Les Entretiens d’Épictète/I/6

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Version audio

Traduction par Victor Courdaveaux.
Didier (p. 20-25).


CHAPITRE VI




Sur la Providence.

Il est aisé de louer la Providence de tout ce qui arrive dans le monde, si l’on a en soi ces deux choses : la capacité de comprendre ce qui arrive à chacun, et un cœur reconnaissant. Si non, ou l’on ne verra pas l’utilité de ce qui se fait, ou l’on n’en saura pas de gré, alors même qu’on la verrait. Si Dieu avait fait les couleurs sans faire aussi la faculté de les voir, quelle en serait l’utilité ? néant. Si, d’autre part, il avait fait la faculté sans faire les couleurs telles qu’elles tombassent sous cette faculté visuelle, quelle en serait encore l’utilité ? néant. Et s’il avait fait les couleurs et la vue, mais sans la lumière ? Ici encore utilité nulle. Qui donc a fait ceci pour cela, et cela pour ceci ? Qui a fait l’épée pour le fourreau, le fourreau pour l’épée ? Ne serait-ce personne ? Comme si chaque jour ce n’était pas par la combinaison des parties dans une œuvre, que nous démontrons qu’elle est forcément le produit d’un habile ouvrier et qu’elle n’a pas été faite au hasard ! Eh quoi ! chacune de nos œuvres révélera son ouvrier, et les objets visibles, la vue, la lumière ne révéleront pas le leur ! L’existence du mâle et de la femelle, leur désir mutuel de s’unir, la faculté qu’ils ont de se servir des parties qui leur ont été données dans ce but, cela aussi ne nous révélera pas son ouvrier ! Admettrons-nous que cela ne le révèle pas ? Eh bien, cette organisation de notre entendement, grâce à laquelle nous ne nous bornons pas à recevoir l’impression des objets qui tombent sous nos sens, mais en enlevons, en abstrayons des parties que nous rapprochons, pour composer avec elles certaines idées, et de ces idées, par Jupiter, passer à d’autres qui leur sont analogues ; cette organisation elle-même sera t-elle impuissante à émouvoir certaines gens, impuissante à les détourner d’abandonner la cause de l’ouvrier suprême ? Si cela est, que l’on nous explique quelle est la cause de chacune de ces choses, ou comment il se peut que, si merveilleuses et sentant ainsi l’artiste, elles soient l’œuvre fortuite du hasard.

Mais quoi ! ces choses n’existent-elles qu’en nous ? Plus d’une n’existe qu’en nous, parce qu’elles étaient spécialement nécessaires à l’être raisonnable ; mais plus d’une aussi se trouve à la fois chez nous et chez les êtres privés de raison. Est-ce donc que ces êtres-là aussi comprennent ce qui est ? pas du tout, car autre chose est d’user, autre chose est de comprendre. Pour eux, Dieu avait besoin qu’ils usassent des idées des sens ; mais nous, il avait besoin que nous en comprissions l’usage. Eux donc, il leur suffit de boire, de manger, de se reposer, de se reproduire, et d’accomplir toutes les autres fonctions de chacun d’eux ; mais nous, à qui il a donné en plus la puissance de comprendre, tout cela ne nous suffit pas ; car si nous ne l’accomplissons pas d’une façon déterminée, avec ordre, et conformément à la nature et à la constide chacun, nous nous écartons de la fin de notre être. En effet, lorsque la constitution des êtres est différente, différentes sont leurs œuvres, et différente leur fin. Aussi à celui dont la nature n’est que d’user des choses, il suffit d’en user d’une façon quelconque ; mais celui dont la nature est en plus de comprendre leur usage, celui-là, s’il n’en use encore d’une façon déterminée, s’écartera toujours de sa fin. Qu’y a-t-il, en effet ? Dieu qui est l’auteur de chaque animal, fait l’un pour être mangé, l’autre pour servir au labourage, l’autre pour fournir du fromage, un autre pour tel autre usage analogue, et pour tout cela quel besoin ont-ils de pouvoir comprendre et juger les idées des sens ? Mais il a mis l’homme dans le monde pour l’y contempler ainsi que ses œuvres, et non-seulement pour les contempler, mais-encore pour les expliquer. Aussi est-il honteux pour l’homme de commencer et de s’arrêter où commence et où s’arrête la brute, ou plutôt il doit commencer au même point, mais ne s’arrêter qu’où s’arrête notre nature elle-même : or elle s’arrête à la contemplation, à l’intelligence, à l’accord de notre conduite avec la nature générale. Avisez donc à ne pas mourir sans avoir vu tout cela.

Vous courez à Olympie pour voir l’œuvre de Phidias, et chacun de vous regarderait comme un malheur de mourir sans la connaître : et ce pour quoi vous n’avez pas besoin de courir, ce pour quoi vous êtes tout portés et sur les lieux mêmes, vous n’aurez pas l’envie de le regarder et de chercher à le comprendre ? Ne sentirez-vous donc jamais qui vous êtes, à quelle fin vous êtes nés, et pourquoi vous avez reçu le don de la vue ? — Mais dans la vie il y a du bien, des désagréments et des peines ! — N’y en a-t-il donc pas à Olympie ? N’y êtes-vous pas brûlés par le soleil, et pressés par la foule ? Vous y lavez-vous toujours bien ? N’y êtes-vous pas mouillés, quand il pleut ? N’y souffrez-vous pas du tumulte, des clameurs, et de bien d’autres ennuis ? Mais vous mettez, je crois, en regard de tout cela la magnificence du spectacle, et dès-lors vous acceptez et supportez tout. Eh bien, n’avez-vous pas reçu des moyens de braver tous les événements ? N’avez-vous pas reçu l’élévation de l’âme ? N’avez-vous pas reçu le courage ? N’avez-vous pas reçu la patience ? Et dès que j’ai l’élévation de l’âme, que m’importe ce qui peut arriver ? Qui pourra me mettre hors de moi et me troubler ? Qui pourra me sembler pénible ? Vais-je donc, au lieu d’employer ma force à ce pourquoi je l’ai reçue, pleurer et gémir sur les événements ?

— Soit ! mais mes narines coulent ! — Eh bien ! esclave, pourquoi as-tu des doigts ? n’est-ce pas pour te moucher ? — Mais est-il raisonnable qu’il y ait dans ce monde des narines qui coulent ? — Ne vaut-il pas beaucoup mieux te moucher que récriminer ? Que crois-tu donc que fût devenu Hercule, s’il n’y avait pas eu le fameux lion, et l’hydre, et le cerf, et le sanglier, et plus d’un homme inique et cruel qu’il a chassés et dont il a purgé la terre ? Qu’aurait-il fait, si rien de pareil n’avait existé ? Il est évident qu’il se serait enveloppé dans son manteau, et y aurait dormi. Tout d’abord donc il n’aurait pas été Hercule, si dans la mollesse et le repos il eût ainsi dormi toute sa vie. Et s’il l’avait été, à quoi aurait-il servi ? Quel emploi y aurait-il eu pour ses bras et pour toute sa force, pour sa patience et pour son courage, sans de telles circonstances et de telles occasions pour le stimuler et pour l’exercer ? Mais quoi ? Il eut peut-être dû se les préparer lui-même, et chercher d’où il pourrait amener dans son pays un lion, un sanglier, une hydre ! Folie et sottise que tout cela ! Seulement, dès que ces choses existaient et qu’Hercule les trouvait, elles servaient à le révéler et à l’exercer.

Toi, à ton tour, comprends donc tout cela, et jette les yeux sur les forces qui sont en toi, considère-les, et dis : « Envoie maintenant, ô Jupiter, les circonstances que tu voudras ; car j’ai des ressources et des moyens donnés par toi-même, pour tirer parti de tous les événements. » Au lieu de cela, vous restez assis, tremblant que certaines choses n’arrivent, et pleurant, gémissant, vous lamentant, parce que certaines autres sont arrivées. Puis après vous accusez les dieux ! Quelle peut-être, en effet, la suite d’un tel manque de cœur, si ce n’est l’impiété ? Et cependant Dieu ne vous a pas seulement donné ces forces pour supporter, grâce à elles, tous les événements sans vous laisser abattre ni briser par eux ; mais encore, ce qui était d’un bon roi et d’un père véritable, il vous les a données libres, indépendantes, affranchies de toute contrainte extérieure ; il les a mises à votre disposition complète, sans se réserver à lui-même la puissance de les entraver ou de leur faire obstacle. Eh bien ! ayant ces forces ainsi libres et a vous, vous ne vous en servez pas, et vous ne comprenez ni ce que vous avez reçu là, ni de qui vous l’avez reçu. Vous restez assis à pleurer et à gémir, les uns n’ayant pas d’yeux pour voir celui qui vous a fait ces dons, et méconnaissant votre bienfaiteur ; les autres vous laissant aller par manque de cœur à des invectives et à des récriminations contre Dieu. Et cependant, pour atteindre à l’élévation de l’âme et au courage, je puis te montrer quelles ressources et quels moyens tu as ; toi, pour invectiver et récriminer, montre-moi à quoi tu peux recourir.