Les Derniers Budgets et l’accroissement des dépenses

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Les Derniers Budgets et l’accroissement des dépenses
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 213-228).
DE
NOS DERNIERS BUDGETS
ET
DE L'AUGMENTATION DES DEPENSES

:I. — Rapport au nom de la commission du corps législatif sur le budget de 1860. — II. Rapport au nom de la commission du corps législatif sur le budget de 1861.

Il y a déjà plus de trente ans, lorsque le budget de la France atteignit pour la première fois le chiffre d’un milliard, on raconte qu’un jeune député, devenu depuis ministre, et ministre célèbre, répondit aux membres de l’opposition, qui trouvaient ce chiffre exorbitant : « Vous vous étonnez que nous soyons arrivés à un budget d’un milliard ; eh bien ! saluez-le, ce milliard ! Vous ne le reverrez plus ! » Depuis ce jour en effet, notre budget ne fit que s’accroître d’année en année ; il atteignit bientôt 1 milliard 200 millions, puis 1 milliard 500 millions, et le voilà aujourd’hui à 2 milliards[1]. Faudra-t-il encore saluer ce deuxième milliard, comme on a salué le premier, pour ne plus le revoir ? On serait tenté de le croire ; chaque année, les dépenses augmentent. On répond, il est vrai, à ceux qui se récrient contre l’énormité de nos budgets que cette augmentation incessante est une conséquence forcée du progrès de la richesse publique. Qu’importe, dit-on, que le budget soit aujourd’hui de 2 milliards, si le fonds de la richesse sociale s’est accru en proportion, si la France paie aujourd’hui ce budget de 2 milliards plus facilement qu’elle ne payait 1 milliard il y a trente ans et 1 milliard 500 millions il y a dix ans ? Rien n’est absolu dans le chiffre d’un budget, tout y est relatif aux facultés des contribuables. L’Autriche est plus gênée avec un budget de 315 millions de florins (budget de 1858) que la France, que l’Angleterre surtout, avec un budget de 2 milliards. — C’est ainsi qu’on prétend justifier les augmentations incessantes du budget et prouver que nous ne payons pas plus que nous ne devons payer. À cela nous avons deux réponses à faire : la première, c’est qu’en bonne justice il n’est pas vrai qu’un pays doive payer plus d’impôts à mesure qu’il est plus riche ; la seconde, qu’on peut se faire illusion sur le caractère de cette richesse et sur les ressources qui en dérivent.

Montesquieu a dit : « Il n’y a rien que la sagesse et la prudence doivent plus régler que cette partie (en parlant de la richesse) qu’on ôte aux sujets. Ce n’est pas à ce que le peuple peut donner qu’il faut mesurer les impôts, mais à ce qu’il doit donner. Il ne faut point prendre au peuple sur ses besoins réels pour des besoins de l’état imaginaires. » Cette pensée est une de celles qu’on devrait mettre le plus souvent sous les yeux de l’administration, toujours disposée à considérer la richesse publique comme la sienne. « L’état, c’est moi, » disait Louis XIV, cette maxime règne toujours. On voit plus d’un gouvernement qui, sans se croire propriétaire absolu, dans le sens que l’entendait Louis XIV, des biens de ses sujets, croit au moins avoir sur ces biens un droit assez étendu pour justifier toutes les augmentations d’impôts qu’il lui plaît d’établir. S’il ne se considère pas comme propriétaire, il se considère au moins comme associé : à ce titre, non-seulement il prend sans le moindre scrupule le surplus des revenus produits par l’augmentation naturelle de la richesse, mais il établit encore de nouveaux impôts, et il se croit suffisamment justifié, s’il prouve que les nouveaux impôts ne dépassent pas la mesure de cette augmentation, comme si la richesse publique lui devait une prime en raison de son développement. On semble trouver tout simple que la France paie davantage lorsqu’elle est plus riche, et personne ne réfléchit à ce qu’est l’impôt pour celui qui le reçoit comme pour celui qui le paie.

Pour celui qui le reçoit, c’est-à-dire, pour l’état, l’impôt est uniquement le prix des services qu’il rend à la société. L’état n’est point un être abstrait qui ait des droits en dehors de ceux qu’il tient de la société. Autrefois, sous une monarchie légitime, où la souveraineté était en dehors de la nation une espèce de droit prééminent, et supérieur ; on pouvait soutenir que la nation était tenue envers cette souveraineté à certains hommages, qu’elle lui devait notamment une partie de sa fortune, comme elle devait la dime au clergé. Il m’en est plus ainsi aujourd’hui, il n’y a plus de souveraineté en dehors de la nation : il n’y ai plus qu’un gouvernement qui est son mandataire pour l’administrer le plus économiquement possible, et auquel on ne doit d’impôts que dans la mesure exacte des services qu’il rend. Par conséquent, pour apprécier la légitimité des sommes qu’on paie à l’état, ce n’est point à la richesse des contribuables qu’il faut les mesurer, mais au droit qu’a l’état de les demander. Autrement ce serait prétendre que celui qui achète un objet doit le payer en raison de sa fortune, non en raison de la valeur de l’objet lui-même. Toute la question est donc de savoir si les services à rendre par l’état augmentent en raison des progrès de la richesse publique.

Il ne faut pas ranger assurément parmi les causes d’augmentation de dépenses l’intervention financière de l’état dans les grands travaux d’utilité publique. Dans une société qui n’est pas riche, toute entreprise d’intérêt général s’exécute aux frais de l’état. C’est lui qui fait les routes, creuse les canaux, ouvre les ports, embellit les villes. Nul ne peut le suppléer dans cette action, parce que nul n’en a les moyens ; mais à mesure que la richesse publique se développe, l’intervention de l’état devient moins nécessaire : il trouve des compagnies qui moyennant une certaine redevance, se chargent de la plupart de ces travaux. En Angleterre et aux États-Unis, les deux pays où la richesse se développe le plus vite, il n’y a point de budget des travaux publics.

Nous sommes loin en France de cet idéal de l’abstention gouvernementale ; mais on peut constater que l’intervention de l’état dans les grands travaux, d’utilité publique y devient de jour en jour en jour moins importante. L’état par exemple a contribué pour des sommes considérables à l’établissement de nos chemins de fer ; c’est lui qui en vertu de ce qu’on a nommé le système de la loi de 1842, a fait les terrassemens, les travaux d’art de la plus grande partie des chemins qui constituent aujourd’hui le réseau principal. Neuf cents millions, ont été dépensés par lui, tant sous cette forme que sous celle de subvention, à mesure que la richesse publique s’est accrue, l’état n’a plus eu besoin de faire les mêmes sacrifices ; de puissantes associations financières se sont chargées, à peu près à leurs risques et périls, de continuer le réseau, et aujourd’hui on n’accorde pas pour les embranchemens les moins fructueux qui traversent les contrées les plus stériles, pour ce qui constitue ce qu’on appelle le troisième réseau, ce qu’on accordait autrefois pour le réseau principal, pour la ligne de Paris à Strasbourg, pour celle de Paris à Bordeaux[2]. Il a été dépensé, en travaux de ce genre, de 1855 à la fin de 1858, la somme de 1 milliard 898 millions, dont 130 par l’état, et le reste, soit 1 milliard 768 millions, par des compagnies particulières, sauf quelques millions de subvention accordés par les communes. — Pourquoi l’état intervient-il moins aujourd’hui ? Précisément parce que la richesse publique s’est développée.

Il n’est qu’une dépense qui soit réellement susceptible d’augmenter en raison même du progrès de la richesse publique : c’est le traitement des employés ; mais on peut tout au plus évaluer à 12 ou 15 millions le supplément de dépense affecté à cet emploi. Encore est-il permis de dire qu’on pourrait peut-être regagner par la diminution du nombre des employés ce que l’on perd par l’élévation des traitemens. Il est certain que nous avons en France une administration très coûteuse, plus coûteuse que partout ailleurs. Serait-il donc impossible de réduire le nombre des employés en obéissant à la loi du progrès, qui cherche à simplifier le travail et arrive au même résultat avec moins de frais ? Cependant, si le travail se simplifie, dira-t-on, la besogne augmente ; par conséquent le résultat est le même. Ceci peut être vrai pour une administration particulière, dont les profits s’élèvent en raison du développement des affaires, et où les employés sont les instrumens de ce développement. Il n’en est pas de même de l’état. L’état n’a aucun intérêt à donner de l’extension à ses affaires, puisqu’il n’en tire aucun profit. D’ailleurs pourquoi s’étendraient-elles ? Serait-ce que l’état aurait besoin d’intervenir davantage ? Il nous semble que c’est plutôt le contraire qui doit avoir lieu, car, nous le répétons, plus la société est riche, plus elle est en mesure de faire ses propres affaires et de se passer de l’intervention de l’état. Et puis serait-il donc impossible que l’état fît comme tout le monde, qu’il eût moins d’employés pour faire plus de besogne ? Supposons pour un moment que l’administration publique de la France ait été donnée à ferme à une compagnie particulière : croit-on que cette compagnie aurait augmenté le nombre de ses employés en raison de l’accroissement des affaires ? Ce qui est certain au contraire, c’est que le nombre des employés de cette compagnie serait bien inférieur à celui des employés de l’état. On ne peut exiger que l’état administre aussi économiquement que le ferait une compagnie, mais on peut demander qu’il n’augmente pas ses frais d’administration dans une proportion aussi considérable qu’il l’a fait depuis plusieurs années. Si l’on comparera onze ans d’intervalle, de 18ù7 à 1858, les dépenses ordinaires exigées par le service général des ministères, on trouve que sur ce simple service il y a une augmentation de 152 millions[3].

De 1854 à 1859, tant pour la guerre de Crimée que pour celle d’Italie, l’état a emprunté 2 milliards, imposant au pays, avec l’amortissement, une charge annuelle de plus de 100 millions. La dette publique a encore augmenté parce qu’on a voulu combler les déficits ordinaires du budget, et si l’on n’a point fait en ce sens d’emprunt direct, on a du moins profité des emprunts faits en vue de la guerre pour en appliquer une partie à mettre nos budgets en équilibre. C’est ainsi notamment qu’ont été équilibrés les budgets de 1857 et de 1858, avec les excédans des emprunts contractés pour la guerre de Crimée, et si le budget actuel se solde en équilibre, il le devra certainement à une partie des ressources disponibles de l’emprunt pour la guerre d’Italie. Certes on nous accordera que ces deux causes d’augmentation de la dette publique, — la guerre et les déficits du budget, — sont des causes exceptionnelles, et qui ne sont pas liées fatalement au progrès de la richesse. Et si le pays doit payer plus d’impôts à raison de ces charges, il les paie à titre onéreux, et nullement comme le prix d’un service.

Maintenant qu’est-ce donc que l’impôt pour celui qui le paie ? Ce n’est pas seulement un prélèvement sur la richesse du contribuable, une diminution de jouissance : c’est le plus souvent un prélèvement opéré sur le strict nécessaire. Cette considération n’est pas la seule d’ailleurs qui ait son importance. « Il est certain, dit Vauban, que plus on tire des peuples, plus on ôte de l’argent au commerce, et celui du royaume le mieux employé est celui qui demeure entre ses mains, où il n’est jamais ni inutile, ni oisif. » A l’époque où parlait ce grand homme, l’on ne connaissait pas bien encore l’utilité de l’argent et sa puissance productive. Aujourd’hui il n’y a plus guère de capitaux oisifs ; tout ce qu’on paie au fisc sous forme d’impôts est enlevé au commerce et à l’industrie, et diminue non-seulement la richesse présente, mais la richesse future. Prenons un exemple, supposons que l’état, à force d’économie et sans porter atteinte à aucun service essentiel, opère une réduction de 200 millions sur un budget de 2 milliards : voilà 200 de plus ajoutés à l’épargne annuelle du pays ; par conséquent, si elle est aujourd’hui de 6 à 700 millions, comme on l’admet, elle arrive immédiatement à 8 ou 900 millions. Supposons maintenant que ces 200 millions appliqués à des travaux utiles, n’augmentent le revenu annuel que de 10 pour 100 : au bout de sept ou huit ans, avec les intérêts composés, la somme est doublée, et l’épargne du pays atteint près de 1 milliard 100 au lieu de 6 ou 700 millions qu’elle comprend aujourd’hui. Appliquez ce calcul à un laps de temps plus considérable et faites la réduction plus forte ; supposons par exemple qu’on ait pu s’en tenir à ce milliard qui, il y a trente ans, scandalisait si fort l’opposition, et l’on pourra calculer quel eût été le développement de la richesse publique sans cette augmentation progressive des dépenses du budget. Il est bien entendu qu’en parlant des dépenses improductives de l’état, nous ne faisons allusion qu’à celles qu’on pourrait épargner sans porter atteinte aux services essentiels ; il y a dans les dépenses de l’état des dépenses qui sont productives au plus haut degré, celles par exemple qui ont rapport au maintien de l’ordre, à l’administration de la justice et à la sécurité du territoire.

Non-seulement un pays ne doit pas payer plus d’impôts par cela seul qu’il est plus riche, mais on peut encore se faire illusion sur la nature de sa richesse ’et sur les ressources qu’elle peut fournir en tout temps. Pour que la France paie aujourd’hui un budget de 2 milliards aussi facilement qu’elle payait il y a trente ans un budget d’un milliard, il faut que la fortune publique ait doublé depuis cette époque. Est-il bien sûr qu’il en soit ainsi ? S’il est vrai que la fortune mobilière ait considérablement augmenté, qu’il y ait aujourd’hui une masse de valeurs industrielles et autres dont la moitié n’existait point autrefois, s’il est vrai encore que notre commerce extérieur ait triplé depuis trente ans, il n’est pas moins vrai que la fortune immobilière n’a pas suivi le même progrès, et que les propriétaires d’immeubles sont loin d’avoir doublé leurs revenus ; on pourrait même dire que depuis quelques années, et par suite des efforts portés presque exclusivement vers l’industrie et le commerce, les revenus du sol demeurent à peu près stationnaires, Admettons cependant que le progrès de la fortune mobilière forme une compensation suffisante, et qu’on soit en effet assez riche pour payer aujourd’hui un budget de 2 milliards aussi facilement qu’on payait un milliard il y a plus de trente ans : faut-il en conclure qu’il en sera toujours ainsi ? La fortune mobilière est celle qui jette le plus d’éclat sur un paya et qui répand le plus de bien-être, mais c’est aussi celle qui est le plus facilement atteinte. Qu’une crise un peu sérieuse se déclare, et immédiatement la situation de cette fortune est complètement changée : elle n’est pas détruite assurément, les usines, continuent, à exister, les marchandises, sont en magasin, et les chemins de fer restait debout avec tout leur matériel ; mais, comme les usines ne fonctionnent plus qu’à grand’peine, que les marchandises ne se vendent pas, et que les chemins de fer ont beaucoup moins de trafic, les revenus qu’on en tire sont considérablement diminués ; cependant c’est sur la continuité, sur l’augmentation même de ces revenus, qu’est établie le budget de 2 milliards. Un budget qui a besoin pour se tenir en équilibre de tous les revenus que donne l’extrême développement de la fortune mobilière est-il établi sur des bases bien solides ? Les revenus qui augmentent surtout avec le progrès de la fortune mobilière, avec la consommation, sont les revenus indirects : eh bien ! sait-on ce que deviennent ces revenus en temps de crise ? M. le rapporteur du budget de 1861 au corps législatif nous dit que de 1847 à 1848 ces revenus ont baissé de 824 millions à 683 millions, c’est-à-dire, diminué, de 141 millions. Aujourd’hui ces revenus atteignent 1,100 millions ; ils ont été de 1,094 millions, en 1859. Sait-on ce qu’ils deviendraient au lendemain d’une crise un peut sérieuse ? Le moindre ralentissement dans les affaires suffit pour en arrêter le progrès ; ainsi l’augmentation, qui avait encore été de 36 millions en 1858 sur 1857, n’a plus été que de 3 millions en 1859 sur 1858, et cela tout simplement parce que la guerre d’Italie avait jeté quelques inquiétudes dans les esprits.

On voit combien cette partie de la fortune publique est précaire et combien les calculs qui en dérivent peuvent être facilement dérangés. Supposons qu’au moment d’une guerre générale ou d’une révolution le chiffre des revenus indirects diminue de 200 millions : cette supposition n’a rien d’exagéré, comparée au chiffres auquel ces revenus sont aujourd’hui arrivés ; évaluons au même chiffre la dépense supplémentaire qui naîtrait d’une telle crise, car si les revenus diminuent, il n’en est pas de même des dépenses[4]. Alors en effet surgissent des besoins extraordinaires auxquels il faut pourvoir à tout prix : ce sont les grands travaux d’utilité publique que les compagnies abandonnent et que l’état est obligé d’exécuter, sous peine de voir les ateliers déserts et les ouvriers sur le pavé ; ce sont des aides de toute nature qu’il est obligé de prêter au commerce et à l’industrie, alors que le plus souvent ses soins sont réclamés par des complications extérieures. Par conséquent, avec 200 millions de moins dans les revenus ordinaires et 200 millions de plus dans les dépenses, on est immédiatement en présence d’un déficit de 400 millions. En 1848, la différence entre les ressources et les dépenses a été de 560 millions, qu’il fallut se procurer par des moyens extraordinaires, notamment l’impôt des 45 centimes sur la propriété foncière, la consolidation en rentes des fonds de caisses d’épargne et des bons du trésor, l’emprunt à la Banque de France, etc. Si nous avions de nouveau les mêmes difficultés à traverser, il est douteux que notre situation fût meilleure. La dette flottante, liquidée en 1848, se trouve revenue à 759 millions[5] contre 630, qu’elle atteignait en 1848[6] ; la dette publique est augmentée de 3 milliards 275 millions (de 5 milliards 838 millions à 9 milliards 113 millions), et le budget en prévision est de 1 milliard 844 millions pour 1861 contre 1 milliard 446 millions pour 1848. Le trésor avait alors quelques ressources extraordinaires ; il se trouvait notamment créancier de sommes assez considérables qu’il avait avancées aux compagnies de chemins de fer. Aujourd’hui les ressources extraordinaires du trésor sont à peu près nulles ; on n’aurait, tant pour liquider la dette flottante que pour faire face aux besoins extraordinaires qui naîtraient de la crise, que le recours à l’emprunt ou à des impôts nouveaux. On a beaucoup blâmé la république de son impôt extraordinaire des 45 centimes. Certes rien ne contribua davantage à la discréditer ; il lui fallait cependant recourir à l’impôt direct ou à l’emprunt. Elle ne pouvait pas s’adresser aux impôts indirects : les impôts indirects, avec leur augmentation progressive, sont une ressource excellente en temps ordinaire ; mais en temps de crise, loin d’augmenter, ils diminuent, sans que cette diminution puisse être compensée par aucune surtaxe. Comme le paiement de cette surtaxe est en général subordonné à la consommation, le contribuable a toujours le moyen d’y échapper. Restait l’emprunt. Il est vrai que la république aurait pu en user plus largement qu’elle ne l’a fait et trouver là tous les millions dont elle avait besoin. Au lieu de chercher à faire des emprunts patriotiques au pair lorsque la rente était à 75 francs, il suffisait peut-être d’attendre et de réduire le taux d’émission au-dessous du cours de la Bourse, en donnant un bénéfice à réaliser aux prêteurs, et la république aurait réussi comme on a réussi depuis. Elle a préféré braver l’impopularité d’une surtaxe extraordinaire sur la seule matière imposable qui existât alors afin de ne pas emprunter à des conditions onéreuses et léguer au pays une charge perpétuelle. L’histoire, plus impartiale que les contemporains, lui saura gré de cette conduite, et dira que, s’il y a eu un acte honnête dans l’administration de la république de 1848, ce fut cet impôt des 45 centimes, si sévèrement jugé. Les emprunts sont légitimes lorsqu’on les contracte pour. dès entreprises d’un effet durable, comme les grands travaux d’utilité publique : il est naturel que les générations à venir, qui profiteront de ces travaux, en supportent les charges ; mais de quel droit faire peser sur elles des charges créées pour des dépenses qui ne leur profitent pas, qui sont le résultat d’un trouble momentané, d’un intérêt transitoire ? On peut faire le même raisonnement sur ce qui concerne les dépenses de la guerre. En 1855 et 1856, les Anglais n’ont pas craint de défrayer en grande partie leur expédition de Crimée avec des taxes extraordinaires, de doubler pour ainsi dire à cet effet l'income-tax et d’emprunter le surplus sous forme d’annuités remboursables en trente ans, de façon à ce que l’avenir ne fût pas grevé indéfiniment des charges provenant de cette guerre. Nous avons agi autrement : nous avons cru devoir demander à l’emprunt, et à l’emprunt seul, toutes les ressources extraordinaires dont nous avions besoin. Qu’en est-il résulté ? Nous avons augmenté le chiffre de notre dette publique de l’intérêt de 1 milliard 500 millions empruntés, soit de 75 millions, et légué à nos descendans, et à perpétuité, une charge considérable pour un résultat qu’ils n’apprécieront peut-être pas bien. En Angleterre, au bout de trente ans, il n’y aura plus trace des charges de la guerre de Crimée.

Une autre considération rend les impositions extraordinaires préférables aux emprunts, lorsqu’il ne s’agit pas de dépenses productives : c’est l’impression différente qu’elles éveillent dans les populations. Lorsqu’il s’agit d’un emprunt, tout est facile, on n’a qu’à baisser le taux de l’émission au-dessous du cours de la Bourse, et aussitôt les souscriptions abondent ; la charge indéfinie que l’on crée disparaît devant le bénéfice immédiat que l’on réalise. Aussi ce ne sera jamais la perspective d’un emprunt qui empêchera une mauvaise entreprise ou une guerre injuste de s’engager ; exalté par cette perspective, le public pousserait plutôt à une tentative dont il cesse de voir les périls, préoccupé de l’avantage prochain qui lui semble assuré. Avec les impositions extraordinaires, la situation change d’aspect. Lorsqu’on demande à un pays de s’imposer extraordinairement, et en une seule année, pour 300 millions, comme l’ont fait les Anglais pendant la guerre de Crimée, il y regarde à deux fois ; il examine avec soin la nécessité pour laquelle on lui demande ce sacrifice, et il ne s’y résigne que si la cause lui en paraît parfaitement justifiée. Avec les impôts extraordinaires, il y a peu de guerres injustes à redouter. Si en 1859 on avait eu à demander à ces impositions extraordinaires la moitié seulement de la somme qu’on a empruntée de nouveau pour la guerre d’Italie, soit 250 millions, croit-on que le pays les eût donnés aussi facilement qu’il a souscrit à l’emprunt, et que par suite il eût acclamé cette guerre avec le même enthousiasme ? En ceci, la pratique anglaise est plus morale, plus conforme aux véritables intérêts de la civilisation, car tout ce qui peut rendre la guerre difficile doit être considéré comme un progrès et accueilli comme un bienfait. Néanmoins l’effet produit par l’impôt des 45 centimes en 1848 a été tel que, si nous avions à traverser une crise semblable à celle de cette époque, on préférerait recourir à l’emprunt plutôt qu’à une taxe extraordinaire. Or l’emprunt, pour le trouver à des conditions convenables en temps de crise, il faut l’avoir aménagé en temps ordinaire, et l’on peut douter qu’avec une dette inscrite de plus de 9 milliards, une dette flottante de 759 million un budget de 2 milliards, la France pût emprunter en 1861 aux mêmes conditions qu’elle eût trouvées en 1848, avec une dette inscrite de moins de 6 milliards, une dette flottante de 630 millions, et un budget de 1 milliard 500 millions. Les prêteurs de l’état sont comme les prêteurs ordinaires : leurs conditions deviennent plus dures à mesure que la situation de l’emprunteur se montre plus mauvaise.

L’Autriche en fait depuis dix ans la douloureuse expérience., et c’est use leçon qui peut profiter même à ceux qui ont en apparence les finances les plus prospères, car lorsqu’on fait reposer cette prospérité sur le crédit, c’est-à-dire sur la facilité qu’on possède à certains momens de combler par l’emprunt les excédens de dépenses ordinaires, on s’appuie sur la plus fragile de toutes les ressources, On prétend que si depuis quatre années la rente française n’a pas dépassé en moyenne 70 francs, alors qu’en 1845 et 1846 elle atteignait 84 francs, cette situation tient au grand nombre de valeurs mobilières qui couvrent le marché. On compte aujourd’hui en effet pour plus de 9 milliards de rentes, lorsqu’il y en avait moins de 6 en 1846, sans parler de 7 ou 8 milliards de valeurs de chemins de fer qui n’existaient pas à cette époque. Les obligations surtout, qui présentent quelque analogie avec la rente, lui font une concurrence d’autant plus sérieuse que l’émission s’en renouvelle chaque année jusqu’à concurrence de 250 à 300 millions. Tout cela est vrai ; mais s’il y a plus de valeurs, il y a aussi plus de capitaux disponibles. La France est beaucoup plus riche qu’en 1846, elle fait plus d’épargnes, par conséquent elle a plus de moyens d’absorber toutes ces valeurs. Pour avoir une idée de l’augmentation des ressources disponibles, on n’a qu’à considérer le nombre d’établissemens financiers qui se sont formés depuis cette époque et la masse de capitaux dont ils disposent. En 1846, la moyenne des comptes courans à la Banque de France n’était que de 76 millions, et on aurait pu évaluer à peu près à la même somme ce qui était, en dehors d’elle, dans les mains de quelques maisons de banque. Aujourd’hui la Banque de France a en comptes courans 210 millions[7], et les autres établissemens, tels que le Crédit foncier, le Comptoir d’escompte et le Crédit mobilier, ont au moins une somme égale, sinon supérieure, ce qui fait à Paris, seulement, et dans les grands réservoirs financiers, 420 millions disponibles en 1860 contre 152 au plus en 1846.

On peut donc s’étonner qu’avec des capitaux aussi nombreux et des bases aussi larges, la rente ne puisse pas franchir le taux de 70 et qu’elle soit à 23 et 24 francs d’écart avec les consolidés anglais, lorsque cet écart ne dépassait pas 14 francs en 1846. Serait-ce que la richesse publique a fait plus de progrès en Angleterre qu’en France, que la dette de ce pays est moins élevée, qu’on y trouve moins d’occasions de placement pour les capitaux disponibles ? C’est tout simplement parce qu’en Angleterre on est persuadé qu’à moins des circonstances les plus graves le chiffre de la dette publique a atteint son maximum, et qu’au lieu de l’augmenter, il faut s’appliquer à le réduire, ce qui a été fait déjà jusqu’à concurrence de 2 milliards, car la dette publique anglaise, qui était de 20 milliards (chiffres ronds ;) après les guerres de l’empire, n’est plus que de 18 milliards aujourd’hui. En France prévaut le sentiment contraire : le livre de la dette publique s’est ouvert quatre fois depuis 1854 pour des emprunts s’élevant ensemble à plus de 2 milliards, sans compter les 100 millions empruntés à la Banque de France. On craint qu’à chaque incident grave de notre politique ce livre ne s’ouvre encore, même pour couvrir les besoins ordinaires de notre budget, puisque les ressources ordinaires n’ont pas suffi jusqu’à présent pour le solder. C’est ce sentiment qui pèse sur le cours de la rente et qui, malgré la richesse du pays, malgré les facilités avec lesquelles on paie l’impôt, malgré les augmentations des revenus indirects, l’empêche de s’élever au-dessus de 70 fr. M. le rapporteur du dernier budget se félicitait que, depuis 1852, l’accroissement naturel des revenus indirects, en dehors des impôts nouveaux, eût été de 263 millions. Il y aurait lieu de se féliciter bien davantage de cette augmentation, si elle suffisait pour défrayer les supplémens de dépenses et mettre le budget en équilibre.

Que dirait-on d’une administration qui augmenterait ses frais dans une proportion plus forte que l’accroissement de ses revenus ? C’est ce que fait l’état ; non-seulement il ne se contente pas de l’augmentation des revenus indirects, mais il y ajoute de nouveaux impôts, supprime l’amortissement, et pourtant il n’obtient pas encore l’équilibre, car, nous le répétons, ce n’est point équilibrer les budgets que de ne les solder qu’avec les excédans des derniers emprunts. Tant que la richesse publique ne subit pas d’entraves et se maintient en voie de progrès, nous payons tout ce qu’on nous demande, et si le produit des impôts ne suffit pas, reste encore le crédit pour subvenir aux différences ; mais à l’approche de la moindre crise, les ressources diminuant et les besoins augmentant, on se trouve en présence d’un déficit plus ou moins considérable, qu’on ne peut plus combler que par des taxes extraordinaires, comme l’impôt des 45 centimes, ou par des emprunts contractés à des conditions plus ou moins onéreuses, en faisant supporter aux générations futures tout le poids de notre imprévoyance. C’est là une situation des plus fâcheuses, et le public prouve bien qu’il en a la conscience quand il laisse la rente à 70.

Veut-on que la rente prenne toute l’élasticité qu’elle devrait avoir en présence du progrès de la richesse publique, veut-on qu’elle atteigne les cours qu’elle a connus autrefois, ceux même qu’elle a eus encore en 1853 : il faut absolument que les budgets cessent de grossir, comme ils le font d’année en année. Nous avons aujourd’hui d’autant plus besoin de ménager nos ressources que nous sommes en face d’une réforme importante, qui ne peut s’accomplir que dans de bonnes conditions financières, c’est-à-dire la réforme douanière et les dégrèvemens qu’on se propose d’apporter successivement aux matières premières et à certains objets de grande consommation. Déjà en 1860, pour opérer quelques-uns de ces dégrèvemens, on a dû supprimer l’amortissement, maintenir les taxes de guerre, établir même des impôts nouveaux. Si l’on doit continuer ainsi, si l’on ne peut retrancher d’un côté qu’à la condition d’ajouter de l’autre, on compromettra beaucoup le mérite d’une telle réforme, sans être certain d’ailleurs que les taxes nouvelles vaudront les taxes supprimées. Le mérite des dégrèvemens de cette nature, c’est de s’opérer gratuitement sans donner au trésor d’autres compensations que la plus-value qui résulte du développement de la consommation. C’est ainsi que la réforme s’est opérée en grande partie en Angleterre, et c’est ce qui l’a rendue si féconde. Cette réformé ne peut donc être menée à bonne fin que si notre budget rentre dans des conditions plus normales, que si- nous avons des excédans de recette pour parer aux déficits provenant des dégrèvemens ; mais il faudrait pour cela ne pas escompter d’avance au profit des dépenses ordinaires tout ce que peut donner le développement de la richesse publique et éviter que chaque progrès fût marqué par un impôt nouveau.

Jusqu’à présent, il faut en convenir, le corps législatif s’est montré assez accommodant pour voter tous les crédits qui lui ont été demandés, non pas qu’il n’ait eu le désir sincère de les contrôler et qu’il n’ait cherché à le faire autant que cela lui était possible ; mais sa situation était plus forte que sa volonté. C’est toujours pour une assemblée législative une tâche difficile que de résister aux demandes d’un gouvernement et de l’obliger à modérer ses dépenses ; il faut y être poussé par l’aiguillon incessant de la publicité, par le sentiment qu’on est placé sous le contrôle immédiat de l’opinion publique, et que, si on se laisse aller à voter des dépenses qui ne sont point parfaitement justifiées, on sera obligé d’en rendre compte. Si cette publicité fait défaut, si on peut croire qu’on échappera à une responsabilité immédiate vis-à-vis de l’opinion, alors le zèle pour l’intérêt des contribuables se refroidit, et les budgets grossissent avec une rapidité effrayante, comme nous l’avons vu depuis quelques années. En sept ans, du commencement de 1852 à la fin de 1858, l’augmentation des dépenses a été de près de 400 millions (de 1 milliard 461 millions à 1 milliard 858 millions) ; c’est une augmentation supérieure à celle qui avait eu lieu dans les vingt et une années qui avaient précédé, car le budget, de 1 milliard 95 millions en 1830, n’était que de 1 milliard 461 millions en 1851.

Nous ne connaissons pas encore le projet du budget pour 1862 et nous ne savons pas si, comme les précédens, il accusera une nouvelle augmentation de dépenses ; mais nous aimons à croire que le corps législatif profitera de la liberté plus grande qui lui est accordée par le décret du 24 novembre pour exercer un contrôle plus sévère, et que s’il ne peut réduire les dépenses, il les empêchera au moins de s’élever au-dessus du chiffre déjà fort respectable auquel elles sont arrivées. Ce sera d’ailleurs pour lui le moyen le plus efficace d’agir sur la politique. On disait autrefois qu’il fallait faire de la bonne politique pour faire de bonnes finances : on pourrait peut-être aujourd’hui renverser la proposition et dire au corps législatif qu’en cherchant à faire de bonnes finances, il obligera le gouvernement à faire de la bonne politique. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est temps d’aviser et de s’arrêter dans une voie où l’on se berce des illusions les plus dangereuses. On a beau déclarer que la prospérité publique est grande et qu’elle peut satisfaire à tous les besoins ; cela-est possible aujourd’hui, mais ce ne sera peut-être plus possible demain. D’ailleurs il n’y a pas de prospérité publique qui puisse tenir à une augmentation incessante de dépenses dont le résultat est toujours une augmentation d’impôts. En 1852, lorsqu’on établit le vote du budget par ministère au lieu du vote par chapitre, qui existait précédemment, on prétendit que cette mesure devait faciliter les viremens de compte, et qu’on mettrait ainsi fin aux crédits supplémentaires, en les compensant avec les crédits annulés. Il existe notamment une note officielle, du 11 mars 1853, où l’on déclarait que, grâce à cette division par ministère, l’équilibre du budget serait enfin une réalité. Qu’est-il advenu de ces promesses ? A-t-on profité en effet de cette faculté de viremens pour éteindre les crédits supplémentaires ? Loin de là : jamais ils n’ont été plus considérables. Si nous prenons, depuis 1852, les années qui n’ont pas été traversées par la guerre, nous voyons qu’en 1853 les excédans de crédits supplémentaires sur les crédits annulés ont été de 59 millions, de 140 millions en 1857, d’une somme à peu près égale en 1858, et si nous avons évalué à 2 milliards la dépense probable du budget de 1860, c’est que nous avons pensé qu’il en serait encore de même cette année. Rien n’est venu en effet nous donner à croire qu’il en> serait autrement.

Cet abus des crédits supplémentaires, qu’on a vu persister et grandir malgré l’innovation du vote par ministère, a été tellement senti, qu’il a donné lieu de la part de la commission du budget pour l’année 1859 à des observations qu’il est bon de rappeler : « Sous l’ancienne législation, disait le rapporteur de cette commission[8], l’usage des crédits supplémentaires était limité à un certain nombre de chapitres, qui tous appartenaient à des services votés, et qui étaient désignés dans une nomenclature annexée à la loi annuelle des finances. En dehors de ces chapitres, il était formellement interdit d’ouvrir un crédit supplémentaire par ordonnance ou par décret. Dès lors l’usage de ces crédits ne pouvait donner lieu à aucun abus, car un chapitre n’était admis dans la nomenclature que s’il se rapportait à une nature de dépenses dont l’augmentation dépendait, non de la volonté du ministère ordonnateur, mais de circonstances purement fortuites. Tels étaient les chapitres des primes à l’exportation ou de la pêche, les vivres, des fourrages, des frais de justice, des frais de trésorerie, etc., qui constituent des services fixes dans leur nature, et variables seulement dans leur quotité, en raison des circonstances qui se produisent. Les crédits supplémentaires ne sont plus maintenant soumis à aucune restriction, ils sont complètement indéfinis ; ils peuvent être indifféremment ouverts pour tous les chapitres du budget, quelle que : soit la nature de la dépense, aussi bien pour le personnel que pour le matériel, sans aucune distinction du caractère des dépenses ; il suffit que le crédit inscrit dans l’un des chapitres du budget d’un ministère soit épuisé pour qu’un crédit supplémentaire puisse être ouvert, et suivant les termes et la loi de finance de 1855, la ratification du crédit, par conséquent l’appréciation de la dépense, n’est soumise au corps législatif que durant la session qui suit la clôture de l’exercice, c’est-à-dire lorsque le fait est consommé depuis deux années. »

Nous ne savons pas si le remède est dans le retour à l’ancien ordre de choses, c’est-à-dire au système du vote par chapitre, comme le demandait la commission du corps législatif de 1859 ; mais ce que nous savons parfaitement, c’est qu’il est nécessaire de limiter les crédits supplémentaires au moins à l’augmentation des revenus que donne chaque année la plus-value de la richesse publique. Autrement il n’est point d’équilibre du budget possible, et quand chaque année, après avoir épuisé toutes les ressources ordinaires et extraordinaires, telles que celles qui proviennent des réserves de l’amortissement, etc., on vient présenter au corps législatif un budget en équilibre, on est la dupe d’une illusion qui ne tarde point à disparaître devant les faits.

Nous avons d’autant plus de raison d’attendre aujourd’hui un budget en équilibre réel, que le budget pour 1861 atteint en prévision un chiffre fort élevé : il dépasse de plus de 400 millions celui de 1851, bien que l’état soit dégrevé en partie de la principale de ses charges, qui est celle des travaux extraordinaires, charge fort lourde pour les budgets du passé, et qui est très faible aujourd’hui.. Si au contraire nous persistons dans la voie où nous sommes, si chaque année nous courons après un budget en équilibre qui ne se réalise jamais, parce que la porte reste trop largement ouverte aux crédits supplémentaires, nous sommes lancés plus que de raison dans la voie des expédiens, obligés chaque année de mettre un découvert plus ou moins considérable à la charge de la dette flottante, ou de le consolider par une émission de rentes. Ces deux cas sont également fâcheux. Il ne faut pas oublier, en ce qui touche la dette flottante, que le chiffre de 759 millions, qui était celui du mois d’avril de l’année 1860 (d’après le rapport de la commission du budget), est un chiffre fort élevé, qu’il serait imprudent de dépasser, sous peine de s’exposer à tous les dangers qui résultent d’une liquidation forcée en temps de crise. Au lieu d’augmenter cette dette, les efforts doivent tendre à la diminuer. Maintenant, si on consolide le découvert par une émission de rentes, c’est une charge nouvelle qu’on crée à perpétuité pour des besoins ordinaires, et l’équilibre du budget dans l’avenir n’en est que plus compromis ; on ne peut plus l’établir qu’à force d’impôts. Or sait-on ce qui arrive lorsqu’on abuse des impôts ? Il arrive ce qui est arrivé à la Hollande. Cette puissance a perdu à une certaine époque sa grande position industrielle et commerciale, précisément parce qu’elle avait eu le tort d’exagérer les impôts : le capital s’en est éloigné. C’est ce que nous avons déjà éprouvé nous-mêmes dans une certaine mesure depuis que nous avons cm devoir frapper d’un impôt les valeurs mobilières : une grande partie des capitaux étrangers qui venaient sur notre marché n’y arrivent plus. Cette leçon doit nous suffire ; elle nous montre qu’en fait de charges nouvelles il faut être très circonspect, et ne pas compter sur des augmentations d’impôts pour équilibrer les budgets, car les impôts coûtent quelquefois plus qu’ils ne rapportent. Qui oserait soutenir par exemple que depuis l’année 1857, où on a établi l’impôt sur les valeurs mobilières, impôt qui rapporte, dit-on, environ 6 millions par an, on n’a pas fait tort chaque année à la richesse publique d’une somme beaucoup plus forte en éloignant les capitaux étrangers ? — Il pourrait en être de même de tout autre impôt qu’on chercherait à établir. Le meilleur moyen pour équilibrer le budget, c’est de ne rien faire qui puisse entraver le développement de la richesse publique. Avec un budget probable de 2 milliards, lorsque les voies et moyens ne sont établis que pour 1 milliard 845 millions, nous sommes aujourd’hui dans une situation très tendue. Veut-on la détendre, on n’a, si on ne peut mieux faire, qu’à s’arrêter à ce chiffre, déjà fort élevé, et bientôt, si la prospérité continue, grâce au développement normal des revenus indirects, nous pourrons aisément supporter ce budget de 2 milliards, qui en ce moment dépasse nos forces.


VICTOR BONNET.

  1. Le budget de 1857, évalué en dépenses à 1 milliard 699 millions, chiffres ronds, ayant été réglé à 1 milliard 872 millions, et celui de 1858, évalué à 1 milliard 716 millions, paraissant devoir l’être à 1 milliard 858 millions nous ne parlons pas de celui de 1859, qui a été un budget de guerre), il est probable que celui de 1860, évalué, comme budget de paix, en dépenses à 1 milliard 825 millions, ne se soldera guère au-dessous de 2 milliards. Le budget de 1861 dépasse encore de 19 millions celui de 1860.
  2. On peut se rendre compte par un chiffre de cette différence de l’intervention de l’état dans les grands travaux d’utilité publique. En 1846, les travaux extraordinaires figuraient au budget pour 169 millions, en 1847 pour 177 millions 1/2 ; ils ne figurent plus que pour 31,600,000 fr. au budget de 1860 et pour 31,900,000 fr. à celui de 1861.
  3. 3) En voici le tableau emprunté pour le budget de 1847 à la loi du 8 mars 1850, et pour le budget de 1858 au projet de règlement qui est en ce moment soumis au corps législatif :
    1847 1853
    Ministère de la justice 27,393,000 fr. 26,450,000 fr.
    des cultes 38,813,000 46,852,000
    Ministère des affaires étrangères 10,120,000 10,953,000
    Ministère de l’instruction publique 18,275,000 20,523,000
    Ministère de l’intérieur 133,330,000 186,595,000
    Ministère de l’agriculture et du commerce 14,015,000
    Ministère des travaux publics 69,474,000 82,576,000
    Ministère des finances 20,449,000 21,828,000
    Ministère de la guerre 349,316,000 365,748,000
    Ministère de la marine 109,356,000 133,426,000
    Ministère d’état » 9,863,000
    Ministère de l’Algérie et des colonies » 38,067,000
    Totaux 790,541,000 fr. 942,881,000 fr.


    Et l’année 1847, que nous prenons pour point de comparaison, a été une année exceptionnelle, traversée par la disette, et où par conséquent les dépenses ont été plus fortes qu’à l’ordinaire

  4. En 1848, le budget, évalué d’abord à 1 milliard 446 millions, a été réglé définitivement à 1 milliard 746 millions, dépassant ainsi de 300 millions les charges prévues.
  5. 5) Rapport de la commission du budget pour 1861, page 8.
  6. Voyez, dans la Revue du 15 septembre 1849, l’étude qui a pour titre : de l’Équilibre des budgets sous la monarchie de 1850, par M. S. Dumon, ancien ministre des finances.
  7. Bilan du 8 novembre 1860.
  8. M. Devinck.