Œuvres de Florian/Théâtre/Les Deux Billets

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Œuvres de FlorianCollection des grands classiques français et étrangers (p. 199-211).

Comédie en un acte par Jean-Pierre Claris de Florian
Représentée pour la première fois par les comédiens italiens en février 1779.
PERSONNAGES

Arlequin, amant d'Argentine.

Argentine.

Scapin, rival d'Arlequin.


La scène est à Paris, dans une place publique, où l'on voit la maison où demeure Argentine.



Scène première
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Arlequin.

Arlequin, seul, un billet à la main
Voici la première fois que je suis bien aise de savoir lire. Quel bonheur ! elle m'aime. J'en suis sûr à présent ; elle l'a dit, elle l'a écrit, et Argentine ne peut pas mentir : elle a la bouche trop jolie et la main trop blanche pour tromper. Relisons encore son billet. (Il lit.) « Sois tranquille, mon bon ami ; ton rival ne doit te donner aucune inquiétude. Je t'aime. » Je t'aime ! Je n'ose pas baiser ce mot-là, de peur de l'effacer. (Il continue de lire.) « Mon cœur est à toi pour toujours : tu auras ma main quand tu voudras. » Quand je voudrai ! Je ne fais que le vouloir depuis que je la connais. Ma chère lettre ! ma bonne lettre ! (Il la baise.) Allons, plus d'inquiétude. Ce coquin de Scapin m'offusquait. Il fait semblant d'aimer Argentine ; et souvent ces amoureux menteurs ont de l'avantage sur les amoureux qui parlent vrai. Heureusement Argentine n'est pas de cet avis-là. Allons la remercier, et prendre jour pour notre mariage. Ah ! comme il sera beau ce jour-là ! (Il va et vient.) Il y a pourtant quelque chose qui me chagrine : Argentine a du bien ; je n'ai rien, moi : je voudrais être riche, ou qu'elle fut pauvre. Quand il y a, comme cela, de l'argent d'un côté, et qu'il n'y a que de l'amour de l'autre, je ne sais pas, mais cela ne va jamais si bien que lorsque tout est égal, et qu'il y a amour contre amour. J'ai beau faire, je ne peux pas devenir riche : tous les mois je mets mes gages à la loterie ; mes numéros restent toujours au fond du sac. J'en ai encore pris trois pour ce tirage-ci ; les voilà (Il tire un billet de loterie.) : 7, 19, 48. J'ai mis six francs sur ce terne-là : s'il sort, ma fortune est faite, et je l'offre à ma chère Argentine : s'il ne sort pas, au premier tirage, je prendrai tous les numéros, nous verrons s'il en sortira un. En attendant, allons trouver Argentine... Mais voici Scapin ; cachons ma lettre, et attendons qu'il soit parti. (Arlequin met ses deux billets dans la même poche.)

Scène deuxième
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Scapin, Arlequin.

Scapin
Bonjour, Arlequin.

Arlequin
Serviteur, Monsieur.

Scapin
Comment, monsieur ! Tu me parles toujours comme si tu étais fâché. Je ne te ressemble pas, moi ; et...

Arlequin
Oh ! je sais fort bien que nous ne nous ressemblons guère.

Scapin
Mais tu n'y penses pas, mon ami : parce que nous aimons tous deux la même personne, faut-il que nous nous détestions ? Une femme ne vaut pas la peine que deux honnêtes gens se brouillent.

Arlequin
D'abord, pour que deux honnêtes gens puissent se brouiller, il faut qu'ils soient tous deux honnêtes gens ; et...

Scapin
Ah ! monsieur Arlequin...

Arlequin
Monsieur Arlequin ne vous aime pas : je vous le dis franchement. Tout mon bonheur dépend d'Argentine ; je ne sais rien, je ne veux rien, je ne peux rien que l'aimer : et vous, vous voudriez épouser son argent, vous faites semblant de désirer sa personne. Vous lui plairez peut-être plutôt que moi ; car un homme qui n'est point amoureux a toute sa tête pour plaire, au lieu que moi je n'ai rien. Tout cela me tracasse ; je voudrais vous savoir loin d'ici.

Scapin
Mon cher Arlequin, il faut pourtant s'accoutumer aux rivaux  : tu es beau garçon sans doute : mais il y a des gens courageux que cela n'effraye pas. Il faudrait bien prendre ton parti si Argentine ne rendait pas justice à ton mérite.

Arlequin
Je le prendrai, soyez tranquille. Bonsoir.

Scapin
Où vas-tu donc ?

Arlequin
Je vais voir tirer la loterie.

Scapin
Elle est tirée il y a plus d'une demi-heure. J'ai la liste dans ma poche : voici les numéros : 7, 20, 48, 12, 19.

Arlequin
Que dis-tu ? Attends. (Il tire son billet de loterie.) 7 en est-il ?

Scapin
Oui.

Arlequin
19 aussi ?

Scapin
Oui.

Arlequin
Et 48 aussi ?

Scapin
48 aussi.

Arlequin
Ah ! tu badines.

Scapin
Non, ma foi ; regarde toi-même.

Arlequin
Ma fortune est faite, mon terne est venu. Que d'argent je vais avoir ! C'est bon, mon mariage sera tout d'amour.

Scapin
Comment ! (Il regarde le billet d'Arlequin.) Il a, ma foi, raison. Ce drôle-là est bien heureux.

Arlequin
Il y avait longtemps que je guettais ce terne-là ; je suis sûr que j'ai passé près de lui plus de trente fois : à la fin je l'ai attrapé. (Il remet son billet dans la même poche.)

Scapin, à part
Si je pouvais accrocher ce billet-là !

Arlequin< br /> Adieu ; je vais me faire payer, car je dois placer tout de suite cet argent, non pas sur ma tête, mais sous les plus jolis petits pieds du monde.

Scapin
Attends donc, tu ne sais seulement pas où il faut aller pour te faire payer.

Arlequin
Non.

Scapin
Ecoute : je vais t'indiquer où demeure celui qui paye. (Pendant tout le reste de la scène, Scapin cherche à voler le billet d'Arlequin, et celui-ci le dérange toujours.) Tu sais bien où est le Luxembourg ?

Arlequin
Oui.

Scapin
Eh bien, c'est là qu'on paye.

Arlequin
Au Luxembourg ?

Scapin
Oui... C'est-à-dire... non... Avant d'y entrer, à droite, tu verras une porte cochère... Tiens... voilà le Luxembourg ; là, à droite, il y a une porte cochère... jaune.

Arlequin
Une porte jaune ?

Scapin, vite
Oui, tu la reconnaîtras tout de suite. Tu frapperas, l'on t'ouvrira ; tu entres, tu vois un escalier à gauche, tu montes ; tu trouves au premier une petite porte grise, une sonnette avec un pied de biche ; tu sonnes : vient un domestique. Je demande à parler à monsieur le directeur. Donnez-vous la peine d'entrer. On te mène à son bureau, tu lui montres ton billet. Vite de l'argent à monsieur, trente sacs de mille francs. Les voilà, monsieur. Voulez-vous bien vous donner la peine de regarder si le compte y est ? On peut se tromper : voyez, voyez... (Arlequin se baisse, et regarde par terre ; Scapin vole le billet.) On te prend ton billet, et tout est fini.

Arlequin
Oh ! c'est clair. Vis-à-vis, porte jaune, porte grise, pied de biche, domestique, l'escalier, trente sacs de mille francs, voyez si le compte y est... C'est clair. J'y cours tout de suite. Pardi ! sans toi j'aurais été bien embarrassé : je te remercie.

Scapin
Il n'y a pas de quoi. Bonsoir, mon ami ; n'oublie pas la porte jaune.

Arlequin
Oh ! je la trouverai bien. (Il sort.)

Scène troisième
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Scapin.

Scapin, seul
Si nous n'avions pas le soin d'y mettre ordre, il n'y aurait que ces imbéciles-là d'heureux. On a bien raison de dire que la fortune n'est que pour les bêtes : j'ai mis cent fois à la loterie, jamais n'ai pu attraper un lot ; voici le premier. De quel bureau est-il ? (Il déplie le billet.) Ah ciel ! je me suis trompé : il faut être bien malheureux ! Comment ! je ne peux gagner à la loterie, même en volant les billets qui ont gagné ! Celui-ci n'est plus qu'une lettre. (Il lit.) « Sois tranquille, mon bon ami ; ton rival ne doit te donner aucune inquiétude. Je t'aime : mon coeur est à toi pour toujours : tu auras ma main quand tu voudras. » Voilà qui est clair : ce billet est d'Argentine. Ah ! il aura sa main quand il voudra ! Cela n'est pas sûr : je vais tirer parti de ma gaucherie ; et puisque j'ai manqué le billet de loterie, je ferai valoir celui-ci. (Il frappe à la porte d'Argentine.) Mademoiselle Argentine...

Scène quatrième
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Argentine, Scapin.

Argentine< br /> Ah ! C'est vous, monsieur Scapin !

Scapin
Oui, mademoiselle ; toujours le même...

Argentine
Tant pis pour vous.

Scapin
Toujours malheureux, et ne vous adorant pas moins.

Argentine
Vous êtes bien bon, car je ne vous en aime pas davantage.

Scapin
Je ne le sais que trop, mademoiselle ; et j'en suis d'autant plus affligé, que ce sort-là n'est pas commun à tous vos amants. Il en est un que votre coeur a choisi, à qui vous écrivez des lettres bien tendres.

Argentine
Comment ? Que voulez-vous dire ? Monsieur Scapin, vous avez grand tort de sortir de votre personnage ordinaire ; il vaut encore mieux être ennuyeux qu'impertinent.

Scapin
Pardon, mademoiselle ; je voulais vous parler d'une certaine lettre qui court le monde, et que les méchants prétendent que vous avez écrite à M. Arlequin. Je l'ai cette lettre ; je vous la rapportais : mais je me garderai bien de rien dire, puisque ce serait manquer au respect que je vous dois.

Argentine
Vous me le rapportez ! Ah ! mon cher Scapin, expliquez-vous, je vous supplie : s'il est vrai que vous m'aimez, vous jugez bien...

Scapin
Sûrement, je vous aime ; et j'espère qu'aujourd'hui vous reconnaîtrez vos injustices à mon égard. Vous connaissez mademoiselle Violette, qui demeure ici près ? M. Arlequin en est amoureux ; et pour lui donner une preuve certaine de son attachement, il lui a sacrifié un billet qu'il a dit être de vous. Le voici.

Argentine
Ah ciel !

Scapin
Mademoiselle Violette, qui ne vous aime pas, parce qu'elle n'est pas aussi jolie que vous, n'a rien eu de plus pressé que de confier ce billet à tous ses amis. Ce matin, en traversant le Palais-Royal, j'ai entendu des éclats de rire, et j'ai vu du monde attroupé : c'étaient M. Mezzetin, M. Trivelin, M. Pascariel, qui se passaient votre billet. L'un faisait une épigramme, l'autre disait un bon mot. J'avoue que je n'ai pas été maître de ma colère ; vous me le pardonnerez bien. Je m'en suis pris à tous les trois, surtout à Trivelin, qui était le possesseur du billet ; je l'ai menacé, il a eu peur, il me l'a rendu. Je vous le rapportais ; et, pour prix de mon zèle, vous savez la manière dont vous m'avez reçu.

Argentine
Je n'ose vous faire des excuses ni vous remercier ; j'ai trop à rougir de ce que je vous dois, et de ce que j'ai fait pour un autre.

Scapin
Mademoiselle, le bonheur de ma vie aurait été de devoir votre cœur à vous-même, et non pas au désir de vous venger ; mais je suis trop amoureux pour être si délicat ; et je serai encore le plus heureux des hommes si la perfidie d'Arlequin...

Argentine
Ah ! ne me parlez pas de lui ; son nom seul me met en fureur. Si vous saviez jusqu'à quel point il a poussé la fausseté...! Non, il n'est pas possible de l'imaginer. Et moi, qui croyais si bien le connaître...! Jamais je ne me le pardonnerai, et je m'en souviendrai toujours pour le haïr davantage.

Scapin
Contenez-vous, car je l'entends.

Argentine
Je ne veux pas le voir.

Scapin
Au contraire, restez pour le bien humilier et le punir comme il le mérite.

Argentine
Jamais je n'y parviendrai.

Scène cinquième
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Arlequin, Argentine, Scapin.

Arlequin, sans voir Argentine
Le diable t'emporte avec ta porte jaune ! J'ai frappé à toutes les portes jaunes et à toutes les portes à droite, jamais je n'ai pu trouver un directeur. Viens me conduire toi-même... (Il aperçoit Argentine.) Ah, vous voilà ! Que j'en suis bien aise ! Je suis déjà venu vous chercher ; en m'en allant je vous cherchais encore ; partout je vous cherche toujours. J'ai tant de choses à vous dire ! Mais quand je vous vois, je ne m'en souviens plus ; quand je suis loin de vous, elles reviennent si vite que cela m'étouffe. Je crois que je n'aurai qu'un moyen de m'en souvenir : c'est de vous regarder les yeux fermés ; car autrement il m'est impossible de penser à autre chose qu'à vous voir. (Argentine ne répond rien. Arlequin, après un long silence, se retourne vers Scapin.) Va-t'en, toi ; tu me gênes.

Argentine
Non, il peut rester, il ne me gênera pas.

Scapin
Après la manière dont mademoiselle s'est expliquée sur ton compte, après les assurances par écrit qu'elle t'a données sur sa tendresse, il me semble que rien ne doit te gêner.

Arlequin, bas, à Argentine
Vous lui avez donc tout conté ? Hé !... vous lui avez tout dit ?... (Scapin rit.) Il a l'air de se douter de quelque chose. Monsieur Scapin, expliquons-nous, je vous prie : vous aimez mademoiselle Argentine, n'est-il pas vrai ?

Scapin
Sans doute, je l'aime ; elle le sait bien.

Arlequin
Eh bien ! moi, je l'aime aussi ; et je n'aime pas qu'on l'aime. Ainsi, puisque nous voilà devant elle, elle va nous dire quel est celui de nous deux qui lui a le plus plu, à condition que l'autre se retirera sans bruit, et ne traversera plus l'heureux qu'elle aura choisi. Y consentez-vous, monsieur Scapin ?

Scapin
Touchez là, monsieur Arlequin. Souvenez-vous de ce que vous dites : mademoiselle va choisir, et celui qu'elle refusera n'aura plus la moindre prétention.

Arlequin
De tout mon cœur. (Il rit.) Oh ! qu'il est bête !

Scapin
Allons, mademoiselle, vous venez d'entendre nos conventions ; c'est à vous à nous juger.

Arlequin
Oui, c'est à vous à nous juger. (À part.) Oh ! la bestiasse.

Argentine, à part
Je serai malheureuse ; mais je veux me venger.

Scapin
Eh bien, mademoiselle ?

Argentine
Eh bien ! je vais m'expliquer. Mon choix est fait depuis longtemps : je l'ai même écrit à celui que j'ai choisi : celui de vous deux qui a un billet de moi n'a qu'à me le montrer, je lui donne ma main.

Arlequin
C'est clair, cela. (Scapin fouille dans sa poche.) Oui ; cherche, cherche, tu le trouveras... Le voici, ce billet (Il tire le billet de loterie.), le voici. Ainsi, monsieur Scapin, adieu, on n'aura plus l'honneur de vous revoir.

Argentine, vivement
Voyons... C'est un billet de loterie.

Arlequin
Ah ! oui. Vous ne savez pas, le bonheur m'a écrasé aujourd'hui ; j'ai gagné... Mais où ai-je donc mis mon autre billet ? Celui-là n'est pas le meilleur. L'aurais-je perdu ?

Scapin
C'est peut-être moi qui l'ai trouvé. Tenez, mademoiselle, voilà un billet que je crois de vous.

Argentine, lisant
« Sois tranquille, mon bon ami... »

Arlequin
Ah ! c'est le mien qu'on m'a volé.

Argentine
Qu'on t'a volé ? Tu crois donc m'abuser jusqu'au dernier moment ? Non, traître, je te connais. Va chez Violette, va lui porter mes lettres, lui dire que tu me sacrifies à elle, et reviens ensuite me jurer que tu m'adores ; ose y revenir, me parler, me regarder seulement. Traître, scélérat, tu m'as trompée ; mais tu ne m'abuseras plus, et ma vengeance ne s'en tiendra pas là. Et vous, Scapin, gardez ce billet ; j'ai promis ma main à celui qui en serait possesseur, je tiendrai ma parole, vous pouvez y compter. (Elle sort.)

Scène sixième
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Arlequin, Scapin.

(Ils se regardent sans rien dire)

Arlequin
Que veut dire tout ceci ? D'où vient que je n'ai pas mon billet, que tu l'as, toi ; et qu'à propos de rien Argentine me traite comme cela ?

Scapin
Je n'en sais rien, mon ami. Argentine m'a donné elle-même ce billet, en me disant que c'était moi qu'elle voulait épouser.

Arlequin
Mais ce billet est à moi ; je le reconnais bien : il est presque tout effacé, tant nous nous étions embrassés. Comment Argentine a-t-elle pu l'avoir ? Elle m'a fait entendre que j'aimais Violette, moi qui n'ai jamais rien aimé dans le monde qu'Argentine. Suis-je assez malheureux ! Ah ! je le disais bien ce matin, que j'étais trop heureux ; cela ne pouvait pas durer. Tu vas donc l'épouser, toi ?

Scapin
Mais oui, puisqu'elle le veut.

Arlequin
Tiens, je te conseille de t'en aller, car je pourrais fort bien te rosser de manière à retarder ton mariage. Tout ceci n'est peut-être qu'une friponnerie de ta part : je l'avais dans ma poche, ce billet ; et tu me l'auras volé.

Scapin
Ah ! mon ami, comme tu me connais mal ! Tu avais dans la même poche un billet de loterie qui vaut dix mille écus ; assurément, si j'avais pu te voler, tu sens bien que je l'aurais pris de préférence.

Arlequin
Plût à Dieu qu'on me l'eût pris, et qu'on m'eût laissé ma lettre ! Que deviendrai-je à présent ! Elle ne m'aime plus, elle va en épouser un autre. (Il pleure.) Ah ! ah ! je vais être tout seul dans le monde. Allons, il faut tâcher de mourir avant que le mariage soit fait. (Il pleure.)

Scapin
Tu me fais pitié, mon ami ; et mon attachement pour toi l'emporte sur mon amour. Écoute : Argentine a promis d'épouser celui qui lui rapporterait son billet : je l'ai ce billet ; je te le donnerai, si tu veux me donner celui de la loterie.

Arlequin
Donne, donne vite ; tiens, le voilà. De ma vie je n'ai fait une si bonne affaire.

Scapin
Ni moi non plus. (Ils changent de billet.)

Arlequin, s'adressant à celui d'Argentine
Ah ! vous voilà donc, monsieur ! Et pourquoi m'avez-vous quitté ? Petit ingrat, petit étourdi, parlez : irez-vous encore courir le monde ? Irez-vous encore vous mettre prisonnier chez les Arabes, afin que je paye votre rançon ? Ne vous en avisez plus, car je n'ai plus rien. Allons je veux bien vous pardonner vos fredaines ; embrassons-nous (Il le baise.), et que tout soit fini.

Scapin
Ah ça, le billet est à moi ?

Arlequin
Eh ! sans doute : c'est dit, cela. Je t'ai donné un billet au porteur, tu m'as donné un billet au porteur ; je souhaite seulement que le mien soit payé aussi aisément que le tien. Mais j'ai peur que ce drôle-là ne décampe encore ; je vais le reporter à sa maîtresse. Va-t-en, je t'en prie, car je voudrais lui parler seul.

Scapin
Oh ! cela est juste. Adieu, mon ami ; en vérité, je suis charmé de t'avoir fait plaisir. Voilà comme je suis, moi, j'ai le cœur tendre ; jamais je n'ai pu résister à des larmes.

Arlequin
Va, va te faire payer ; ton cœur est à cette porte jaune où l'on donne de l'argent.

Scapin, à part
Cachons-nous au coin de la rue, pour voir comment il sera reçu.

Scène septième
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Argentine, Arlequin, Scapin (caché).

Arlequin, frappe
Qui est là ?

Argentine, à la fenêtre
Comment ! c'est vous ? Vous osez encore regarder ma maison ! Vous espérez peut-être y entrer ! Vous croyez...

Arlequin
Non, je ne demande pas d'entrer : vous êtes trop en colère ; je ne veux vous dire que quatre mots : donnez-vous la peine de descendre, et...

Argentine
Je ne veux rien entendre : laissez-moi en repos, et délivrez-moi de votre odieux visage. (Elle ferme la fenêtre.)

Scapin, à part
Bon ; je vais me faire payer, et je reviens trouver Argentine : j'espère bien l'épouser, et avoir les dix mille écus.

Scène huitième
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Arlequin.

Arlequin, seul
Je suis bien malheureux ! je ne pourrai seulement pas lui montrer mon billet ! Si je perds ce moment-ci, tout est perdu ; car ce coquin de Scapin va revenir, et il sera toujours ici. Allons, du courage ; je sens que j'étouffe, que je crève de chagrin : mais il faut remettre ma mort à ce soir. Voyons encore... (Il frappe.) Qui est là ?

Scène neuvième
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Argentine à la fenêtre, Arlequin.

Argentine
Encore vous !

Arlequin
Ne vous fâchez pas : je ne demande plus de causer avec vous puisque vous ne le voulez pas ; mais je vous prie seulement de reprendre votre billet.

Argentine
Mon billet ! Comment ! c'est vous qui l'avez ? Mais ce malheureux billet court le monde ! Attendez, je descends.

Arlequin
Ah ! je commence à reprendre un peu d'espoir. Je n'ai rien à me reprocher : je l'aime, je l'ai toujours aimée, elle m'a aimé : quand on consent à écouter quelqu'un qu'on a aimé et qui nous aime, c'est qu'on a envie de le croire... La voilà.

Argentine
Souvenez-vous que je ne veux point d'explication sur le passé. Dites-moi seulement comment il se fait que vous ayez mon billet.

Arlequin
Tenez, le voilà : il est bien à moi, il fait toute mon espérance et tout mon bonheur : mais, comme le bonheur ne vaut rien quand on est heureux sans votre permission, je vous le rendrai si vous ne consentez pas que je le garde.

Argentine
Non, assurément, je n'y consentirai pas. (Elle prend le billet.) Vous en avez usé d'une manière si indigne ! aller sacrifier mon billet à une autre femme !

Arlequin
Une autre femme ? Ah ! mon cœur m'est témoin qu'il n'y a pour moi qu'une femme dans le monde ; et quand je prends mon cœur à témoin, c'est tout comme si je vous prenais vous-même.

Argentine
Mais enfin, hier je vous l'ai envoyé ce billet, et aujourd'hui Scapin me l'a rapporté.

Arlequin
Scapin vous l'a rapporté?... Voyez le coquin ! il m'a dit que c'était vous qui le lui aviez donné. Je suis sûr à présent qu'il me l'a volé.

Argentine, à part
Scapin en est bien capable. Ah ! que je voudrais qu'il dît vrai !

Arlequin
Mais songez donc qu'il y a deux ans que je vous aime ; que vous m'avez toujours vu le même. Croyez-vous que j'aurais pu me déguiser si longtemps ? Ma bonne amie... (Argentine le regarde sévèrement.) Mademoiselle, pardonnez-moi d'avoir été volé.

Argentine
Mais comment se fait-il que vous avez ce billet ? Qui vous l'a donné ?

Arlequin
La loterie.

Argentine
La loterie !... Est-ce que l'on a mis mon billet à la loterie ? Scapin l'avait tout à l'heure ; il vous l'a donc rendu ?

Arlequin
Non pas rendu, mais vendu.

Argentine
Expliquez-vous.

Arlequin
Tenez, il faut tout vous dire : j'avais gagné ce matin un terne de six francs à la loterie...

Argentine
Un terne de six francs ! cela fait une somme prodigieuse.

Arlequin
Oui, ils disent que cela fait beaucoup d'argent. Heureusement, je n'étais pas encore payé. Scapin, voyant que je me désolais, m'a proposé de troquer mon billet de loterie contre votre billet.

Argentine, vivement
Et tu l'as fait ?

Arlequin
J'aurais encore donné du retour, s'il m'en avait demandé.

Argentine, l'embrassant
Mon cher ami, va, tu es innocent : je t'aimerai toute ma vie ; ce dernier trait m'a fait sentir ce que tu vaux.

Arlequin
Comment diable ! vous estimez donc bien les gens qui font de bons marchés ?

Argentine
Je te demande pardon de ne pas t'avoir connu : garde mon billet. Je te répète, je te jure que je t'aime, que je n'aimerai jamais que toi ; et dès ce soir nous serons époux.

Arlequin
Vous me raimez ! Ah ! quelle joie ! (Il lui baise la main.) Tiens, ma bonne amie, ne me le répète plus ; il m'arriverait encore quelque malheur. Laisse-moi te regarder, je le verrai bien sans que tu me le dises.

Argentine
Va, ton bonheur est certain, du moins tant que mon cœur te suffira.

Arlequin
Ah ! comme il y a longtemps que tu n'as pas parlé comme cela ! Écoute, fais-moi le plaisir de me dire comment il y a là. (Il lui montre la lettre.)

Argentine, lisant
« Je t'aime. »

Arlequin, lazzi
Hé, comment dis-tu ?

Argentine
« Je t'aime. »

Arlequin
Voyons que je lise aussi, moi. Je je (Il épelle.) ta ta, i m e, aime, t'aime, je t'aime, je t'aime... Ce mot-là est trop court, je voudrais qu'il tînt tout l'alphabet.

Argentine
Je te le dirai toute ma vie. Mais laisse-moi m'occuper de te faire rendre le billet qu'il t'a volé.

Arlequin
Quoi ? quel billet ?

Argentine
Ton billet de loterie.

Arlequin
Oh ! non, ma bonne amie, le marché est fait ; tiens, n'en parlons plus : il voudrait peut-être revenir là-dessus, et ravoir celui-ci. Non, non, tout est fini : tu m'aimes... ma fortune est faite.

Argentine
Si... j'entends Scapin. Cache-toi dans notre maison, et n'en sors que lorsque je t'appellerai.

Arlequin, entrant dans la maison
Appelle-moi donc bien vite.

Argentine
Oui, oui, laisse-moi faire.

Arlequin, revenant
M'as-tu appelé ?

Argentine
Eh ! non, mon ami ; cache-toi donc, le voici : le fripon tient encore le billet.

Scapin, à part, le billet à la main
Ces diables de directeurs vous renvoient toujours au lendemain... (Il aperçoit Argentine et met le billet dans sa poche.) Ah ! j'allais chez vous, ma belle Argentine.

Argentine
Je suis aussi bien aise de vous rencontrer. Vous ne savez pas ce qui s'est passé pendant votre absence ?


Scène dixième
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Scapin, Argentine.

Scapin
Non : qu'est-il arrivé ?

Argentine
Ce malheureux Arlequin a eu l'insolence de se présenter chez moi ; je l'ai reçu de manière à lui ôter l'envie de revenir.

Scapin, riant
J'ai vu tout cela, mademoiselle : j'étais au coin de la rue lorsque vous avez fermé votre fenêtre sans vouloir l'entendre. Mais parlons de quelque chose qui m'intéresse davantage : vous savez bien la promesse que vous m'avez faite tantôt.

Argentine, à part
Bon. (Haut.) Oui, je vous tiendrai parole ; mais je suis bien aise de m'expliquer auparavant avec vous. Je prends un époux pour être aimée ; ainsi, mon cher Scapin, si vos sentiments pour moi sont bien sincères, j'espère que vous ferez mon bonheur. Grâce aux bontés de ma jeune maîtresse, mademoiselle Rosalba, je suis riche, et je n'exige pas que mon époux le soit ; je veux lui donner mon cœur et tout mon bien, et je ne lui demande que son amour. Dites-moi donc bien franchement si vous m'aimez, et si vous m'aimez uniquement.

Scapin
Ah ! mademoiselle, je voudrais savoir tous les serments possibles, pour vous jurer que toute ma vie...

Argentine
Écoutez. Je suis méfiante : en venant ici, vous aviez un papier à la main, que vous avez caché avec soin ; je suis sûre que c'est une lettre de femme.

Scapin
Une lettre de femme ! moi ? Je peux vous répondre...

Argentine
Je veux que vous me la donniez, je l'exige ; autrement il faut renoncer à moi. Mademoiselle Violette a bien trouvé un amant qui lui sacrifiait mes billets ; je veux être aussi heureuse que mademoiselle Violette.

Scapin
Il me sera difficile de vous satisfaire ; car, dans tout le cours de ma vie, jamais femme ne m'a écrit.

Argentine
Ceci est un détour pour ne pas me montrer le papier que vous teniez à la main ; et votre refus me confirme ce que je pensais.

Scapin
Assurément je voudrais que vous missiez mon amour à des épreuves plus difficiles. Vous allez être bien étonnée quand vous verrez que ce n'est qu'un billet de loterie. (Argentine s'en saisit.)

Argentine
Je le tiens donc, et j'ai trompé le plus fourbe des hommes ! Arlequin ! Arlequin !...


Scène onzième
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Arlequin, Argentine, Scapin

Arlequin
Quoi ? qu'y a-t-il ? Vous a-t-il volé quelque chose ?

Argentine
Non, mon ami ; j'ai au contraire rattrapé ton billet. Le voilà : tu es à présent le plus riche de nous deux, et c'est moi dont tu fais la fortune. Et vous, monsieur Scapin, qui me croyiez votre dupe, et qui êtes la mienne, je vous exhorte à faire toujours d'aussi bons marchés que celui que vous aviez fait. Mais il faut apprendre à mieux conserver le fruit de votre habileté. Adieu : nous allons nous marier, et jouir de nos richesses.

Arlequin
Ce pauvre diable ! il me fait pitié. Écoute, Scapin, madame a besoin d'un laquais ; si tu veux, nous te donnerons la préférence.

Argentine
Ah ! pour cela non : il n'est pas assez fidèle. Adieu, monsieur Scapin. M. Pandolfe, le père de ma maîtresse, retourne à Bergame dans peu de jours ; Arlequin et moi nous l'y suivrons. Si vous avez quelque commission à nous donner pour ce pays-là, nous nous en chargerons volontiers : mais si vous voulez réussir dans celui-ci, souvenez-vous bien qu'il ne faut jamais brouiller deux amants, parce qu'ils se raccommodent toujours aux dépens de celui qui les a brouillés. (Ils sortent.)


Scène douzième
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Scapin

Scapin, seul
Ce qui me console, c'est que je n'ai rien risqué du mien ; et je pouvais beaucoup gagner.


FIN DES DEUX BILLETS