Les Forceurs de blocus/03

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Hetzel (p. 127-134).


III

en mer.


Le Delphin avait un bon équipage ; non pas des matelots de combat, des matelots d’abordage, mais des hommes manœuvrant bien. Il ne lui en fallait pas plus. Ces gaillards-là étaient tous des gens déterminés, mais tous plus ou moins négociants. Ils couraient après la fortune, non après la gloire. Ils n’avaient point de pavillon à montrer, point de couleurs à appuyer d’un
— Capitaine, fit-il (p. 132).

coup de canon, et d’ailleurs, toute l’artillerie du bord consistait en deux petits pierriers propres seulement à faire des signaux.

Le Delphin filait rapidement ; il répondait aux espérances des constructeurs et du capitaine, et bientôt il eut dépassé la limite des eaux britanniques. Du reste, pas un navire en vue ; la grande route de l’Océan était libre. D’ailleurs, nul bâtiment de la marine fédérale n’avait le droit de l’attaquer sous pavillon anglais. Le suivre, bien ; l’empêcher de forcer la ligne des blocus, rien de mieux. Aussi James Playfair avait-il tout sacrifié à la vitesse de son navire, précisément pour n’être pas suivi.

Quoi qu’il en soit, on faisait bonne garde à bord. Malgré le froid, un homme se tenait toujours dans la mâture, prêt à signaler la moindre voile à l’horizon. Lorsque le soir arriva, le capitaine James fit les recommandations les plus précises à Mr. Mathew.

Merci, monsieur, merci (p. 130).

« Ne laissez pas trop longtemps vos vigies dans les barres, lui dit-il. Le froid peut les saisir, et on ne fait pas bonne garde dans ces conditions. Relevez souvent vos hommes.

— C’est entendu, capitaine, répondit Mr. Mathew.

— Je vous recommande Crockston pour ce service. Le gaillard prétend avoir une vue excellente ; il faut le mettre à l’épreuve. Comprenez-le dans le quart du matin ; il surveillera les brumes matinales. S’il survient quelque chose de nouveau, que l’on me prévienne. »

James Playfair, cela dit, gagna sa cabine. Mr. Mathew fit venir Crockston et lui transmit les ordres du capitaine.

« Demain, à six heures, lui dit-il, tu te rendras à ton poste d’observation dans les barres de misaine. »

Crockston poussa en guise de réponse un grognement des plus affirmatifs. Mais Mr. Mathew n’avait pas le dos tourné, que le marin murmura bon nombre de paroles incompréhensibles, et finit par s’écrier :

« Que diable veut-il dire avec ses barres de misaine ? »

En ce moment, son neveu, John Stiggs, vint le rejoindre sur le gaillard d’avant.

« Eh bien ! mon brave Crockston ? lui dit-il.

— Eh bien ! cela va ! cela va ! répondit le marin avec un sourire forcé. Il n’y a qu’une chose ! Ce diable de bateau secoue ses puces comme un chien qui sort de la rivière, si bien que j’ai le cœur un peu brouillé.

— Pauvre ami ! dit le novice en regardant Crockston avec un vif sentiment de reconnaissance.

— Et quand je pense, reprit le marin, qu’à mon âge je me permets d’avoir le mal de mer ! Quelle femmelette je suis ! Mais ça se fera ! ça se fera ! Il y a bien aussi les barres de misaine qui me tracassent…

— Cher Crockston, et c’est pour moi…

— Pour vous et pour lui, répondit Crockston. Mais pas un mot là-dessus, John. Ayons confiance en Dieu ; il ne vous abandonnera pas. »

Sur ces mots, John Stiggs et Crockston regagnèrent le poste des matelots, et le marin ne s’endormit pas avant d’avoir vu le jeune novice tranquillement couché dans l’étroite cabine qui lui était réservée.

Le lendemain, à six heures, Crockston se leva pour aller prendre son poste ; il monta sur le pont, et le second lui donna l’ordre de monter dans la mâture et d’y faire bonne garde.

Le marin, à ces paroles, parut un peu indécis ; puis, prenant son parti, il se dirigea vers l’arrière du Delphin.

« Eh bien, où vas-tu donc ? cria Mr. Mathew.

— Où vous m’envoyez, répondit Crockston.

— Je te dis d’aller dans les barres de misaine.

— Eh ! j’y vais, répondit le matelot d’un ton imperturbable et en continuant de se diriger vers la dunette.

— Te moques-tu ? reprit Mr. Mathew avec impatience. Tu vas chercher les barres de misaine sur le mât d’artimon. Tu m’as l’air d’un cockney qui s’entend peu à tresser une garcette ou à faire une épissure ! À bord de quelle gabare as-tu donc navigué, l’ami ? Au mât de misaine, imbécile, au mât de misaine ! »

Les matelots de bordée, accourus aux paroles du second, ne purent retenir un immense éclat de rire en voyant l’air déconcerté de Crockston, qui revenait vers le gaillard d’avant.

« Comme ça, dit-il en considérant le mât, dont l’extrémité absolument invisible se perdait dans les brouillards du matin, comme ça, il faut que je grimpe là-haut ?

— Oui, répondit Mr. Mathew, et dépêche-toi ! Par Saint-Patrick, un navire fédéral aurait le temps d’engager son beaupré dans notre gréement avant que ce fainéant fût arrivé à son poste. Iras-tu, à la fin ? »

Crockston, sans mot dire, se hissa péniblement sur le bastingage ; puis il commença à gravir les enfléchures avec une insigne maladresse, et en homme qui ne savait se servir ni de ses pieds ni de ses mains ; puis, arrivé à la hune de misaine, au lieu de s’y élancer légèrement, il demeura immobile, se cramponnant aux agrès avec l’énergie d’un homme pris de vertige. Mr. Mathew, stupéfait de tant de gaucheries, et se sentant gagné par la colère, lui commanda de descendre à l’instant sur le pont.

« Ce garçon-là, dit-il au maître d’équipage, n’a jamais été matelot de sa vie. Johnston, allez donc voir un peu ce qu’il a dans son sac. »

Le maître d’équipage gagna rapidement le poste des matelots.

Pendant ce temps, Crockston redescendait péniblement ; mais le pied lui ayant manqué, il se raccrocha à une manœuvre courante, qui fila par le bout, et il tomba assez rudement sur le pont.

« Maladroit, double brute, marin d’eau douce ! s’écria Mr. Mathew en guise de consolation. Qu’es-tu venu faire à bord du Delphin ? Ah ! tu t’es donné pour un solide marin, tu ne sais pas seulement distinguer le mât d’artimon du mât de misaine ! Eh bien, nous allons causer un peu. »

Crockston ne répondit pas. Il tendait le dos en homme résigné à tout recevoir. Précisément alors, le maître d’équipage revint de sa visite.

« Voilà, dit-il au second, tout ce que j’ai trouvé dans le sac de ce paysan-là : un portefeuille suspect avec des lettres.

— Donnez, fit Mr. Mathew. Des lettres avec le timbre des États-Unis du Nord ! « M. Halliburtt, de Boston ! » Un abolitionniste ! un fédéral !… Misérable ! Tu n’es qu’un traître ! tu t’es fourvoyé à bord pour nous trahir ! Sois tranquille ! ton affaire est réglée, et tu vas tâter des griffes du chat à neuf queues[1] ! Maître d’équipage, faites prévenir le capitaine. En attendant, vous autres, veillez sur ce coquin-là. »

Crockston, en recevant ces compliments, faisait une grimace de vieux diable, mais il ne desserrait pas les lèvres. On l’avait attaché au cabestan, et il ne pouvait remuer ni pieds ni mains.

Quelques minutes après, James Playfair sortit de sa cabine et se dirigea vers le gaillard d’avant. Aussitôt, Mr. Mathew mit le capitaine au courant de l’affaire.

« Qu’as-tu à répondre ? demanda James Playfair en contenant à peine son irritation.

— Rien, répondit Crockston.

— Et qu’es-tu venu faire à mon bord ?

— Rien.

— Et qu’attends-tu de moi maintenant ?

— Rien.

— Et qui es-tu ? Un Américain, ainsi que ces lettres semblent le prouver ? »

Crockston ne répondit pas.

« Maître d’équipage, dit James Playfair, cinquante coups de martinet à cet homme pour lui délier la langue. Sera-ce assez, Crockston ?

— On verra, répondit sans sourciller l’oncle du novice John Stiggs.

— Allez, vous autres », fit le maître d’équipage.

À cet ordre, deux vigoureux matelots vinrent dépouiller Crockston de sa vareuse de laine. Ils avaient déjà saisi le redoutable instrument, et le levaient sur les épaules du patient, quand le novice John Stiggs, pâle et défait, se précipita sur le pont.

« Capitaine ! fit-il.

— Ah ! le neveu ! dit James Playfair.

— Capitaine, reprit le novice en faisant un violent effort sur lui-même, ce que Crockston n’a pas voulu dire, je le dirai, moi ! Je ne cacherai pas ce qu’il veut taire encore. Oui, il est Américain, et je le suis aussi ; tous deux nous sommes ennemis des esclavagistes, mais non pas des traîtres venus à bord pour trahir le Delphin et le livrer aux navires fédéraux.

— Qu’êtes-vous venus faire alors ? » demanda le capitaine d’une voix sévère, et en examinant avec attention le jeune novice.

Celui-ci hésita pendant quelques instants avant de répondre, puis d’une voix assez ferme il dit :

« Capitaine, je voudrais vous parler en particulier. »

Tandis que John Stiggs formulait cette demande, James Playfair ne cessait de le considérer avec soin. La figure jeune et douce du novice, sa voix singulièrement sympathique, la finesse et la blancheur de ses mains, à peine dissimulée sous une couche de bistre, ses grands yeux dont l’animation ne pouvait tempérer la douceur, tout cet ensemble fit naître une certaine idée dans l’esprit du capitaine. Quand John Stiggs eut fait sa demande, Playfair regarda fixement Crockston qui haussait les épaules ; puis il fixa sur le novice un regard interrogateur que celui-ci ne put soutenir, et il lui dit ce seul mot :

« Venez. »

John Stiggs suivit le capitaine dans la dunette, et là, James Playfair, ouvrant la porte de sa cabine, dit au novice, dont les joues étaient pâles d’émotion :

« Donnez-vous la peine d’entrer, miss. »

John, ainsi interpellé, se prit à rougir, et deux larmes coulèrent involontairement de ses yeux.

« Rassurez-vous, miss, dit James Playfair, d’une voix plus douce, et veuillez m’apprendre à quelle circonstance je dois l’honneur de vous avoir à mon bord. »

La jeune fille hésita un instant à répondre ; puis, rassurée par le regard du capitaine, elle se décida à parler.

« Monsieur, dit-elle, je vais rejoindre mon père à Charleston. La ville est investie par terre, bloquée par mer. Je ne savais donc comment y pénétrer, lorsque j’appris que le Delphin se proposait d’en forcer le blocus. J’ai donc pris passage à votre bord, monsieur, et je vous prie de m’excuser si j’ai agi sans votre consentement. Vous me l’auriez refusé.

— Certes, dit James Playfair.

— J’ai donc bien fait de ne pas vous le demander », répondit la jeune fille d’une voix plus ferme.

Le capitaine se croisa les bras, fit un tour dans sa cabine, puis il revint.

« Quel est votre nom ? lui demanda-t-il.

— Jenny Halliburtt.

— Votre père, si je m’en rapporte à l’adresse des lettres saisies entre les mains de Crockston, n’est-il pas de Boston ?

— Oui, monsieur.

— Et un homme du Nord se trouve ainsi dans une ville du Sud au plus fort de la guerre des États-Unis ?

— Mon père est prisonnier, monsieur. Il se trouvait à Charleston quand furent tirés les premiers coups de fusil de la guerre civile, et lorsque les troupes de l’Union se virent chassées du fort Sumter par les Confédérés. Les opinions de mon père le désignaient à la haine du parti esclavagiste, et, au mépris de tous les droits, il fut emprisonné par les ordres du général Beauregard. J’étais alors en Angleterre auprès d’une parente qui vient de mourir, et seule, sans autre appui que Crockston, le plus fidèle serviteur de ma famille, j’ai voulu rejoindre mon père et partager sa prison.

— Et qu’était donc M. Halliburtt ? demanda James Playfair.

— Un loyal et brave journaliste, répondit Jenny avec fierté, l’un des plus dignes rédacteurs de la Tribune[2], et celui qui a le plus intrépidement défendu la cause des noirs.

— Un abolitionniste ! s’écria violemment le capitaine, un de ces hommes qui, sous le vain prétexte d’abolir l’esclavage, ont couvert leur pays de sang et de ruines !

— Monsieur, répondit Jenny Halliburtt en pâlissant, vous insultez mon père ! Vous ne devez pas oublier que je suis seule ici à le défendre ! »

Une vive rougeur monta au front du jeune capitaine ; une colère mêlée de honte s’empara de lui. Peut-être allait-il répondre sans ménagement à la jeune fille ; mais il parvint à se contenir et ouvrit la porte de sa cabine.

« Maître », cria-t-il.

Le maître d’équipage accourut aussitôt.

« Cette cabine sera désormais celle de miss Jenny Halliburtt, dit-il. Qu’on me prépare un cadre au fond de la dunette. Il ne m’en faut pas davantage. »

Le maître d’équipage regardait d’un œil stupéfait ce jeune novice qualifié d’un nom féminin ; mais, sur un signe de James Playfair, il sortit.

« Et maintenant, miss, vous êtes chez vous », dit le jeune capitaine du Delphin.

Puis il se retira.



  1. Littéralement, cat of nine tails, martinet composé de neuf courroies, fort en usage dans la marine anglaise.
  2. Journal entièrement dévoué à l’abolition de l’esclavage.