Les Finances américaines d’après la guerre civile

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Les Finances américaines d’après la guerre civile
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 473-490).
LES
FINANCES AMERICAINES
APRES LA GUERRE CIVILE[1]

I. Our Burden and our Strength, by David A. Wells, New-York 1864. — II. The Commercial and Financial strength of the United States, by Lorin Blodget, Philadelphia, King and Baird 1844. — III. How our national debt can be paid, by Dr William Elder, Philadelphia, Sherman and C°, 1865. — IV. Official Reports of the Secretary of the Treasury. — Report on the internal revenue, — Report on the eight census of 1860, by Kennedy, superintendant.

La guerre d’Amérique est terminée, le dernier général rebelle a rendu son armée aux autorités fédérales, le prétendant Davis et les principaux fauteurs de la conspiration du sud sont arrêtés et jugés pour cause de haute trahison. Le président Johnson vient de publier une proclamation d’amnistie en faveur de ceux qui s’étaient mis en lutte contre l’Union ; la réorganisation des états jadis rebelles a commencé, le coton de l’intérieur reprend le chemin du littoral, et le commerce du monde pénètre. de nouveau dans ces régions du sud qui ont été si longtemps fermées. Ces changemens considérables, opérés d’une manière si rapide dans la situation politique des États-Unis, offrent une excellente occasion d’examiner l’état des finances américaines.

L’opinion libérale en France, les classes populaires de la Grande-Bretagne et la nation allemande tout entière ont attendu avec confiance les résultats qui viennent de se produire. Leur sympathie était acquise à la cause de l’Union ; elles se réjouissaient de ses victoires et déploraient ses désastres, sachant bien que les intérêts engagés dans le conflit étaient ceux de la liberté et de la justice. L’étendue et la sincérité de cette confiance se sont surtout manifestées récemment par l’importance des capitaux que les Allemands ont placés dans les fonds des États-Unis. Sans doute le cours relativement peu élevé de ces valeurs a facilité les achats, sans doute aussi les capitalistes se sont laissé tenter par la garantie d’un revenu supérieur à celui que paient la plupart des états d’Europe pour leurs emprunts ; toutefois la principale raison qui a déterminé ces achats si nombreux est la certitude morale que les obligations émises seront intégralement remboursées, intérêt et capital. Sans une pareille certitude, les épargnes d’un peuple industrieux et économe comme le peuple germanique n’auraient certainement pas été placées dans les fonds américains, si bas qu’ait pu en être le cours.

Tout en constatant que les acheteurs allemands ont donné une preuve sérieuse de leur confiance dans la solidité des finances américaines, il importe d’étudier les bases sur lesquelles ces finances reposent, et cela non-seulement pour affermir dans leurs idées ceux qui connaissent déjà les immenses ressources de l’Union, mais aussi pour rendre le doute complètement impossible à tous les esprits que n’aveugle aucune prévention. En conséquence, on voudrait montrer ici comment les ressources actuelles des États-Unis et les richesses destinées à s’accumuler dans l’avenir assureront le paiement futur de la dette et de ses intérêts à l’époque de l’échéance. Tous les faits, tous les chiffres que l’on citera dans cette étude sont tirés de sources officielles. Parmi les publications que nous avons consultées avec le plus de fruit, nous mentionnerons surtout celles du docteur Elder, attaché au bureau statistique des finances, celles du professeur Wells, président du comité des recettes, et les rapports officiels du secrétaire du trésor.


I

Et d’abord quelle est la dette publique des États-Unis ? A la date du 31 mai 1865, le passif du trésor fédéral se décomposait de la manière suivante :


Dette portant intérêt en espèces (obligations à 5 et 6 pour 100) 5,983,814,746 fr.
Dette portant intérêt en monnaie légale[2] 5,688,772,404
Dette ne portant plus d’intérêt 4,245,858
Dette ne portant pas d’intérêt (greenbacks et postal currency[3] 2,553,278,061
Total 14,230,111,009 fr.

L’intérêt annuel de cette dette s’élève aux chiffres suivans :


Intérêt payable en espèces 348,194,643 fr.
Intérêt payable en monnaie légale 324,855,276
Total 673,049,919 fr.

Bien que la guerre soit terminée, on ne peut d’une manière certaine évaluer tout ce qu’elle aura coûté, et le gouvernement devra sans doute acquitter de nombreuses dépenses qui ne sont pas encore portées sur le grand-livre de sa dette. Cependant on peut fixer sans crainte une somme de 3 milliards de dollars (16 milliards 200 millions de francs) comme une limite extrême qui ne sera pas dépassée. Le taux de l’intérêt sur les obligations dont le revenu est payable en or est de 5 et 6 pour 100 ; celui des bons du trésor et des autres dettes payables en greenbacks varie de 5 à 7, plus 3 dixièmes, pour 100 ; le taux moyen de toute la dette publique ne dépasse pas 4, plus 7 dixièmes, pour 100, vu la quantité considérable de papier-monnaie sans intérêt émis par le gouvernement. Toutefois, ces billets devant être tôt ou tard retirés de la circulation et remplacés probablement par des obligations portant intérêt, il sera prudent d’évaluer, avec le docteur Elder, à 5 et demi pour 100 le taux moyen de l’intérêt pour la dette des États-Unis, telle qu’elle sera définitivement constituée. La dette totale portant intérêt est aujourd’hui de 11,672,587,150 francs ; admettons qu’en 1866 elle soit de 13 milliards et demi, l’intérêt s’élèverait alors à 742,500,000 francs ; il serait en 1867 de 891 millions, si l’ensemble de la dette montait à cette époque au chiffre de 16 milliards 200 millions. Telles sont les charges que le gouvernement des États-Unis peut avoir à supporter dans un avenir prochain. Est-il en mesure de payer régulièrement tous les intérêts à l’échéance et de réduire en même temps le capital ? Il sera aisé de répondre à ces questions.

Le chiffre total de la population et la valeur de toutes les propriétés mobilières et immobilières sont établis avec le plus grand soin au début de chaque période décennale par les employés chargés du recensement (census). Ces opérations embrassent non-seulement tous les faits statistiques qui ont rapport aux habitans, elles indiquent aussi la nature, l’étendue, la valeur de toutes les propriétés ; elles énumèrent tous les produits de l’agriculture, des fabriques, des mines et carrières, du commerce, des pêcheries, des forêts, etc. On cherche à réunir toutes les données propres à jeter quelque jour sur la condition présente et les progrès du pays en général et de chaque groupe de population en particulier. Pour faciliter tout ce travail statistique, on partage le territoire en un grand nombre de districts peu étendus, que des milliers de personnes intelligentes et expérimentées sont chargées de parcourir méthodiquement. Les résultats obtenus sont envoyés à Washington, au bureau du recensement, et là on les met en ordre, on les classe par tableaux, puis, dès que ce long dépouillement est achevé, on les publie en plusieurs volumes in-folio. Dans les premières périodes, les officiers du recensement se bornaient à recueillir les faits relatifs à la population, et ce n’est qu’en 1840 que l’on s’occupa pour la première fois de la statistique comparée des propriétés et des produits. Depuis cette époque, deux autres rapports officiels, ceux de 1850 et de 1860, contenant cet ensemble complet de renseignemens, ont été préparés par les soins du bureau central[4]. Quant à la valeur et à l’accroissement de la richesse et des produits de la république américaine antérieurement au premier grand recensement de 1840, il est impossible de les connaître avec une entière exactitude : c’est uniquement par la discussion des divers élémens de comparaison que l’on peut établir d’une manière approximative la statistique de chaque période décennale. C’est ainsi qu’on est obligé de procéder en France, en Angleterre et dans tous les pays du monde où ces évaluations complètes de la fortune et des revenus publics ne sont pas faites officiellement à intervalles réguliers.

Toutefois il est bon de dire, relativement aux estimations des propriétés et des produits faites aux États-Unis par des employés du recensement, que tous les statisticiens et les économistes les considèrent comme étant de beaucoup inférieures à la valeur réelle. En effet, les propriétés immobilières servant de base à la répartition de l’impôt, l’habitude constante est de les évaluer seulement aux deux tiers de leur prix vénal, et quant aux propriétés mobilières et personnelles, il est souvent très facile d’en cacher l’existence et d’échapper ainsi à la taxation[5]. Dans un écrit récemment publié, le professeur Wells a prouvé par une savante discussion de la richesse totale de deux localités prises au hasard dans l’état de New-York, une grande cité et une ville rurale, que les estimations du recensement sont dans un cas inférieures de moitié, dans l’autre de plus des trois quarts, aux valeurs réelles.

Le chiffre et l’accroissement de la population étant l’élément le plus intéressant pour la connaissance des forces productives d’un pays, il importe de donner une idée des merveilleux progrès des États-Unis sous ce rapport en les comparant aux îles britanniques et à la France. En 1790, la population de la république américaine était de 3,929,827 habitans ; en 1860, elle s’élevait au total de 31,445,080 personnes : c’est une augmentation d’un peu plus de 700 pour 100 dans l’espace de soixante-dix années. Durant la période qui s’est écoulée de 1793 à 1861, c’est-à-dire en soixante-huit années, les îles britanniques n’ont gagné que le double, soit 103 pour 100 en population, tandis que la France, beaucoup plus lente, a vu de 1801 à 1861 le chiffre de ses habitans s’augmenter seulement de 37 pour 100, un peu plus d’un tiers.

Ce n’est pas tout : les prodigieux développemens de la population américaine ont suivi la marche la plus régulière. Le chiffre des habitans n’a cessé de s’accroître aux États-Unis d’une manière singulièrement uniforme, le taux du progrès décennal oscillant entre les deux extrêmes de 32,67 et de 36,43. Cet accroissement, qui s’est produit avec une si grande régularité pendant une période de soixante-dix ans et sous les influences les plus diverses, peut être considéré comme un accroissement normal sur lequel il est permis de compter dans l’avenir. On pourrait même supposer que, grâce aux avantages considérables qui sollicitent l’immigration depuis la fin de la guerre, les progrès de la population seront de plus en plus rapides ; toutefois nous abaisserons dans nos calculs le taux futur de l’accroissement décennal à 30 pour 100, chiffre bien inférieur à l’augmentation constatée depuis 1790 dans chaque période de dix ans.


POPULATION ET RICHESSE DES ÉTATS-UNIS


Années Population Valeur des propriétés mobilières et immobilières Accroissement décennal de la population Accroissement décennal de la richesse Richesse moyenne par tête
1790 3,929,827 4,050,000,000 (estimé) 1,010 fr.
1800 5,305,937 5,788,800,000 (estimé) 35,02 pour 100 43 pour 100 1,092
1810 7,239,814 8,100,000,000 (estimé) 36,43 39 1.119
1820 9,638,191 10,162,800,000 (estimé) 33,13 25,40 1,053
1830 12,866,020 14,326,200,000 (estimé) 33,45 41 1,112
1840 17,069,453 20,125,600,000 (officielle) 32,66 41,07 1,188
1850 23,191,876 38,533,212,000 (officielle) 35,87 89,06 1,661
1860 31,445,080 87,258,600,000 (officielle) 35,59 126,42 2,754

Ainsi, tandis que la population s’est accrue d’une manière uniforme, les progrès de la richesse publique ont augmenté suivant une proportion beaucoup plus rapide. De 1850 à 1860, cet accroissement a dépassé chaque année 4 milliards 800 millions de francs, somme supérieure au tiers de la dette actuelle. Pendant la période de dix années correspondante à la dernière décade du recensement américain, les progrès du royaume-uni ont été seulement de 7 sur 100 pour la population et de 33 sur 100 pour la fortune publique. Il faut maintenant comparer la richesse des États-Unis avec le montant de la dette qu’auront à supporter les Américains jusqu’en 1900, en supposant, ce qui est tout à fait improbable, que nul remboursement du capital de 3 milliards de piastres n’ait été encore opéré à cette époque. Le taux de l’accroissement décennal dans la fortune publique est évalué à 100 pour 100 au lieu de 126 pour 100, qui est le taux de la dernière période de recensement.


PROPORTION DE LA DETTE A LA RICHESSE NATIONALE.


Années Population Richesse publique Richesse moyenne par tête Dette annuel par tête Intérêt annuel par tête Proportion de la dette à la richesse
1860 31,445,080 87,258,600,000 2,754
1865 34,000,000 116,499,600,000 3,426 444 69 28 89 13,90 pour 100
1870 40,950,000 174,517,200,000 4,261 395 60 23 65 9,28
1880 53,235,000 349,034,400,000 6,556 304 29 18 25 4,64
1890 69,205,500 698,068,800,000 10,141 234 52 14 04 2,32
1900 89,964,150 1,396,137,600,000 15,514 180 04 10 80 1,16

On le voit, la richesse publique est destinée à s’accroître rapidement, et le poids de la dette doit diminuer en même temps pour chaque citoyen. L’histoire moderne de la Grande-Bretagne présente un fait analogue, puisque dans les quarante-neuf années qui se sont écoulées de 1816 à 1865 la proportion de la dette nationale à la richesse publique s’est abaissée graduellement de 40 à 10 pour 100, tandis que la dette elle-même n’a pas diminué de 800 millions sur un capital primitif de 21 milliards de francs. Et pourtant les progrès en richesse de la Grande-Bretagne ont été singulièrement distancés par ceux de la république américaine.

Après avoir montré quel est actuellement et quel sera dans l’avenir le poids de la dette sur les habitans des États-Unis, il importe de mettre cette charge en regard de celle que supporte l’Angleterre. A la fin des grandes guerres européennes, en 1816, la dette de l’Angleterre s’élevait à vingt et un milliards vingt-cinq millions de francs, répartis sur une population totale de 19,275,000 habitans : c’était donc environ une somme de 1,090 francs par personne. Actuellement la charge que chaque Anglais doit porter dans la dette nationale a diminué dans une forte proportion ; mais elle est encore plus considérable quant au capital et à peine moins élevée quant à l’intérêt que ne l’est celle de l’Amérique. En réfléchissant aux immenses ressources de la république et à la grande supériorité matérielle que lui réserve l’avenir sur les diverses contrées d’Europe, on ne saurait douter que les obligations des États-Unis ne prennent honorablement leur rang dans les marchés monétaires à côté des consolidés, des rentes et des fonds publics les mieux cotés, d’autant plus que le taux élevé de leur intérêt constitue un placement beaucoup plus rémunérateur. On pourrait objecter que dans les évaluations précédentes nous avons fait entrer les populations des états qui étaient naguère en rébellion, et que nous semblons attendre d’elles qu’elles prendront leur part de la dette et contribueront au paiement de l’intérêt, ce qui leur serait impossible aujourd’hui. Si l’on ne tenait compte que du moment présent, l’objection pourrait avoir une certaine force. Il convient donc d’examiner la question sous une nouvelle face et de rechercher si les états loyaux sont assez forts pour supporter à eux seuls tout le poids de la dette nationale.

En 1860, la richesse totale des états fédéraux, en défalquant la valeur en argent des esclaves du Maryland, du Delaware, du Kentucky, du Missouri et du district de Colombie, était évaluée à la somme de 57 milliards 866 millions de francs. En juin 1865, elle doit s’être élevée, suivant le taux normal de l’accroissement, à 87 milliards, c’est-à-dire à un chiffre plus de cinq fois supérieur à celui de la dette nationale. Leur production annuelle était en 1860 de 15 milliards 498 millions, ou de 26,8 pour 100 de la richesse évaluée. En 1865, leur production totale doit être de 23 milliards 317 millions, somme : énorme, en comparaison de laquelle l’intérêt de la dette nationale (673,050,000 francs) est seulement de 2,88 pour 100. Si l’on continue d’évaluer la fortune publique et la production annuelle des États-Unis jusqu’en l’année 1884, époque de l’échéance la plus éloignée des obligations nationales, on arrive au tableau suivant, dans lequel nous avons pris soin de réduire de 126 à 100 pour 100, à partir de 1870, le taux de l’accroissement décennal de la richesse du pays.


Années Dette portant intérêt Intérêt annuel Richesse des états loyaux Production des états loyaux Rapport de l’intérêt à la production
1865 11,672,000,000 673,000,000 87,000,000,000 23,317,000,000 2,88 pour 100
1866 13,500,000,000 742,500,000 94,110,000,000 25,299,000,000 2,93
1867 16,200,000,000 891,000,000 102,110,000,000 27,362,000,000 3,25
1870 130,770,000,000 35,046,000,000 2,54
1880 261,540,000,000 70,092,000,000 1,36
1884 343,650,000,000 86,076,000,000 1,03

Si les états loyaux avaient donc à soutenir tout seuls le fardeau de la dette nationale, l’intérêt qu’ils auraient à payer en 1884 dépasserait à peine 1 pour 100 de la production probable, et l’ensemble de la dette n’atteindrait même pas au cinquième de ce revenu : dans une courte période de vingt années, la production annuelle se serait élevée à une valeur presque égale à celle de toute la richesse publique telle qu’elle existe en 1865.

Bien que nous ayons eu soin de réduire à 100 pour 100 le taux d’accroissement normal de la richesse des États-Unis pendant chaque période de dix années, il faut néanmoins reconnaître que, pour des raisons indépendantes de l’issue de la guerre, les progrès futurs seront beaucoup plus rapides que ceux du passé. Chaque année, des espaces considérables sont livrés à la colonisation et à la culture. Les nouveaux états de Nevada, de Colorado, les territoires de Dacotah, d’Arizona, d’Idaho, de Montana, dont l’estimation n’entre même pas dans le recensement de 1860, comptent parmi les contrées du monde les plus riches en métaux précieux, et rivaliseront bientôt en importance avec la Californie. Le gouvernement fédéral possède encore dans les régions de l’ouest et du nord-ouest un domaine de 380 millions d’hectares, qui représente pour le trésor une réserve de 6 milliards de francs, et, chose bien plus importante, ce domaine va se diviser en propriétés dont la valeur imposable s’accroîtra au taux de 455 pour 100 dans l’espace d’une période décennale, comme l’ont fait en moyenne toutes les nouvelles terres mises en culture depuis 1850. En vingt années, la fortune des colons sera trois fois décuplée.

Les jeunes états de l’ouest croissent beaucoup plus rapidement en prospérité matérielle que les états de l’est, plus anciennement peuplés. Les exemples qui prouvent cette supériorité de l’ouest sont des plus frappans. Ainsi, tandis que, durant la période décennale de 1850 à 1860, l’Union tout entière s’enrichissait de 126 pour 100, l’ensemble des valeurs imposables de l’Iowa s’élevait de 128,056,000 à 1,335,625,000 francs, soit de 943 pour 100 ; la Californie montait de 119,669,000 à 1,122,520,000 francs, soit de 838 pour 100. Le progrès était de 550 pour 100 dans le Wisconsin, de 467 pour 100 dans l’Illinois, de 330 pour 100 dans le Michigan. L’état d’Ohio ajouta pendant la même période une somme de 3 milliards 721 millions de francs ou 138 pour 100 à sa richesse totale ; la Pensylvanie, plus populeuse et plus anciennement colonisée, gagna 3 milliards 748 millions ou 96 pour 100, tandis que la somme de 4 milliards 120 millions, dont s’accrut l’actif du grand état de New-York, ne représente pour la période décennale qu’une augmentation de 71 pour 100. Ces sommes ne sont point les revenus des états, mais bien les épargnes que les travailleurs de toute espèce, agriculteurs, industriels, commerçans, ont ajoutées à leur capital, et qui dès maintenant servent à leur tour à développer de plus en plus rapidement la richesse accumulée de la nation.

Ce serait une erreur de croire que les états du nord ont été épuisés ou appauvris par les quatre années de guerre. La preuve, convaincante du contraire est qu’ils ont pu livrer au gouvernement des produits de leur industrie pour une somme d’environ 16 milliards de francs, montant de la dette nationale qui a été entièrement souscrite dans le pays. Le secrétariat des finances n’a point négocié ni vendu à l’étranger, soit directement, soit indirectement, un seul dollar de rente. Sur un emprunt s’élevant aujourd’hui à 14 milliards 230 millions, 1 milliard et demi ou 2 milliards à peine ont pris le chemin des pays étrangers par les voies ordinaires du commerce. D’autres preuves ne sont pas moins péremptoires. Depuis l’ouverture des hostilités, la situation de toutes les classes de la population s’est sensiblement améliorée dans les pays du nord. Les riches sont devenus plus riches, les travailleurs ont obtenu de plus forts salaires, et par conséquent sont plus à leur aise. Les causes de ce progrès sont évidentes. Les commandes du gouvernement ont donné une prodigieuse impulsion aux fabriques du nord et à l’agriculture de l’ouest ; en outre des centaines de mille hommes, en entrant dans les rangs de l’armée, ont fait augmenter les salaires de ceux qui sont restés dans les grandes villes. On a dû faire appel à la charité publique moins fréquemment que par le passé, et malgré de nombreuses souscriptions aux emprunts nationaux faites directement par les classes travailleuses, l’importance des capitaux mis à la disposition des caisses d’épargne a rapidement grandi.

Qu’il nous suffise de citer en exemple les caisses d’épargne des états de Massachusetts et de New-York, qui peuvent être considérés comme les représentans des autres états du centre et de la Nouvelle-Angleterre. Au Massachusetts, le total des sommes déposées dans les caisses d’épargne en octobre 1860 s’élevait à 243,292,874 francs, appartenant à 230,068 déposans, la moyenne de chaque livret étant de 1,036 francs par tête. En octobre 1864, l’ensemble des dépôts était de 337,811,062 francs, appartenant à 291,616 personnes ; la moyenne par déposant s’était donc élevée à 1,158 fr, Ainsi, pendant les quatre années de la guerre, l’accroissement avait été de près de 100 millions sur le montant des dépôts, de 120 fr. sur la moyenne, et de plus de 60,000 sur le nombre des déposans. Il y a plus de comptes ouverts dans les caisses d’épargne qu’il n’y a de chefs de famille dans le Massachusetts tout entier. Chose remarquable, en 1862 le capital réuni de toutes les banques de cet état ne dépassait pas la somme de 360,941,400 fr., de sorte que les économies du pauvre égalaient presque en importance le capital employé dans les grandes affaires du principal état manufacturier de l’Union. Dans l’état de New-York, les progrès ont été encore plus remarquables. Au 1er janvier 1860, les sommes déposées dans les caisses d’épargne de New-York s’élevaient au total de 328,068,338 fr., et le nombre des déposans était de 273,697, ayant versé en moyenne 1,198 fr. Au mois de janvier 1865, ces banques devaient à 456,403 personnes la somme formidable de 644,443,522 fr., soit environ 1,406 fr. par déposant. Pendant la guerre, les dépôts se sont donc accrus dans le seul état de New-York de plus de 300 millions, ou de près de 100 pour 100 ; plus de 182,000 personnes ont grossi le nombre des déposans, et la moyenne de chaque compte s’est élevée de plus de 200 fr. Ainsi les populations se sont également enrichies dans les états de New-York et de Massachusetts, dont l’un est presque uniquement agricole et commercial, tandis que l’autre est principalement manufacturier. Il faut remarquer aussi que les caisses d’épargne ne reçoivent point l’argent des riches, de sorte que l’augmentation considérable du capital de ces institutions est une preuve certaine de la prospérité croissante de la masse du peuple pendant la guerre. Ajoutons que les travailleurs des états du nord ont en grande partie placé leur argent dans les fonds publics : l’accroissement du capital des caisses d’épargne ne représente donc que d’une manière très incomplète les économies réalisées par le peuple des États-Unis durant, les quatre années de la guerre civile.

Quant aux autres établissemens financiers, la plupart ont également prospéré. Les revenus des capitaux ont été à la fois très élevés et très régulièrement servis. En plusieurs endroits, les placemens mobiliers ont monté plus rapidement sur le marché que le prix de l’or. Payés en espèces, les dividendes de plusieurs sociétés, chemins de fer et compagnies d’assurances, de mines, de télégraphes et de caisses d’escompte, ont été plus considérables pendant la guerre qu’ils ne l’avaient été précédemment. De même les bénéfices de la plupart des transactions commerciales se sont accrus dans de fortes proportions. Ainsi le nord, bien loin de se trouver épuisé à l’issue des hostilités, a vu ses ressources s’accroître, et peut charger vaillamment sur ses épaules le fardeau de son budget.

Nous allons citer quelques faits de statistique à l’appui de ces conclusions générales, en ayant soin de prendre nos exemples dans les états du nord où les enrôlemens militaires ont produit, dit-on, les effets les plus désastreux. L’état d’Iowa, qui, sur une population de 675,900 habitans en 1860, a fourni depuis le mois de mai 1861 jusqu’en décembre 1863 une force totale de 52,240 hommes, a porté le nombre des hectares en culture de 1,378,000 en 1859 à 1,880,000 en 1862, et à 1,960,000 en 1863. Sa production en blé a monté, de 2,995,500 hectolitres en 1862 à 5,299,720 en 1863. L’Indiana1 a produit 5,509,540 hectolitres de froment en 1859 et plus de 7,200,000 hectolitres en 1863, bien qu’à cette époque, sur une population totale de 1,350,000 âmes, l’état eût donné plus de 124,000 combattans à l’armée.

Dans les états loyaux situés à l’est du Mississipi, les produits en houille, cuivre, plomb, fer et sel ont partout été plus élevés qu’ils ne l’étaient avant la guerre. Prenons pour exemple les districts miniers du Lac-Supérieur. En 1862, 115,721 tonnes de fer ont été chargées à Marquette, et plus de 200,000 tonnes en 1863. Les produits des mines de cuivre de ce même district ont suivi la progression suivante : en 1858, 3,500 tonnes ; en 1859, 4,200 tonnes ; en 1860, 6,000 tonnes ; en 1861, 7,400 tonnes ; en 1863, 8,548 tonnes. Ce dernier chiffre est supérieur de moitié au rendement de toutes les mines de cuivre si renommées de la Grande-Bretagne.

En 1858, la richesse minière du pays s’est encore augmentée d’un article dont la production, à peu près restreinte aux États-Unis, a suivi une progression presque sans exemple dans l’histoire du commerce et de l’industrie : nous voulons parler de l’huile de pétrole. Dans la statistique de 1860, le pétrole n’était pas même inscrit comme un élément de la fortune publique. Depuis, on a fait la découverte de sources de pétrole dans la Pensylvanie, dans l’Ohio et dans plusieurs autres états. La valeur de cette tuile recueillie dans l’année 1864 ne peut pas être évaluée à moins de 216 millions de francs. L’ouverture d’un grand nombre de puits augmentera considérablement la production de cet article, qui deviendra l’une des plus importantes sources de revenu.

Les régions minières, dans lesquelles se rendront en foule les soldats licenciés de l’une et l’autre armée et la multitude plus nombreuse encore des immigrans d’Europe, s’étendent sur un espace de 17 degrés de latitude et d’une longitude presque égale. Elles ont une étendue d’environ 2,600,000 kilomètres carrés, Elles sont pour ainsi dire remplies d’or ; d’argent, de pierres précieuses, de marbre, de plâtre, de sel, d’étain, de mercure, d’asphalte, de charbon, de fer, de cuivre et de plomb. Si l’on y dépensait la même quantité de travail que dans la Californie, elles donneraient un produit annuel qui se chiffrerait par milliards dès qu’on aurait pourvu aux moyens de transport. Ce sont là non de simples possibilités, mais l’expression de faits qui déjà peuvent être considérés comme certains. Une population de 30 millions d’habitans qui depuis un demi-siècle double dans une période de vingt-trois ans et demi, qui dispose de toutes les ressources industrielles et mécaniques de notre époque, qui de plus est animée par une indomptable initiative, par la foi en sa mission et par un ferme espoir, une population pareille saura certainement accomplir de plus, grandes choses que nous n’osons le prédire.


II

Les états loyaux, on vient de le voir, sont assez forts pour sortir promptement de leurs embarras financiers sans le secours de leurs voisins du sud ; mais les états rentrés depuis la fin de la guerre dans le sein de l’Union ne sont pas annihilés, et sans aucun doute ils contribueront pour leur part, dans un avenir prochain, à consolider le gouvernement fédéral et à payer la dette de la nation. Les propriétés mobilières et immobilières de ces états ont été évaluées dans le recensement de 1860 à 18 milliards 622 millions de francs, soit environ 25 pour 100 de la richesse totale de l’Union. On ne saurait douter que leurs ressources et leurs forces productives ne soient grandement augmentées dans l’avenir par l’abolition de l’esclavage, bien que la transition entre les deux systèmes de travail puisse retarder le développement de la prospérité nationale pendant quelques années. D’ailleurs il est probable qu’on s’est exagéré la destruction et le ravage des propriétés qui ont eu lieu dans le sud. On a beaucoup parlé des ruines fumantes que laissaient derrière elles les armées en campagne, et certainement plusieurs villes américaines ont été livrées aux flammes ; une forte proportion des bêtes de somme et de labour a péri au service des combattans.qui se disputaient le territoire ; des campagnes cultivées ont été transformées en désert. Toutefois il y a peu de contrées dans le monde où les immeubles faciles à détruire offrent une proportion relativement moins considérable que les états du sud de l’Union. Ce sont, à l’exception de certains districts de la Virginie, du Tennessee et de la Géorgie, des régions purement agricoles, où l’on ne cultive que le cotonnier, le riz et le tabac. Les cases des esclaves et des petits blancs sont des constructions des plus grossières ; les maisons des grands planteurs sont rares, isolées et sans beauté architecturale, si ce n’est dans les cités, et çà et là sur les bords du Mississipi. On ne voit pas dans les contrées du sud ces innombrables granges et ces hangars qui frappent de tous côtés les regards du voyageur parcourant les états du nord. Les barrières, étant peu utiles, sont presque inconnues, excepté dans les régions du centre, où l’on s’occupe de l’élève des bestiaux. Les instrumens agricoles sont simples et peu nombreux, puisque jusqu’à nos jours le planteur comptait presque uniquement sur les bras de ses nègres. A l’exception de la presse à coton et de l’égreneur les propriétaires n’avaient pas besoin d’acheter de machines coûteuses, car les districts sucriers de la Louisiane forment une trop faible partie du territoire pour qu’il soit nécessaire de les faire entrer en ligne de compte[6]. Les valeurs imposables du sud consistent surtout en sol cultivable, et cette propriété reste entière. On peut même dire qu’elle a gagné en force productive par ces quatre années de jachère partielle. Grâce au travail libre et au flot grossissant de l’émigration, qui se dirige des états du nord et même de l’Europe vers les terres fertiles du sud, grâce aussi à l’excellence reconnue du coton, ce grand article d’exportation dont les États-Unis ont eu longtemps le monopole et dont sans aucun doute ils redeviendront bientôt les principaux producteurs, la prospérité matérielle du sud ne peut manquer de se développer bientôt avec une rapidité dont on n’a pas eu d’exemple dans l’histoire de ces contrées. Si les états méridionaux, entravés par l’esclavage, ont pu représenter un quart de la richesse de l’Union, ils représenteront certainement bien davantage avec le travail libre, et pourront contribuer en proportion de ce progrès aux charges de la dette. Une taxe frappée sur le coton, le tabac et autres denrées du sud, et atteignant principalement le consommateur étranger, pourrait facilement, dans un avenir prochain, donner un revenu annuel de 300 à 500 millions de francs.

Le besoin de coton est tel que de 1850 à 1860 les immenses progrès de la culture n’ont jamais été trop rapides. La Grande-Bretagne employait à elle seule une quantité de coton en laine augmentant de 20 millions de kilogrammes tous les ans, et pourtant c’est à peine si l’on commence à se faire une idée des masses énormes de coton que pourraient fournir les États-Unis. Ainsi M. Atkinson, l’économiste qui a le mieux traité ces questions, nous apprend que la quantité de terrain cultivé en coton n’a jamais dépassé 1 et 7 dixièmes pour 100 de l’étendue des terres qu’on pourrait consacrer à ce produit.

La question des futurs approvisionnemens de coton ne dépend pas non plus nécessairement de l’activité que pourront déployer les nègres. C’est un fait établi que dès l’année 1850 un neuvième de la récolte avait été produit par des mains libres. On n’ignore pas que depuis cette époque l’emploi des travailleurs salariés a été en augmentant, et que les colons allemands du Texas occidental ont parfaitement réussi dans leurs cultures. Déjà nous voyons se porter des états du nord vers les états du sud une émigration dont le succès ne fait pas le moindre doute. L’armée fédérale ayant été licenciée, de nombreux soldats iront établir leurs foyers sur ce sol plus fertile, et feront preuve, pour les travaux de la paix, de la même énergie que sur le même théâtre ils ont déjà déployée dans les célèbres campagnes de Grant et de Sherman. La société d’émigration de la Nouvelle-Angleterre[7], grâce à laquelle, après une lutte sanglante et désespérée, le Kansas a été colonisé, organisé et finalement gagné à la cause de la liberté, se prépare à coloniser les états du sud comme elle a déjà colonisé les territoires de l’ouest. Partout où se présentent les vaillans fils de la Nouvelle-Angleterre, ils s’entourent de leurs écoles libres et de leurs églises, et portent avec eux le suffrage universel, l’ordre, l’industrie et la sobriété, toutes choses tendant à produire la richesse, qui est le nerf d’un état.

Il est facile de juger des avantages du travail libre sur le travail servile en comparant le Maryland, un des états à esclaves les plus favorisés, au Massachusetts ; un des états libres les plus prospères. Le Maryland offre une superficie de 28,811 kilomètres carrés, supérieure de 8,600 kilomètres à celle du Massachusetts. Le Maryland a une longueur de côtes fluviales et maritimes de 2,150 kilomètres, et le Massachusetts de 1,229 seulement. Le Maryland possède un domaine agricole double en étendue de celui qui appartient au Massachusetts. La nature a donc éminemment favorisé le Maryland. Voyons maintenant ce que nous dit la statistique. En 1860, la mortalité dans le Massachusetts était de 1 sur 92, dans le Maryland de 1 sur 52. La production du Massachusetts était évaluée à 1 milliard 550 millions de francs, celle du Maryland à 356 millions. Le revenu par tête était de 1,269 francs dans le Massachusetts, et de 518 fr. dans le Maryland, moins de la moitié. Au Massachusetts, la propriété tant mobilière qu’immobilière était évaluée à 4 milliards 401 millions, dans le Maryland à 2 milliards 30 millions. En comparant ces derniers chiffres à ceux du revenu, on voit que les intérêts du capital s’élèvent à 35 pour 100 dans le Massachusetts, et à 17 pour 100 seulement dans le Maryland.

L’émancipation, en permettant aux anciens esclaves de se procurer des marchandises diverses, fait de ces hommes des membres beaucoup plus utiles à la communauté qu’ils ne l’étaient avant leur changement de fortune. On en a eu la meilleure preuve lors de l’émancipation qui a eu lieu, il y a deux ans, dans les sea-islands de la Caroline du sud. Dans ces colonies, chaque femme s’est déjà procuré sur ses économies une robe de soie et des pendans d’oreilles, ce qui est d’autant plus remarquable que plusieurs n’avaient jamais auparavant possédé un seul écu. Sur quelques-unes des plus petites lies, une colonie de quelques centaines de nègres émancipés a, dit-on, acheté et payé dans l’année des articles d’usage domestique pour une somme de 110,000 francs.

Il est donc incontestable que les États-Unis ont en jouissance et en expectative une richesse suffisante pour subvenir aux exigences de leur budget. Il reste à se demander quels sont les voies et moyens qui assurent le revenu national.

Les impôts, tels qu’ils sont constitués par le système actuel, donneront à l’intérieur une somme s’élevant pour l’année courante à 1 milliard 404 millions de francs. En ajoutant les recettes fournies par les douanes et les ventes de terrains, on arrive a une recette totale de 1 milliard 755 millions. Au 31 mai dernier, l’intérêt de la dette était de 673,049,919 francs, laissant au trésor une somme de 1 milliard 82 millions disponible pour les besoins ordinaires. Grâce au retour de la paix, les dépenses pour les services civils, militaires et maritimes ne dépasseront pas ce chiffre, et de son côté la dette publique s’arrêtera probablement à la limite que nous lui avons assignée. En 1866, la rente à servir aux créanciers de l’état n’excédera pas 750 millions en chiffres ronds, pourvu que les 2 milliards de monnaie légale compris dans, la dette restent sous leur forme actuelle de billets remboursables par le trésor sans intérêts. Pour le service de 1867 et des années subséquentes, nous avons établi qu’une somme d’au plus 891 millions sera l’intérêt total a payer par le pays, et que cet intérêt sera suffisamment garanti par l’accroissement assuré du produit des impôts, des douanes et de la vente des terrains. Dans la période du plus grand épuisement, après une guerre de quatre années qui a tari en partie les sources de revenu, le gouvernement dispose encore d’amples moyens pour payer sur les recettes ordinaires les intérêts de la dette publique. Personne donc ne peut mettre en doute qu’à l’avenir le trésor ne soit dans la meilleure situation non-seulement pour payer la rente de ses emprunts, mais aussi pour rembourser le principal de sa dette.

III

Nous pouvons admettre, sans crainte de nous tromper, qu’en l’année 1870 le mouvement industriel aura repris sa marche normale dans les états du sud, et que les populations jadis rebelles seront parfaitement en mesure de contribuer à l’accroissement des revenus de l’Union. Dans ce cas, ce n’est certainement pas une exagération d’évaluer au moins à 25 pour 100 l’apport des états du sud dans l’ensemble des richesses de la république américaine. En acceptant cette estimation, et en fixant le budget annuel de la paix à 1 milliard 800 millions pour la décade qui s’écoulera de 1870 à 1880, et à 1 milliard 340 millions pour la décade suivante, le docteur Elder a prouvé qu’il serait facile de payer complètement la dette nationale avant 1890, sans qu’il en résultat une gêne considérable. Que l’on consacre seulement 1 pour 100 de la production totale des États-Unis à l’amortissement du capital de 16 milliards 200 millions, et la dette américaine, diminuant d’année en année, ne sera plus que de 575 millions en 1880, de 316 millions en 1885, de 32 millions en 1889, pour être l’année suivante définitivement rayée du grand-livre.

Des ennemis de la cause défendue par les États-Unis se sont étudiés à répandre l’idée que le gouvernement fédéral en viendrait quelque jour à repousser la dette de la guerre et à faire tout simplement banqueroute. Un pareil soupçon est vraiment injustifiable, et rien dans le passé de l’Union ne peut l’autoriser. Disons-le nettement, la doctrine de la banqueroute (repudiation) a été inventée par les mêmes hommes qui ont prêché les state-rights et le droit de sécession. C’est dans l’état du Mississipi que cette doctrine a été mise en pratique pour la première fois, et c’est Jefferson Davis qui s’en était fait le grand apôtre. Récemment, lorsque le président des états soi-disant confédérés refusait d’accepter le papier-monnaie qu’il avait émis lui-même, il ne faisait que recommencer, sur de plus grandes proportions, l’œuvre de sa jeunesse. Quant au gouvernement des États-Unis, non-seulement il n’a jamais refusé de payer le capital ou l’intérêt de ses obligations, mais il a su même acquitter en entier une dette contractée dans des circonstances analogues à celles de la guerre qui vient de finir. En 1816, après sa lutte contre l’Angleterre, la république américaine était obérée d’une dette de 686 millions de francs, constituant une charge moyenne de plus de 79 fr. par personne et 7 pour 100 de la valeur approximative de toutes les propriétés de l’Union. Cette dette s’élevait donc proportionnellement à la moitié de la dette actuelle, et cependant elle fut entièrement remboursée en dix-neuf années par le surplus des ressources ordinaires du trésor, sans qu’il eût été nécessaire de recourir à des taxes spéciales et sans que le moindre embarras financier eût entravé la prospérité de la nation. Bientôt après l’acquittement de la dette, il y avait déjà surabondance d’argent dans le trésor fédéral, et 200 millions de francs qui se trouvaient de trop dans les caisses publiques par suite de l’accumulation des excédans du revenu furent distribués aux états, et par les états aux diverses villes de l’Union, qui employèrent cet argent à fonder des écoles, des bibliothèques et d’autres établissemens d’utilité générale. Il n’y a pas dix ans que, se trouvant en possession d’un autre excédant de recettes, le gouvernement fédéral fit racheter à près de 20 pour 100 de prime ses propres obligations, portant 6 pour 100 d’intérêt. L’expérience du passé et les traditions nationales rendent le peuple américain très désireux de se débarrasser encore une fois, et promptement, du fardeau de la dette. C’est à ce point de vue qu’il faut regarder le mouvement qui se produit actuellement pour acquitter par voie de souscription publique l’énorme capital de 16 milliards. Déjà les actions souscrites dans cette entreprise financière d’un nouveau genre s’élèvent à un chiffre considérable ; mais quel que soit le résultat définitif de cette tentative, dont la réussite serait un des épisodes les plus remarquables des temps modernes, qu’il nous suffise de dire que cette proposition, faite après une terrible guerre, de payer par des cotisations privées une dette plus considérable que celle de la France, et seulement inférieure d’un quart à celle de la Grande-Bretagne, est une proposition sérieuse, et que les Américains riches ou seulement aisés y répondent avec empressement. C’est là, ce nous semble, un fait qui place au-dessus de toute espèce de doute la probité financière de ce jeune peuple et sa confiance dans ses ressources. Quand il s’agit d’une nation donnant de tels exemples, le mot de banqueroute n’est qu’une indigne calomnie.

Un fait qui se rattache aux oscillations du prix de l’or et des obligations des États-Unis témoigne d’une manière éloquente quelle est la sécurité du peuple en présence des engagemens contractés par le gouvernement fédéral. Tandis que le prix de l’or, réglé uniquement par les intérêts des obligations et non par le capital lui-même, s’élevait par secousses jusqu’à 184 au-dessus du pair, les obligations connues sous le nom de five-twenties et les obligations du trésor, payables en papier-monnaie et non en or, étaient à peine influencées par l’état du marché monétaire et se maintenaient à leur prix normal. Au mois de juillet 1864, l’or étant côté à 284, les obligations étaient à 104 1/2, et lorsqu’au mois de mai 1865 l’or fut tombé à 130, les obligations étaient encore marquées au prix de 104. Il n’est donc pas déraisonnable d’espérer que la valeur de l’or sera ramenée au pair, et que lorsque les paiemens en espèces auront été repris les obligations des États-Unis ne tomberont pas au-dessous de leur valeur nominale. Ce serait là dans l’histoire financière des nations un phénomène sans précédent et un éclatant témoignage de la confiance inébranlable que la probité de leur gouvernement inspire aux Américains. D’ailleurs, pour réduire complètement au silence tous les bruits malveillans, il suffit d’exposer simplement les faits qui rendent la banqueroute impossible. Nous avons dit que la dette actuelle, dépassant 14 milliards, a été contractée envers des nationaux, et qu’au moins les sept huitièmes des obligations se trouvent encore entre les mains de citoyens de la république. Il est également constant que toutes les classes de la nation ont à l’envi contribué aux emprunts. Les titres de 50 et de 100 dollars font partie de presque toutes les épargnes. Les détenteurs de five-twenties (obligations payables en cinq ou vingt années) se comptent à eux seuls par centaines de mille, et le nouvel emprunt des seven-thirties (obligations à 7 trois dixièmes pour 100 payables en trois années) est encore beaucoup plus populaire. On peut hardiment affirmer que le nombre de personnes peu fortunées qui possèdent, sous une forme ou sous une autre, des obligations des États-Unis est beaucoup plus considérable que celui des riches créanciers, bien que d’un autre côté le total des sommes avancées par de forts capitalistes constitue la partie la plus élevée des emprunts. Or, dans un pays où le suffrage universel s’exerce constamment et sur toutes les questions d’intérêt national, dans un pays où le possesseur d’un billet de 50 dollars a le même pouvoir politique que le millionnaire, est-il possible que des mesures législatives puissent confisquer ainsi l’argent dans la poche du pauvre ? De pareilles mesures ne pourraient être prises que par le congrès, c’est-à-dire par une assemblée issue du suffrage universel ; mais les détenteurs des obligations du gouvernement sont en majorité dans tous les districts électoraux, et rendraient impossible la nomination d’un seul membre disposé à répudier la dette.

D’ailleurs une raison plus forte encore, s’il est possible, milite en faveur du crédit national, et cette raison n’est autre que le mode de taxation adopté aux États-Unis. La plus grande partie des ressources nationales provient des contributions directes, taxes sur le revenu, taxes sur les manufactures, patentes, timbres, etc. Les cinq septièmes des recettes du budget de 1865 sont le produit de cette classe d’impôts, et deux septièmes seulement sont fournis par les douanes. Ce dernier impôt pèse également sur tous les consommateurs riches ou pauvres ; il en est de même des taxes intérieures qui tombent sur les produits nationaux et en exhaussent le prix ; mais une grande partie de l’impôt direct pèse principalement sur le riche. En aucun pays du monde, le système de taxation n’est combiné de manière à épargner davantage le pauvre en faisant peser les impôts sur les citoyens aisés. Dans la répartition des votes, chaque congrès populaire a toujours pour but d’épargner dans la mesure du possible les classes laborieuses. Comme exemple de cette sage politique, il suffira de citer la loi établissant l’impôt sur le revenu, qui est pour le trésor fédéral la principale source de recettes. En vertu de cette loi, les personnes qui ont un revenu inférieur à 3,240 fr., c’est-à-dire la grande majorité des ouvriers, des petits marchands, des fermiers, échappent complètement à l’impôt. Les revenus de 3,240 à 27,000 fr. sont taxés à 5 pour 100, et tous les revenus supérieurs à 27,000 fr. doivent payer 10 pour 100. En votant cet impôt progressif, qui mesure les charges à la fortune, les législateurs se sont souvenus de cette parole de la Bible, que « la veuve paie de sa pauvreté et le riche de son abondance. » En résumé, les citoyens de la république, quelle que soit leur fortune, sont au même titre créanciers du gouvernement, ils sont aussi les égaux les uns des autres en pouvoir politique ; mais l’impôt sur le revenu est établi de manière à laisser le pauvre exempt des taxes que doit acquitter le riche. Comment donc, en de pareilles circonstances, la majorité des électeurs, qui se compose de travailleurs peu fortunés, pourrait-elle voter la répudiation d’un emprunt dans lequel sont placées toutes ses petites épargnes ? Les mêmes raisons préviendront toute réduction du taux de l’intérêt, autre forme de banqueroute nationale qu’en certains pays d’Europe l’on semble craindre pour les États-Unis, mais dont les considérations précédentes démontrent suffisamment l’impossibilité.

Il nous reste un dernier mot à dire. Quoique nous ayons mis en contraste les intérêts et les charges des classes opulentes et des classes moins aisées de l’Union, il ne faut pas pour cela s’imaginer un instant qu’il existe en Amérique le moindre antagonisme entre les riches et les pauvres. Bien au contraire, les uns et les autres ont fait preuve de l’entente la plus cordiale pour concourir aux charges de la guerre, chacun dans la mesure de ses forces. Le même dévouement patriotique a fait battre le cœur de tous les citoyens. Le patrimoine commun était en péril, et chacun a contribué de son mieux et avec la même persévérance à la grande œuvre du salut national.


GEORGE WALKER.

  1. L'auteur de ce travail a pu, comme inspecteur des banques de Massachusetts, étudier de près les causes de la prospérité financière des États-Unis. Quand il affirme que cette prospérité sort intacte et même agrandie de l'épreuve de la guerre, il peut invoquer à l'appui de son opinion non-seulement des documens authentiques, mais les données de sa propre expérience.
  2. Les paiemens en espèces étant suspendus, on entend aujourd’hui par « monnaie légale » aux États-Unis les billets émis par le gouvernement et connus sous le nom de greenbacks. A la reprise des paiemens en espèces, l’or et l’argent seront de nouveau la seule monnaie légale.
  3. Papier-monnaie, représentant une fraction du dollar, 3, 5 ou 10 cents. Le gouvernement fédéral a émis pour une somme d’environ 250 millions de ces billets, qui servent aux petits échanges.
  4. Le recensement de 1860 n’a pas encore été publié en entier ; mais un résumé des principaux résultats est depuis quelque temps déjà dans les mains du public.
  5. Prenons un exemple. On est tenu de déclarer les valeurs de banque seulement lorsqu’elles se trouvent dans les établissemens financiers de l’état où s’opère le recensement. Il en résulte que tout riche capitaliste dont les fonds sont placés en dehors des limites de l’état où il réside est dispensé de déclarer un centime de sa fortune. Ce moyen d’échapper légalement à l’impôt est appliqué sur une très grande échelle. Dans les banques de New-York, une proportion considérable des capitaux appartient à des spéculateurs de la Nouvelle-Angleterre ; de même un grand nombre des négocians de New-York ont leurs fonds à Boston, à Providence et autres villes situées dans les états voisins.
  6. Si la guerre avait eu pour théâtre les états du nord, où une très grande partie de la richesse publique consiste en manufactures, en usines, en maisons de ferme et autres constructions faciles à détruire, les ravages eussent été incomparablement plus grands que dans les contrées agricoles du sud.
  7. The Emigrant Aid Society.