Les Exilés (Banville)/Les Forgerons

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Les ExilésAlphonse Lemerre, éditeur (p. 162-164).


Les Forgerons


Rhythmé par le marteau sonore,
Le chant joyeux des forgerons
S’envole à grand bruit vers l’aurore,
Plus fier que la voix des clairons.

Jean et Jacques

La forge mugissante allume
Nos fronts par la bise mordus,
Et son reflet parmi la brume
Chasse les corbeaux éperdus.

De la Noël au jour de Pâques,
Nuit et jour, c’est comme un enfer.

Jacques

Mon frère Jean,

Jean

Mon frère Jean, Mon frère Jacques,


Jacques

Soufflons le feu !

Jean

Soufflons le feu ! Battons le fer !

Jacques

Fer grossier que la cheminée
Couvre ici de son noir manteau,
Jusqu’à la fin de la journée
Tremble et gémis sous le marteau !

Jean

Pour subir ta métamorphose,
Tu vas sortir, obscur encor,
De la fournaise ardente et rose,
Au milieu d’une gerbe d’or !

Jacques

Puis tu seras l’âpre charrue !
Tu répandras sur les sillons
La moisson blonde, que salue
Le chœur ailé des papillons.

Jean

Tu seras le coursier de flamme,
Le coursier terrible et sans peur
Qui dans ses flancs emporte une âme
De charbon rouge et de vapeur.


Jacques

Tu seras la faux qui moissonne,
Tu courberas le seigle mûr,
Cette mer vivante où frissonne
L’écarlate et la fleur d’azur.

Jean

Lumière, d’ombre enveloppée,
Tu renaîtras au grand soleil ;
Tu seras le fer de l’épée
Qui se rougit de sang vermeil.

Jacques

Ton destin vil enfin s’élève !
Tu vas surgir dans la clarté,
Pour te mêler, charrue ou glaive,
À la mouvante humanité !

Jean

Tu frémiras pour la justice !

Jacques

Tu serviras à déchirer
Le sein de la terre nourrice.

Jean

Tu vas combattre

Jacques

Et labourer !


Octobre 1859.