ne sont pas faites pour lui. Le bouddhisme a résolu la question d’une autre manière. Tout le monde y est moine une partie de sa vie. Le christianisme est content s’il y a quelque part des lieux où la vraie vie chrétienne se pratique ; le bouddhiste est satisfait pourvu qu’à un moment de sa vie il ait été parfait bouddhiste.

Le montanisme fut une exagération, il devait périr. Mais, comme toutes les exagérations, il laissa des traces profondes. Le roman chrétien fut en partie son ouvrage. Ses deux grands enthousiasmes, chasteté et martyre, restèrent les deux élémens fondamentaux de la littérature chrétienne. C’est le montanisme qui inventa cette étrange association d’idées, créa la Vierge martyre, et, introduisant le charme féminin dans les plus sombres récits de supplices, inaugura cette bizarre littérature dont l’imagination chrétienne, à partir du IVe siècle, ne se détacha plus, Les Actes montanistes de sainte Perpétue et des martyrs d’Afrique, tout empreints de la foi aux charismes, pleins d’un rigorisme extrême et de brûlantes ardeurs, imprégnés d’une forte saveur d’amour captif, mêlant les plus fines images d’une esthétique savante aux rêves les plus fanatiques, ouvrit la série de ces œuvres de volupté austère. Perpétue ne voit que des martyrs dans le paradis. La recherche du martyre devient une fièvre impossible à dominer. Les circoncellions, courant le pays par troupes folles pour chercher la mort, forçant les gens à les martyriser, traduisirent en actes épidémiques ces accès de sombre hystérie.

La chasteté dans le mariage resta une des bases de l’intérêt des romans chrétiens. Or c’était bien là encore une idée montaniste. Comme le faux Hermas, les montanistes remuent sans cesse la cendre périlleuse qu’on peut bien laisser dormir avec, ses feux cachés, mais qu’il est imprudent d’éteindre violemment. Les précautions qu’ils prennent à cet égard témoignent d’une certaine préoccupation, plus lascive au fond que la liberté de l’homme du monde ; en tout cas, ces précautions sont de celles qui aggravent le mal, ou du moins le décèlent, le mettent à vif. Une tendresse excessive à la tentation se laisse conclure de cette crainte exagérée de la beauté, de ces interdictions contre la toilette des femmes et surtout contre les artifices de leurs cheveux, qui se retrouvent à chaque page des écrits montanistes. La femme qui, par le tour le plus innocent donné à sa chevelure, cherche à plaire et amène cette simple réflexion qu’elle est jolie, devient, au dire de ces âpres sectaires, aussi coupable que celle qui excite à la débauche. Le démon des cheveux se charge de la punir[10]. L’aversion du mariage venait des motifs qui auraient dû y pousser. La prétendue chasteté des encratites n’était souvent qu’une inconsciente duperie.

Un roman qui fut sûrement d’origine montaniste, puisqu’on y trouvait des argumens pour prouver que les femmes ont le droit d’enseigner et d’administrer le sacremens[11], roule tout entier sur cette équivoque passablement dangereuse. Nous voulons parler de Thécla. Bien autrement scabreux et irritant est le roman des saints Nérée et Achillée ; on ne fut jamais plus voluptueusement chaste ; on ne traita jamais du mariage avec une plus naïve impudeur. Qu’on lise, dans Grégoire de Tours, la délicieuse légende des deux Amans d’Auvergne ; dans les Actes de Jean, le piquant épisode de Drusiana ; dans les Actes de Thomas, le récit des Fiancés de l’Inde ; dans saint Ambroise, l’épisode de la vierge d’Antioche au lupanar ; on comprendra que les siècles qui se nourrirent de tels récits purent, sans mérite, se figurer avoir renoncé à l’amour profane. Un des mystères le plus profondément entrevus par les fondateurs du christianisme, c’est que la chasteté est une volupté et que la pudeur est une des formes de l’amour. Les gens qui craignent les femmes sont, en général, ceux qui les aiment le plus. Que de fois on peut dire avec justesse à l’ascète : Fallit te incautum pietas tua ! Dans certaines parties de la communauté chrétienne, on vit paraître, à diverses, reprises, l’idée que les femmes ne doivent jamais être vues, que la vie qui leur convient est une vie de réclusion, selon l’usage qui a prévalu dans l’Orient musulman. Il est facile de voir à quel point, si une telle pensée eût prévalu, le caractère de l’église eût été altéré. Ce qui distingue, en effet, l’église de la mosquée et même de la synagogue, c’est que la femme y entre librement et y est sur le même pied que l’homme, quoique séparée ou même voilée. Il s’agissait de savoir si le christianisme serait, comme le fut plus tard l’islamisme, une religion d’hommes, d’où la femme est à peu près exclue. L’église catholique n’eut garde de commettre cette faute. La femme eut des fonctions de diaconie dans l’église et y fut avec l’homme dans des rapports subordonnés, mais fréquens. Le baptême, la communion eucharistique, les œuvres de charité entraînaient de perpétuelles dérogations aux mœurs de l’Orient. Ici encore l’église catholique trouva le milieu entre les exagérations des sectes diverses avec une rare justesse de tact.

Ainsi s’explique ce mélange singulier de pudeur timide et de dangereux abandon qui caractérise le sentiment moral dans les églises primitives. Loin d’ici les vils soupçons de débauchés vulgaires, incapables de comprendre une telle innocence ! Tout était pur dans ces saintes libertés ; mais aussi qu’il fallait être pur pour pouvoir en jouir ! La légende nous montre les païens jaloux du privilège qu’a le prêtre de voir un moment dans sa nudité baptismale celle qui, par l’immersion sainte, va devenir sa sœur spirituelle[12]. Que dire du « saint baiser, » qui fut l’ambroisie de ces générations chastes ; de ce baiser qui, comme le consolamentum des cathares[13] était un sacrement de force et d’amour, et dont le souvenir, mêlé aux plus graves impressions de l’acte eucharistique, suffisait durant des jours à remplir l’âme d’une sorte de parfum ! Pourquoi l’église était-elle si aimée, que, pour y rentrer quand on en était sorti, on allait au-devant de la mort ? Parce qu’elle était une école de joies infinies. Jésus était vraiment au milieu des siens. Plus de cent ans après sa mort, il était encore le maître des voluptés savantes, l’initiateur des secrets transcendans.


ERNEST RENAN.


  1. La date approximative de l’apparition du montanisme est l’an 167.
  2. Ces petites localités n’étalent pas loin d’Ouschak.
  3. Ce nom n’était pas rare dans le nord de l’Asie-Mineure, particulièrement en Phrygie. (Corpus inscr. gr., 3662, 3858 e, 4187 ; Le Bas, n° 755.) Les doutes qu’on a élevés sur la réalité du personnage de Montanus sont dénués de fondemens sérieux.
  4. L’auteur de l’Apocalypse de Jean.
  5. Disciple de Tatien.
  6. Ces deux villes, situées sur la Mer-Noire, étaient voisines l’une de l’autre. Aujourd’hui Burgas et Ahiali.
  7. Voir, dans la Revue du 1er novembre 1864, l’excellent travail de M. Réville sur Tertullien et le Montanisme.
  8. In compensationem eorum quæ in seculo vel despeximus vel amisimus. (Tert. Adv. Marc, III, 24.).
  9. Voir l’épisode de la soror qui voyait les âmes, dans Tertullien, de Anima, 9. Extases d’enfans dans saint Cyprien, Epist. 9.
  10. Eclogœ ex scripturis propheticis (dans les Œuvres de saint Clément), 39, pensée de Tatien.
  11. Tertullien, de Bapt., 17 ; saint Jérôme, de Viris ill., 7. L’épisode du « lion baptisé » consistait probablement en ce que le lion qui, dans l’amphithéâtre, refusait de dévorer Thécla recevait le baptême de celle-ci comme bon chrétien. (Saint Ambroise, de Virginibus, II, 3.) L’origine montaniste de ce roman explique que Tertullien, qui était de la coterie, en ait eu ai vite connaissance.
  12. Voir, dans les manuscrits et les éditions xylographiques, les miniatures représentant le baptême de Drusiana. (Didot, les Apocalypses figurées, p. 51-52.) Les païens regardent par les trous de la porte, d’une manière qui implique un soupçon ou du moins un sentiment de jalousie contre le ministre du sacrement.
  13. Schmidt, Histoire des cathares, II, p. 119 et suiv.