Les Deux Sources de la morale et de la religion/Chapitre III

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Félix Alcan (p. 223-285).


CHAPITRE III

la religion dynamique


Jetons un coup d’œil en arrière sur la vie, dont nous avions jadis suivi le développement jusqu’au point où la religion devait sortir d’elle. Un grand courant d’énergie créatrice se lance dans la matière pour en obtenir ce qu’il peut. Sur la plupart des points il est arrêté ; ces arrêts se traduisent à nos yeux par autant d’apparitions d’espèces vivantes, c’est-à-dire d’organismes où notre regard, essentiellement analytique et synthétique, démêle une multitude d’éléments se coordonnant pour accomplir une multitude de fonctions ; le travail d’organisation n’était pourtant que l’arrêt lui-même, acte simple, analogue à l’enfoncement du pied qui détermine instantanément des milliers de grains de sable à s’entendre pour donner un dessin. Sur une des lignes où elle avait réussi à aller le plus loin, on aurait pu croire que cette énergie vitale entraînerait ce qu’elle avait de meilleur et continuerait droit devant elle ; mais elle s’infléchit, et tout se recourba : des êtres surgirent dont l’activité tournait indéfiniment dans le même cercle, dont les organes étaient des instruments tout faits au lieu de laisser la place ouverte à une invention sans cesse renouvelable d’outils, dont la conscience glissait dans le somnambulisme de l’instinct au lieu de se redresser et de s’intensifier en pensée réfléchie. Tel est l’état de l’individu dans ces sociétés d’insectes dont l’organisation est savante, mais l’automatisme complet. L’effort créateur ne passa avec succès que sur la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme. En traversant la matière, la conscience prit cette fois, comme dans un moule, la forme de l’intelligence fabricatrice. Et l’invention, qui porte en elle la réflexion, s’épanouit en liberté.

Mais l’intelligence n’était pas sans danger. Jusque-là, tous les vivants avaient bu avidement à la coupe de la vie. Ils savouraient le miel que la nature avait mis sur le bord ; ils avalaient le reste par surcroît, sans l’avoir vu. L’intelligence, elle, regardait jusqu’en bas. Car l’être intelligent ne vivait plus seulement dans le présent ; il n’y a pas de réflexion sans prévision, pas de prévision sans inquiétude, pas d’inquiétude sans un relâchement momentané de l’attachement à la vie. Surtout, il n’y a pas d’humanité sans société, et la société demande à l’individu un désintéressement que l’insecte, dans son automatisme, pousse jusqu’à l’oubli complet de soi. Il ne faut pas compter sur la réflexion pour soutenir ce désintéressement. L’intelligence, à moins d’être celle d’un subtil philosophe utilitaire, conseillerait plutôt l’égoïsme. Par deux côtés, donc, elle appelait un contrepoids. Ou plutôt elle en était déjà munie, car la nature, encore une fois, ne fait pas les êtres de pièces et de morceaux : ce qui est multiple dans sa manifestation peut être simple dans sa genèse. Une espèce qui surgit apporte avec elle, dans l’indivisibilité de l’acte qui la pose, tout le détail de ce qui la rend viable. L’arrêt même de l’élan créateur qui s’est traduit par l’apparition de notre espèce a donné avec l’intelligence humaine, à l’intérieur de l’intelligence humaine, la fonction fabulatrice qui élabore les religions. Tel est donc le rôle, telle est la signification de la religion que nous avons appelée statique ou naturelle. La religion est ce qui doit combler, chez des êtres doués de réflexion, un déficit éventuel de l’attachement à la vie.

Il est vrai qu’on aperçoit tout de suite une autre solution possible du problème. La religion statique attache l’homme à la vie, et par conséquent l’individu à la société, en lui racontant des histoires comparables à celles dont on berce les enfants. Sans doute ce ne sont pas des histoires comme les autres. Issues de la fonction fabulatrice par nécessité, et non pas pour le simple plaisir, elles contrefont la réalité perçue au point de se prolonger en actions : les autres créations imaginatives ont cette tendance, mais elles n’exigent pas que nous nous y laissions aller ; elles peuvent rester à l’état d’idées ; celles-là, au contraire, sont idéo-motrices. Ce n’en sont pas moins des fables, que des esprits critiques accepteront souvent en fait, comme nous l’avons vu, mais qu’en droit ils devraient rejeter. Le principe actif, mouvant, dont le seul stationnement en un point extrême s’est exprimé par l’humanité, exige sans doute de toutes les espèces créées qu’elles se cramponnent à la vie. Mais, comme nous le montrions jadis, si ce principe donne toutes les espèces globalement, à la manière d’un arbre qui pousse dans toutes les directions des branches terminées en bourgeons, c’est le dépôt, dans la matière, d’une énergie librement créatrice, c’est l’homme ou quelque être de même signification — nous ne disons pas de même forme — qui est la raison d’être du développement tout entier. L’ensemble eût pu être très supérieur à ce qu’il est, et c’est probablement ce qui arrive dans des mondes où le courant est lancé à travers une matière moins réfractaire. Comme aussi le courant eût pu ne jamais trouver libre passage, pas même dans cette mesure insuffisante, auquel cas ne se seraient jamais dégagées sur notre planète la qualité et la quantité d’énergie créatrice que représente la forme humaine. Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse ; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même ?

Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toutes choses ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plus de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute. C’est maintenant d’un détachement de chaque chose en particulier que serait fait l’attachement à la vie en général. Mais faudrait-il alors parler encore de religion ? ou fallait-il alors, pour tout ce qui précédait, employer déjà ce mot ? Les deux choses ne diffèrent-elles pas au point de s’exclure, et de ne pouvoir s’appeler du même nom ?

Il y a bien des raisons, cependant, pour parler de religion dans les deux cas. D’abord le mysticisme — car c’est à lui que nous pensons — a beau transporter l’âme sur un autre plan : il ne lui en assure pas moins, sous une forme éminente, la sécurité et la sérénité que la religion statique a pour fonction de procurer. Mais surtout il faut considérer que le mysticisme pur est une essence rare, qu’on le rencontre le plus souvent à l’état de dilution, qu’il n’en communique pas moins alors à la masse à laquelle il se mêle sa couleur et son parfum, et qu’on doit le laisser avec elle, pratiquement inséparable d’elle, si l’on veut le prendre agissant, puisque c’est ainsi qu’il a fini par s’imposer au monde. En se plaçant à ce point de vue, on apercevrait une série de transitions, et comme des différences de degré, là où réellement il y a une différence radicale de nature. Revenons en deux mots sur chacun de ces points.

En le définissant par sa relation à l’élan vital, nous avons implicitement admis que le vrai mysticisme était rare. Nous aurons à parler, un peu plus loin, de sa signification et de sa valeur. Bornons-nous pour le moment à remarquer qu’il se situe, d’après ce qui précède, en un point jusqu’où le courant spirituel lancé à travers la matière aurait probablement voulu, jusqu’où il n’a pu aller. Car il se joue d’obstacles avec lesquels la nature a dû composer, et d’autre part on ne comprend l’évolution de la vie, abstraction faite des voies latérales sur lesquelles elle s’est engagée par force, que si on la voit à la recherche de quelque chose d’inaccessible à quoi le grand mystique atteint. Si tous les hommes, si beaucoup d’hommes pouvaient monter aussi haut que cet homme privilégié, ce n’est pas à l’espèce humaine que la nature se fût arrêtée, car celui-là est en réalité plus qu’homme. Des autres formes du génie on en dirait d’ailleurs autant : toutes sont également rares. Ce n’est donc pas par accident, c’est en vertu de son essence même que le vrai mysticisme est exceptionnel.

Mais quand il parle, il y a, au fond de la plupart des hommes, quelque chose qui lui fait imperceptiblement écho. Il nous découvre, ou plutôt il nous découvrirait une perspective merveilleuse si nous le voulions : nous ne le voulons pas et, le plus souvent, nous ne pourrions pas le vouloir ; l’effort nous briserait. Le charme n’en a pas moins opéré ; et comme il arrive quand un artiste de génie a produit une Œuvre qui nous dépasse, dont nous ne réussissons pas à nous assimiler l’esprit, mais qui nous fait sentir la vulgarité de nos précédentes admirations, ainsi la religion statique a beau subsister, elle n’est déjà plus entièrement ce qu’elle était, elle n’ose surtout plus s’avouer quand le vrai grand mysticisme a paru. C’est à elle encore, ou du moins à elle principalement, que l’humanité demandera l’appui dont elle a besoin ; elle laissera encore travailler, en la réformant de son mieux, la fonction fabulatrice ; bref, sa confiance dans la vie restera à peu près telle que l’avait instituée la nature. Mais elle feindra sincèrement d’avoir recherché et obtenu en quelque mesure ce contact avec le principe même de la nature qui se traduit par un tout autre attachement à la vie, par une confiance transfigurée. Incapable de s’élever aussi haut, elle esquissera le geste, elle prendra l’attitude, et, dans ses discours, elle réservera la plus belle place à des formules qui n’arrivent pas à se remplir pour elle de tout leur sens, comme ces fauteuils restés vides qu’on avait préparés pour de grands personnages dans une cérémonie. Ainsi se constituera une religion mixte qui impliquera une orientation nouvelle de l’ancienne, une aspiration plus ou moins prononcée du dieu antique, issu de la fonction fabulatrice, à se perdre dans celui qui se révèle effectivement, qui illumine et réchauffe de sa présence des âmes privilégiées. Ainsi s’intercalent, comme nous le disions, des transitions et des différences apparentes de degré entre deux choses qui diffèrent radicalement de nature et qui ne sembleraient pas, d’abord, devoir s’appeler de la même manière. Le contraste est frappant dans bien des cas, par exemple quand des nations en guerre affirment l’une et l’autre avoir pour elles un dieu qui se trouve ainsi être le dieu national du paganisme, alors que le Dieu dont elles s’imaginent parler est un Dieu commun à tous les hommes, dont la seule vision par tous serait l’abolition immédiate de la guerre. Et pourtant il ne faudrait pas tirer parti de ce contraste pour déprécier des religions qui, nées du mysticisme, ont généralisé l’usage de ses formules sans pouvoir pénétrer l’humanité entière de la totalité de son esprit. Il arrive à des formules presque vides de faire surgir ici ou là, véritables paroles magiques, l’esprit capable de les remplir. Un professeur médiocre, par l’enseignement machinal d’une science que créèrent des hommes de génie, éveillera chez tel de ses élèves la vocation qu’il n’a pas eue lui-même, et le convertira inconsciemment en émule de ces grands hommes, invisibles et présents dans le message qu’il transmet.

Il y a pourtant une différence entre les deux cas, et, si l’on en tient compte, on verra s’atténuer, en matière de religion, l’opposition entre le « statique » et le « dynamique » sur laquelle nous venons d’insister pour mieux marquer les caractères de l’un et de l’autre. La grande majorité des hommes pourra rester à peu près étrangère aux mathématiques, par exemple, tout en saluant le génie d’un Descartes ou d’un Newton. Mais ceux qui se sont inclinés de loin devant la parole mystique, parce qu’ils en entendaient au fond d’eux-mêmes le faible écho, ne demeureront pas indifférents à ce qu’elle annonce. S’ils avaient déjà des croyances, et s’ils ne veulent ou ne peuvent pas s’en détacher, ils se persuaderont qu’ils les transforment, et ils les modifieront par là effectivement : les éléments subsisteront, mais magnétisés et tournés dans un autre sens par cette aimantation. Un historien des religions n’aura pas de peine à retrouver, dans la matérialité d’une croyance vaguement mystique qui s’est répandue parmi les hommes, des éléments mythiques et même magiques. Il prouvera ainsi qu’il y a une religion statique, naturelle à l’homme, et que la nature humaine est invariable. Mais s’il s’en tient là, il aura négligé quelque chose, et peut-être l’essentiel. Du moins aura-t-il, sans précisément le vouloir, jeté un pont entre le statique et le dynamique, et justifié l’emploi du même mot dans des cas aussi différents. C’est bien à une religion qu’on a encore affaire, mais à une religion nouvelle.

Nous nous en convaincrons encore mieux, nous verrons par un autre côté comment ces deux religions s’opposent et comment elles se rejoignent, si nous tenons compte des tentatives de la seconde pour s’installer dans la première avant de la supplanter. À vrai dire, c’est nous qui les convertissons en tentatives, rétroactivement. Elles furent, quand elles se produisirent, des actes complets, qui se suffisaient à eux-mêmes, et elles ne sont devenues des commencements ou des préparations que du jour où elles ont été transformées en insuccès par une réussite finale, grâce au mystérieux pouvoir que le présent exerce sur le passé. Elles ne nous en serviront pas moins à jalonner un intervalle, à analyser en ses éléments virtuels l’acte indivisible par lequel la religion dynamique se pose, et à montrer du même coup, par la direction évidemment commune des élans qui n’ont pas abouti, comment le saut brusque qui fut définitif n’eut rien d’accidentel.

Au premier rang parmi les esquisses du mysticisme futur nous placerons certains aspects des mystères païens. Il ne faudrait pas que le mot nous fît illusion : la plupart des mystères n’eurent rien de mystique. Ils se rattachaient à la religion établie, qui trouvait tout naturel de les avoir à côté d’elle. Ils célébraient les mêmes dieux, ou des dieux issus de la même fonction fabulatrice. Ils renforçaient simplement chez les initiés l’esprit religieux en le doublant de cette satisfaction que les hommes ont toujours éprouvée à former de petites sociétés au sein de la grande, et à s’ériger en privilégiés par le fait d’une initiation tenue secrète. Les membres de ces sociétés closes se sentaient plus près du dieu qu’ils invoquaient, ne fût-ce que parce que la représentation des scènes mythologiques jouait un plus grand rôle ici que dans les cérémonies publiques. En un certain sens, le dieu était présent ; les initiés participaient quelque peu de sa divinité. Ils pouvaient donc espérer d’une autre vie plus et mieux que ce que faisait attendre la religion nationale. Mais il n’y avait là, probablement, que des idées importées toutes faites de l’étranger : on sait à quel point l’Égypte avait toujours été préoccupée du sort de l’homme après la mort, et l’on se rappelle le témoignage d’Hérodote, d’après lequel la Déméter des mystères éleusiniens et le Dionysos de l’orphisme auraient été des transformations d’Isis et d’Osiris. De sorte que la célébration des mystères, ou tout au moins ce que nous en connaissons, ne nous offre rien qui ait tranché absolument sur le culte publie. À première vue, on ne trouverait donc pas plus de mysticité à cette religion qu’à l’autre. Mais nous ne devons pas nous en tenir à l’aspect qui était probablement le seul à intéresser la plupart des initiés. Nous devons nous demander si certains au moins de ces mystères ne portaient pas la marque de telle ou telle grande personnalité, dont ils pouvaient faire revivre l’esprit. Nous devons aussi noter que la plupart des auteurs ont insisté sur les scènes d’enthousiasme où le dieu prenait réellement possession de l’âme qui l’invoquait. Par le fait, les mystères les plus vivaces, qui finirent par entraîner dans leur mouvement les mystères éleusiniens eux-mêmes, furent ceux de Dionysos et de son continuateur Orphée. Dieu étranger, venu de Thrace, Dionysos contrastait par sa violence avec la sérénité des Olympiens. Il ne fut pas d’abord le dieu du vin, mais il le devint sans peine, parce que l’ivresse où il mettait l’âme n’était pas sans ressemblance avec celle que le vin produit. On sait comment William James fut traité pour avoir qualifié de mystique, ou étudié comme tel, l’état consécutif à une inhalation de protoxyde d’azote. On voyait là de l’irréligion. Et l’on aurait eu raison, si le philosophe avait fait de la « révélation intérieure » un équivalent psychologique du protoxyde, lequel aurait alors été, comme disent les métaphysiciens, cause adéquate de l’effet produit. Mais l’intoxication ne devait être à ses yeux que l’occasion. L’état d’âme était là, préfiguré sans doute avec d’autres, et n’attendait qu’un signal pour se déclencher. Il eût pu être évoqué spirituellement, par un effort accompli sur le plan spirituel qui était le sien. Mais il pouvait aussi bien l’être matériellement, par une inhibition de ce qui l’inhibait, par la suppression d’un obstacle, et tel était l’effet tout négatif du toxique ; le psychologue s’adressait de préférence à Celui-ci, qui lui permettait d’obtenir le résultat à volonté. Ce n’était peut-être pas honorer davantage le vin que de comparer ses effets à l’ivresse dionysiaque. Mais là n’est pas le point important. Il s’agit de savoir si cette ivresse peut être considérée rétrospectivement, à la lumière du mysticisme une fois paru, comme annonciatrice de certains états mystiques. Pour répondre à la question, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’évolution de la philosophie grecque.

Cette évolution fut purement rationnelle. Elle porta la pensée humaine à son plus haut degré d’abstraction et de généralité. Elle donna aux fonctions dialectiques de l’esprit tant de force et de souplesse qu’aujourd’hui encore, pour les exercer, c’est à l’école des Grecs que nous nous mettons. Deux points sont pourtant à noter. Le premier est qu’à l’origine de ce grand mouvement il y eut une impulsion ou une secousse qui ne fut pas d’ordre philosophique. Le second est que la doctrine à laquelle le mouvement aboutit, et où la pensée hellénique trouva son achèvement, prétendit dépasser la pure raison. Il n’est pas douteux, en effet, que l’enthousiasme dionysiaque se soit prolongé dans l’orphisme, et que l’orphisme se soit prolongé en pythagorisme : or c’est à celui-ci, peut-être même à celui-là, que remonte l’inspiration première du platonisme. On sait dans quelle atmosphère de mystère, au sens orphique du mot, baignent les mythes platoniciens, et comment la théorie des Idées elle-même inclina par une sympathie secrète vers la théorie pythagoricienne des nombres. Sans doute aucune influence de ce genre n’est sensible chez Aristote et ses successeurs immédiats ; mais la philosophie de Plotin, à laquelle ce développement aboutit, et qui doit autant à Aristote qu’à Platon, est incontestablement mystique. Si elle a subi l’action de la pensée orientale, très vivante dans le monde alexandrin, ce fut à l’insu de Plotin lui-même, qui a cru ne faire autre chose que condenser toute la philosophie grecque, pour l’opposer précisément aux doctrines étrangères. Ainsi, en résumé, il y eut à l’origine une pénétration de l’orphisme, et, à la fin, un épanouissement de la dialectique en mystique. De là on pourrait conclure que c’est une force extra-rationnelle qui suscita ce développement rationnel et qui le conduisit à son terme, au delà de la raison. C’est ainsi que les phénomènes lents et réguliers de sédimentation, seuls apparents, sont conditionnés par d’invisibles forces éruptives qui, en soulevant à certains moments l’écorce terrestre, impriment sa direction à l’activité sédimentaire. Mais une autre interprétation est possible ; et elle serait, à notre sens, plus vraisemblable. On peut supposer que le développement de la pensée grecque fut l’œuvre de la seule raison, et qu’à côté de lui, indépendamment de lui, se produisit de loin en loin chez quelques âmes prédisposées un effort pour aller chercher, par delà l’intelligence, une vision, un contact, la révélation d’une réalité transcendante. Cet effort n’aurait jamais atteint le but ; mais chaque fois, au moment de s’épuiser, il aurait confié à la dialectique ce qui restait de lui-même plutôt que de disparaître tout entier ; et ainsi, avec la même dépense de force, une nouvelle tentative pouvait ne s’arrêter que plus loin, l’intelligence se trouvant rejointe en un point plus avancé d’un développement philosophique qui avait, dans l’intervalle, acquis plus d’élasticité et comportait plus de mysticité. Par le fait, nous voyons une première vague, purement dionysiaque, venir se perdre dans l’orphisme, qui était d’une intellectualité supérieure ; une seconde, qu’on pourrait appeler orphique, aboutit au pythagorisme, c’est-à-dire à une philosophie ; à son tour le pythagorisme communiqua quelque chose de son esprit au platonisme ; et celui-ci, l’ayant recueilli, s’ouvrit naturellement plus tard au mysticisme alexandrin. Mais de quelque manière qu’on se représente le rapport entre les deux courants, l’un intellectuel, l’autre extra-intellectuel, c’est seulement en se plaçant au terme qu’on peut qualifier celui-ci de supra-intellectuel ou de mystique, et tenir pour mystique une impulsion qui partit des mystères.

Resterait à savoir, alors, si le terme du mouvement fut un mysticisme complet. On peut donner aux mots le sens qu’on veut, pourvu qu’on le définisse d’abord. À nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine. Telle est notre définition. Nous sommes libres de la poser, pourvu que nous nous demandions si elle trouve jamais son application, si elle s’applique alors à tel ou tel cas déterminé. En ce qui concerne Plotin, la réponse n’est pas douteuse. Il lui fut donné de voir la terre promise, mais non pas d’en fouler le sol. Il alla jusqu’à l’extase, un état où l’âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu, étant illuminée de sa lumière ; il ne franchit pas cette dernière étape pour arriver au point où, la contemplation venant s’abîmer dans l’action, la volonté humaine se confond avec la volonté divine. Il se croyait au faîte : aller plus loin eût été pour lui descendre. C’est ce qu’il a exprimé dans une langue admirable, mais qui n’est pas celle du mysticisme plein : « l’action, dit-il, est un affaiblissement de la contemplation [1]. » Par là il reste fidèle à l’intellectualisme grec, il le résume même dans une formule saisissante ; du moins l’a-t-il fortement imprégné de mysticité. En un mot, le mysticisme, au sens absolu où nous convenons de le prendre, n’a pas été atteint par la pensée hellénique. Il aurait sans doute voulu être ; il a, simple virtualité, plusieurs fois frappé à la porte. Celle-ci s’est entrebâillée de plus en plus largement, mais ne l’a jamais laissé passer tout entier.

La distinction est radicale ici entre la mystique et la dialectique ; elles se rejoignent seulement de loin en loin. Ailleurs, au contraire, elles ont été constamment mêlées, s’entr’aidant en apparence, peut-être s’empêchant réciproquement d’aller jusqu’au bout. C’est ce qui est arrivé, croyons-nous, à la pensée hindoue. Nous n’entreprendrons pas de l’approfondir ou de la résumer. Son développement s’étend sur des périodes considérables. Philosophie et religion, elle s’est diversifiée selon les temps et les lieux. Elle s’est exprimée dans une langue dont beaucoup de nuances échappent à ceux-là mêmes qui la connaissent le mieux. Les mots de cette langue sont d’ailleurs loin d’avoir conservé un sens invariable, à supposer que ce sens ait toujours été précis ou qu’il l’ait été jamais. Mais, pour l’objet qui nous occupe, un coup d’œil jeté sur l’ensemble des doctrines suffira. Et comme, pour obtenir cette vision globale, nous devrons nécessairement nous contenter de superposer ensemble des vues déjà prises, nous aurons quelque chance, en considérant de préférence les lignes qui coïncident, de ne pas nous tromper.

Disons d’abord que l’Inde a toujours pratiqué une religion comparable à celle de l’ancienne Grèce. Les dieux et les esprits y jouaient le même rôle que partout ailleurs. Les rites et cérémonies étaient analogues. Le sacrifice avait une importance extrême. Ces cultes persistèrent à travers le Brahmanisme, le Jaïnisme et le Bouddhisme. Comment étaient-ils compatibles avec un enseignement tel que celui du Bouddha ? Il faut remarquer que le Bouddhisme, qui apportait aux hommes la délivrance, considérait les dieux eux-mêmes comme ayant besoin d’être délivrés. Il traitait donc hommes et dieux en êtres de même espèce, soumis à la même fatalité. Cela se concevrait bien dans une hypothèse telle que la nôtre : l’homme vit naturellement en société, et, par l’effet d’une fonction naturelle, que nous avons appelée fabulatrice, il projette autour de lui des êtres fantasmatiques qui vivent d’une vie analogue à la sienne, plus haute que la sienne, solidaire de la sienne ; telle est la religion que nous tenons pour naturelle. Les penseurs de l’Inde se sont-ils jamais représenté ainsi les choses ? C’est peu probable. Mais tout esprit qui s’engage sur la voie mystique, hors de la cité, sent plus ou moins confusément qu’il laisse derrière lui les hommes et les dieux. Par là même il les voit ensemble.

Maintenant, jusqu’où la pensée hindoue est-elle allée dans cette voie ? Il ne s’agit, bien entendu, que de l’Inde antique, seule avec elle-même, avant l’influence qu’a pu exercer sur elle la civilisation occidentale ou le besoin de réagir contre elle. Statique ou dynamique, en effet, nous prenons la religion à ses origines. Nous avons trouvé que la première était préfigurée dans la nature ; nous voyons maintenant dans la seconde un bond hors de la nature, et nous considérons d’abord le bond dans des cas où l’élan fut insuffisant ou contrarié. À cet élan il semble que l’âme hindoue se soit essayée par deux méthodes différentes.

L’une d’elles est à la fois physiologique et psychologique. On en découvrirait la plus lointaine origine dans une pratique commune aux Hindous et aux Iraniens, antérieure par conséquent à leur séparation : le recours à la boisson enivrante que les uns et les autres appelaient « soma ». C’était une ivresse divine, comparable à celle que les fervents de Dionysos demandaient au vin. Plus tard vint un ensemble d’exercices destinés à suspendre la sensation, à ralentir l’activité mentale, enfin à induire des états comparables à celui d’hypnose ; ils se systématisèrent dans le « yoga ». Était-ce là du mysticisme, au sens où nous prenons le mot ? Des états hypnotiques n’ont rien de mystique par eux-mêmes, mais ils pourront le devenir, ou du moins annoncer et préparer le mysticisme vrai, par la suggestion qui s’y insérera. Ils le deviendront facilement, leur forme sera prédisposée à se remplir de cette matière, s’ils dessinent déjà des visions, des extases, suspendant la fonction critique de l’intelligence. Telle a dû être, par un côte au moins, la signification des exercices qui finirent par s’organiser en « yoga ». Le mysticisme n’y était qu’à l’état d’ébauche ; mais un mysticisme plus accusé, concentration purement spirituelle, pouvait s’aider du yoga dans ce que celui-ci avait de matériel et, par là même, le spiritualiser. De fait, le yoga semble avoir été, selon les temps et les lieux, une forme plus populaire de la contemplation mystique ou un ensemble qui l’englobait.

Reste à savoir ce que fut cette contemplation elle-même, et quel rapport elle pouvait avoir avec le mysticisme tel que nous l’entendons. Dès les temps les plus anciens l’Hindou spécula sur l’être en général, sur la nature, sur la vie. Mais son effort, qui s’est prolongé pendant un si grand nombre de siècles, n’a pas abouti, comme celui des philosophes grecs, à la connaissance indéfiniment développable que fut déjà la science hellénique. La raison en est que la connaissance fut toujours à ses yeux un moyen plutôt qu’une fin. Il s’agissait pour lui de s’évader de la vie, qui lui était particulièrement cruelle. Et par le suicide il n’aurait pas obtenu l’évasion, car l’âme devait passer dans un autre corps après la mort, et c’eût été, à perpétuité, un recommencement de la vie et de la souffrance. Mais dès les premiers temps du Brahmanisme il se persuada qu’on arrivait à la délivrance par le renoncement. Ce renoncement était une absorption dans le Tout, comme aussi en soi-même. Le Bouddhisme, qui vint infléchir le Brahmanisme, ne le modifia pas essentiellement. Il en fit surtout quelque chose de plus savant. Jusque-là, on avait constaté que la vie était souffrance : le Bouddha remonta jusqu’à la cause de la souffrance ; il la découvrit dans le désir en général, dans la soif de vivre. Ainsi put être tracé avec une précision plus haute le chemin de la délivrance. Brahmanisme, Bouddhisme et même Jaïnisme ont donc prêché avec une force croissante l’extinction du vouloir-vivre, et cette prédication se présente au premier abord comme un appel à l’intelligence, les trois doctrines ne différant que par leur degré plus ou moins élevé d’intellectualité. Mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que la conviction qu’elles visaient à implanter était loin d’être un état purement intellectuel. Déjà, dans l’ancien Brahmanisme, ce n’est pas par le raisonnement, ce n’est pas par l’étude, que s’obtient la conviction dernière : elle consiste en une vision, communiquée par celui qui a vu. Le Bouddhisme, plus savant d’un côté, est plus mystique encore de l’autre. L’état où il achemine l’âme est au delà du bonheur et de la souffrance, au delà de la conscience. C’est par une série d’étapes, et par toute une discipline mystique, qu’il aboutit au nirvana, suppression du désir pendant la vie et du karma après la mort. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine de la mission du Bouddha est l’illumination qu’il eut dans sa première jeunesse. Tout ce que le Bouddhisme a d’exprimable en mots peut sans doute être traité comme une philosophie ; mais l’essentiel est la révélation définitive, transcendante à la raison comme à la parole. C’est la conviction, graduellement gagnée et subitement obtenue, que le but est atteint : finie la souffrance, qui est tout ce qu’il y a de déterminé, et par conséquent de proprement existant, dans l’existence. Si nous considérons que nous n’avons pas affaire ici à une vue théorique, mais à une expérience qui ressemble beaucoup à une extase, que dans un effort pour coïncider avec l’élan créateur une âme pourrait prendre la voie ainsi décrite et n’échouerait que parce qu’elle se serait arrêtée à mi-chemin, détachée de la vie humaine mais n’atteignant pas à la vie divine, suspendue entre deux activités dans le vertige du néant, nous n’hésiterons pas à voir dans le Bouddhisme un mysticisme. Mais nous comprendrons pourquoi le Bouddhisme n’est pas un mysticisme complet. Celui-ci serait action, création, amour.

Non pas certes que le Bouddhisme ait ignoré la charité. Il l’a recommandée au contraire en termes d’une élévation extrême. Au précepte il a joint l’exemple. Mais il a manqué de chaleur. Comme l’a dit très justement un historien des religions, il a ignoré « le don total et mystérieux de soi-même ». Ajoutons — et c’est peut-être, au fond, la même chose — qu’il n’a pas cru à l’efficacité de l’action humaine. Il n’a pas eu confiance en elle. Seule cette confiance peut devenir puissance, et soulever les montagnes. Un mysticisme complet fût allé jusque-là. Il s’est rencontré peut-être dans l’Inde, mais beaucoup plus tard. C’est en effet une charité ardente, c’est un mysticisme comparable au mysticisme chrétien, que nous trouvons chez un Ramakrishna ou un Vivekananda, pour ne parler que des plus récents. Mais, précisément, le christianisme avait surgi dans l’intervalle. Son influence sur l’Inde — venue d’ailleurs à l’islamisme — a été bien superficielle, mais à des âmes prédisposées une simple suggestion, un signal suffit. Admettons pourtant que l’action directe du christianisme, en tant que dogme, ait été à peu près nulle dans l’Inde. Comme il a pénétré toute la civilisation occidentale, on le respire, ainsi qu’un parfum, dans ce que cette civilisation apporte avec elle. L’industrialisme lui-même, comme nous essaierons de le montrer, en dérive indirectement. Or c’est l’industrialisme, c’est notre civilisation occidentale, qui a déclenché le mysticisme d’un Ramakrishna ou d’un Vivekananda. Jamais ce mysticisme ardent, agissant, ne se fût produit au temps où l’Hindou se sentait écrasé par la nature et où toute intervention humaine était inutile. Que faire, lorsque des famines inévitables condamnent des millions de malheureux à mourir de faim ? Le pessimisme hindou avait pour principale origine cette impuissance. Et c’est le pessimisme qui a empêché l’Inde d’aller jusqu’au bout de son mysticisme, puisque le mysticisme complet est action. Mais viennent les machines qui accroissent le rendement de la terre et qui surtout en font circuler les produits, viennent aussi des organisations politiques et sociales qui prouvent expérimentalement que les masses ne sont pas condamnées à une vie de servitude et de misère comme à une nécessité inéluctable la délivrance devient possible dans un sens tout nouveau ; la poussée mystique, si elle s’exerce quelque part avec assez de force, ne s’arrêtera plus net devant des impossibilités d’agir ; elle ne sera plus refoulée sur des doctrines de renoncement ou des pratiques d’extase ; au lieu de s’absorber en elle-même, l’âme s’ouvrira toute grande à un universel amour. Or ces inventions et ces organisations sont d’essence occidentale ; ce sont elles qui ont permis ici au mysticisme d’aller jusqu’au bout de lui-même. Concluons donc que ni dans la Grèce ni dans l’Inde antique il n’y eut de mysticisme complet, tantôt parce que l’élan fut insuffisant, tantôt parce qu’il fut contrarié par les circonstances matérielles ou par une intellectualité trop étroite. C’est son apparition à un moment précis qui nous fait assister rétrospectivement à sa préparation, comme le volcan qui surgit tout d’un coup éclaire dans le passé une longue série de tremblements de terre [2].

Le mysticisme complet est en effet celui des grands mystiques chrétiens. Laissons de côté, pour le moment, leur christianisme, et considérons chez eux la forme sans la matière. Il n’est pas douteux que la plupart aient passé par des états qui ressemblent aux divers points d’aboutissement du mysticisme antique. Mais ils n’ont fait qu’y passer : se ramassant sur eux-mêmes pour se tendre dans un tout nouvel effort, ils ont rompu une digue ; un immense courant de vie les a ressaisis ; de leur vitalité accrue s’est dégagée une énergie, une audace, une puissance de conception et de réalisation extraordinaires. Qu’on pense à ce qu’accomplirent, dans le domaine de l’action, un saint Paul, une sainte Thérèse, une sainte Catherine de Sienne, un saint François, une Jeanne d’Arc, et tant d’autres [3] . Presque toutes ces activités surabondantes se sont employées à la propagation du christianisme. Il y a des exceptions cependant, et le cas de Jeanne d’Arc suffirait à montrer que la forme est séparable de la matière.

Quand on prend ainsi à son terme l’évolution intérieure des grands mystiques, on se demande comment ils ont pu être assimilés à des malades. Certes, nous vivons dans un état d’équilibre instable, et la santé moyenne de l’esprit, comme d’ailleurs celle du corps, est chose malaisée à définir. Il y a pourtant une santé intellectuelle solidement assise, exceptionnelle, qui se reconnaît sans peine. Elle se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l’impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur. N’est-ce pas précisément ce qu’on trouve chez les mystiques dont nous parlons ? Et ne pourraient-ils pas servir à la définition même de la robustesse intellectuelle ?

Si l’on en a jugé autrement, c’est à cause des états anormaux qui préludent souvent chez eux à la transformation définitive. Ils parlent de leurs visions, de leurs extases, de leurs ravissements. Ce sont là des phénomènes qui se produisent aussi bien chez des malades, et qui sont constitutifs de leur maladie. Un important ouvrage a paru récemment sur l’extase envisagée comme une manifestation psychasténique [4]. Mais il y a des états morbides qui sont des imitations d’états sains : ceux-ci n’en sont pas moins sains, et les autres morbides. Un fou se croira empereur ; à ses gestes, à ses paroles et à ses actes il donnera une allure systématiquement napoléonienne, et ce sera justement sa folie : en rejaillira-t-il quelque chose sur Napoléon ? On pourra aussi bien parodier le mysticisme, et il y aura une folie mystique : suivra-t-il de là que le mysticisme soit folie ? Toutefois il est incontestable qu’extases, visions, ravissements sont des états anormaux, et qu’il est difficile de distinguer entre l’anormal et le morbide. Telle a d’ailleurs été l’opinion des grands mystiques eux-mêmes. Ils ont été les premiers à mettre leurs disciples en garde contre les visions qui pouvaient être purement hallucinatoires. Et à leurs propres visions, quand ils en avaient, ils n’ont généralement attaché qu’une importance secondaire : c’étaient des incidents de la route ; il avait fallu les dépasser, laisser aussi bien derrière soi ravissements et extases pour atteindre le terme, qui était l’identification de la volonté humaine avec la volonté divine. La vérité est que ces états anormaux, leur ressemblance et parfois sans doute aussi leur participation à des états morbides, se comprendront sans peine si l’on pense au bouleversement qu’est le passage du statique au dynamique, du clos à l’ouvert, de la vie habituelle à la vie mystique. Quand les profondeurs obscures de l’âme sont remuées, ce qui monte à la surface et arrive à la conscience y prend, si l’intensité est suffisante, la forme d’une image ou d’une émotion. L’image est le plus souvent hallucination pure, comme l’émotion n’est qu’agitation vaine. Mais l’une et l’autre peuvent exprimer que le bouleversement est un réarrangement systématique en vue d’un équilibre supérieur : l’image est alors symbolique de ce qui se prépare, et l’émotion est une concentration de l’âme dans l’attente d’une transformation. Ce dernier cas est celui du mysticisme, mais il peut participer de l’autre ; ce qui est simplement anormal peut se doubler de ce qui est nettement morbide ; à déranger les rapports habituels entre le conscient et l’inconscient on court un risque. Il ne faut donc pas s’étonner si des troubles nerveux accompagnent parfois le mysticisme ; on en rencontre aussi bien dans d’autres formes du génie, notamment chez des musiciens. Il n’y faut voir que des accidents. Ceux-là ne sont pas plus de la mystique que ceux-ci ne sont de la musique.

Ébranlée dans ses profondeurs par le courant qui l’entraînera, l’âme cesse de tourner sur elle-même, échappant un instant à la loi qui veut que l’espèce et l’individu se conditionnent l’un l’autre, circulairement. Elle s’arrête, comme si elle écoutait une voix qui l’appelle. Puis elle se laisse porter, droit en avant. Elle ne perçoit pas directement la force qui la meut, mais elle en sent l’indéfinissable présence, ou la devine à travers une vision symbolique. Vient alors une immensité de joie, extase où elle s’absorbe ou ravissement qu’elle subit : Dieu est là, et elle est en lui. Plus de mystère. Les problèmes s’évanouissent, les obscurités se dissipent ; c’est une illumination. Mais pour combien de temps ? Une imperceptible inquiétude, qui planait sur l’extase, descend et s’attache à elle comme son ombre. Elle suffirait déjà, même sans les états qui vont suivre, à distinguer le mysticisme vrai, complet, de ce qui en fut jadis l’imitation anticipée ou la préparation. Elle montre en effet que l’âme du grand mystique ne s’arrête pas à l’extase comme au terme d’un voyage. C’est bien le repos, si l’on veut, mais comme à une station où la machine resterait sous pression, le mouvement se continuant en ébranlement sur place dans l’attente d’un nouveau bond en avant. Disons plus précisément : l’union avec Dieu a beau être étroite, elle ne serait définitive que si elle était totale. Plus de distance, sans doute, entre la pensée et l’objet de la pensée, puisque les problèmes sont tombés qui mesuraient et même constituaient l’écart. Plus de séparation radicale entre ce qui aime et ce qui est aimé : Dieu est présent et la joie est sans bornes. Mais si l’âme s’absorbe en Dieu par la pensée et par le sentiment, quelque chose d’elle reste en dehors : c’est la volonté : son action, si elle agissait, procéderait simplement d’elle. Sa vie n’est donc pas encore divine. Elle le sait ; vaguement elle s’en inquiète, et cette agitation dans le repos est caractéristique de ce que nous appelons le mysticisme complet : elle exprime que l’élan avait été pris pour aller plus loin, que l’extase intéresse bien la faculté de voir et de s’émouvoir, mais qu’il y a aussi le vouloir, et qu’il faudrait le replacer lui-même en Dieu. Quand ce sentiment a grandi au point d’occuper toute la place, l’extase est tombée, l’âme se retrouve seule et parfois se désole. Habituée pour un temps à l’éblouissante lumière, elle ne distingue plus rien dans l’ombre. Elle ne se rend pas compte du travail profond qui s’accomplit obscurément en elle. Elle sent qu’elle a beaucoup perdu ; elle ne sait pas encore que c’est pour tout gagner. Telle est la « nuit obscure » dont les grands mystiques ont parlé, et qui est peut-être ce qu’il y a de plus significatif, en tout cas de plus instructif, dans le mysticisme chrétien. La phase définitive, caractéristique du grand mysticisme, se prépare. Analyser cette préparation finale est impossible, les mystiques eux-mêmes en ayant à peine entrevu le mécanisme. Bornons-nous à dire qu’une machine d’un acier formidablement résistant, construite en vue d’un effort extraordinaire, se trouverait sans doute dans un état analogue si elle prenait conscience d’elle-même au moment du montage. Ses pièces étant soumises, une à une, aux plus dures épreuves, certaines étant rejetées et remplacées par d’autres, elle aurait le sentiment d’un manque çà et là, et d’une douleur partout. Mais cette peine toute superficielle n’aurait qu’à s’approfondir pour venir se perdre dans l’attente et l’espoir d’un instrument merveilleux. L’âme mystique veut être cet instrument. Elle élimine de sa substance tout ce qui n’est pas assez pur, assez résistant et souple, pour que Dieu l’utilise. Déjà elle sentait Dieu présent, déjà elle croyait l’apercevoir dans des visions symboliques, déjà même elle s’unissait à lui dans l’extase ; mais rien de tout cela n’était durable parce que tout cela n’était que contemplation : l’action ramenait l’âme à elle-même et la détachait ainsi de Dieu. Maintenant c’est Dieu qui agit par elle, en elle : l’union est totale, et par conséquent définitive. Alors, des mots tels que mécanisme et instrument évoquent des images qu’il vaudra mieux laisser de côté. On pouvait s’en servir pour nous donner une idée du travail de préparation. On ne nous apprendra rien par là du résultat final. Disons que c’est désormais, pour l’âme, une surabondance de vie. C’est un immense élan. C’est une poussée irrésistible qui la jette dans les plus vastes entreprises. Une exaltation calme de toutes ses facultés fait qu’elle voit grand et, si faible soit-elle, réalise puissamment. Surtout elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et dans sa conduite, la guide à travers des complications qu’elle semble ne pas même apercevoir. Une science innée, ou plutôt une innocence acquise, lui suggère ainsi du premier coup la démarche utile, l’acte décisif, le mot sans réplique. L’effort reste pourtant indispensable, et aussi l’endurance et la persévérance. Mais ils viennent tout seuls, ils se déploient d’eux-mêmes dans une âme à la fois agissante et « agie », dont la liberté coïncide avec l’activité divine. Ils représentent une énorme dépense d’énergie, mais cette énergie est fournie en même temps que requise, car la surabondance de vitalité qu’elle réclame coule d’une source qui est celle même de la vie. Maintenant les visions sont loin : la divinité ne saurait se manifester du dehors à une âme désormais remplie d’elle. Plus rien qui paraisse distinguer essentiellement un tel homme des hommes parmi lesquels il circule. Lui seul se rend compte d’un changement qui l’élève au rang des adjutores Dei, patients par rapport à Dieu, agents par rapport aux hommes. De cette élévation il ne tire d’ailleurs nul orgueil. Grande est au contraire son humilité. Comment ne serait-il pas humble, alors qu’il a pu constater dans des entretiens silencieux, seul à seul, avec une émotion où son âme se sentait fondre tout entière, ce qu’on pourrait appeler l’humilité divine ?

Déjà dans le mysticisme qui s’arrêtait à l’extase, c’est-à-dire à la contemplation, une certaine action était préformée. On éprouvait, à peine redescendu du ciel sur la terre, le besoin d’aller enseigner les hommes. Il fallait annoncer à tous que le monde perçu par les yeux du corps est sans doute réel, mais qu’il y a autre chose, et que ce n’est pas simplement possible ou probable, comme le serait la conclusion d’un raisonnement, mais certain comme une expérience : quelqu’un a vu, quelqu’un a touché, quelqu’un sait. Toutefois il n’y avait là qu’une velléité d’apostolat. L’entreprise était en effet décourageante : la conviction qu’on tient d’une expérience, comment la propager par des discours ? et comment surtout exprimer l’inexprimable ? Mais ces questions ne se posent même pas au grand mystique. Il a senti la vérité couler en lui de sa source comme une force agissante. Il ne s’empêcherait pas plus de la répandre que le soleil de déverser sa lumière. Seulement, ce n’est plus par de simples discours qu’il la propagera.

Car l’amour qui le consume n’est plus simplement l’amour d’un homme pour Dieu, c’est l’amour de Dieu pour tous les hommes. À travers Dieu, par Dieu, il aime toute l’humanité d’un divin amour. Ce n’est pas la fraternité que les philosophes ont recommandée au nom de la raison, en arguant de ce que tous les hommes participent originellement d’une même essence raisonnable : devant un idéal aussi noble on s’inclinera avec respect ; on s’efforcera de le réaliser s’il n’est pas trop gênant pour l’ individu et pour la communauté ; on ne s’y attachera pas avec passion. Ou bien alors ce sera qu’on aura respiré dans quelque coin de notre civilisation le parfum enivrant que le mysticisme y a laissé. Les philosophes eux-mêmes auraient-ils posé avec une telle assurance le principe, si peu conforme à l’expérience courante, de l’égale participation de tous les hommes à une essence supérieure, s’il ne s’était pas trouvé des mystiques pour embrasser l’humanité entière dans un seul indivisible amour ? Il ne s’agit donc pas ici de la fraternité dont on a construit l’idée pour en faire un idéal. Et il ne s’agit pas non plus de l’intensification d’une sympathie innée de l’homme pour l’homme. D’un tel instinct on peut d’ailleurs se demander s’il a jamais existé ailleurs que dans l’imagination des philosophes, où il a surgi pour des raisons de symétrie. Famille, patrie, humanité apparaissant comme des cercles de plus en plus larges, on a pensé que l’homme devait aimer naturellement l’humanité comme on aime sa patrie et sa famille, alors qu’en réalité le groupement familial et le groupement social sont les seuls qui aient été voulus par la nature, les seuls auxquels correspondent des instincts, et que les instincts sociaux porteraient les sociétés à lutter les unes contre les autres bien plutôt qu’à s’unir pour se constituer effectivement en humanité. Tout au plus le sentiment familial et social pourra-t-il surabonder accidentellement et s’employer au delà de ses frontières naturelles, par luxe ou par jeu ; cela n’ira jamais très loin. Bien différent est l’amour mystique de l’humanité. Il ne prolonge pas un instinct, il ne dérive pas d’une idée. Ce n’est ni du sensible ni du rationnel. C’est l’un et l’autre implicitement, et c’est beaucoup plus effectivement. Car un tel amour est à la racine même de la sensibilité et de la raison, comme du reste des choses. Coïncidant avec l’amour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait, il livrerait à qui saurait l’interroger le secret de la création. Il est d’essence métaphysique encore plus que morale. Il voudrait, avec l’aide de Dieu, parachever la création de l’espèce humaine et faire de l’humanité ce qu’elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l’aide de l’homme lui-même. Ou, pour employer des mots qui disent, comme nous le verrons, la même chose dans une autre langue : sa direction est celle même de l’élan de vie ; il est cet élan même, communiqué intégralement à des hommes privilégiés qui voudraient l’imprimer alors à l’humanité entière et, par une contradiction réalisée, convertir en effort créateur cette chose créée qu’est une espèce, faire un mouvement de ce qui est par définition un arrêt.

Réussira-t-il ? Si le mysticisme doit transformer l’humanité, ce ne pourra être qu’en transmettant de proche en proche, lentement, une partie de lui-même. Les mystiques le sentent bien. Le grand obstacle qu’ils rencontreront est celui qui a empêché la création d’une humanité divine. L’homme doit gagner son pain à la sueur de son front : en d’autres termes, l’humanité est une espèce animale, soumise comme telle à la loi qui régit le monde animal et qui condamne le vivant à se repaître du vivant. Sa nourriture lui étant alors disputée et par la nature en général et par ses congénères, il emploie nécessairement son effort à se la procurer, son intelligence est justement faite pour lui fournir des armes et des outils en vue de cette lutte et de ce travail. Comment, dans ces conditions, l’humanité tournerait-elle vers le ciel une attention essentiellement fixée sur la terre ? Si c’est possible, ce ne pourra être que par l’emploi simultané ou successif de deux méthodes très différentes. La première consisterait à intensifier si bien le travail intellectuel, à porter l’intelligence si loin au delà de ce que la nature avait voulu pour elle, que le simple outil cédât la place à un immense système de machines capable de libérer l’activité humaine, cette libération étant d’ailleurs consolidée par une organisation politique et sociale qui assurât au machinisme sa véritable destination. Moyen dangereux, car la mécanique, en se développant, pourra se retourner contre la mystique : même, c’est en réaction apparente contre celle-ci que la mécanique se développera le plus complètement. Mais il y a des risques qu’il faut courir : une activité d’ordre supérieur, qui a besoin d’une activité plus basse, devra la susciter ou en tout cas la laisser faire, quitte à se défendre s’il en est besoin ; l’expérience montre que si, de deux tendances contraires mais complémentaires, l’une a grandi au point de vouloir prendre toute la place, l’autre s’en trouvera bien pour peu qu’elle ait su se conserver: son tour reviendra, et elle bénéficiera alors de tout ce qui a été fait sans elle, qui n’a même été mené vigoureusement que contre elle. Quoi qu’il en soit, ce moyen ne pouvait être utilisé que beaucoup plus tard, et il y avait, en attendant, une tout autre méthode à suivre. C’était de ne pas rêver pour l’élan mystique une propagation générale immédiate, évidemment impossible, mais de le communiquer, encore que déjà affaibli, à un petit nombre de privilégiés qui formeraient ensemble une société spirituelle ; les sociétés de ce genre pourraient essaimer ; chacune d’elles, par ceux de ses membres qui seraient exceptionnellement doués, donnerait naissance à une ou plusieurs autres ; ainsi se conserverait, ainsi se continuerait l’élan jusqu’au jour où un changement profond des conditions matérielles imposées à l’humanité par la nature permettrait, du côté spirituel, une transformation radicale. Telle est la méthode que les grands mystiques ont suivie. C’est par nécessité, et parce qu’ils ne pouvaient pas faire davantage, qu’ils dépensèrent surtout à fonder des couvents ou des ordres religieux leur énergie surabondante. Ils n’avaient pas à regarder plus loin pour le moment. L’élan d’amour qui les portait à élever l’humanité jusqu’à Dieu et à parfaire la création divine ne pouvait aboutir, à leurs yeux, qu’avec l’aide de Dieu dont ils étaient les instruments. Tout leur effort devait donc se concentrer sur une tâche très grande, très difficile, mais limitée. D’autres efforts viendraient, d’autres étaient d’ailleurs déjà venus ; tous seraient convergents, puisque Dieu en faisait l’unité.

Nous avons, en effet, beaucoup simplifié les choses. Pour plus de clarté, et surtout pour sérier les difficultés, nous avons raisonné comme si le mystique chrétien, porteur d’une révélation intérieure, survenait dans une humanité qui ne connaîtrait rien d’elle. Par le fait, les hommes auxquels il s’adresse ont déjà une religion, qui était d’ailleurs la sienne. S’il avait des visions, elles lui présentaient en images ce que sa religion lui avait inculqué sous forme d’idées. S’il avait des extases, elles l’unissaient à un Dieu qui dépassait sans doute tout ce qu’il avait imaginé, mais qui répondait encore à la description abstraite que la religion lui avait fournie. On pourrait même se demander si ces enseignements abstraits ne sont pas à l’origine du mysticisme, et si celui-ci a jamais fait autre chose que repasser sur la lettre du dogme pour le tracer cette fois en caractères de feu. Le rôle des mystiques serait alors seulement d’apporter à la religion, pour la réchauffer, quelque chose de l’ardeur qui les anime. Et, certes, celui qui professe une telle opinion n’aura pas de peine à la faire accepter. Les enseignements de la religion s’adressent en effet, comme tout enseignement, à l’intelligence, et ce qui est d’ordre intellectuel peut devenir accessible à tous. Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours a se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. Tout le monde pourra donc comprendre que le mysticisme vienne de loin en loin s’insérer, original et ineffable, dans une religion préexistante formulée en termes d’intelligence, tandis qu’il sera difficile de faire admettre l’idée d’une religion qui n’existerait que par le mysticisme, dont elle serait un extrait intellectuellement formulable et par conséquent généralisable. Nous n’avons pas à rechercher quelle est celle de ces interprétations qui est conforme à l’orthodoxie religieuse. Disons seulement que, du point de vue du psychologue, la seconde est beaucoup plus vraisemblable que la première. D’une doctrine qui n’est que doctrine sortira difficilement l’enthousiasme ardent, l’illumination, la foi qui soulève les montagnes. Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. Par elle, tous peuvent obtenir un peu de ce que possédèrent pleinement quelques privilégiés. Il est vrai qu’elle a dû accepter beaucoup de choses, pour se faire accepter elle-même. L’humanité ne comprend bien le nouveau que s’il prend la suite de l’ancien. Or l’ancien était d’une part ce que les philosophes grecs avaient construit, et d’autre part ce que les religions antiques avaient imaginé. Que le christianisme ait beaucoup reçu, ou plutôt beaucoup tiré, des uns et des autres, cela n’est pas douteux. Il est chargé de philosophie grecque, et il a conservé bien des rites, des cérémonies, des croyances même de la religion que nous appelions statique ou naturelle. C’était son intérêt, car son adoption partielle du néo-platonisme aristotélicien lui permettait de rallier à lui la pensée philosophique, et ses emprunts aux anciennes religions devaient aider une religion nouvelle, de direction opposée, n’ayant guère de commun avec celles d’autrefois que le nom, à devenir populaire. Mais rien de tout cela n’était essentiel : l’essence de la nouvelle religion devait être la diffusion du mysticisme. Il y a une vulgarisation noble, qui respecte les contours de la vérité scientifique, et qui permet à des esprits simplement cultivés de se la représenter en gros jusqu’au jour où un effort supérieur leur en découvrira le détail et surtout leur en fera pénétrer profondément la signification. Du même genre nous paraît être la propagation de la mysticité par la religion. En ce sens, la religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.

Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité. Ainsi, son mysticisme bénéficie de la religion, en attendant que la religion s’enrichisse de son mysticisme. Par là s’explique le rôle qu’il se sent appelé à jouer d’abord, celui d’un intensificateur de la foi religieuse. Il va au plus pressé. En réalité, il s’agit pour les grands mystiques de transformer radicalement l’humanité en commençant par donner l’exemple. Le but ne serait atteint que s’il y avait finalement ce qui aurait dû théoriquement exister à l’origine, une humanité divine.

Mysticisme et christianisme se conditionnent donc l’un l’autre, indéfiniment. Il faut pourtant bien qu’il y ait eu un commencement. Par le fait, à l’origine du christianisme il y a le Christ. Du point de vue où nous nous plaçons, et d’où apparaît la divinité de tous les hommes, il importe peu que le Christ s’appelle ou ne s’appelle pas un homme. Il n’importe même pas qu’il s’appelle le Christ. Ceux qui sont allés jusqu’à nier l’existence de Jésus n’empêcheront pas le Sermon sur la montagne de figurer dans l’Évangile, avec d’autres divines paroles. À l’auteur on donnera le nom qu’on voudra, on ne fera pas qu’il n’y ait pas eu d’auteur. Nous n’avons donc pas à nous poser ici de tels problèmes. Disons simplement que, si les grands mystiques sont bien tels que nous les avons décrits, ils se trouvent être des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut complètement le Christ des Évangiles.

Lui-même peut être considéré comme le continuateur des prophètes d’Israël. Il n’est pas douteux que le christianisme ait été une transformation profonde du judaïsme. On l’a dit bien des fois : à une religion qui était encore essentiellement nationale se substitua une religion capable de devenir universelle. À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance s’exerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait avant tout ses sujets, succéda un Dieu d’amour, et qui aimait l’humanité entière. C’est précisément pourquoi nous hésitons à classer les prophètes juifs parmi les mystiques de l’antiquité : Jahveh était un juge trop sévère, entre Israël et son Dieu il n’y avait pas assez d’intimité, pour que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons. Et pourtant aucun courant de pensée ou de sentiment n’a contribué autant que le prophétisme juif à susciter le mysticisme que nous appelons complet, celui des mystiques chrétiens. La raison en est que si d’autres courants portèrent certaines âmes à un mysticisme contemplatif et méritèrent par là d’être tenus pour mystiques, c’est à la contemplation pure qu’ils aboutirent. Pour franchir l’intervalle entre la pensée et l’action il fallait un élan, qui manqua. Nous trouvons cet élan chez les prophètes : ils eurent la passion de la justice, ils la réclamèrent au nom du Dieu d’Israël ; et le christianisme, qui prit la suite du judaïsme, dut en grande partie aux prophètes juifs d’avoir un mysticisme agissant, capable de marcher à la conquête du monde.

Si le mysticisme est bien ce que nous venons de dire, il doit fournir le moyen d’aborder en quelque sorte expérimentalement le problème de l’existence et de la nature de Dieu. Nous ne voyons pas, d’ailleurs, comment la philosophie l’aborderait autrement. D’une manière générale, nous estimons qu’un objet qui existe est un objet qui est perçu ou qui pourrait l’être. Il est donc donné dans une expérience, réelle ou possible. Libre à vous de construire l’ idée d’un objet ou d’un être, comme fait le géomètre pour une figure géométrique ; mais l’expérience seule établira qu’il existe effectivement en dehors de l’idée ainsi construite. Direz-vous que toute la question est là, et qu’il s’agit précisément de savoir si un certain Être ne se distinguerait pas de tous les autres en ce qu’il serait inaccessible à notre expérience et pourtant aussi réel qu’eux ? Je l’admets un instant, encore qu’une affirmation de ce genre, et les raisonnements qu’on y joint, me paraissent impliquer une illusion fondamentale. Mais il restera à établir que l’Être ainsi défini, ainsi démontré, est bien Dieu. Alléguerez-vous qu’il l’est par définition, et qu’on est libre de donner aux mots qu’on définit le sens qu’on veut ? Je l’admets encore, mais si vous attribuez au mot un sens radicalement différent de celui qu’il a d’ordinaire, c’est à un objet nouveau qu’il s’applique ; vos raisonnements ne concerneront plus l’ancien objet ; il sera donc entendu que vous nous parlez d’autre chose. Tel est précisément le cas, en général, quand la philosophie parle de Dieu. Il s’agit si peu du Dieu auquel pensent la plupart des hommes que si, par miracle, et contre l’avis des philosophes, Dieu ainsi défini descendait dans le champ de l’expérience, personne ne le reconnaîtrait. Statique ou dynamique, en effet, la religion le tient avant tout pour un Être qui peut entrer en rapport avec nous : or c’est précisément de quoi est incapable le Dieu d’Aristote, adopté avec quelques modifications par la plupart de ses successeurs. Sans entrer ici dans un examen approfondi de la conception aristotélicienne de la divinité, disons simplement qu’elle nous paraît soulever une double question : 1º pourquoi Aristote a-t-il posé comme premier principe un Moteur immobile, Pensée qui se pense elle-même, enfermée en elle-même, et qui n’agit que par l’attrait de sa perfection ; 2º pourquoi, ayant posé ce principe, l’a-t-il appelé Dieu ? Mais à l’une et à l’autre la réponse est facile : la théorie platonicienne des Idées a dominé toute la pensée antique, en attendant qu’elle pénétrât dans la philosophie moderne ; or, le rapport du premier principe d’Aristote au monde est celui même que Platon établit entre l’Idée et la chose. Pour qui ne voit dans les idées que des produits de l’intelligence sociale et individuelle, il n’y a rien d’étonnant à ce que des idées en nombre déterminé, immuables, correspondent aux choses indéfiniment variées et changeantes de notre expérience : nous nous arrangeons en effet pour trouver des ressemblances entre les choses malgré leur diversité, et pour prendre sur elles des vues stables malgré leur instabilité ; nous obtenons ainsi des idées sur lesquelles nous avons prise tandis que les choses nous glissent entre les mains. Tout cela est de fabrication humaine. Mais celui qui vient philosopher quand la société a déjà poussé fort loin son travail, et qui en trouve les résultats emmagasinés dans le langage, peut être frappé d’admiration pour ce système d’idées sur lesquelles les choses semblent se régler. Ne seraient-elles pas, dans leur immutabilité, des modèles que les choses changeantes et mouvantes se bornent à imiter ? Ne seraient-elles pas la réalité vraie, et changement et mouvement ne traduiraient-ils pas l’incessante et inutile tentative de choses quasi inexistantes, courant en quelque sorte après elles-mêmes, pour coïncider avec l’immutabilité de l’Idée ? On comprend donc qu’ayant mis au-dessus du monde sensible une hiérarchie d’Idées dominées par cette Idée des Idées qu’est l’Idée du Bien, Platon ait jugé que les Idées en général, et à plus forte raison le Bien, agissaient par l’attrait de leur perfection. Tel est précisément, d’après Aristote, le mode d’action de la Pensée de la Pensée, laquelle n’est pas sans rapport avec l’Idée des Idées. Il est vrai que Platon n’identifiait pas celle-ci avec Dieu : le Démiurge du Timée, qui organise le monde, est distinct de l’Idée du Bien. Mais le Timée est un dialogue mythique ; le Démiurge n’a donc qu’une demi-existence ; et Aristote, qui renonce aux mythes, fait coïncider avec la divinité une Pensée qui est à peine, semble-t-il, un Être pensant, que nous appellerions plutôt Idée que Pensée. Par là, le Dieu d’Aristote n’a rien de commun avec ceux qu’adoraient les Grecs ; il ne ressemble guère davantage au Dieu de la Bible, de l’Évangile. Statique ou dynamique, la religion présente à la philosophie un Dieu qui soulève de tout autres problèmes. Pourtant c’est à celui-là que la métaphysique s’est attachée généralement, quitte à le parer de tel ou tel attribut incompatible avec son essence. Que ne l’a-t-elle pris à son origine ! Elle l’eût vu se former par la compression de toutes les idées en une seule. Que n’a-t-elle considéré ces idées à leur tour ! Elle eût vu qu’elles servent avant tout à préparer l’action de l’individu et de la société sur les choses, que la société les fournit pour cela à l’individu, et qu’ériger leur quintessence en divinité consiste tout simplement à diviniser le social. Que n’a-t-elle analysé, enfin, les conditions sociales de cette action individuelle, et la nature du travail que l’individu accomplit avec l’aide de la société ! Elle eût constaté que si, pour simplifier le travail et aussi pour faciliter la coopération, on commence par réduire les choses à un petit nombre de catégories ou d’idées traduisibles en mots, chacune de ces idées représente une propriété ou un état stable cueilli le long d’un devenir : le réel est mouvant, ou plutôt mouvement, et nous ne percevons que des continuités de changement ; mais pour agir sur le réel, et en particulier pour mener à bien le travail de fabrication qui est l’objet propre de l’intelligence humaine, nous devons fixer par la pensée des stations, de même que nous attendons quelques instants de ralentissement ou d’arrêt relatif pour tirer sur un but mobile. Mais ces repos, qui ne sont que des accidents du mouvement et qui se réduisent d’ailleurs à de pures apparences, ces qualités qui ne sont que des instantanés pris sur le changement, deviennent à nos yeux le réel et l’essentiel, justement parce qu’ils sont ce qui intéresse notre action sur les choses. Le repos devient ainsi pour nous antérieur et supérieur au mouvement, lequel ne serait qu’une agitation en vue de l’atteindre. L’immutabilité serait ainsi au-dessus de la mutabilité, laquelle ne serait qu’une déficience, un manque, une recherche de la forme définitive. Bien plus, c’est par cet écart entre le point où la chose est et celui où elle devrait, où elle voudrait être, que se définira et même se mesurera le mouvement et le changement. La durée devient par là une dégradation de l’être, le temps une privation d’éternité. C’est toute cette métaphysique qui est impliquée dans la conception aristotélicienne de la divinité. Elle consiste à diviniser et le travail social qui est préparatoire du langage, et le travail individuel de fabrication qui exige des patrons ou des modèles : l’eidos (Idée ou Forme) est ce qui correspond à ce double travail ; l’Idée des Idées ou Pensée de la Pensée se trouve donc être la divinité même. Quand on a ainsi reconstitué l’origine et la signification du Dieu d’Aristote, on se demande comment les modernes traitent de l’existence et de la nature de Dieu en s’embarrassant de problèmes insolubles qui ne se posent que si l’on envisage Dieu du point de vue aristotélique et si l’on consent à appeler de ce nom un être que les hommes n’ont jamais songé à invoquer.

Ces problèmes, est-ce l’expérience mystique qui les résout ? On voit bien les objections qu’elle soulève. Nous avons écarté celles qui consistent à faire de tout mystique un déséquilibré, de tout mysticisme un état pathologique. Les grands mystiques, qui sont les seuls dont nous nous occupions, ont généralement été des hommes ou des femmes d’action, d’un bon sens supérieur : peu importe qu’ils aient eu pour imitateurs des déséquilibrés, ou que tel d’entre eux se soit ressenti, à certains moments, d’une tension extrême et prolongée de l’intelligence et de la volonté ; beaucoup d’hommes de génie ont été dans le même cas. Mais il y a une autre série d’objections, dont il est impossible de ne pas tenir compte. On allègue en effet que l’expérience de ces grands mystiques est individuelle et exceptionnelle, qu’elle ne peut pas être contrôlée par le commun des hommes, qu’elle n’est pas comparable par conséquent à l’expérience scientifique et ne saurait résoudre des problèmes. — Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. D’abord, il s’en faut qu’une expérience scientifique, ou plus généralement une observation enregistrée par la science, soit toujours susceptible de répétition ou de contrôle. Au temps où l’Afrique centrale était terra incognita, la géographie s’en remettait au récit d’un explorateur unique si celui-ci offrait des garanties suffisantes d’honnêteté et de compétence. Le tracé des voyages de Livingstone a longtemps figuré sur les cartes de nos atlas. On répondra que la vérification était possible en droit, sinon en fait, que d’autres voyageurs étaient libres d’y aller voir, que d’ailleurs la carte dressée sur les indications d’un voyageur unique était provisoire et attendait que des explorations ultérieures la rendissent définitive. Je l’accorde ; mais le mystique, lui aussi, a fait un voyage que d’autres peuvent refaire en droit, sinon en fait ; et ceux qui en sont effectivement capables sont au moins aussi nombreux que ceux qui auraient l’audace et l’énergie d’un Stanley allant retrouver Livingstone. Ce n’est pas assez dire. À côté des âmes qui suivraient jusqu’au bout la voie mystique, il en est beaucoup qui effectueraient tout au moins une partie du trajet : combien y ont fait quelques pas, soit par un effort de leur volonté, soit par une disposition de leur nature ! William James déclarait n’avoir jamais passé par des états mystiques ; mais il ajoutait que s’il en entendait parler par un homme qui les connût d’expérience, « quelque chose en lui faisait écho ». La plupart d’entre nous sont probablement dans le même cas. Il ne sert à rien de leur opposer les protestations indignées de ceux qui ne voient dans le mysticisme que charlatanisme ou folie. Certains, sans aucun doute, sont totalement fermés à l’expérience mystique, incapables d’en rien éprouver, d’en rien imaginer. Mais on rencontre également des gens pour lesquels la musique n’est qu’un bruit ; et tel d’entre eux s’exprime avec la même colère, sur le même ton de rancune personnelle, au sujet des musiciens. Personne ne tirera de là un argument contre la musique. Laissons donc de côté ces négations, et voyons si l’examen le plus superficiel de l’expérience mystique ne créerait pas déjà une présomption en faveur de sa validité.

Il faut d’abord remarquer l’accord des mystiques entre eux. Le fait est frappant chez les mystiques chrétiens. Pour atteindre la déification définitive, ils passent par une série d’états. Ces états peuvent varier de mystique à mystique, mais ils se ressemblent beaucoup. En tout cas la route parcourue est la même, à supposer que les stations la jalonnent différemment. Et c’est, en tout cas, le même point d’aboutissement. Dans les descriptions de l’état définitif on retrouve les mêmes expressions, les mêmes images, les mêmes comparaisons, alors que les auteurs ne se sont généralement pas connus les uns les autres. On réplique qu’ils se sont connus quelquefois, et que d’ailleurs il y a une tradition mystique, dont tous les mystiques ont pu subir l’influence. Nous l’accordons, mais il faut remarquer que les grands mystiques se soucient peu de cette tradition ; chacun d’eux a son originalité, qui n’est pas voulue, qui n’a pas été désirée, mais à laquelle on sent bien qu’il tient essentiellement : elle signifie qu’il est l’objet d’une faveur exceptionnelle, encore qu’imméritée. Dira-t-on que la communauté de religion suffit à expliquer la ressemblance, que tous les mystiques chrétiens se sont nourris de l’Évangile, que tous ont reçu le même enseignement théologique ? Ce serait oublier que, si les ressemblances entre les visions s’expliquent en effet par la communauté de religion, ces visions tiennent peu de place dans la vie des grands mystiques ; elles sont vite dépassées et n’ont à leurs yeux qu’une valeur symbolique. Pour ce qui est de l’enseignement théologique en général, ils semblent bien l’accepter avec une docilité absolue et, en particulier, obéir à leur confesseur ; mais, comme on l’a dit finement, « ils n’obéissent qu’à eux-mêmes, et un sûr instinct les mène à l’homme qui les dirigera précisément dans la voie où ils veulent marcher. S’il lui arrivait de s’en écarter, nos mystiques n’hésiteraient pas à secouer son autorité et, forts de leurs relations directes avec la divinité, à se prévaloir d’une liberté supérieure [5] ». Il serait en effet intéressant d’étudier ici de près les rapports entre dirigeant et dirigé. On trouverait que celui des deux qui a accepté avec humilité d’être dirigé est plus d’une fois devenu, avec non moins d’humilité, le directeur. Mais là n’est pas pour nous le point important. Nous voulons seulement dire que, si les ressemblances extérieures entre mystiques chrétiens peuvent tenir à une communauté de tradition et d’enseignement, leur accord profond est signe d’une identité d’intuition qui s’expliquerait le plus simplement par l’existence réelle de l’Être avec lequel ils se croient en communication. Que sera-ce si l’on considère que les autres mysticismes, anciens ou modernes, vont plus ou moins loin, s’arrêtent ici ou là, mais marquent tous la même direction ?

Nous reconnaissons pourtant que l’expérience mystique, laissée à elle-même, ne peut apporter au philosophe la certitude définitive. Elle ne serait tout à fait convaincante que si celui-ci était arrivé par une autre voie, telle que l’expérience sensible et le raisonnement fondé sur elle, à envisager comme vraisemblable l’existence d’une expérience privilégiée, par laquelle l’homme entrerait en communication avec un principe transcendant. La rencontre, chez les mystiques, de cette expérience telle qu’on l’attendait, permettrait alors d’ajouter aux résultats acquis, tandis que ces résultats acquis feraient rejaillir sur l’expérience mystique quelque chose de leur propre objectivité. Il n’y a pas d’autre source de connaissance que l’expérience. Mais, comme la notation intellectuelle du fait dépasse nécessairement le fait brut, il s’en faut que toutes les expériences soient également concluantes et autorisent la même certitude. Beaucoup nous conduisent à des conclusions simplement probables. Toutefois les probabilités peuvent s’additionner, et l’addition donner un résultat qui équivaille pratiquement à la certitude. Nous parlions jadis de ces « lignes de faits » dont chacune ne fournit que la direction de la vérité parce qu’elle ne va pas assez loin : en prolongeant deux d’entre elles jusqu’au point où elles se coupent, on arrivera pourtant à la vérité même. L’arpenteur mesure la distance d’un point inaccessible en le visant tour à tour de deux points auxquels il a accès. Nous estimons que cette méthode de recoupement est la seule qui puisse faire avancer définitivement la métaphysique. Par elle s’établira une collaboration entre philosophes ; la métaphysique, comme la science, progressera par accumulation graduelle de résultats acquis, au lieu d’être un système complet, à prendre ou à laisser, toujours contesté, toujours à recommencer. Or il se trouve précisément que l’approfondissement d’un certain ordre de problèmes, tout différents du problème religieux, nous a conduit à des conclusions qui rendaient probable l’existence d’une expérience singulière, privilégiée, telle que l’expérience mystique. Et d’autre part l’expérience mystique, étudiée pour elle-même, nous fournit des indications capables de s’ajouter aux enseignements obtenus dans un tout autre domaine, par une tout autre méthode. Il y a donc bien ici renforcement et complément réciproques. Commençons par le premier point.

C’est en suivant d’aussi près que possible les données de la biologie que nous étions arrivés à la conception d’un élan vital et d’une évolution créatrice. Nous le montrions au début du précédent chapitre : cette conception n’avait rien de commun avec les hypothèses sur lesquelles se construisent les métaphysiques ; c’était une condensation de faits, un résumé de résumés. Maintenant, d’où venait l’élan, et quel en était le principe ? S’il se suffisait à lui-même, qu’était-il en lui-même, et quel sens fallait-il donner à l’ensemble de ses manifestations ? À ces questions les faits considérés n’apportaient aucune réponse ; mais on apercevait bien la direction d’où la réponse pourrait venir. L’énergie lancée à travers la matière nous était apparue en effet comme infra-consciente ou supra-consciente, en tout cas de même espèce que la conscience. Elle avait dû contourner bien des obstacles, se rétrécir pour passer, se partager surtout entre des lignes d’évolution divergentes ; finalement, c’est à l’extrémité des deux lignes principales que nous avons trouvé les deux modes de connaissance en lesquels elle s’était analysée pour se matérialiser, l’instinct de l’insecte et l’intelligence de l’homme. L’instinct était intuitif, l’intelligence réfléchissait et raisonnait. Il est vrai que l’intuition avait dû se dégrader pour devenir instinct , elle s’était hypnotisée sur l’intérêt de l’espèce, et ce qu’elle avait conservé de conscience avait pris la forme somnambulique. Mais de même qu’autour de l’instinct animal subsistait une frange d’intelligence, ainsi l’intelligence humaine était auréolée d’intuition. Celle-ci, chez l’homme, était restée pleinement désintéressée et consciente, mais ce n’était qu’une lueur, et qui ne se projetait pas bien loin. C’est d’elle pourtant que viendrait la lumière, si jamais devait s’éclairer l’intérieur de l’élan vital, sa signification, sa destination. Car elle était tournée vers le dedans ; et si, par une première intensification, elle nous faisait saisir la continuité de notre vie intérieure, si la plupart d’entre nous n’allaient pas plus loin, une intensification supérieure la porterait peut-être jusqu’aux racines de notre être et, par là, jusqu’au principe même de la vie en général. L’âme mystique n’avait-elle pas justement ce privilège ?

Nous arrivions ainsi à ce que nous venons d’annoncer comme le second point. La question était d’abord de savoir si les mystiques étaient ou non de simples déséquilibrés, si le récit de leurs expériences était ou non de pure fantaisie. Mais la question était vite réglée, au moins en ce qui concerne les grands mystiques. Il s’agissait ensuite de savoir si le mysticisme n’était qu’une plus grande ardeur de la foi, forme imaginative que peut prendre dans des âmes passionnées la religion traditionnelle, ou si, tout en s’assimilant le plus qu’il peut de cette religion, tout en lui demandant une confirmation, tout en lui empruntant son langage, il n’avait pas un contenu original, puisé directement à la source même de la religion, indépendant de ce que la religion doit à la tradition, à la théologie, aux Églises. Dans le premier cas, il resterait nécessairement à l’écart de la philosophie, car celle-ci laisse de côté la révélation qui a une date, les institutions qui l’ont transmise, la foi qui l’accepte — elle doit s’en tenir à l’expérience et au raisonnement. Mais, dans le second, il suffirait de prendre le mysticisme à l’état pur, dégagé des visions, des allégories, des formules théologiques par lesquelles il s’exprime, pour en faire un auxiliaire puissant de la recherche philosophique. De ces deux conceptions des rapports qu’il entretient avec la religion, c’est la seconde qui nous a paru s’imposer. Nous devons alors voir dans quelle mesure l’expérience mystique prolonge celle qui nous a conduit à la doctrine de l’élan vital. Tout ce qu’elle fournirait d’information à la philosophie lui serait rendu par celle-ci sous forme de confirmation.

Remarquons d’abord que les mystiques laissent de côté ce que nous appelions les « faux problèmes ». On dira peut-être qu’ils ne se posent aucun problème, vrai ou faux, et l’on aura raison. Il n’en est pas moins certain qu’ils nous apportent la réponse implicite à des questions qui doivent préoccuper le philosophe, et que des difficultés devant lesquelles la philosophie a eu tort de s’arrêter sont implicitement pensées par eux comme inexistantes. Nous avons montré jadis qu’une partie de la métaphysique gravite, consciemment ou non, autour de la question de savoir pourquoi quelque chose existe : pourquoi la matière, ou pourquoi des esprits, ou pourquoi Dieu, plutôt que rien ? Mais cette question présuppose que la réalité remplit un vide, que sous l’être il y a le néant, qu’en droit il n’y aurait rien, qu’il faut alors expliquer pourquoi, en fait, il y a quelque chose. Et cette présupposition est illusion pure, car l’idée de néant absolu a tout juste autant de signification que celle d’un carré rond. L’absence d’une chose étant toujours la présence d’une autre — que nous préférons ignorer parce qu’elle n’est pas celle qui nous intéresse ou celle que nous attendions — une suppression n’est jamais qu’une substitution, une opération à deux faces que l’on convient de ne regarder que par un côté : l’idée d’une abolition de tout est donc destructive d’elle-même, inconcevable ; c’est une pseudo-idée, un mirage de représentation. Mais, pour des raisons que nous exposions jadis, l’illusion est naturelle ; elle a sa source dans les profondeurs de l’entendement. Elle suscite des questions qui sont la principale origine de l’angoisse métaphysique. Ces questions, un mystique estimera qu’elles ne se posent même pas : illusions d’optique interne dues à la structure de l’intelligence humaine, elles s’effacent et disparaissent à mesure qu’on s’élève au-dessus du point de vue humain. Pour des raisons analogues, le mystique ne s’inquiétera pas davantage des difficultés accumulées par la philosophie autour des attributs « métaphysiques » de la divinité ; il n’a que faire de déterminations qui sont des négations et qui ne peuvent s’exprimer que négativement ; il croit voir ce que Dieu est, il n’a aucune vision de ce que Dieu n’est pas. C’est donc sur la nature de Dieu, immédiatement saisie dans ce qu’elle a de positif, je veux dire de perceptible aux yeux de l’âme, que le philosophe devra l’interroger.

Cette nature, le philosophe aurait vite fait de la définir s’il voulait mettre le mysticisme en formule. Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. De ce double amour le mystique n’aura jamais fini de parler. Sa description est interminable parce que la chose à décrire est inexprimable. Mais ce qu’elle dit clairement, c’est que l’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. À cette indication s’attachera le philosophe qui tient Dieu pour une personne et qui ne veut pourtant pas donner dans un grossier anthropomorphisme. Il pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme, consumer ce qui s’y trouve et occuper désormais toute la place. La personne coïncide alors avec cette émotion ; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même — elle est simplifiée, unifiée, intensifiée. Jamais non plus elle n’a été aussi chargée de pensée, s’il est vrai, comme nous le disions, qu’il y ait deux espèces d’émotion, l’une infra-intellectuelle, qui n’est qu’une agitation consécutive à une représentation, l’autre supra-intellectuelle, qui précède l’idée et qui est plus qu’idée, mais qui s’épanouirait en idées si elle voulait, âme toute pure, se donner un corps. Quoi de plus construit, quoi de plus savant qu’une symphonie de Beethoven ? Mais tout le long de son travail d’arrangement, de réarrangement et de choix, qui se poursuivait sur le plan intellectuel, le musicien remontait vers un point situé hors du plan pour y chercher l’acceptation ou le refus, la direction, l’inspiration : en ce point siégeait une indivisible émotion que l’intelligence aidait sans doute à s’expliciter en musique, mais qui était elle-même plus que musique et plus qu’intelligence. À l’opposé de l’émotion infra-intellectuelle, elle restait sous la dépendance de la volonté. Pour en référer à elle, l’artiste avait chaque fois à donner un effort, comme l’œil pour faire reparaître une étoile qui rentre aussitôt dans la nuit. Une émotion de ce genre ressemble sans doute, quoique de très loin, au sublime amour qui est pour le mystique l’essence même de Dieu. En tout cas le philosophe devra penser à elle quand il pressera de plus en plus l’intuition mystique pour l’exprimer en termes d’intelligence.

Il peut n’être pas musicien, mais il est généralement écrivain ; et l’analyse de son propre état d’âme, quand il compose, l’aidera à comprendre comment l’amour où les mystiques voient l’essence même de la divinité peut être, en même temps qu’une personne, une puissance de création. Il se tient d’ordinaire, quand il écrit, dans la région des concepts et des mots. La société lui fournit, élaborées par ses prédécesseurs et emmagasinées dans le langage, des idées qu’il combine d’une manière nouvelle après les avoir elles-mêmes remodelées jusqu’à un certain point pour les faire entrer dans la combinaison. Cette méthode donnera un résultat plus ou moins satisfaisant, mais elle aboutira toujours à un résultat, et dans un temps restreint. L’œuvre produite pourra d’ailleurs être originale et forte ; souvent la pensée humaine s’en trouvera enrichie. Mais ce ne sera qu’un accroissement du revenu de l’année ; l’intelligence sociale continuera à vivre sur le même fonds, sur les mêmes valeurs. Maintenant, il y a une autre méthode de composition, plus ambitieuse, moins sûre, incapable de dire quand elle aboutira et même si elle aboutira. Elle consiste à remonter, du plan intellectuel et social, jusqu’en un point de l’âme d’où part une exigence de création. Cette exigence, l’esprit où elle siège a pu ne la sentir pleinement qu’une fois dans sa vie, mais elle est toujours là, émotion unique, ébranlement ou élan reçu du fond même des choses. Pour lui obéir tout à fait, il faudrait forger des mots, créer des idées, mais ce ne serait plus communiquer, ni par conséquent écrire. L’écrivain tentera pourtant de réaliser l’irréalisable. Il ira chercher l’émotion simple, forme qui voudrait créer sa matière, et se portera avec elle à la rencontre des idées déjà faites, des mots déjà existants, enfin des découpures sociales du réel. Tout le long du chemin, il la sentira s’expliciter en signes issus d’elle, je veux dire en fragments de sa propre matérialisation. Ces éléments, dont chacun est unique en son genre, comment les amener à coïncider avec des mots qui expriment déjà des choses ? Il faudra violenter les mots, forcer les éléments. Encore le succès ne sera-t-il jamais assuré ; l’écrivain se demande à chaque instant s’il lui sera bien donné d’aller jusqu’au bout ; de chaque réussite partielle il rend grâce au hasard, comme un faiseur de calembours pourrait remercier des mots placés sur sa route de s’être prêtés à son jeu. Mais s’il aboutit, c’est d’une pensée capable de prendre un aspect nouveau pour chaque génération nouvelle, c’est d’un capital indéfiniment productif d’intérêts et non plus d’une somme à dépenser tout de suite, qu’il aura enrichi l’humanité. Telles sont les deux méthodes de composition littéraire. Elles ont beau ne pas s’exclure absolument, elles se distinguent radicalement. À la seconde, à l’image qu’elle peut donner d’une création de la matière par la forme, devra penser le philosophe, pour se représenter comme énergie créatrice l’amour où le mystique voit l’essence même de Dieu.

Cet amour a-t-il un objet ? Remarquons qu’une émotion d’ordre supérieur se suffit à elle-même. Telle musique sublime exprime l’amour. Ce n’est pourtant l’amour de personne. Une autre musique sera un autre amour. Il y aura là deux atmosphères de sentiment distinctes, deux parfums différents, et dans les deux cas l’amour sera qualifié par son essence, non par son objet. Toutefois il est difficile de concevoir un amour agissant, qui ne s’adresserait à rien. Par le fait, les mystiques sont unanimes à témoigner que Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu. Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? Telle sera bien la conclusion du philosophe qui s’attache à l’expérience mystique. La Création lui apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour.

On hésiterait à l’admettre, s’il ne s’agissait que des médiocres habitants du coin d’univers qui s’appelle la Terre. Mais, nous le disions jadis, il est vraisemblable que la vie anime toutes les planètes suspendues à toutes les étoiles. Elle y prend sans doute, en raison de la diversité des conditions qui lui sont faites, les formes les plus variées et les plus éloignées de ce que nous imaginons ; mais elle a partout la même essence, qui est d’accumuler graduellement de l’énergie potentielle pour la dépenser brusquement en actions libres. On pourrait encore hésiter à l’admettre, si l’on tenait pour accidentelle l’apparition, parmi les animaux et les plantes qui peuplent la terre, d’un être vivant tel que l’homme, capable d’aimer et de se faire aimer. Mais nous avons montré que cette apparition, si elle n’était pas prédéterminée, ne fut pas non plus un accident. Bien qu’il y ait eu d’autres lignes d’évolution à côté de celle qui conduit à l’homme, et malgré ce qu’il y a d’incomplet dans l’homme lui-même, on peut dire, en se tenant très près de l’expérience, que c’est l’homme qui est la raison d’être de la vie sur notre planète. Enfin il y aurait lieu d’hésiter encore, si l’on croyait que l’univers est essentiellement matière brute, et que la vie s’est surajoutée à la matière. Nous avons montré au contraire que la matière et la vie, telle que nous la définissons, sont données ensemble et solidairement. Dans ces conditions, rien n’empêche le philosophe de pousser jusqu’au bout l’idée, que le mysticisme lui suggère, d’un univers qui ne serait que l’aspect visible et tangible de l’amour et du besoin d’aimer, avec toutes les conséquences qu’entraîne cette émotion créatrice, je veux dire avec l’apparition d’êtres vivants où cette émotion trouve son complément, et d’une infinité d’autres êtres vivants sans lesquels Ceux-ci n’auraient pas pu apparaître, et enfin d’une immensité de matérialité sans laquelle la vie n’eût pas été possible.

Nous dépassons ainsi, sans doute, les conclusions de « L’Évolution créatrice ». Nous avions voulu rester aussi près que possible des faits. Nous ne disions rien qui ne pût être confirmé un jour par la biologie. En attendant cette confirmation, nous avions des résultats que la méthode philosophique, telle que nous l’entendons, nous autorisait à tenir pour vrais. Ici nous ne sommes plus que dans le domaine du vraisemblable. Mais nous ne saurions trop répéter que la certitude philosophique comporte des degrés, qu’elle fait appel à l’intuition en même temps qu’au raisonnement, et que si l’intuition adossée à la science est susceptible d’être prolongée, ce ne peut être que par l’intuition mystique. De fait, les conclusions que nous venons de présenter complètent naturellement, quoique non pas nécessairement, celles de nos précédents travaux. Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste. Cette interpénétration n’a pas été possible sur notre planète ; tout porte à croire que la matière qui s’est trouvée ici complémentaire de la vie était peu faite pour en favoriser l’élan. L’impulsion originelle a donc donné des progrès évolutifs divergents, an lieu de se maintenir indivisée jusqu’au bout. Même sur la ligne où l’essentiel de cette impulsion a passé, elle a fini par épuiser son effet, ou plutôt le mouvement s’est converti, rectiligne, en mouvement circulaire. L’humanité, qui est au bout de cette ligne, tourne dans ce cercle. Telle était notre conclusion. Pour la prolonger autrement que par des suppositions arbitraires, nous n’aurions qu’à suivre l’indication du mystique. Le courant vital qui traverse la matière, et qui en est sans doute la raison d’être, nous le prenions simplement pour donné. De l’humanité, qui est au bout de la direction principale, nous ne nous demandions pas si elle avait une autre raison d’être qu’elle-même. Cette double question, l’intuition mystique la pose en y répondant. Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. Dans la portion d’univers qu’est notre planète, probablement dans notre système planétaire tout entier, de tels êtres, pour se produire, ont dû constituer une espèce, et cette espèce en nécessita une foule d’autres, qui en furent la préparation, le soutien, ou le déchet ailleurs il n’y a peut-être que des individus radicalement distincts, à supposer qu’ils soient encore multiples, encore mortels ; peut-être aussi ont-ils été réalisés alors d’un seul coup, et pleinement. Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques. Ils ont ouvert une voie où d’autres hommes pourront marcher. Ils ont, par là même, indiqué au philosophe d’où venait et où allait la vie.

On ne se lasse pas de répéter que l’homme est bien peu de chose sur la terre, et la terre dans l’univers. Pourtant, même par son corps, l’homme est loin de n’occuper que la place minime qu’on lui octroie d’ordinaire, et dont se contentait Pascal lui-même quand il réduisait le « roseau pensant » à n’être, matériellement, qu’un roseau. Car si notre corps est la matière à laquelle notre conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles. Mais ce corps immense change à tout instant, et parfois radicalement, pour le plus léger déplacement d’une partie de lui-même qui en occupe le centre et qui tient dans un espace minime. Ce corps intérieur et central, relativement invariable, est toujours présent. Il n’est pas seulement présent, il est agissant : c’est par lui, et par lui seulement, que nous pouvons mouvoir d’autres parties du grand corps. Et comme l’action est ce qui compte, comme il est entendu que nous sommes là où nous agissons, on a coutume d’enfermer la conscience dans le corps minime, de négliger le corps immense. On y paraît d’ailleurs autorisé par la science, laquelle tient la perception extérieure pour un épiphénomène des processus intra-cérébraux qui y correspondent : tout ce qui est perçu du plus grand corps ne serait donc qu’un fantôme projeté au dehors par le plus petit. Nous avons démasqué l’illusion que cette métaphysique renferme [6] . Si la surface de notre très petit corps organisé (organisé précisément en vue de l’action immédiate) est le lieu de nos mouvements actuels, notre très grand corps inorganique est le lieu de nos actions éventuelles et théoriquement possibles : les centres perceptifs du cerveau étant les éclaireurs et les préparateurs de ces actions éventuelles et en dessinant intérieurement le plan, tout se passe comme si nos perceptions extérieures étaient construites par notre cerveau et projetées par lui dans l’espace. Mais la vérité est tout autre, et nous sommes réellement, quoique par des parties de nous-mêmes qui varient sans cesse et où ne siègent que des actions virtuelles, dans tout ce que nous percevons. Prenons les choses de ce biais, et nous ne dirons même plus de notre corps qu’il soit perdu dans l’immensité de l’univers.

Il est vrai que lorsqu’on parle de la petitesse de l’homme et de la grandeur de l’univers, c’est à la complication de celui-ci qu’on pense au moins autant qu’à sa dimension. Une personne fait l’effet d’être simple ; le monde matériel est d’une complexité qui défie toute imagination : la plus petite parcelle visible de matière est déjà elle-même un monde. Comment admettre que ceci n’ait d’autre raison d’être que cela ? Mais ne nous laissons pas intimider. Quand nous nous trouvons devant des parties dont l’énumération se poursuit sans fin, ce peut être que le tout est simple, et que nous le regardons par le mauvais bout. Portez la main d’un point à un autre : c’est pour vous, qui le percevez du dedans, un geste indivisible. Mais moi, qui l’aperçois du dehors, et qui fixe mon attention sur la ligne parcourue, je me dis qu’il a d’abord fallu franchir la première moitié de l’intervalle, puis la moitié de l’autre moitié, puis la moitié de ce qui reste, et ainsi de suite : je pourrais continuer pendant des milliards de siècles, jamais je n’aurai épuisé l’énumération des actes en lesquels se décompose à mes yeux le mouvement que vous sentez indivisible. Ainsi le geste qui suscite l’espèce humaine, ou plus généralement des objets d’amour pour le Créateur, pourrait fort bien exiger des conditions qui en exigent d’autres, lesquelles, de proche en proche, en entraînent une infinité. Impossible de penser à cette multiplicité sans être pris de vertige ; mais elle n’est que l’envers d’un indivisible. Il est vrai que les actes infiniment nombreux en lesquels nous décomposons un geste de la main sont purement virtuels, déterminés nécessairement dans leur virtualité par l’actualité du geste, tandis que les parties constitutives de l’univers, et les parties de ces parties, sont des réalités : quand elles sont vivantes, elles ont une spontanéité qui peut aller jusqu’à l’activité libre. Aussi ne prétendons-nous pas que le rapport du complexe au simple soit le même dans les deux cas. Nous avons seulement voulu montrer par ce rapprochement que la complication, même sans bornes, n’est pas signe d’importance, et qu’une existence simple peut exiger des conditions dont la chaîne est sans fin.

Telle sera notre conclusion. Attribuant une telle place à l’homme et une telle signification à la vie, elle paraîtra bien optimiste. Tout de suite surgira le tableau des souffrances qui couvrent le domaine de la vie, depuis le plus bas degré de la conscience jusqu’à l’homme. En vain nous ferions observer que dans la série animale cette souffrance est loin d’être ce que l’on pense : sans aller jusqu’à la théorie cartésienne des bêtes-machines, on petit présumer que la douleur est singulièrement réduite chez des êtres qui n’ont pas une mémoire active, qui ne prolongent pas leur passé dans leur présent et qui ne sont pas complètement des personnes ; leur conscience est de nature somnambulique ; ni leurs plaisirs ni leurs douleurs n’ont les résonances profondes et durables des nôtres : comptons-nous comme des douleurs réelles celles que nous avons éprouvées en rêve ? Chez l’homme lui-même, la souffrance physique n’est-elle pas due bien souvent à l’imprudence et à l’imprévoyance, ou à des goûts trop raffinés, ou à des besoins artificiels ? Quant à la souffrance morale, elle est au moins aussi souvent amenée par notre faute, et de toute manière elle ne serait pas aussi aiguë si nous n’avions surexcité notre sensibilité au point de la rendre morbide ; notre douleur est indéfiniment prolongée et multipliée par la réflexion que nous faisons sur elle. Bref, il serait aisé d’ajouter quelques paragraphes à la Théodicée de Leibniz. Mais nous n’en avons aucune envie. Le philosophe peut se plaire à des spéculations de ce genre dans la solitude de son cabinet : qu’en pensera-t-il, devant une mère qui vient de voir mourir son enfant ? Non, la souffrance est une terrible réalité, et c’est un optimisme insoutenable que celui qui définit a priori le mal, même réduit à ce qu’il est effectivement, comme un moindre bien. Mais il y a un optimisme empirique, qui consiste simplement à constater deux faits : d’abord, que l’humanité juge la vie bonne dans son ensemble, puisqu’elle y tient ; ensuite qu’il existe une joie sans mélange, située par delà le plaisir et la peine, qui est l’état d’âme définitif du mystique. Dans ce double sens, et de ce double point de vue, l’optimisme s’impose, sans que le philosophe ait à plaider la cause de Dieu. Dira-t-on que si la vie est bonne dans son ensemble, elle eût néanmoins été meilleure sans la souffrance, et que la souffrance n’a pas pu être voulue par un Dieu d’amour ? Mais rien ne prouve que la souffrance ait été voulue. Nous exposions que ce qui apparaît d’un côté comme une immense multiplicité de choses, au nombre desquelles est en effet la souffrance, peut se présenter d’autre part comme un acte indivisible ; de sorte qu’éliminer une partie serait supprimer le tout. On alléguera que le tout eût pu être différent, et tel que la douleur n’en eût pas fait partie ; que par conséquent la vie, même si elle est bonne, eût pu être meilleure. D’où l’on conclura que s’il y a réellement un principe, et si ce principe est amour, il ne peut pas tout, il n’est donc pas Dieu. Mais là est précisément la question. Que signifie au juste la « toute-puissance » ? Nous montrions que l’idée de « rien » est quelque chose comme l’idée d’un carré rond, qu’elle s’évanouit à l’analyse pour ne laisser derrière elle qu’un mot, enfin que c’est une pseudo-idée. N’en serait-il pas de même de l’idée de « tout », si l’on prétend désigner par ce mot non seulement l’ensemble du réel, mais encore l’ensemble du possible ? Je me représente quelque chose, à la rigueur, quand on me parle de la totalité de l’existant, mais dans la totalité de l’inexistant je ne vois qu’un assemblage de mots. C’est donc encore d’une pseudo-idée, d’une entité verbale qu’on tire ici une objection. Mais on peut aller plus loin : l’objection se rattache à toute une série d’arguments qui impliquent un vice radical de méthode. On construit a priori une certaine représentation, on convient de dire que c’est l’idée de Dieu ; on en déduit alors les caractères que le monde devrait présenter, et si le monde ne les présente pas, on en conclut que Dieu est inexistant. Comment ne pas voir que, si la philosophie est œuvre d’expérience et de raisonnement, elle doit suivre la méthode inverse, interroger l’expérience sur ce qu’elle peut nous apprendre d’un Être transcendant à la réalité sensible comme à la conscience humaine, et déterminer alors la nature de Dieu en raisonnant sur ce que l’expérience lui aura dit ? La nature de Dieu apparaîtra ainsi dans les raisons mêmes qu’on aura de croire à son existence : on renoncera à déduire son existence ou sa non-existence d’une conception arbitraire de sa nature. Qu’on se mette d’accord sur ce point, et l’on pourra sans inconvénient parler de la toute-puissance divine. Nous trouvons des expressions de ce genre chez les mystiques, auxquels nous nous adressons précisément pour l’expérience du divin. Il est évident qu’ils entendent par là une énergie sans bornes assignables, une puissance de créer et d’aimer qui passe toute imagination. Ils n’évoquent certainement pas un concept clos, encore moins une définition de Dieu qui permettrait de conclure à ce qu’est ou devrait être le monde.

La même méthode s’applique à tous les problèmes de l’au-delà. On peut, avec Platon, poser a priori une définition de l’âme qui la fait indécomposable parce qu’elle est simple, incorruptible parce qu’elle est indivisible, immortelle en vertu de son essence. De là on passera, par voie de déduction, à l’idée d’une chute des âmes dans le Temps, puis à celle d’une rentrée dans l’Éternité. Que répondre à celui qui contestera l’existence de l’âme ainsi définie ? Et comment les problèmes relatifs à une âme réelle, à son origine réelle, à sa destinée réelle, pourraient-ils être résolus selon la réalité, ou même posés en termes de réalité, alors qu’on a simplement spéculé sur une conception peut-être vide de l’esprit ou, en mettant les choses au mieux, précisé conventionnellement le sens du mot que la société a inscrit sur une découpure du réel pratiquée pour la commodité de la conversation ? Aussi l’affirmation reste-t-elle stérile, autant que la définition était arbitraire. La conception platonicienne n’a pas fait avancer d’un pas notre connaissance de l’âme, malgré deux mille ans de méditation sur elle. Elle était définitive comme celle du triangle, et pour les mêmes raisons. Comment pourtant ne pas voir que s’il y a effectivement un problème de l’âme, c’est en termes d’expérience qu’il devra être posé, en termes d’expérience qu’il sera progressivement, et toujours partiellement, résolu ? Nous ne reviendrons pas sur un sujet que nous avons traité ailleurs. Rappelons seulement que l’observation, par les sens et par la conscience, des faits normaux et des états morbides nous révèle l’insuffisance des explications physiologiques de la mémoire, l’impossibilité d’attribuer la conservation des souvenirs au cerveau, et d’autre part la possibilité de suivre à la trace les dilatations successives de la mémoire, depuis le point où elle se resserre pour ne livrer que ce qui est strictement nécessaire à l’action présente, jusqu’au plan extrême où elle étale tout entier l’indestructible passé : nous disions métaphoriquement que nous allions ainsi du sommet à la base du cône. Par sa pointe seulement le cône s’insère dans la matière ; dès que nous quittons la pointe, nous entrons dans un nouveau domaine. Quel est-il ? Disons que c’est l’esprit, parlons encore, si vous voulez, d’une âme, mais en réformant alors l’opération du langage, en mettant sous le mot un ensemble d’expériences et non pas une définition arbitraire. De cet approfondissement expérimental nous conclurons à la possibilité et même à la probabilité d’une survivance de l’âme, puisque nous aurons observé et comme touché du doigt, dès ici-bas, quelque chose de son indépendance par rapport au corps. Ce ne sera qu’un des aspects de cette indépendance ; nous serons bien incomplètement renseignés sur les conditions de la survie, et en particulier sur sa durée : est-ce pour un temps, est-ce pour toujours ? Mais nous aurons du moins trouvé un point sur lequel l’expérience a prise, et une affirmation indiscutable deviendra possible, comme aussi un progrès éventuel de notre connaissance. Voilà pour ce que nous appellerions l’expérience d’en bas. Transportons-nous alors en haut ; nous aurons une expérience d’un autre genre, l’intuition mystique. Ce serait une participation de l’essence divine. Maintenant, ces deux expériences se rejoignent-elles ? La survie qui semble assurée à toutes les âmes par le fait que, dès ici-bas, une bonne partie de leur activité est indépendante du corps, se confond-elle avec celle où viennent, dès ici-bas, s’insérer des âmes privilégiées ? Seuls, une prolongation et un approfondissement des deux expériences nous l’apprendront : le problème doit rester ouvert. Mais c’est quelque chose que d’avoir obtenu, sur des points essentiels, un résultat d’une probabilité capable de se transformer en certitude, et pour le reste, pour la connaissance de l’âme et de sa destinée, la possibilité d’un progrès sans fin. Il est vrai que cette solution ne satisfera d’abord ni l’une ni l’autre des deux écoles qui se livrent un combat autour de la définition a priori de l’âme, affirmant ou niant catégoriquement. Ceux qui nient, parce qu’ils refusent d’ériger en réalité une construction peut-être vide de l’esprit, persisteront dans leur négation en présence même de l’expérience qu’on leur apporte, croyant qu’il s’agit encore de la même chose. Ceux qui affirment n’auront que du dédain pour des idées qui se déclarent elles-mêmes provisoires et perfectibles ; ils n’y verront que leur propre thèse, diminuée et appauvrie. Ils mettront du temps à comprendre que leur thèse avait été extraite telle quelle du langage courant. La société suit sans doute certaines suggestions de l’expérience intérieure quand elle parle de l’âme ; mais elle a forgé ce mot, comme tous les autres, pour sa seule commodité. Elle a désigné par là quelque chose qui tranche sur le corps. Plus la distinction sera radicale, mieux le mot répondra à sa destination : or elle ne saurait être plus radicale que si l’on fait des propriétés de l’âme, purement et simplement, des négations de celles de la matière. Telle est l’idée que le philosophe a trop souvent reçue toute faite de la société par l’intermédiaire du langage. Elle paraît représenter la spiritualité la plus complète, justement parce qu’elle va jusqu’au bout de quelque chose. Mais ce quelque chose n’est que de la négation. On ne tire rien du vide, et la connaissance d’une telle âme est naturellement incapable de progrès ; — sans compter que l’idée sonne creux dès qu’une philosophie antagoniste frappe sur elle. Combien ne vaudrait-il pas mieux se reporter aux vagues suggestions de la conscience d’où l’on était parti, les approfondir, les conduire jusqu’à l’intuition claire ! Telle est la méthode que nous préconisons. Encore une fois, elle ne plaira ni aux uns ni aux autres. On risque, à l’appliquer, d’être pris entre l’arbre et l’écorce. Mais peu importe. L’écorce sautera, si le vieil arbre se gonfle sous une nouvelle poussée de sève.



  1. Epei kai anthrôpoi, hotan asthenèsôsin eis to theôrein, skian theôrias kai logou tèn praxin poiountai (Enn. III, VIII 4).
  2. Nous n’ignorons pas qu’il y eut d’autres mysticismes, dans l’antiquité, que le néo-platonisme et le Bouddhisme. Mais, pour l’objet qui nous occupe, il nous suffit de considérer ceux qui se sont avancés le plus loin.
  3. Sur ce qu’il y a d’essentiellement agissant chez les grands mystiques chrétiens M. Henri Delacroix a appelé l’attention dans un livre qui mériterait de devenir classique (Études d’histoires et de psychologie du mysticisme, Paris, 1908). On trouvera des idées analogues dans les importants ouvrages d’Evelyn Underhill (Mysticism, London, 1911 ; et The mystic way, London, 1913). Ce dernier auteur rattache certaines de ses vues à celles que nous exposions dans L’Évolution créatrice et que nous reprenons, pour les prolonger, dans le présent chapitre. Voir en particulier, sur ce point, The mystic way).
  4. Janet, Pierre, De l’angoisse à l’extase.
  5. M. de Montmorand, Psychologie des mystiques catholiques orthodoxes.
  6. Matière et Mémoire, Paris, 1896. Voir tout le premier chapitre.