Les Débuts du Ministère de Hardenberg et la Réforme financière (1810-1811)

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Les Débuts du Ministère de Hardenberg et la Réforme financière (1810-1811)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 413-431).
LES DEBUTS DU MINISTERE DE HARDENBERG
ET LA
REFORME FINANCIERE (1810-1811)

Hardenberg avait repris le 4 juin 1810, et pour la conserver jusqu’à la fin de sa vie, la direction de la politique prussienne[1].

C’était une fois de plus la dictature d’un homme supérieur, la dictature d’un premier ministre tout-puissant qui s’imposait à la Prusse et à Frédéric-Guillaume III. C’était la troisième fois qu’elle cherchait ce refuge contre l’anarchie gouvernementale. Une première fois, entre Iéna et Tilsit, Hardenberg avait pris en mains la direction de ses affaires extérieures. Une seconde fois, après Tilsit, Stein avait guidé de sa main puissante l’œuvre des réformes intérieures. Maintenant Hardenberg organisait une nouvelle dictature. Son action principale portait sur l’intérieur et les finances ; mais son influence s’étendait de là sur les autres branches de l’administration, où il avait eu le soin et le tort de ne placer que des instrumens subalternes[2].

Mais, s’il tenait à demeurer maître absolu de l’administration dont il était le chef nominal, il avait en même temps l’esprit trop ouvert et trop politique, le goût trop porté vers le contact et le maniement des hommes, pour négliger de se tenir en relations avec les administrateurs éminens dont il n’avait pas voulu pour collaborateurs immédiats, et qu’il avait écartés. Il en résulta, durant les premiers mois de l’administration de Hardenberg, un échange de vues entre lui, d’une part, et Niebuhr, Schön et Stein, de l’autre, où apparaissent à la fois les tendances de la politique intérieure du chancelier et l’état d’esprit des principaux hommes d’Etat prussiens à cette date.


I

Hardenberg apportait an ministère, à la suite de ses discussions avec Altenstein, tout un programme financier ; mais ce serait une erreur de croire qu’il attachât à ses conceptions une importance ou une fixité particulières. Il avait conçu ce programme dans ses démêlés avec son prédécesseur ; c’avait été son arme de combat ; et nous verrons qu’il eut ceci de commun avec beaucoup de programmes politiques d’être souvent modifié et en fin de compte médiocrement appliqué. Les idées de Hardenberg étaient fort mobiles, et les historiens prussiens, qui sont volontiers sévères pour lui, ont quelque droit de le taxer, comme ils font, à la fois d’étourderie et de rouerie[3].

Ses adversaires, tout au contraire de lui, étaient des doctrinaires, et l’opposition des caractères n’était pas moins sensible que celle des idées.

C’est avec Niebuhr que la querelle fut la plus vive. L’origine de la dissidence n’est pas très claire. Niebuhr lui-même déclare que, malgré l’irrégularité de la conduite privée de Hardenberg, il s’était, au début, senti attiré vers le chancelier par une secrète sympathie, et que jamais personne, sauf Jean de Muller, ne lui causa pareille déception. Il ne nous dit pas d’où vint cette déception ; probablement point des erreurs financières du chancelier, plus vraisemblablement de ce que les sentimens personnels de Niebuhr le portèrent plutôt du côté d’Altenstein que de celui de Hardenberg dans le conflit qui s’était engagé entre les deux ministres. Nous nous souvenons que Niebuhr avait été le seul des subordonnés d’Altenstein qui eût refusé de collaborer au renversement de son chef.

Quoi qu’il en soit, les déceptions de Niebuhr se traduisirent avec beaucoup de vivacité et quelque peu d’aigreur. Au lieu de prendre le programme financier de Hardenberg pour ce qu’il était réellement, c’est-à-dire pour un thème à discussions, il partit en guerre avec la dernière violence. Il remit solennellement au roi, sans passer par l’intermédiaire du ministre, et directement, une critique véhémente des projets de Hardenberg, où il accusait le chancelier, se montrant en cela mauvais prophète, de conduire l’État à sa perte[4]. Ayant rompu sans retour, Niebuhr se retira, entra à l’Université de Berlin, et y entreprit ses grands travaux sur l’histoire romaine. Il avait trouvé sa voie ; car si l’Etat prussien et l’Allemagne ont offert plus d’un exemple d’hommes de lettres et d’études qui furent en même temps des hommes politiques, celui-ci était incontestablement, malgré sa compétence financière, beaucoup plus historien qu’homme politique.

Stein, qui plus tard, après sa rupture avec Hardenberg, fut plus indulgent, se montra tout d’abord assez sévère[5] : « Niebuhr, dit-il, n’est point d’accord avec le chancelier. Celui-ci l’invite à la discussion et lui demande son programme ; mais Niebuhr va porter directement au roi une critique copieuse du programme qu’on l’invite à discuter. Il refuse d’exposer le sien sous prétexte que livrer ses idées à qui ne saura pas les appliquer, c’est faire plus de mal que de bien. Puis il s’en va et se présente comme un martyr de la vérité. »

Et Stein, qui n’était point à ce moment en veine d’indulgence pour la Prusse[6] et pour les Prussiens, et qui était, fait plus rare, en veine d’analyse psychologique, ajoute assez finement :

« Tout ceci n’est que du raffinement d’égoïsme. Voilà bien cette manie si fréquente de l’autre côté de l’Elbe, d’assaisonner de phrases ronflantes et prétentieuses des actions fort ordinaires[7].

Schön mit dans sa résistance aux avances de Hardenberg moins d’aigreur, mais tout autant de fermeté, quelque chose de plus même que de la fermeté ; car derrière la condamnation qu’il prononçait sur les vues financières de Hardenberg se cachait certainement une très vive méfiance personnelle contre le chancelier. Stein conseillait à Hardenberg de prendre Schön pour ministre des finances, tout en le surveillant[8]. Mais Schön préféra retourner à son gouvernement supérieur de la Prusse-Orientale, à son pays d’origine, auquel il était attaché par un patriotisme provincial des plus étroits. C’était, disait-il, qu’il ne pouvait accepter un poste où il voyait bien qu’on n’aurait pas en lui confiance suffisante. C’était aussi qu’il n’avait pas confiance lui-même, et sa correspondance avec Stein le laisse deviner[9].

Stein, comme nous le verrons, appuyait à cette date la politique et les efforts du chancelier. Et, quoiqu’il fût proscrit et jugeât de loin, Hardenberg était fort empressé à lui demander ses conseils et l’appui d’une autorité qui n’avait point diminué aux yeux des patriotes. Stein condamnait la résistance de Schön comme celle de Niebuhr, et Schön comme Niebuhr se plaignaient de voir leurs efforts contrecarrés par l’attitude de Stein.

Mais ce débat tout pratique et politique prenait dans la correspondance une forme à la fois romantique et biblique. On y trouve la trace des tendances de l’époque et aussi de cette manie que Stein reprochait aux Prussiens et dont lui-même n’était pas tout à fait exempt.

Schön écrit le 16 août : « Wilberforce le pieux dit : « Lorsque les gouvernemens sont sur la pente de l’abîme et que la Providence a pris parti, on ne peut pas dire : Tel homme fut cause de la ruine, tel événement l’a déterminée. Chacun porte sa bûche au foyer ; le ciel est au-dessus de la raison, et le raisonnement ne peut que suivre les événemens. » Et ainsi parle l’homme pieux, fidèle observateur de ce qui est et prophète assuré de l’avenir. Cette fatalité inéluctable peut seule expliquer que l’homme ferme comme un roc (c’est Stein), avec des intentions si nobles et si pures, nous ait fait parvenir ici un message (il s’agit d’une réponse où Stein appuyait les projets de Hardenberg) qui nous apporta sans doute des avis salutaires, mais qui rendit vains les efforts du Danois (c’est Niebuhr) et du Prussien (c’est Schön), les efforts du Danois et du Prussien qui touchaient au but. Tous deux disaient : « Papier, peuple, argent et banque, terre, droits, taxes et vente (c’est un résumé des projets financiers de Hardenberg), tout cela ne peut que conduire à la mort. » Le Danois, le doux Danois en fut tellement indigné qu’il prévint lui-même le maître, lui par la avec respect sans doute, mais avec courage, et suscita contre lui la haine et l’inimitié. Le Prussien lui aussi a fait ce que le devoir commandait : aussi le Prussien et le Danois sont-ils vraisemblablement sur le point de regagner leurs foyers. Tous deux raconteront ce qu’ils ont fait. »

Et Stein, qui avait conservé, semble-t-il, plus de bon sens et plus de sang-froid, bien qu’il écrivît de l’exil, répondait dans un style qui n’était pas moins parabolique :

« Le pieux Wilberforce répondrait sans doute au Danois et au Prussien qui veulent regagner leurs foyers : « Celui-là seul peut se vanter d’avoir combattu le bon combat qui tient bon jusqu’au bout. » Il s’écrierait : « Veillez, demeurez fermes dans la foi, agissez courageusement, fortifiez-vous » (1re aux Corinthiens 16-13), « car le règne de Dieu consiste non en paroles, mais en vertu. » (1re aux Corinthiens 4-20) « et chacun doit demeurer dans la mission à laquelle il est appelé. Que personne ne cherche un avantage particulier, mais que chacun cherche aussi celui d’autrui. » (1re aux Corinthiens, 10-24.) Wilberforce recopierait aussi tout au long le beau passage sur la charité ; et il faut entendre aussi par là la charité pour la patrie souffrante et pour l’infortuné monarque. Il recopierait le chapitre XIII de la 1re épître aux Corinthiens et surtout le verset 4 : « La charité est patiente, elle est pleine de bonté. La charité n’est point envieuse. » Et le verset 7 : « Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout. » Et enfin le verset 1 du chapitre VIII : « L’amour rend meilleur. »

Schön était accablé de citations bibliques. Peut-être bien Stein eût-il pu en réserver quelques-unes à son usage : l’amour pour l’infortuné monarque, l’amour qui tolère tout et qui rend meilleur n’était point son fait. Mais il subordonnait tout, à cette heure, à un espoir chimérique de libération de la Prusse et de l’Allemagne. Il voyait en Hardenberg un instrument ; il était tout prêt à passer sur les imperfections du programme financier, et à ne point attribuer à celui-ci le caractère d’une profession de foi inébranlable. Il n’y cherchait pas, comme Schön et Niebuhr, un prétexte à opposition ; il ne demandait pas mieux que de collaborer à l’améliorer.

Cette collaboration, Hardenberg avait été fort empressé à la rechercher. Très peu après son avènement, à la fin de juin ou au commencement de juillet, il avait fait communiquer son programme, déjà modifié, à Stein par le conseiller d’Etat Kunth. Stein avait reçu en même temps des lettres des amis très chauds et très fidèles qu’il avait laissés derrière lui à Berlin : du comte Arnim, de Sack, de Schön, de Niebuhr et de Spalding, qui tous lui envoyaient leurs impressions sur le nouveau ministère, sur le chancelier et sur sa politique[10].

Stein répondit, nous l’avons vu, en blâmant explicitement l’opposition de Schön et de Niebuhr ; et tout en critiquant le programme de Hardenberg, il indiqua les modifications dont il lui paraissait susceptible. Hardenberg, très heureux de l’appui qu’il trouvait de ce côté, et qui ne lui était pas inutile pour faire face à une opposition grandissante, eut aussitôt la pensée de se réserver une entrevue personnelle avec Stein.

Stein accepta ; il avait alors plus d’un point de contact avec le chancelier. Ce n’était point seulement le souvenir d’une collaboration politique récente ; c’était surtout l’espoir que Hardenberg devînt l’instrument de l’indépendance nationale[11] ; c’est aussi qu’il retrouvait chez le chancelier l’idée qui avait été le principe de sa propre politique intérieure, l’idée de régénérer l’Etat prussien par des réformes sociales et politiques. Seulement cette entrevue, dont le désir était à lui seul une révélation des tendances politiques de Hardenberg, présentait plus d’un danger. Stein était un proscrit, mis au ban des nations par le maître qui dominait l’Europe. Qu’elle vînt à être connue de Napoléon, c’était la perte de Hardenberg, de Stein, peut-être de l’État prussien. La rencontre fut organisée dans le plus profond mystère. Elle eut lieu à Hermsdorf le 14 septembre[12].

Le 31 août 1810, Hardenberg partit pour accompagner le roi, qui se rendait à Breslau. De là, sous prétexte d’aller rendre visite à Buchwald au comte Reden, son beau-frère, il s’arrangea pour joindre Stein dans un coin isolé des montagnes qui forment la frontière de la Bohême. Il lui avait envoyé tous les projets financiers élaborés par lui-même, par ses adversaires, par la commission qu’il avait désignée et dont les travaux venaient d’aboutir. Le détail des vues échangées demeure mal connu. On sait seulement que Stein revint plein d’espoir, confiant dans les résolutions de « l’homme intelligent et noble » qu’il venait de quitter. On sait aussi que, entre autres conseils, il lui donna celui « d’appeler aux affaires des hommes intelligens et estimables, d’écarter les vieilles femmes. »

On sait aussi que, si Hardenberg parut suivre les conseils de Stein dans leur application immédiate, il le déçut sensiblement dans ses espérances d’avenir ; il le déçut surtout dans l’espoir qu’il avait formé de voir Hardenberg entouré d’hommes intelligens et respectables. Le chancelier avait le goût d’un entourage médiocre et subalterne, des aventuriers et des gens de moralité douteuse[13]. Quelques jours après son entrevue avec Stein et son retour à Berlin il publia l’ordonnance du 27 octobre 1810 sur l’organisation du gouvernement central, reproduction de celle que Stein avait rendue en 1808. Elle organisait sa dictature ministérielle. Le même jour parut l’édit de finances qui était le résultat et qui marquait le terme des travaux, des discussions, des pourparlers que le chancelier avait engagés depuis son arrivée au pouvoir et même auparavant.

Le moment est venu de dire un mot du fond du débat, d’examiner quelles étaient les vues du chancelier, en quoi elles avaient paru si critiquables, en quoi elles furent modifiées, et dans quelle mesure elles devaient être réalisées.

II

Le plan financier de Hardenberg eut entre le mois de mai et le mois d’octobre 1810 quatre ou cinq formes successives[14].

Le rapport du 28 mai 1810 adressé au roi avant l’avènement au pouvoir contenait tout d’abord une critique des idées d’Altenstein. Hardenberg y reprochait au ministre des finances l’incohérence et l’absence de vues, en quoi il n’avait pas tort. Il lui reprochait aussi de demander les ressources dont il avait besoin à une élévation des impôts indirects. C’est à cette même source que Hardenberg, dans le même mémoire, proposait de puiser, et c’est là qu’il allait puiser effectivement.

La seconde partie du mémoire du 28 mai 1810 contenait sous sa première forme le plan financier de Hardenberg.

Les grandes lignes de ce plan arrêtées, son parti pris et ses instrumens groupés autour de lui, Hardenberg les mit aussitôt en œuvre. Il était arrivé au pouvoir le 4 juin 1810. Vers le milieu du mois, il fit appeler auprès de lui Frédéric de Raumer : « Je veux, lui dit-il, une régénération prof onde et générale de l’Etat prussien. J’aurai beaucoup de projets de loi à faire préparer ; la filière administrative est trop lente : je veux qu’une commission spéciale prépare le travail ; rédigez-moi l’instruction pour cette commission[15]. »

Frédéric de Raumer[16] était alors âgé de 29 ans ; il était né près de Dessau et avait fait une carrière rapide dans l’administration prussienne. Il fut en 1810 un des auxiliaires les plus actifs du chancelier ; il se sépara de lui en 1811, et devint professeur d’histoire à l’Université de Breslau. Il devait jouer un rôle politique important en 1848 et mourir à 92 ans en 1873. C’était un de ces agens que Hardenberg aimait à avoir autour de lui. Esprit ouvert et plume facile, très apte à servir d’instrument à l’esprit vif et mobile de Hardenberg, il avait cependant des idées et des tendances personnelles. Plutôt littérateur qu’administrateur, très curieux des choses de l’esprit, très ouvert au mouvement des idées, pénétré de la nécessité d’une rénovation complète et de la suppression des abus de l’ancien régime, il était aussi, comme beaucoup des administrateurs prussiens à cette époque, porté vers l’imitation des modèles anglais.

Dès le 22 juin, il avait terminé, pour la commission que Hardenberg se proposait d’instituer, l’instruction que celui-ci lui avait demandée. C’était, avec plus de précision et d’étendue, la reproduction du programme financier de Hardenberg. Toute la partie sociale des réformes projetées par le chancelier y était cependant indiquée avec plus de netteté et mieux définie. On y trouvait rappelée, après l’indication des nouveaux impôts à établir, la nécessité de soumettre à l’impôt foncier toutes les parcelles qui y avaient jusqu’alors échappé, les terres nobles qui dans certaines provîntes y demeuraient soustraites. Certains paragraphes de l’instruction se rapportaient même à des matières nullement financières, aux plus graves questions de l’organisation sociale, aux relations des seigneurs et des tenanciers, à l’organisation administrative du cercle et de la commune rurale, à la suppression des charges féodales, même au projet de représentation nationale.

Enfin on y sentait percer ce besoin d’uniformité, de régularité, d’unité nationale auquel le provincialisme et la constitution féodale de la Prusse donnaient si peu de satisfactions.

Il faut s’arrêter un instant ici parce que, dans ces projets de Hardenberg que les historiens prussiens nous présentent comme si mobiles et si peu mûris, on sent et l’on prend sur le fait la copie de la centralisation française.

Ce fut le 11 juillet que la commission soumit à Hardenberg les projets qu’elle avait élaborés. Dix-neuf jours pour préparer toute une législation financière nouvelle, c’était peu pour des hommes expérimentés sans doute, mais qui n’étaient point de premier ordre. Hardenberg n’avait point à se plaindre pour cette fois des lenteurs administratives. Une semblable précipitation eût même été inexplicable si le programme de Hardenberg et de la commission eût été autre chose qu’un décalque de l’organisation financière française, ou, pour parler plus exactement, de la nouvelle législation westphalienne[17].

Hardenberg avait gardé les relations les plus étroites avec son cousin Bulow, qui avait collaboré à l’organisation financière du royaume de Westphalie, et l’un des membres de la commission, Borsche, venait de quitter le service westphalien pour le service prussien[18].

L’organisation administrative et financière de la France, legs de la vieille monarchie centralisée, s’était merveilleusement prêtée, précisément parce qu’elle était un instrument de centralisation, à l’œuvre de rénovation de la Révolution française et à l’application des idées d’égalité civile et démocratique. Cette organisation avait été transportée comme un engin de lutte dans les pays de régime féodal où la France avait implanté le drapeau victorieux de la Révolution.

Avec un dédain complet des formes de la vie nationale et traditionnelle des petites provinces européennes, Napoléon, après avoir remanié, régularisé, complété l’organisme, en avait fait un article d’exportation, dans son ignorance volontaire et dédaigneuse des formes sociales qui subsistaient dans la vieille Europe. Espagne, Hollande, Allemagne, Italie, il avait cru supprimer les nations en y transportant en quelques décrets bâclés l’ensemble des lois qui représentaient la dernière forme donnée par la Révolution à la centralisation française.

Si cette œuvre d’adaptation hâtive a pu laisser après tout tant de traces durables, c’est qu’il y avait dans ce vieux fouillis féodal un besoin, une soif ardente de clarté, d’uniformité et d’égalité ; c’est qu’il y avait aussi dans les idées révolutionnaires, dans les idées d’égalité civile qui répondaient à un besoin de justice longtemps inassouvi, une force de propagande que la puissante commotion intellectuelle et matérielle imprimée à l’Europe par la Révolution française avait décuplée.

Non seulement dans les États vassaux de la France, dans les royaumes annexés, Napoléon importait ses codes et ses préfets ; mais même dans des États moins ouvertement asservis, des ministres indigènes, comme Montgelas en Bavière, allaient chercher spontanément les modèles français comme véhicules des idées modernes.

En Prusse, le phénomène est plus complexe et plus curieux. L’antagonisme entre la Prusse et la France avait été violent, et s’il était atténué dans les apparences par la nécessité, il n’avait rien perdu de son acuité. Ce n’était point seulement la rancune du vaincu contre le vainqueur, c’était une opposition intellectuelle portant partout ; les idées d’opposition et d’antagonisme contre la France avaient dominé et les premiers patriotes allemands comme Stein et les Prussiens indigènes comme Schön.

Mais le dilemme était si bien posé dans toute l’Europe entre la Révolution française et l’ancien régime, entre la féodalité et cette centralisation française qui avait seule réussi à broyer le régime féodal, que la Prusse était poussée comme en dépit d’elle-même vers l’imitation parfois presque servile des modèles français[19].

Bon nombre des administrateurs prussiens voulaient imiter l’Angleterre et ne point imiter la France ; mais ceux-là ou bien, s’ils étaient des radicaux, comme Schön, ne savaient pas mettre d’accord leurs théories radicales et leurs préférences anglaises, ou bien, comme Stein, demeuraient malgré tout des féodaux mitigés d’esprit moderne et des partisans consciens ou inconsciens du régime oligarchique. Ces diverses tendances d’opinion apparaissent très clairement dans les projets qui furent alors dressés pour le remaniement du système des impôts en Prusse.

Le projet que la commission de Hardenberg avait si rapidement élaboré n’était que la reproduction des mesures prises en Westphalie[20]. Dans sa proclamation du 15 décembre 1807, le roi Jérôme disait à ses peuples : « Eloignez de vos pensées le souvenir de ces souverainetés divisées, derniers restes de la féodalité, où chaque motte de terre avait un maître distinct. » Et Hardenberg, dans l’un de ses programmes financiers, insistant sur la nécessité de fondre et de transformer en une dette d’Etat toutes les dettes provinciales, disait de son côté : « Nous voulons non pas perpétuer le provincialisme, mais fonder le nationalisme. »

Le roi Jérôme et Bülow, ce cousin dont Hardenberg suivait les inspirations, avaient proclamé la nécessité de faire disparaître tous les privilèges, toutes les exemptions de l’impôt foncier. Ils s’étaient résolus à introduire, avec la liberté du commerce, l’impôt des patentes français, avec ses classes, qui était partout bien accueilli[21]. Ils adoptèrent de même l’impôt français du timbre. Ils portèrent enfin la hache dans cette confusion des droits d’accise, de douanes intérieures, pour y substituer un système très simple et généralisé de contributions indirectes portant sur un petit nombre d’objets qui devaient être en Westphalie les objets de consommation usuelle, la viande de boucherie, les céréales, la bière et l’eau-de-vie. C’étaient là précisément les mesures que Hardenberg et la commission proposaient pour la Prusse.

La commission, dans son rapport, ne se bornait pas là : elle touchait à la politique générale ; elle proposait de réduire les dépenses militaires[22]. Elle insistait surtout sur la nécessité de supprimer les privilèges, de faire porter également sur tous les charges nouvelles ; elle appuyait ses propositions d’une citation de Necker. Elle voulait prévenir par des mesures égalitaires les tendances révolutionnaires, et laissait plus clairement encore discerner la source de ses inspirations lorsqu’elle ajoutait :

« La suppression des privilèges est le premier paragraphe de toutes les nouvelles constitutions allemandes (il s’agit de celles qui avaient été édictées sous l’inspiration de la France). C’est là sans doute un progrès considérable après des souffrances prolongées ; il nous semblerait fâcheux et même impossible que la Prusse voulût s’isoler comme un point dans ce nouveau monde »[23].

Comment ces tendances nouvelles de Hardenberg[24] et de son entourage direct étaient-elles et pouvaient-elles être accueillies par les vrais Prussiens et par les chefs de l’opposition à la France ? La Prusse allait-elle donc, après avoir refusé de subir le joug politique de la Confédération du Rhin, allait-elle donc par une autre voie arriver au même but, abdiquer son originalité et s’assimiler à son tour en revêtant purement et simplement la cuirasse rigide de la centralisation française ?

C’est par là que le débat entre Hardenberg et ses contradicteurs a une portée plus haute que celle d’une simple querelle de personnes. Ce n’est ni plus ni moins qu’une manifestation de l’antagonisme, permanent durant tout le XIXe siècle, de l’esprit politique français et de l’esprit politique prussien ; antagonisme par certains côtés théorique et artificiel, mais avivé constamment par les luttes politiques, par les oppositions d’intérêt, par les conflits sanglans, et par les rancunes qu’ils laissent après eux.

C’est, si l’on aime mieux et si l’on remonte au principe, le conflit de l’école rationaliste et de l’école historique, de l’esprit radical et de l’esprit pratique, de ces deux grandes tendances de l’esprit humain qui représentent, l’une le désir d’implanter les principes de la justice dans la vie des sociétés modernes, l’autre la disposition à corriger lentement ce qui est, à respecter les traditions et la continuité. C’est ce grand débat qui prit en Allemagne même, sous la plume de Savigny et de Thibaut, tant d’éclat et de profondeur ; c’est ce débat qui renaissait entre Hardenberg et ses contradicteurs[25].

Mais ce qui faisait une situation fausse aux adversaires de la Révolution française en Prusse, c’est qu’eux-mêmes ne pouvaient méconnaître la nécessité de rompre la chaîne continue des traditions historiques et de faire en quelque mesure œuvre de radicaux. Les oppositions théoriques et absolues ont d’ailleurs toujours quelque chose de factice, et la réalité se charge de concilier et de fondre les théories opposées. Lors même que le rationalisme radical triomphe, et fait quelque effort pour implanter ses principes dans le monde des faits, et dans le courant traditionnel de la vie des nations, l’école historique doit toujours plus d’une revanche à la résistance de ce qui est, aux obstacles légués par le passé.

Tous les hommes d’Etat prussiens dont le désaccord s’accentuait alors étaient bien également des anti-féodaux ; tous juraient d’exterminer les privilèges, et c’était au nom de la justice et de l’égalité qu’ils échangeaient des deux parts leurs argumens. L’on était d’accord, puisqu’il s’agissait de mesures financières et de charges nouvelles, pour faire porter ces charges également sur toutes les classes de la société ; mais l’accord s’arrêtait à ces principes très généraux.

Les adversaires de Hardenberg critiquaient tout d’abord avec vivacité le projet, calqué sur les mesures prises par Pitt, qu’il avait formé de contraindre les contribuables à racheter la moitié de l’impôt foncier. Il fallait, pour qu’une pareille opération fût licite et loyale, donner au contribuable la certitude irréalisable que l’impôt foncier réduit de moitié ne serait plus jamais relevé.

Mais c’était sur un autre point que portait le dissentiment essentiel. Les adversaires de Hardenberg lui contestaient le droit de demander à l’impôt indirect, c’est-à-dire aux objets de première nécessité et aux classes pauvres, la surcharge considérable qu’il se proposait de leur faire porter. Ils opposaient à son projet d’extension et d’élévation de l’accise un projet d’impôt sur le revenu. Cet impôt paraissait aux Prussiens pur-sang présenter une assiette plus équitable. Il leur semblait offrir l’avantage de frapper les classes aisées, proportionnellement à leurs ressources ; il avait surtout à leurs yeux le très sensible avantage de porter une marque d’origine anglaise et non française.

Telle était l’opposition des doctrines et des principes. Toutefois, dans la réalité, elle ne conservera pas toujours cette netteté.

Si Schön et Niebuhr étaient cassans dans leur opposition, Stein avait pris beaucoup plutôt l’allure d’un collaborateur que d’un adversaire[26]. Tout en étant l’apôtre ardent de l’impôt sur le revenu, il acceptait également l’extension de l’impôt indirect, et quant à Hardenberg, ses théories financières étaient encore bien moins intransigeantes.

Depuis son premier projet jusqu’à l’édit du 27 octobre 1810, il n’eut pas moins de quatre programmes financiers.


III

Au milieu de ces fluctuations, il faut s’attacher à l’édit lui-même. Que restait-il dans cet édit de tous les projets et de toutes les discussions qui l’avaient précédé ? L’impôt indirect devait être étendu au pays plat. Sur ce point, Hardenberg tenait à ses idées, malgré la résistance de Niebuhr et de Schön, mais avec l’acquiescement de Stein. On trouvait encore dans l’édit l’annonce de mesures nouvelles, telles que la réforme de l’impôt du timbre et rétablissement de l’impôt des patentes, visiblement empruntées à la législation du royaume de Westphalie, — la suppression du privilège de la noblesse en matière d’impôt foncier dans les provinces où cette exemption subsistait encore, — une prompte réfection du cadastre. On y rencontrait enfin l’idée de l’impôt des classes et d’un emprunt forcé, les promesses de réformes sociales telles que la liberté du commerce et la suppression de quelques charges féodales.

Il faut, pour bien préciser le caractère de ledit du 27 octobre 1810, rapprocher ses déclarations de principe des résultats pratiques qui les ont suivies.

L’édit lui-même n’était qu’un programme, une sorte de manifeste comme le gouvernement prussien en prodigua tant durant cette période troublée[27]. Ce n’était point un acte législatif. Il fut toutefois complété dès le lendemain par toute une série de mesures organiques.

Une loi du 28 octobre établit l’impôt somptuaire, une loi un peu postérieure, du 20 novembre 1810, modifia l’impôt du timbre. Enfin une seconde loi, du 28 octobre, datée du lendemain même de ledit et la plus importante de ces lois financières, remania entièrement le système des impôts indirects de la Prusse.

Tout le surplus du programme fut ajourné ; et la législation financière de Hardenberg prit ainsi un caractère tout à fait différent de celui qu’on serait porté à lui attribuer si l’on s’en tenait aux déclarations de principes démocratiques et anti-féodaux que contenait l’édit lui-même.

Pour comprendre cet écart tout à fait sensible entre les principes et les actes, il faut se souvenir que le terrain financier est peu propice aux réformes, surtout aux heures de pénurie comme celles que traversait alors la Prusse. Le système des impôts, en même temps qu’il pénètre par mille voies la vie intime et sociale du peuple, est aussi la base sur laquelle repose l’équilibre des recettes et des dépenses. C’est là surtout que s’applique le primo vivere, deinde philosophari. La nécessité de ressources liquides a plus d’une fois pris le pas sur les velléités de réformes égalitaires. C’est ce qui advint en Prusse en 1810.

L’effort financier le plus considérable s’imposait à l’Etat prussien : ses recettes brutes s’étaient élevées en 1806 à 35 millions et demi de thalers, soit environ à 133 millions de francs[28]. En 1809, après la tourmente, les ressources que pouvait donner sur son territoire diminué son ancien système d’impôts étaient évaluées à 10 600 000 thalers environ, soit à 40 millions de francs à peine[29]. Et si ses dépenses s’étaient aussi trouvées réduites par la perte de ses provinces, elles étaient loin d’avoir diminué dans la même proportion que ses ressources. Les frais généraux d’un grand État européen s’imposaient toujours à elle, tant qu’elle n’avait point abdiqué. Elle ne voulait point renoncer à l’entretien d’un état militaire important. Nous avons vu au milieu de quelles difficultés financières, de quelles difficultés de trésorerie qui en étaient la suite assez naturelle, Altenstein s’était débattu sans succès, vivant au jour le jour, impuissant à payer les dettes de l’État, et réduit presque au désespoir.

L’effort financier qu’une semblable situation commandait, la Prusse l’a réalisé malgré sa misère.

De ce que les paiemens réguliers de la contribution française n’ont point été repris par Hardenberg, l’on a conclu trop légèrement que sa politique financière avait été un avortement[30]. En réalité, il réserva pour un autre usage les ressources qu’il créa ; mais ces ressources, il les a bien réellement créées. On en jugera facilement par deux chiffres :

Nous avons dit que l’ancien système d’impôts eût donné annuellement, à la Prusse réduite de 1809, 10600 000 thalers. La réforme fiscale porta dès la première année, l’année financière 1811-1812, le rendement de ses impôts indirects seuls de 5 766 000 thalers à 12 237 000, soit de 22 millions à 46 millions de francs[31]. Il fut plus que doublé. Et jusqu’à la fin de 1816, la plus-value moyenne annuelle fut de 7111990 thalers, soit environ 27 millions de francs, 67 pour 100 environ des ressources normales de 1809. La politique financière de Hardenberg fut donc des plus fructueuses. L’effort financier fait par l’État prussien au moment de son abaissement le plus profond est un effort relativement énorme et qui n’a peut-être pas beaucoup de précédens. Mais si le résultat financier des mesures prises par Hardenberg fut considérable, ce fut aux dépens de leur portée sociale. Ce n’est point là qu’il faut chercher le caractère démocratique de l’œuvre de Hardenberg. C’est ce qui nous reste à indiquer brièvement. Le système ancien des impôts en Prusse tenait de très près, par tout un côté, à l’organisation d’ancien régime, à l’organisation des biens nobles. Dans le cœur de l’Etat prussien, dans les Marches et en Poméranie, la charge de l’impôt foncier pesait tout entière sur ce que l’on appelait, d’un nom bien typique, la classe contribuable. Le nom de contribuable était réservé au paysan, au tenancier. La terre noble, le seigneur, étaient exempts de l’impôt foncier. Ainsi s’étaient maintenus au centre de l’Etat prussien, sur le terroir de Brandebourg, un privilège et une iniquité que même la vieille monarchie des Habsbourg avait fait disparaître en Silésie avant que la Prusse n’eût acquis cette province. Les provinces orientales de la monarchie, les provinces prussiennes proprement dites, avaient été soustraites à cette injustice. Mais, même là, la répartition élémentaire de l’impôt foncier était des plus défectueuses. Longtemps elle avait dépendu du bon plaisir pur et simple, de l’arbitraire du seigneur, qui taxait les parcelles à son gré. Depuis, dans le cours du XVIIIe siècle, la monarchie avait fait établir ce que le langage de l’époque appelait un cadastre ; mais ces travaux mêmes avaient offert bien peu de garanties : l’on s’était borné à une évaluation approximative du revenu des terres exploitées par un même contribuable. Et là même où ces travaux avaient présenté à l’origine quelque sécurité et quelque précision, ils n’avaient point tardé à perdre toute valeur. Les transformations successives avaient retiré toute sûreté à l’assiette de l’impôt ; la confusion était devenue extrême, et il paraît certain que cette confusion avait profité à l’aristocratie foncière. Sa situation dominante lui permettait facilement, même là où elle était assujettie à l’impôt foncier, d’échapper au contrôle et de dissimuler, en l’absence de tout plan cadastral, la matière imposable, lorsque tel était son intérêt.

Aussi sentait-on à merveille dans l’entourage de Hardenberg à quel point il importait, du jour où l’on voulait faire disparaître les iniquités sociales les plus flagrantes, de supprimer ce privilège. Le principe de l’égalité de l’impôt était inscrit en tête de tous les programmes. Il était sans doute plus facile à proclamer qu’à appliquer, une assiette équitable et précise de l’impôt foncier supposant presque nécessairement le long et pénible travail qu’exige l’établissement d’un plan cadastral. Mais c’est bien par là surtout que la réforme fiscale touchait à la lutte contre la féodalité, à la réorganisation sociale de la Prusse[32]. Ce fut aussi toute cette partie du programme financier de Hardenberg pour laquelle le manifeste du 27 octobre 1820 n’eut point de lendemain. Le vieil impôt foncier avec ses iniquités, ses privilèges, la confusion traditionnelle de son assiette, traversa intact toute la crise que subit alors le système des impôts prussiens.

Tandis que l’impôt foncier demeurait intact, l’impôt indirect subissait un remaniement profond ; mais de ce côté encore la législation financière de Hardenberg était loin d’être en harmonie avec ses déclarations de principe, et ce n’était point sans motifs que Niebuhr et Schön l’avaient signalée comme contraire aux idées nouvelles.

On voulait trouver de l’argent, et dans un État comme la Prusse où les misères individuelles ne le cédaient en rien à la misère publique, où pouvait-on en trouver ? L’impôt indirect n’avait point seulement ces avantages de facile perception, de perception occulte, qui l’ont fait bien souvent préférer à l’impôt direct. Un des collaborateurs de Hardenberg disait avec raison que, pour la perception de l’impôt direct, chaque contribuable, se sentant frappé personnellement, était l’ennemi naturel de l’État, tandis que pour la perception de l’impôt indirect, chaque contribuable, étant consommateur, était l’auxiliaire naturel et inconscient du fisc. Mais ce n’étaient point seulement ces raisons théoriques qui pouvaient conduire par une pente presque insensible à l’accroissement de l’impôt indirect les hommes qui dirigeaient alors les finances de la Prusse. On pourrait presque dire qu’ils y étaient poussés par une sorte de fatalité.

La Prusse n’avait jamais été riche. Il n’y avait jamais eu sur son territoire ni beaucoup de superflu à dépenserai beaucoup de dépenses de luxe. Poussé aux dernières exigences de la fiscalité, l’État prussien n’avait guère d’autre ressource que de frapper les seuls produits qui eussent cours alors, les objets de première nécessité, ceux qui se consomment nécessairement dans l’État même le plus pauvre, parce qu’ils sont indispensables à toutes les existences, si restreintes qu’elles soient : le pain, la viande et la boisson. La législation fiscale de Hardenberg prit, par là, un caractère presque odieux.

Que l’on se représente ce que pouvaient être dans la Prusse de 1810 ces impôts nouveaux qui venaient frapper les objets de première nécessité. L’impôt indirect avait été jusqu’alors limité aux villes, formant comme une barrière entre elles et le pays plat. Les populations rurales, accablées de tant de charges, placées dans un état de dépendance si misérable, y avaient échappé jusqu’alors, au moins pour les objets dont il leur était permis de s’approvisionner hors des villes, et voici qu’elles se trouvaient appelées à couvrir les charges de l’État par un prélèvement opéré sur les maigres ressources qui les aidaient à vivre.

L’impôt sur la viande existait déjà dans les villes : il fut augmenté de près de 50 pour 100 ; et comme pour en accentuer le caractère anti-démocratique, l’on frappa surtout la viande destinée à être vendue par les boucliers, et l’on ménagea au contraire la viande consommée par le propriétaire[33].

Mais le plus rigoureux des droits nouveaux fut l’impôt qui atteignit la farine destinée à la fabrication du pain : il s’élevait à 12 groschen, soit environ 1 fr. 80 par boisseau de froment. On calculait qu’en Lithuanie, où le prix des céréales atteignait des chiffres peu élevés, la valeur de l’impôt égalait presque celle du produit.

Quelques faits indiqueront jusqu’où allait la rigueur du nouveau régime fiscal.

L’impôt sur les grains destinés à la fabrication de la bière et de l’alcool, assez facile à lever dans les usines de quelque importance : moulins, minoteries ou distilleries, présentait dans la Prusse Orientale des difficultés de perception considérables. Dans ces régions arriérées, les populations rurales utilisaient des moulins à main pour la mouture de leurs grains. La législation fiscale de Hardenberg supprima ces moulins à main qui s’étaient multipliés depuis la liberté de la mouture[34]. Elle apportait ainsi dans les conditions d’existence de toute une province un trouble profond.

Voici un autre trait plus significatif encore. Dans les régions les plus pauvres de la Lithuanie, l’impôt sur la farine réduisait les populations rurales à la condition la plus lamentable. Elles renoncèrent à la mouture, se contentèrent de tremper leur grain et de le piler pour en former une sorte de pâte qui leur tînt lieu de pain. La question se posa de savoir si l’on poursuivrait comme une fraude cet expédient d’extrême misère.

Il y a lieu d’être surpris qu’une législation semblable ait pu durer même le laps de temps assez court pendant lequel elle subsista. Dans certaines provinces comme la Marche électorale, l’application parut même ne point soulever de très sérieuses difficultés, C’est surtout à l’Est, dans la Prusse-Orientale, que la résistance fut vive ; mais ce ne fut point, comme on pourrait le croire, une sorte de rébellion du petit contribuable[35]. Tant était grande la résignation du paysan prussien, fruit d’une longue dépendance.

La résistance vint surtout des fonctionnaires et de la noblesse[36]. Dans la Prusse orientale, Schön, devenu président supérieur de sa province natale, poursuivit en cette qualité son opposition au programme politique de Hardenberg[37]. Et si sa présence et son opposition ne furent point, comme l’assuraient les collaborateurs de Hardenberg, la seule cause des difficultés que rencontra, de ce côté, l’application du nouveau régime, elles en furent certainement un des principaux élémens.

La noblesse aussi résista, soit par hostilité à Hardenberg, soit parce qu’elle se trouvait atteinte elle-même dans ses intérêts[38]. Sa résistance fut facilitée par la convocation des représentans nationaux appelés à Berlin en février 1811.

Ce qui caractérise cette résistance, c’est qu’elle se manifesta surtout à l’occasion des impôts qui atteignaient le grand propriétaire distillateur, assez habitué à la fraude, semble-t-il, dans les provinces orientales. On parlait bien pour la forme du caractère antipopulaire du nouvel impôt sur la farine qui frappait les contribuables les plus misérables, mais comme l’on proposait en même temps de remplacer les nouvelles taxes par un impôt de capitation, il semble que les préoccupations généreuses des représentans nationaux manquassent de sincérité.

Les nouveaux droits d’accise n’en furent pas moins appliqués. Ils rapportèrent durant une année des sommes considérables pour l’époque. Mais soit que les conséquences du nouveau régime aient paru exorbitantes à ceux mêmes qui en avaient eu l’initiative, soit que, malgré la fermeté de Hardenberg, il ne fût point possible alors en Prusse de négliger les résistances seigneuriales, la législation de 1810 fut remaniée peu après sa mise en vigueur, et ce remaniement vint donner à l’opposition une demi-satisfaction.

Moins d’un an après avoir été promulguée, le 18 septembre 1811 la loi du 27 octobre 1810 fut sensiblement modifiée par un nouvel édit. L’impôt sur la farine fut supprimé ; l’accise rurale fut maintenue ; mais les tarifs en furent sensiblement diminués. L’accise urbaine, avec les perceptions aux portes des villes qui avaient été conservées, revint à son ancien produit. Le produit de l’accise rurale fut réduit environ de moitié.

En revanche, le programme des représentans nationaux reçut satisfaction par l’établissement d’un impôt personnel qui devait produire à lui seul presque autant que l’accise rurale, plus d’un million de thalers par an. Si l’on rapproche ces résultats des déclarations de principes qui avaient marqué l’accession au pouvoir de Hardenberg, le contraste est des plus frappans.

La commission chargée par le chancelier d’élaborer, sous la direction de Frédéric de Raumer, un programme financier n’avait pas craint d’embrasser dans son rapport les sujets les plus étrangers à sa mission, depuis la suppression du droit de police seigneuriale jusqu’à l’institution d’une représentation nationale.

L’édit du 27 octobre 1810 avait eu le même caractère ; ce n’était pas seulement par le vague de ses termes qu’il ressemblait à un manifeste plus qu’à un acte législatif ; c’était aussi par l’étendue des sujets qu’il embrassait et par la portée des principes qu’il posait. Il ne se bornait pas à promettre l’égalité en matière d’impôt foncier, la suppression du privilège de la noblesse, la liberté du commerce, qui se rattachait du moins à l’institution du nouvel impôt des patentes ; il était lui aussi, dans certaines de ses parties, un programme de réformes sociales étrangères à toute préoccupation fiscale.

Quel écart entre ces promesses et les actes qui suivirent !

Quelques lois d’impôt bien conçues apportant dans la confusion du régime fiscal de la Prusse la clarté et l’ordre d’une centralisation rajeunie en même temps que la liberté du commerce ; mais ensuite : l’impôt foncier demeuré intact avec toutes ses iniquités, malgré les promesses les plus formelles, — une législation de contributions indirectes à ce point rigoureuse qu’elle contraignait sur quelques points les populations rurales à renoncer à se nourrir de pain, — un impôt pesant de capitation, — et, du moins, en regard de ces excès de fiscalité, des résultats financiers considérables, les ressources de la Prusse accrues de 70 pour 100 dans une situation des plus difficiles, — tel est le bilan des mesures financières édictées par Hardenberg dans les premières années de son administration.

Les nécessités budgétaires, les résistances encore puissantes de l’oligarchie foncière, l’avaient conduit à rejeter sur les masses le poids des taxes nouvelles, à débuter par l’établissement d’un régime fiscal essentiellement anti-démocratique. Son œuvre politique à l’intérieur de l’Etat prussien présente, par ailleurs, des aspects plus favorables.

GODEFROY CAVAIGNAC

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1891.
  2. Treitschke, Deutsche Geschichte im neunzehnten Jahrhundert, I, p. 368.
  3. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 369, 381. — Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 201.
  4. Hausser, Deutsche Geschichte, III. p. 489. — Ranke, Hardenberg, IV, p. 238. — Pertz, Stein’s Leben, II, p. 480, 508. — Seeloy. Life and Times of Stein, II, p. 412.
  5. Hausser, Deutsche Geschichte, III, p. 490. — Pertz, Stein’s Leben, II, p. 489, 509.
  6. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 381.
  7. Le 28 octobre à Guillaume de Humboldt. (Pertz, Stein’s Leben, II, p. 507.)
  8. Stein, Scharnhorst und Schön. Eine Schutzschrift von Max Lehmann, p. 27.
  9. Ranke, Hardenberg, IV, p. 239. — Aus den Papieren des Ministers und Burgerafen von Marienburg, Theodor von Schön. I, Selbslbiogrnphie. p. 65. — Zu Schutz und Trutz am Grabe Schöns, von einem Ostpreussen, p. 301 et suiv.
  10. Pertz, Stein’s Leben, II, p. 486.
  11. Hausser, Deutsche Geschichte, III, p. 489.
  12. Karl Mamrotb, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 209. — Pertz, Stein’s Leben, II, p. 515.
  13. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 366. — Hausser, Deutsche Geschichte, III, p. 489.
  14. Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 207, 209, 215.
  15. Karl Mamroth, p. 184.
  16. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 370. — Karl Mamroth, p. 168.
  17. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 371.
  18. Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Slaats-Resteuerung, p. 187, 202, 217, 222.
  19. Meier, Die Reform der Verwaltungs-Organisation unter Stein und Hardenberg, p. 472.
  20. Bornhak, Geschichte der preussischen Verwaltungsrechts, III, p. 175.
  21. Voir l’opposition de Vincke : Hausser, Deutsche Geschichte, III, p. 402. — Bodelschwingh, Vincke’s Leben, I, p. 412.
  22. Lehmann, Scharnhorst, II, p. 341.
  23. Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 194.
  24. « Un 4 août prussien, qui eût été un acte réfléchi de la volonté royale, tel était l’idéal de Hardenberg. » (Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 367.)
  25. Hausser. Deutsche Geschichte, III, p. 493, 497. — Treitschke, Deutsche Geschichte, II, p. 110.
  26. Pertz, Stein’s Leben, II, p. 490. — Ranke, Hardenberg, IV, p. 236. — Dieterici, Zur Geschichte der Steuer-Heform in Preussen 1810-1820, p. 22.
  27. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 370. — Dioterici. Zur Geschichte (1er Steuer-Reform in Preussen 1810-12820 p. 21.
  28. Karl Mamroth, ibid., p. 36. — Warschauer, Zur Geschichte der Staats-Anteihen in Preussen von 1786-1870.
  29. Treitschke, Deutsche Geschichte, I. p. 377, 381.
  30. Ces chiffres sont extraits des tableaux donnés par Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 51 et suiv. Le dernier chiffre de 46 millions de francs comprend 14 millions de francs environ provenant du blocus continental.
  31. Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung p. 23.
  32. Treitschke. Deutsche Geschichte, I, p. 373. — Hausser. Deutsche Geschichte, III. p. 494.
  33. Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 420, 421.
  34. En 1808. Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 438.
  35. Treitschke, Deutsche Geschichte, I, p. 371. — Dieterici, Zur Geschichte der Steuer-Reform in Preussen, p. 25, 26.
  36. « Cependant certaines réclamations émanent de la population rurale. » (Karl Mamroth, Geschichte der preussischen Staats-Besteuerung, p. 444.)
  37. Karl Marmroth, Geschichte der preussischen Slaats-Besteuerung, p. 437. — Aus den Papieren des Ministers und Burggrafen von Marienburg, Theodor von Schön, I, Selbstbiographie, p. 66.
  38. Karl Mamroth, Ibid., p. 471. — Hausser, Deutsche Geschichte, III, p. 495.