Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre II/Chapitre 9

La bibliothèque libre.

Chapitre IX

LA NOTION D’ESPRITS ET DE DIEUX

Avec la notion d’âme, nous sommes sortis du cercle des forces impersonnelles. Mais déjà les religions australiennes reconnaissent, au-dessus de l’âme, des personnalités mythiques d’un ordre supérieur : des esprits, des héros civilisateurs et même des dieux proprement dits. Sans entrer dans le détail des mythologies, il nous faut, tout au moins, rechercher sous quelle forme ces trois catégories d’êtres spirituels se présentent en Australie et de quelle manière elles se rattachent à l’ensemble du système religieux.

I

Une âme n’est pas un esprit. En effet, elle est internée dans un organisme déterminé ; quoiqu’elle puisse en sortir à de certains moments, normalement, elle en est prisonnière. Elle ne s’en échappe définitivement qu’à la mort, et encore avons-nous vu avec quelque difficulté cette séparation se consomme. L’esprit, au contraire, bien qu’il soit souvent uni par des liens étroits à un objet particulier, à une source, à un rocher, à un arbre, à un astre, etc., bien qu’il y réside de préférence, peut s’en éloigner à volonté pour mener dans l’espace une existence indépendante. Aussi a-t-il un cercle d’action plus étendu. Il peut agir sur tous les individus qui l’approchent ou dont il s’approche. L’âme, au contraire, n’a guère d’influence que sur le corps qu’elle anime ; c’est très exceptionnellement que, au cours de sa vie terrestre, il lui arrive d’affecter des sujets étrangers.

Mais si l’âme n’a pas les caractères distinctifs de l’esprit, elle les acquiert, au moins en partie, par la mort. En effet, une fois désincarnée, et tant qu’elle n’est pas de nouveau descendue dans un corps, elle a la même liberté de mouvements qu’un esprit. Sans doute, quand les rites du deuil sont accomplis, elle est censée partir au pays des âmes ; mais d’abord, elle reste pendant assez longtemps autour du tombeau. De plus, alors même qu’elle s’en est définitivement éloignée, on croit qu’elle continue à rôder autour du camp, dans la brousse[1]. Généralement, on se la représente comme un être plutôt bienfaisant, surtout pour les membres de sa famille qui survivent : nous avons même vu que l’âme du père vient aider à la croissance de ses enfants ou de ses petits enfants. Mais il arrive aussi qu’elle fasse preuve d’une véritable cruauté ; tout dépend de son humeur et de la manière dont elle est traitée par les vivants[2]. Aussi est-il recommandé, surtout aux femmes et aux enfants, de ne pas s’aventurer hors du camp pendant la nuit, afin de ne pas s’exposer à de dangereuses rencontres[3].

Cependant, un revenant n’est pas un véritable esprit. D’abord, il n’a généralement qu’une puissance d’action restreinte ; ensuite, il n’a pas d’attributions définies. C’est un être vagabond à qui n’incombe aucune tâche déterminée ; car la mort a eu justement pour effet de le mettre en dehors de tous les cadres réguliers ; c’est, par rapport aux vivants, une sorte de déclassé. Un esprit, au contraire, a toujours une efficacité d’un certain genre et c’est même par là qu’il se définit ; il est préposé à un certain ordre de phénomènes, cosmiques ou sociaux ; il a une fonction plus ou moins précise à remplir dans le système du monde.

Mais il est des âmes qui satisfont à cette double condition et qui, par conséquent, sont, au sens propre, des esprits. Ce sont les âmes de ces personnages mythiques que l’imagination populaire a placés à l’origine des temps, les gens de l’Alcheringa ou Altjiranhamitjina des Arunta, les Mura-mura des tribus du lac Eyre, les Muk-Kurnai des Kurnai, etc. En un sens, ce sont bien encore des âmes puisqu’elles passent pour avoir jadis animé des corps dont elles se sont séparées à un moment donné. Mais, alors même qu’elles vivaient d’une vie terrestre, elles possédaient déjà, comme nous l’avons vu, des pouvoirs exceptionnels ; elles avaient un mana supérieur à celui des hommes ordinaires et elles l’ont conservé. De plus, elles sont chargées de fonctions déterminées.

En premier lieu, que l’on accepte la version de Spencer et Gillen ou celle de Strehlow, c’est à elles que revient le soin d’assurer le recrutement périodique du clan. Elles sont préposées au phénomène de la conception.

Une fois que la conception est opérée, la tâche de l’ancêtre n’est pas terminée. C’est à lui qu’il appartient de veiller sur le nouveau-né. Plus tard, quand l’enfant est devenu un homme, il l’accompagne à la chasse, rabat vers lui le gibier, l’avertit, par la voie des songes, des dangers qu’il peut courir, le protège contre ses ennemis, etc. Sur ce point, Strehlow est entièrement d’accord avec Spencer et Gillen[4]. On se demandera, il est vrai, comment, dans la version de ces derniers, il est possible à l’ancêtre de s’acquitter de cette fonction ; car, puisqu’il se réincarne au moment de la conception, il devrait, semble-t-il, se confondre avec l’âme de l’enfant et, par suite, ne saurait le protéger du dehors. Mais c’est qu’en réalité il ne se réincarne pas tout entier ; il se dédouble seulement. Une partie de lui-même pénètre dans le corps de la femme et la féconde ; une autre continue à exister au-dehors et, sous le nom spécial d’Arumburinga, remplit l’office de génie tutélaire[5].

On voit combien grande est la parenté de cet esprit ancestral avec le genius des Latins, et le δαἰμων des Grecs[6]. L’identité fonctionnelle est complète. Le genius, en effet, c’est d’abord celui qui engendre, qui gignit ; il exprime et personnifie la puissance génératrice[7]. Mais en même temps, c’est le protecteur, le directeur de l’individu particulier à la personne duquel il est attaché[8]. Enfin, il se confond avec la personnalité même de cet individu ; il représente l’ensemble des penchants et des tendances qui le caractérisent et lui font une physionomie distinctive au milieu des autres hommes[9]. C’est de là que viennent les expressions connues indulgere genio, defraudare genium avec le sens de suivre son tempérament naturel. Au fond, le genius est une autre forme, un double de l’âme même de l’individu. C’est ce que prouve la synonymie partielle de genius et de manes[10]. Les mânes, c’est le genius après la mort ; mais c’est aussi ce qui survit du défunt, c’est-à-dire son âme. De la même manière, l’âme de l’Arunta et l’esprit ancestral qui lui sert de genius ne sont que deux aspects différents d’un seul et même être.

Mais ce n’est pas seulement par rapport aux personnes que l’ancêtre est situé d’une manière définie ; c’est aussi par rapport aux choses. Bien qu’il soit censé avoir sous terre son véritable habitat, on croit qu’il hante sans cesse l’endroit où se trouvent l’arbre ou le rocher nanja, le trou d’eau qui s’est formé spontanément au point précis où il a disparu dans le sol, après avoir terminé sa première existence. Comme cet arbre ou ce rocher passe pour représenter le corps du héros, on imagine que son âme elle-même y revient sans cesse et y habite à titre plus ou moins permanent ; c’est par la présence de cette âme qu’on explique le respect religieux que ces endroits inspirent. Nul ne peut casser une branche de l’arbre nanja sans s’exposer à tomber malade[11]. « Autrefois, le fait de l’abattre ou de le dégrader était puni de mort. Un animal ou un oiseau qui s’y réfugie ne doit pas être tué. Même les bosquets environnants doivent être respectés : le gazon ne doit pas être brûlé. Les rochers, eux aussi, doivent être traités avec respect. Il est interdit de les déplacer et de les briser[12]. » Comme ce caractère sacré est attribué à l’ancêtre, celui-ci apparaît comme l’esprit de cet arbre, de ce rocher, de ce trou d’eau, de cette source[13]. Que la source soit considérée comme soutenant quelques rapports avec la pluie[14], et il deviendra un esprit de la pluie. Ainsi, ces mêmes âmes qui, par un côté, servent de génies protecteurs aux hommes, remplissent en même temps des fonctions cosmiques. C’est sans doute en ce sens qu’il faut entendre un texte de Roth d’après lequel, dans le Queensland septentrional, les esprits de la nature seraient des âmes de décédés, qui auraient élu domicile dans les forêts ou dans les cavernes[15].

Voilà donc, cette fois, des êtres spirituels qui sont autre chose que des âmes errantes et sans efficacité définie. Strehlow les appelle des dieux[16] ; mais l’expression est impropre, au moins dans la très grande généralité des cas. En effet, dans une société comme celle des Arunta, où chacun a son ancêtre protecteur, il y aurait autant ou plus de dieux qu’il n’y a d’individus. Ce serait introduire de la confusion dans la terminologie que de donner le nom de dieu à un être sacré qui n’a qu’un fidèle. Il peut se faire, il est vrai, que la figure de l’ancêtre grandisse au point de rappeler celle d’une divinité proprement dite. Chez les Warramunga, comme nous l’avons dit[17], le clan tout entier est censé descendu d’un seul et unique ancêtre. On s’explique aisément que, dans de certaines conditions, cet ancêtre collectif ait pu devenir l’objet d’une dévotion collective. C’est ce qui est arrivé notamment au serpent Wollunqua[18]. Cette bête mythique, dont le clan du même nom passe pour être issu, continue, croit-on, à vivre dans un trou d’eau qu’entoure un respect religieux. Aussi est-elle l’objet d’un culte que le clan célèbre collectivement : par des rites déterminés, on s’efforce de lui plaire, de se concilier ses faveurs, on lui adresse des sortes de prières, etc. On peut donc dire qu’elle est comme le dieu du clan. Mais c’est un cas très exceptionnel, unique même suivant Spencer et Gillen. Normalement, l’expression d’esprits est la seule qui convienne pour désigner ces personnages ancestraux.

Quant à la manière dont s’est formée cette conception, elle ressort de tout ce qui précède.

Comme nous l’avons montré, l’existence d’âmes individuelles, une fois admise, ne se pouvait comprendre si l’on n’imaginait, au principe des choses, un fond originel d’âmes fondamentales dont toutes les autres fussent dérivées. Or ces âmes archétypes devaient nécessairement être conçues comme contenant en elles la source de toute efficacité religieuse ; car, comme l’imagination ne remonte pas au-delà, c’est d’elles et d’elles seules que sont censées provenir toutes les choses sacrées, les instruments du culte, les membres du clan, les animaux de l’espèce totémique. Elles incarnent toute la religiosité diffuse dans la tribu et dans le monde, et voilà pourquoi on leur attribue des pouvoirs sensiblement supérieurs à ceux dont jouissent de simples âmes d’hommes. D’ailleurs, le temps, à lui seul, accroît et renforce le caractère sacré des choses. Un churinga très ancien inspire beaucoup plus de respect qu’un churinga récent et on lui suppose plus de vertus[19]. Les sentiments de vénération dont il a été l’objet pendant la série des générations successives qui l’ont manié se sont comme accumulés en lui. Pour la même raison, des personnages qui, depuis des siècles, sont l’objet de mythes qui se transmettent respectueusement de bouche en bouche et que les rites mettent périodiquement en action, ne pouvaient manquer de prendre, dans l’imagination populaire, une place tout à fait à part. Mais comment se fait-il que, au lieu de rester en dehors des cadres de la société, ils en soient devenus membres réguliers ?

C’est que chaque individu est le double d’un ancêtre. Or, quand deux êtres sont à ce point parents, ils sont naturellement conçus comme solidaires ; puisqu’ils participent d’une même nature, ce qui affecte l’un doit, semble-t-il, affecter nécessairement l’autre. La troupe des ancêtres mythiques se trouva ainsi rattachée par un lien moral à la société des vivants ; on prêta aux uns et aux autres les mêmes intérêts et les mêmes passions ; on vit en eux des associés. Seulement, comme les premiers avaient une dignité plus haute que les seconds, cette association prit, dans l’esprit public, la forme d’un rapport entre supérieurs et inférieurs, entre patrons et clients, entre bienfaiteurs et assistés. C’est ainsi que prit naissance cette curieuse notion du génie tutélaire, attaché à chaque individu.

La question de savoir comment l’ancêtre fut mis en rapports non seulement avec les hommes, mais aussi avec les choses, peut paraître plus embarrassante ; car on ne voit pas, au premier abord, quelle relation il peut y avoir entre un personnage de ce genre et un arbre ou un rocher. Mais un renseignement que nous devons à Strehlow nous fournit de ce problème une solution pour le moins vraisemblable.

Ces arbres et ces rochers ne sont pas situés sur des points quelconques du territoire tribal, mais ils sont principalement massés autour de ces sanctuaires, appelés ertnatulunga d’après Spencer et Gillen, arkuanaua d’après Strehlow, où sont déposés les churinga du clan[20]. On sait de quel respect ces endroits sont entourés par cela seul que les plus précieux instruments du culte y sont conservés. Aussi chacun d’eux rayonne-t-il de la sainteté tout autour de lui. C’est pour cette raison que les arbres, les rochers voisins apparaissent comme sacrés, qu’il est interdit de les détruire ou de les détériorer, que toute violence exercée sur eux est sacrilège. Ce caractère sacré est dû, en réalité, à un simple phénomène de contagion psychique mais l’indigène, pour s’en rendre compte, est obligé d’admettre que ces différents objets sont en rapports avec les êtres dans lesquels il voit la source de tout pouvoir religieux, c’est-à-dire avec les ancêtres de l’Alcheringa. De là vint le système de mythes que nous avons rapporté. On imagina que chaque ertnatulunga marquait le lieu où un groupe d’ancêtres s’était abîmé sous terre. Les tumulus, les arbres qui recouvraient le sol furent censés représenter leurs corps. Mais, comme l’âme, d’une manière générale, garde une sorte d’affinité pour le corps où elle a vécu, on fut naturellement amené à croire que ces âmes ancestrales continuaient à fréquenter, de préférence, ces emplacements où leur enveloppe matérielle subsistait. On les situa donc dans ces arbres, dans ces rochers, dans ces trous d’eau. C’est ainsi que chacune d’elles, tout en restant attachée à la garde d’un individu déterminé, se trouva transformée en une sorte de genius loci et en remplit la fonction[21].


Ces conceptions, ainsi élucidées, nous mettent en mesure de comprendre une forme de totémisme que nous avons dû, jusqu’à présent, laisser inexpliquée : c’est le totémisme individuel.

Un totem individuel se définit essentiellement par les deux caractères suivants : 1° c’est un être à forme animale ou végétale, qui a pour fonction de protéger un individu ; 2° le sort de cet individu et celui de son patron sont étroitement liés : tout ce qui atteint le second se communique sympathiquement au premier. Or les esprits ancestraux dont il vient d’être question répondent à la même définition. Eux aussi ressortissent, au moins en partie, au règne animal ou végétal. Eux aussi sont des génies tutélaires. Enfin un lien sympathique unit chaque individu à son ancêtre protecteur. L’arbre nanja, corps mystique de cet ancêtre, ne peut, en effet, être détruit sans que l’homme se sente menacé. La croyance, il est vrai, perd aujourd’hui de la force. Cependant Spencer et Gillen l’ont encore observée et, en tout cas, ils estiment qu’autrefois elle était générale[22].

L’identité se retrouve jusque dans le détail des deux conceptions.

Les âmes ancestrales résident dans des arbres ou des rochers qui sont considérés comme sacrés. De même, chez les Euahlayi, l’esprit de l’animal qui sert de totem individuel est censé habiter dans un arbre ou dans une pierre[23]. Cet arbre ou cette pierre sont sacrés : nul ne peut y toucher, sauf le propriétaire du totem ; et encore, quand c’est une pierre ou un rocher, l’interdiction est-elle absolue[24]. Il en résulte que ce sont de vrais lieux de refuge.

Enfin, nous avons vu que l’âme individuelle n’est qu’un autre aspect de l’esprit ancestral ; celui-ci, suivant le mot de Strehlow, sert, en quelque sorte, de second moi[25]. De même, suivant une expression de Mrs Parker, le totem individuel des Euahlayi, appelé Yunbeai, est un alter ego de l’individu : « L’âme de l’homme est dans son Yunbeai et l’âme de son Yunbeai est en lui[26]. » C’est donc, au fond, une même âme en deux corps. La parenté de ces deux notions est si grande qu’elles sont parfois exprimées par un seul et même mot. C’est le cas en Mélanésie et en Polynésie : atai à l’île Mota, tamaniu à l’île Aurore, talegia à Motlaw désignent à la fois l’âme d’un individu et son totem personnel[27]. Il en est de même de aitu à Samoa[28]. C’est que le totem individuel n’est que la forme extérieure et visible du moi, de la personnalité dont l’âme est la forme invisible et intérieure[29].

Ainsi, le totem individuel a tous les caractères essentiels de l’ancêtre protecteur et il remplit le même rôle ; c’est donc qu’il a la même origine et procède de la même idée.

L’un et l’autre, en effet, consistent dans un dédoublement de l’âme. Le totem, comme l’ancêtre, c’est l’âme de l’individu, mais extériorisée et investie de pouvoirs supérieurs à ceux qu’elle est censée posséder à l’intérieur de l’organisme. Or, ce dédoublement est le produit d’une nécessité psychologique ; car il ne fait qu’exprimer la nature de l’âme qui, comme nous l’avons vu, est double. En un sens, elle est nôtre : elle exprime notre personnalité. Mais en même temps, elle est en dehors de nous puisqu’elle n’est que le prolongement en nous d’une force religieuse qui nous est extérieure. Nous ne pouvons pas nous confondre complètement avec elle, puisque nous lui attribuons une excellence et une dignité par où elle s’élève au-dessus de nous et de notre individualité empirique. Il y a ainsi toute une partie de nous-mêmes que nous tendons à projeter hors de nous. Cette façon de nous concevoir est si bien fondée dans notre nature que nous ne pouvons pas y échapper, alors même que nous tentons de nous penser sans recourir à aucun symbole religieux. Notre conscience morale est comme le noyau autour duquel s’est formée la notion d’âme ; et pourtant, quand elle nous parle, elle nous fait l’effet d’une puissance extérieure et supérieure à nous, qui nous fait la loi et qui nous juge, mais qui nous aide aussi et nous soutient. Quand nous l’avons pour nous, nous nous sentons plus forts contre les épreuves de la vie, plus assurés d’en triompher, tout comme l’Australien, confiant dans son ancêtre ou son totem personnel, se sent plus vaillant contre ses ennemis[30]. Il y a donc quelque chose d’objectif à la base de ces différentes conceptions, qu’il s’agisse du genius romain, du totem individuel ou de l’ancêtre de l’Alcheringa ; et c’est pourquoi, sous des formes diverses, elles ont survécu jusqu’à nos jours. Tout se passe comme si nous avions réellement deux âmes ; l’une, qui est en nous, ou plutôt qui est nous ; l’autre qui est au-dessus de nous, et dont la fonction est de contrôler et d’assister la première. Frazer avait bien le sentiment que, dans le totem individuel, il y avait une âme extérieure ; mais il croyait que cette extériorité était le produit d’un artifice et d’une ruse magique. En réalité, elle est impliquée dans la constitution même de l’idée d’âme[31].

II

Les esprits dont il vient d’être question sont essentiellement bienfaisants. Sans doute il leur arrive de sévir si l’homme ne se conduit pas avec eux comme il convient[32] ; mais il n’est pas dans leur fonction de faire du mal.

Pourtant, l’esprit, par lui-même, peut servir au mal comme au bien. C’est pourquoi, en face des esprits auxiliaires et tutélaires, se constitua tout naturellement une classe de génies malins qui permirent aux hommes de s’expliquer les maux permanents dont ils ont à souffrir, les cauchemars[33], les maladies[34], les tourbillons et les tempêtes[35], etc. Ce n’est pas, sans doute, que toutes ces misères humaines aient paru choses trop anormales pour pouvoir être expliquées autrement que par des forces surnaturelles ; mais c’est que toutes les forces sont alors pensées sous forme religieuse. C’est un principe religieux qui est considéré comme la source de la vie ; il était donc logique de rapporter à un principe du même genre tous les événements qui troublent la vie ou qui la détruisent.

Ces esprits nuisibles semblent bien avoir été conçus sur le même modèle que les génies bienfaisants dont nous venons de parler. On se les représente sous forme animale, ou mi-partie animale et mi-partie humaine[36] ; mais on est naturellement enclin à leur prêter des dimensions énormes et un aspect repoussant[37]. Tout comme les âmes des ancêtres, ils sont censés habiter des arbres, des rochers, des trous d’eau, des cavernes souterraines[38]. Beaucoup nous sont représentés comme des âmes de personnes qui ont vécu d’une vie terrestre[39]. Pour ce qui est des Arunta en particulier, Spencer et Gillen disent expressément que ces mauvais génies, connus sous le nom d’Oruncha, sont des êtres de l’Alcheringa[40]. Parmi les personnages de l’époque fabuleuse, il y en avait, en effet, de tempéraments différents : certains avaient des instincts cruels et méchants qu’ils gardent toujours[41] ; d’autres étaient naturellement d’une mauvaise constitution ; ils étaient maigres et décharnés ; aussi, quand ils s’enfoncèrent dans le sol, les rochers nanja auxquels ils donnèrent naissance furent-ils considérés comme des foyers de dangereuses influences[42].

Seulement, ils se distinguent de leurs congénères, les héros de l’Alcheringa, par des caractères particuliers. Ils ne se réincarnent pas ; parmi les hommes vivants, il n’y en a jamais qui les représentent ; ils sont sans postérité humaine[43]. Quand, à certains signes, on croit qu’un enfant est le produit de leurs œuvres, on le met à mort aussitôt qu’il est né[44]. D’autre part, ils ne ressortissent à aucun centre totémique déterminé ; ils sont en dehors des cadres sociaux[45]. À tous ces traits, on reconnaît que ce sont des puissances beaucoup plus magiques que religieuses. Et en effet, c’est surtout avec le magicien qu’ils sont en rapports ; c’est d’eux que, très souvent, il tient ses pouvoirs[46]. Nous sommes donc parvenus ici au point où finit le monde de la religion et où commence celui de la magie ; et comme ce dernier est en dehors de notre recherche nous n’avons pas à pousser plus loin cette étude[47].

III

L’apparition de la notion d’esprit marque un important progrès dans l’individualisation des forces religieuses.

Toutefois, les êtres spirituels dont il a été jusqu’à présent question ne sont encore que des personnages secondaires. Ou bien ce sont des génies malfaisants qui relèvent de la magie plus que de la religion ; ou bien, attachés à un individu et à un endroit déterminés, ils ne peuvent faire sentir leur influence que dans un cercle de rayon très limité. Ils ne peuvent donc être l’objet que de rites privés et locaux. Mais une fois que l’idée d’esprit fut constituée, elle s’étendit naturellement à des sphères plus élevées de la vie religieuse et des personnalités mythiques d’un ordre supérieur prirent ainsi naissance.

Si les cérémonies propres à chaque clan diffèrent les unes des autres, elles ne laissent pas de ressortir à une même religion ; aussi existe-t-il entre elles un certain nombre de similitudes essentielles. Puisque tous les clans ne sont que des parties d’une seule et même tribu, l’unité de la tribu ne peut pas ne pas se faire sentir à travers la diversité des cultes particuliers. Et en effet, il n’y a pas de groupe totémique qui n’ait des churinga, des bull-roarers, lesquels sont partout employés de semblable façon. L’organisation de la tribu en phratries, en classes matrimoniales, en clans, les interdictions exogamiques qui y sont attachées constituent également de véritables, institutions tribales. Les fêtes de l’initiation comprennent toutes certaines pratiques fondamentales, extraction de la dent, circoncision, subincision, etc., qui, pour une même tribu, ne varient pas avec les totems. L’uniformité sur ce point s’est d’autant plus facilement établie que l’initiation a toujours lieu en présence de la tribu, ou, tout au moins, devant une assemblée à laquelle des clans différents ont été convoqués. La raison en est que l’initiation a pour objet d’introduire le néophyte dans la vie religieuse, non seulement du clan où il est né, mais de la tribu tout entière ; il est donc nécessaire que les aspects variés de la religion tribale soient représentés devant lui et passent, en quelque sorte, sous ses yeux. C’est à cette occasion que s’affirme le mieux l’unité morale et religieuse de la tribu.

Il y a ainsi, dans chaque société, un certain nombre de rites qui se distinguent de tous les autres par leur homogénéité et leur généralité. Une aussi remarquable concordance ne parut pouvoir s’expliquer que par une unité d’origine. On imagina donc que chaque groupe de rites similaires avait été institué par un seul et même ancêtre qui était venu les révéler à la tribu tout entière. Ainsi, chez les Arunta, c’est un ancêtre du clan du Chat-sauvage, nommé Putiaputia[48], qui passe pour avoir appris aux hommes la manière de fabriquer les churinga et de les employer rituellement ; chez les Warramunga, c’est Murtu-murtu[49] ; chez les Urabunna, c’est Witurna[50] ; c’est Atnatu chez les Kaitish[51] et Tundun chez les Kurnai[52]. De même, les pratiques de la circoncision sont attribuées par les Dieri de l’est et plusieurs autres tribus[53] à deux Mura-mura déterminés, par les Arunta, à un héros de l’Alcheringa, du totem du Lézard, nommé Mangatrkunjerkunja[54]. Au même personnage sont rapportées l’institution des interdictions matrimoniales et l’organisation sociale qu’elles impliquent, la découverte du feu, l’invention de la lance, du bouclier, du boomerang, etc. Il arrive, d’ailleurs, très souvent que l’inventeur du bull-roarer est aussi considéré comme le fondateur des rites de l’initiation[55].

Ces ancêtres spéciaux ne pouvaient être mis au même rang que les autres. D’une part, les sentiments de vénération qu’ils inspiraient n’étaient pas limités à un clan, mais communs à toute la tribu. De plus, c’était à eux que l’on attribuait ce qu’il y avait de plus estimé dans la civilisation tribale. Pour cette double raison, ils devinrent l’objet d’une considération toute particulière. On dit, par exemple, d’Atnatu qu’il est né au ciel, à une époque antérieure même aux temps de l’Alcheringa, qu’il s’est fait lui-même et s’est lui-même donné le nom qu’il porte. Les étoiles sont ses femmes ou ses filles. Au-delà du ciel où il vit, il y en a un autre avec un autre Soleil. Son nom est sacré, et ne doit jamais être prononcé devant les femmes ou les non-initiés[56].

Cependant, quel que soit le prestige dont jouissent ces personnages, il n’y avait pas lieu d’instituer en leur honneur des rites particuliers ; car ils ne sont eux-mêmes que des rites personnifiés. Ils n’ont d’autre raison d’être que d’expliquer des pratiques existantes ; ils n’en sont qu’un autre aspect. Le churinga ne fait qu’un avec l’ancêtre qui l’inventa ; l’un et l’autre portent parfois le même nom[57]. Quand on fait résonner le bull-roarer, on dit que c’est la voix de l’ancêtre qui se fait entendre[58]. Mais, précisément parce que chacun de ces héros se confond avec le culte qu’il passe pour avoir institué, on croit qu’il est attentif à la manière dont il est célébré. Il n’est satisfait que si les fidèles s’acquittent exactement de leurs devoirs ; il punit ceux qui sont négligents[59]. Il est donc regardé comme le gardien du rite en même temps qu’il en est le fondateur, et, pour cette raison, il se trouve investi d’un véritable rôle moral[60].

IV

Et cependant, cette formation mythologique n’est pas la plus élevée que l’on trouve chez les Australiens. Il y a tout au moins un certain nombre de tribus qui sont parvenues à la conception d’un dieu, sinon unique, du moins suprême, auquel est attribuée une situation prééminente par rapport aux autres entités religieuses.

L’existence de cette croyance avait été, depuis longtemps, signalée par différents observateurs[61] ; mais c’est Howitt qui a le plus contribué à en établir la généralité relative. Il l’a constatée, en effet, sur une aire géographique très étendue qui comprend l’État de Victoria, la Nouvelle-Galles du Sud, et qui s’étend même jusqu’au Queensland[62]. Dans toute cette région, un nombre considérable de tribus croient à l’existence d’une véritable divinité tribale qui, suivant les régions, porte des noms différents. Les plus fréquemment employés sont ceux de Bunjil ou Punjil[63], de Daramulun[64] et de Baiame[65]. Mais on rencontre aussi ceux de Nuralie ou Nurelle[66], de Kohin[67], de Mungan-ngaua[68]. On trouve la même conception plus à l’ouest, chez les Narrinyeri où le grand dieu s’appelle Nuruuderi ou Ngurrunderi[69]. Chez les Dieri, il est assez vraisemblable que, par-dessus les Mura-mura ou ancêtres ordinaires, il en existe un qui jouit d’une sorte de suprématie[70]. Enfin, contrairement aux affirmations de Spencer et Gillen qui déclaraient n’avoir observé chez les Arunta aucune croyance à une divinité proprement dite[71], Strehlow assure que, sous le nom d’Altjira, ce peuple, comme celui des Loritja, reconnaît un véritable « bon dieu »[72].

Les caractères essentiels de ce personnage sont partout les mêmes. C’est un être immortel, et même éternel ; car il ne dérive d’aucun autre. Après avoir habité la Terre pendant un temps, il s’éleva au ciel où il y fut enlevé[73], et il continue à y vivre entouré de sa famille ; car on lui attribue généralement une ou plusieurs femmes, des enfants, des frères[74] qui, parfois, l’assistent dans ses fonctions. En raison du séjour qui lui est assigné, il est souvent identifié, ainsi que tous les siens, avec des étoiles déterminées[75]. On lui attribue, d’ailleurs, un pouvoir sur les astres. C’est lui qui a réglé la marche du Soleil et de la Lune[76] ; il leur donne des ordres[77]. C’est lui qui fait jaillir l’éclair de la nue et qui lance la foudre[78]. Parce qu’il est le tonnerre, il est également en relation avec la pluie[79] : c’est à lui qu’on s’adresse quand on manque d’eau ou quand il en est trop tombé[80].

On en parle comme d’une sorte de créateur : il est appelé le père des hommes et on dit qu’il les a faits. D’après me légende qui avait cours à Melbourne, Bunjil aurait fait le premier homme de la manière suivante. Avec de l’argile, il aurait fabriqué une statuette ; puis il aurait dansé tout autour plusieurs fois, lui aurait soufflé dans les narines et la statuette se serait animée et se serait mise en marche[81]. D’après un autre mythe, il aurait allumé le Soleil ; la Terre se serait alors échauffée et les hommes en seraient sortis[82]. En même temps que les hommes[83], ce personnage divin a fait les animaux, les arbres[84] ; c’est à lui qu’on doit tous les arts de la vie, les armes, le langage, les rites tribaux[85]. Il est le bienfaiteur de l’humanité. Maintenant encore, il joue pour elle le rôle d’une sorte de Providence. C’est lui qui approvisionné ses fidèles de tout ce qui est nécessaire à leur existence[86]. Il est en communication avec eux soit directement, soit par intermédiaires[87]. Mais en même temps, gardien de la morale tribale, il sévit quand elle est violée[88]. Si même on s’en rapporte à certains observateurs, il remplirait, après la vie, l’office de juge ; il distinguerait entre les bons et les méchants et ne traiterait pas les uns comme les autres[89]. En tout cas, il est souvent présenté comme préposé au pays des morts[90], et comme accueillant les âmes quand elles arrivent dans l’au-delà[91].

Comme l’initiation est la forme principale du culte tribal, ce sont les rites de l’initiation qui lui sont le plus spécialement rattachés ; il en est le centre. Très souvent, il y est représenté par une image taillée dans une écorce d’arbre ou moulée dans la terre. On danse tout autour ; on chante en son honneur ; on lui adresse même de véritables prières[92]. On explique aux jeunes gens quel est le personnage que cette image figure ; on leur dit son nom secret, celui que les femmes et les non-initiés doivent ignorer ; on leur raconte son histoire, le rôle que la tradition lui attribue dans la vie de la tribu. À d’autres moments, on lève les mains vers le ciel où il est censé résider ; ou bien on pointe dans la même direction soit les armes soit les instruments rituels qu’on manie[93] ; c’est une façon de se mettre en communication avec lui. On le sent partout présent. Il veille sur le néophyte tandis qu’il est reclus dans la forêt[94]. Il est attentif à la manière dont les cérémonies sont célébrées. L’initiation est son culte. Aussi tient-il spécialement la main à ce que ces rites, en particulier, soient exactement observés : quand des fautes ou des négligences sont commises, il les réprime d’une manière terrible[95].

L’autorité de chacun de ces dieux suprêmes n’est, d’ailleurs, pas limitée à une seule tribu ; mais elle est également reconnue par une pluralité de tribus voisines. Bunjil est adoré dans presque tout l’État de Victoria, Baiame dans une portion notable de la Nouvelle-Galles du Sud, etc ; c’est ce qui explique que ces dieux soient en si petit nombre pour une aire géographique relativement étendue. Les cultes dont ils sont l’objet ont donc un caractère international. Il arrive même que ces différentes mythologies se mêlent, se combinent, se font mutuellement des emprunts. Ainsi, la plupart des tribus qui croient en Baiame admettent aussi l’existence de Daramulun ; seulement elles lui accordent une moindre dignité. Elles en font un fils ou un frère de Baiame, subordonné à ce dernier. La foi en Daramulun se trouve ainsi répandue, sous des formes diverses, dans toute la Nouvelle-Galles du Sud. Il s’en faut donc que l’internationalisme religieux soit une particularité des religions les plus récentes et les plus avancées. Dès le début de l’histoire, les croyances religieuses manifestent une tendance à ne pas se renfermer dans une société politique étroitement délimitée ; il y a en elles comme une aptitude naturelle à passer par-dessus les frontières, à se diffuser, à s’internationaliser. Sans doute, il y a eu des peuples et des temps où cette aptitude spontanée a été tenue en échec par des nécessités sociales opposées ; elle ne laisse pas d’être réelle et, comme on voit, très primitive.

Cette conception a paru à Tylor d’une théologie tellement élevée qu’il s’est refusé à y voir autre chose que le produit d’une importation européenne : ce serait une idée chrétienne plus ou moins dénaturée[96]. A. Lang, au contraire[97]. A. Lang la considère comme autochtone ; mais, admettant, lui aussi, qu’elle contraste avec l’ensemble des croyances australiennes et repose sur de tout autres principes, il conclut que les religions d’Australie sont faites de deux systèmes hétérogènes, superposés l’un à l’autre, et dérivant, par conséquent, d’une double origine. Il y aurait, d’une part, les idées relatives aux totems et aux esprits, qui auraient été suggérées à l’homme par le spectacle de certains phénomènes naturels. Mais en même temps, par une sorte d’intuition sur la nature de laquelle on refuse de s’expliquer[98], l’intelligence humaine serait parvenue d’emblée à concevoir un dieu unique, créateur du monde, législateur de l’ordre moral. Lang estime même que cette idée était plus pure de tout élément étranger à l’origine, et notamment en Australie, que dans les civilisations qui ont immédiatement suivi. Avec le temps, elle aurait été peu à peu recouverte et obscurcie par la masse toujours croissante des superstitions animistes et totémiques. Elle aurait ainsi subi une sorte de dégénérescence progressive jusqu’au jour où, par effet d’une culture privilégiée, elle serait parvenue à se ressaisir et à s’affirmer de nouveau, avec un éclat et une netteté qu’elle n’avait pas dans le principe[99].

Mais les faits ne comportent ni l’hypothèse sceptique de Tylor ni interprétation théologique de Lang.

Tout d’abord, il est aujourd’hui certain que les idées relatives au grand dieu tribal sont d’origine indigène. Elles ont été observées alors que l’influence des missionnaires n’avait pas encore eu le temps de se faire sentir[100]. Mais il ne s’ensuit pas qu’il faille les attribuer à une mystérieuse révélation. Bien loin qu’elles dérivent d’une autre source que les croyances proprement totémiques, elles n’en sont, au contraire, que l’aboutissement logique et la forme la plus haute.

Nous avons vu, en effet, que la notion des ancêtres mythiques est impliquée dans les principes mêmes sur lesquels repose le totémisme ; car chacun d’eux est un être totémique. Or, si les grands dieux leur sont certainement supérieurs, cependant il n’y a, entre les uns et les autres, que des différences de degrés ; on passe des premiers aux seconds sans solution de continuité. Un grand dieu, en effet, est lui-même un ancêtre d’une importance particulière. On nous parle souvent de lui comme d’un homme, doué sans doute de pouvoirs plus qu’humains, mais qui a vécu sur terre d’une vie tout humaine[101]. On le dépeint comme un grand chasseur[102], un puissant magicien[103], le fondateur de la tribu[104]. C’est le premier des hommes[105]. Une légende le représente même sous les traits d’un vieillard fatigué qui peut à peine se mouvoir[106]. S’il a existé chez les Dieri un dieu suprême appelé Mura-mura, le mot est significatif ; car il sert à désigner la classe des ancêtres. De même, Nuralie, nom du grand dieu dans les tribus de la rivière Murray, est parfois employé comme une expression collective qui s’applique à l’ensemble des êtres mythiques que la tradition place à l’origine des choses[107]. Ce sont des personnages tout à fait comparables à ceux de l’Alcheringa[108]. Déjà, nous avons rencontré dans le Queensland un dieu Anjea ou Anjir, qui fait les hommes et qui, pourtant, semble bien n’être que le premier des humains[109].

Ce qui a aidé la pensée des Australiens à passer de la pluralité des génies ancestraux à l’idée du dieu tribal, c’est qu’entre ces deux extrêmes un moyen terme s’est intercalé qui a servi de transition : ce sont les héros civilisateurs. Les êtres fabuleux que nous appelons de ce nom sont, en effet, de simples ancêtres auxquels la mythologie a attribué un rôle éminent dans l’histoire de la tribu et qu’elle a, pour cette raison, mis au-dessus des autres. Nous avons même vu qu’ils faisaient régulièrement partie de l’organisation totémique : Mangarkunjerkunja est du totem du Lézard et Putiaputia du totem du Chat sauvage. Mais d’un autre côté, les fonctions qu’ils sont censés remplir ou avoir remplies ressemblent de très près à celles qui incombent au grand dieu. Lui aussi passe pour avoir initié les hommes aux arts de la civilisation, pour avoir été le fondateur des principales institutions sociales, le révélateur des grandes cérémonies religieuses qui restent placées sous son contrôle. S’il est le père des hommes, c’est pour les avoir fabriqués plutôt qu’engendrés ; mais Mangarkunjerkunja en a fait autant. Avant lui, il n’y avait pas d’hommes, mais seulement des masses de chair informes ou les différents membres et même les différents individus n’étaient pas séparés les uns des autres. C’est lui qui a sculpté cette matière première et qui en a tiré des êtres proprement humains[110]. Entre ce mode de fabrication et celui que le mythe dont nous avons parlé prête à Bunjil, il n’y a que des nuances. Ce qui montre bien, d’ailleurs, le lien qui unit l’une à l’autre ces deux sortes de figures, c’est qu’un rapport de filiation est parfois établi entre elles. Chez les Kurnai, Tundun, le héros du bull-roarer, est le fils du grand dieu Mungan-ngaua[111]. De même, chez les Euahlayi, Daramulun, fils ou frère de Baiame, est identique à Gayandi qui est l’équivalent du Tundun des Kurnai[112].

Assurément, de tous ces faits il ne faut pas conclure que le grand dieu n’est rien de plus qu’un héros civilisateur. Il y a des cas où ces deux personnages sont nettement différenciés. Mais s’ils ne se confondent pas, ils sont, du moins, parents. Aussi arrive-t-il qu’on a quelque mal à les distinguer ; il en est qui peuvent être également bien classés dans l’une ou dans l’autre catégorie. Ainsi, nous avons parlé d’Atnatu comme d’un héros civilisateur ; mais il est bien près d’être un grand dieu.

La notion du dieu suprême dépend même si étroitement de l’ensemble des croyances totémiques qu’elle en porte encore la marque. Tundun est un divin héros tout proche, comme on vient de le voir, de la divinité tribale ; or le même mot, chez les Kurnai, veut dire totem[113]. De même, chez les Arunta, Altjira est le nom du grand dieu ; c’est aussi le nom du totem maternel[114]. Il y a plus ; nombre de grands dieux ont un aspect manifestement totémique. Dararnulun est un aigle-faucon[115] ; il a pour mère une émou[116]. C’est sous les traits d’un émou que Baiame est également représenté[117]. L’Altjira des Arunta a lui-même des jambes d’émou[118]. Nuralie, avant d’être le nom d’un grand dieu, désignait, comme nous avons vu, les ancêtres fondateurs de la tribu ; or ils étaient, les uns des corbeaux et les autres des faucons[119]. Bunjil, d’après Howitt[120], est toujours figuré sous une forme humaine ; cependant, le même mot sert à désigner un totem de phratrie, l’aigle-faucon. Un de ses fils, au moins, est un des totems que comprend la phratrie à laquelle il a donné ou emprunté son nom[121]. Son frère est Pallyan, la chauve-souris ; or celle-ci sert de totem sexuel aux hommes dans de nombreuses tribus de Victoria[122].

On peut même aller plus loin et préciser davantage le rapport que soutiennent les grands dieux avec le système totémique. Daramulun, comme Bunjil, est un aigle-faucon et l’on sait que cet animal est un totem de phratrie dans un grand nombre de tribus du Sud-Est[123]. Nuralie, avons-nous dit, semble avoir été d’abord un terme collectif qui désignait indistinctement soit des aigles-faucons soit des corbeaux ; or, dans les tribus où ce mythe a été observé, le corbeau sert de totem à l’une des deux phratries, l’aigle faucon à l’autre[124]. D’autre part, l’histoire légendaire des grands dieux rappelle de très près celle des totems de phratrie. Les mythes, et parfois les rites, commémorent les luttes que chacune de ces divinités eut à soutenir contre un oiseau carnassier dont elle ne triompha pas sans peine. Bunjil, ou le premier homme, après avoir fait le second homme, Karween, entra en conflit avec lui, et, au cours d’une sorte de duel, il le blessa grièvement et le transforma en corbeau[125] Les deux espèces de Nuralie sont présentées comme deux groupes ennemis qui, primitivement, étaient sans cesse en guerre[126]. Baiame, de son côté, a à lutter contre Mullian, l’aigle-faucon cannibale, qui, d’ailleurs, est identique à Daramulu[127]. Or nous avons vu qu’entre les totems de phratrie il y a également une sorte d’hostilité constitutionnelle. Ce parallélisme achève de prouver que la mythologie des grands dieux et celle de ces totems sont étroitement parentes. Cette parenté apparaîtra comme plus évidente encore si l’on remarque que l’émule du dieu est régulièrement ou le corbeau ou l’aigle-faucon qui sont, d’une manière générale, des totems de phratrie[128].

Baiame, Daramulun, Nuralie, Bunjil semblent donc bien être des totems de phratrie qui ont été divinisés ; et voici comment on peut concevoir que se fit cette apothéose. C’est manifestement dans les assemblées qui ont lieu à propos de l’initiation que s’élabora cette conception ; car les grands dieux ne jouent un rôle de quelque importance que dans ces rites, tandis qu’ils sont étrangers aux autres cérémonies religieuses. D’ailleurs, comme l’initiation est la forme principale du culte tribal, c’est seulement à cette occasion qu’une mythologie tribale pouvait prendre naissance. Déjà nous avons vu comment le rituel de la circoncision et celui de la subincision tendaient spontanément à se personnifier sous la forme de héros civilisateurs. Seulement, ces héros n’exerçaient aucune suprématie ; ils étaient sur le même pied que les autres bienfaiteurs légendaires de la société. Mais là ou la tribu prit un plus vif sentiment d’elle-même, ce sentiment s’incarna tout naturellement dans un personnage qui en devint le symbole. Pour s’expliquer à eux-mêmes les liens qui les unissaient les uns aux autres, à quelque clan qu’ils appartinssent, les hommes imaginèrent qu’ils étaient issus d’une même souche, qu’ils étaient les enfants d’un même père à qui ils devaient l’existence sans que lui la dût à personne. Le dieu de l’initiation était tout désigné pour ce rôle ; car, suivant une expression qui revient souvent sur les lèvres des indigènes, l’initiation a précisément pour objet de faire, de fabriquer des hommes. On attribua donc à ce dieu un pouvoir créateur et il se trouva, pour toutes ces raisons, investi d’un prestige qui le mit bien au-dessus des autres héros de la mythologie. Ceux-ci devinrent ses subordonnés, ses auxiliaires ; on fit d’eux ses fils ou ses frères puînés comme Tundun, Gayandi, Karween, Pallyan, etc. Mais il existait déjà d’autres êtres sacrés qui occupaient dans le système religieux de la tribu une place également éminente : ce sont les totems de phratrie. Là ou ils se sont maintenus, ils passent pour tenir sous leur dépendance les totems des clans. Ils avaient ainsi tout ce qu’il fallait pour devenir eux-mêmes des divinités tribales. Il était donc naturel qu’une confusion partielle s’établît entre ces deux sortes de figures mythiques ; c’est ainsi que l’un des deux totems fondamentaux de la tribu prêta ses traits au grand dieu. Mais comme il fallait expliquer pourquoi, seul, l’un d’eux fut appelé à cette dignité dont l’autre était exclu, on supposa que ce dernier, au cours d’une lutte contre son rival, avait eu le dessous et que son exclusion avait été la suite de sa défaite. L’idée fut d’autant plus facilement admise qu’elle était d’accord avec l’ensemble de la mythologie, puisque les totems de phratrie sont généralement considérés comme ennemis l’un de l’autre.

Un mythe que Mrs Parker a observé chez les Euahlayi[129] peut servir à confirmer cette explication ; car il ne fait que la traduire sous une forme figurée. On raconte que, dans cette tribu, les totems n’étaient d’abord que les noms donnés aux différentes parties du corps de Baiame. Les clans seraient donc, en un sens, comme des fragments du corps divin. N’est-ce pas une autre manière de dire que le grand dieu est la synthèse de tous les totems et, par conséquent, la personnification de l’unité tribale ?

Mais il prit en même temps un caractère international. En effet, les membres de la tribu à laquelle appartiennent les jeunes initiés ne sont pas les seuls qui assistent aux cérémonies de l’initiation ; des représentants des tribus voisines sont spécialement convoqués à ces fêtes qui sont des sortes de foires internationales, à la fois religieuses et laïques[130]. Des croyances qui s’élaborent dans des milieux sociaux ainsi composés ne peuvent rester le patrimoine exclusif d’une nationalité déterminée. L’étranger à qui elles ont été révélées les rapporte dans sa tribu natale, une fois qu’il y est rentré ; et comme, tôt ou tard, il est forcé d’inviter à son tour ses hôtes de la veille, il se fait, de société à société, de continuels échanges d’idées. C’est ainsi qu’une mythologie internationale se constitua dont le grand dieu se trouva tout naturellement être l’élément essentiel, puisqu’elle avait son origine dans les rites de l’initiation qu’il a pour fonction de personnifier. Son nom passa donc d’une langue dans l’autre avec les représentations qui y étaient attachées. Le fait que les noms des phratries sont généralement communs à des tribus très différentes ne put que faciliter cette diffusion. L’internationalisme des totems de phratrie fraya les voies à celui du grand dieu.

V

Nous voici parvenus à la conception la plus haute à laquelle se soit élevé le totémisme. C’est le point où il rejoint et prépare les religions qui suivront, et il nous aide à les comprendre. Mais en même temps, on peut voir que cette notion culminante se relie sans interruption aux croyances plus grossières que nous avons analysées en premier lieu.

Le grand dieu tribal, en effet, n’est qu’un esprit ancestral qui a fini par conquérir une place éminente. Les esprits ancestraux ne sont que des entités forgées à l’image des âmes individuelles de la genèse desquelles ils sont destinés à rendre compte. Les âmes, à leur tour, ne sont que la forme que prennent, en s’individualisant dans des corps particuliers, les forces impersonnelles que nous avons trouvées à la base du totémisme. L’unité du système en égale la complexité.

Dans ce travail d’élaboration, l’idée d’âme a, sans doute, joué un rôle important : c’est par elle que l’idée de personnalité a été introduite dans le domaine religieux. Mais il s’en faut que, comme le soutiennent les théoriciens de l’animisme, elle contienne toute la religion en germe. D’abord, elle suppose avant elle la notion de mana ou de principe totémique dont elle n’est qu’un mode particulier. Puis, si les esprits et les dieux ne pouvaient être conçus avant l’âme, ils sont pourtant autre chose que de simples âmes humaines, libérées par la mort ; car d’où leur viendraient leurs pouvoirs surhumains ? L’idée d’âme a seulement servi à orienter l’imagination mythologique dans une nouvelle direction, à lui suggérer des constructions d’un genre nouveau. Mais la matière de ces constructions a été empruntée, non à la représentation de l’âme, mais à ce réservoir de forces anonymes et diffuses qui constituent le fond primitif des religions. La création de personnalités mythiques n’a été qu’une autre façon de penser ces forces essentielles.

Quant à la notion de grand dieu, elle est due tout entière à un sentiment dont nous avons déjà observé l’action dans la genèse des croyances les plus spécifiquement totémiques : c’est le sentiment tribal. Nous avons vu, en effet, que le totémisme n’était pas l’œuvre isolée des clans, mais qu’il s’élaborait toujours au sein d’une tribu qui avait, à quelque degré, conscience de son unité. C’est pour cette raison que les différents cultes particuliers à chaque clan se rejoignent et se complètent de manière à former un tout solidaire[131]. Or c’est ce même sentiment de l’unité tribale qui s’exprime dans la conception d’un dieu suprême, commun à la tribu tout entière. Ce sont donc bien les mêmes causes qui sont agissantes de la base au sommet de ce système religieux.

Toutefois, nous avons considéré jusqu’ici les représentations religieuses comme si elles se suffisaient et pouvaient s’expliquer par elles-mêmes. En fait, elles sont inséparables des rites, non seulement parce qu’elles s’y manifestent, mais parce qu’elles en subissent, par contre-coup, l’influence. Sans doute, le culte dépend des croyances, mais il réagit sur elles. Pour les mieux comprendre, il importe donc de le mieux connaître. Le moment est venu d’en aborder l’étude.



  1. Roth, Superstition, Magic, etc., § 65, 68 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 514, 516.
  2. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 515, 521 ; Dawson, Austral. Aborig., p. 58 ; Roth, Superstition, etc., § 67.
  3. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 517.
  4. Strehlow, II, p. 76 et n. 1 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 514, 516.
  5. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 513.
  6. V. sur cette question Negrioli, Dei Genii presse i Romani ; les articles « Daimon » et « Genius » dans Diction. des Ant. ; Preller, Rœmische Mythologie, II, p. 195 et suiv.
  7. Negrioli, p. 4.
  8. Ibid., p. 8.
  9. Ibid., p. 7.
  10. Ibid., p. II. Cf. , Der Ursprung des Larencultus, in Archiv. f. Religionswissenschaft, 1907, p. 368-393.
  11. Schulze, loc. cit., p. 237.
  12. Strehlow, I, p. 5. Cf. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 133 ; Gason, in Curr, II, p. 69.
  13. V. dans Howitt (Nat. Tr., p. 482), le cas d’un Mura-mura qui est considéré comme l’esprit de certaines sources thermales.
  14. North. Tr., p. 313-314 ; Mathews, Journ of R. S. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 351. De même, chez les Dieri, il y a un Mura-mura dont la fonction est de produire de la pluie (Howitt, Nat. Tr., p. 798-799).
  15. Roth, Superstition, etc., § 67. Cf. Dawson, p. 58.
  16. Strehlow, I, p. 2 et suiv.
  17. V. plus haut, p. 356-357.
  18. North. Tr., chap. VII.
  19. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 277.
  20. Strehlow, I, p. 5.
  21. Il y a, il est vrai, des arbres et des rochers nanja qui ne sont pas situés autour de l’ertnatulunga ; ils sont épars sur des points différents du territoire. On dit qu’ils correspondent à des endroits où un ancêtre isolé a disparu dans le sol, a perdu un membre, laisse couler son sang ou oublié un churinga qui s’est transformé soit en arbre soit en rocher. Mais ces emplacements totémiques n’ont qu’une importance secondaire ; Strehlow les appelle des kleinere Totemplätze (I, p. 4-5). On peut donc penser qu’ils n’ont pris ce caractère que par analogie avec les centres totémiques principaux. Les arbres, les rochers qui, pour une raison quelconque, rappelaient ceux que l’on trouvait dans le voisinage de quelques ertnatulunga, inspirèrent des sentiments analogues et, par suite, le mythe qui s’était formé à propos des seconds s’étendit aux premiers.
  22. Nat. Tr., p. 139.
  23. Parker, The Euahlayi, p. 21. Généralement, l’arbre qui sert à cet emploi est un de ceux qui figurent parmi les sous-totems de l’individu. On donne comme raison de ce choix que, étant de la même famille que cet individu, ils doivent être plus disposés à lui prêter assistance (ibid., p. 29).
  24. Ibid., p. 36.
  25. Strehlow, II, p. 81.
  26. Parker, op. cit., p. 21.
  27. Codrington, The Melanesians, p. 249-253.
  28. Turner, Samoa, p. 17.
  29. Ce sont les expressions mêmes employées par Codrington (p. 251).
  30. Cet étroit rapport entre l’âme, le génie protecteur et la conscience morale de l’individu est particulièrement apparent chez certaines populations de l’Indonésie. « Une des sept âmes du Tobabatak est enterrée avec le placenta ; tout en résidant de préférence en cet endroit, elle peut le quitter pour donner des avertissements à l’individu ou lui manifester son approbation quand il se conduit bien. Elle joue donc, en un sens, le rôle de conscience morale. Toutefois, ses avertissements ne s’étendent pas seulement au domaine des faits moraux. On l’appelle le plus jeune frère de l’âme, comme on appelle le placenta le frère cadet de l’enfant… À la guerre, elle inspire à l’homme le courage de marcher contre l’ennemi » (Warneck, Der bataksche Ahnen und Geisterkult, in Allg. Missionszeitschrift, Berlin, 1904, p. 10. Cf. Kruijt, Hel Animisme in den indischen Archipel, p. 25).
  31. Il resterait à rechercher d’où vient que, à partir d’un certain moment de l’évolution, ce dédoublement de l’âme s’est fait sous la forme du totem individuel plutôt que sous celle de l’ancêtre protecteur. La question a peut-être un intérêt plus ethnographique que sociologique. Voici pourtant comment il est possible de représenter la manière dont s’est vraisemblablement opérée cette substitution.

    Le totem individuel a dû commencer par jouer un rôle simplement complémentaire. Les individus qui voulaient acquérir des pouvoirs supérieurs à ceux du vulgaire ne se contentèrent pas, et ne pouvaient pas se contenter, de la seule protection de l’ancêtre ; ils cherchèrent donc à se ménager un autre auxiliaire du même genre. C’est ainsi que, chez les Euahlayi, les magiciens sont les seuls qui aient ou qui puissent procurer des totems individuels. Comme, en outre, chacun d’eux a un totem collectif, il se trouve avoir plusieurs âmes. Mais cette pluralité d’âmes n’a rien qui puisse surprendre : elle est la condition d’une efficacité supérieure.

    Seulement, une fois que le totémisme collectif eut perdu du terrain et que, par suite, la conception de l’ancêtre protecteur commença à s’effacer des esprits, il devint nécessaire de se représenter d’une autre manière la double nature de l’âme qui continuait à être sentie. L’idée subsistait qu’en dehors de l’âme individuelle il y en avait une autre chargée de veiller sur la première. Puisque cette puissance protectrice n’était plus désignée par le fait même de la naissance, on trouva naturel d’employer, pour la découvrir, des moyens analogues à ceux dont les magiciens se servaient pour entrer en commerce avec les forces dont ils s’assuraient le concours.

  32. V. par exemple Strehlow, II, p. 82.
  33. Wyatt, Adelaide and Encounter Bay Tribes, in Woods, p. 168.
  34. Taplin, The Narrinyeri, p. 62-63 ; Roth, Superstition, etc., § 116 ; Howitt, Nat. Tr., p. 356, 358 ; Strehlow, p. 11-12.
  35. Strehlow, I, p. 13-14 ; Dawson, p. 49.
  36. Strehlow, I, p. 11-14 ; Eylmann, p. 182, 185 ; Spencer et Gillen, North. Tr., p. 211 ; Schürmann, The Aborig. Tr. of Port Lincoln, in Woods, p. 239.
  37. Eylmann, p. 182.
  38. Mathews, Journ. of R. S. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 345 ; Fison et Howitt, Kamilaroi a. Kurnai, p. 467 ; Strehlow, I, p. 11.
  39. Roth, Superstition, etc., § 115 ; Eylmann, p. 190.
  40. Nat. Tr., p. 390-391. Strehlow appelle Erintja les mauvais esprits ; mais ce mot et celui d’Oruncha sont évidemment équivalents. Cependant, il y a une différence dans la manière dont les uns et les autres nous sont présentés. Les Oruncha, d’après Spencer et Gillen, seraient plus malicieux que méchants ; même, suivant ces observateurs (p. 328), les Arunta ne connaîtraient pas d’esprits foncièrement malveillants. Au contraire, les Erintja de Strehlow ont pour fonction régulière de faire du mal. D’ailleurs, d’après certains mythes que Spencer et Gillen rapportent eux-mêmes (Nat. Tr., p. 390), il semble bien qu’ils aient quelque peu embelli la physionomie des Oruncha : primitivement, c’étaient des sortes d’ogres (ibid., p. 331).
  41. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 390-391.
  42. Ibid., p. 551.
  43. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 326-327.
  44. Strehlow, I, p. 14. Quand il y a deux jumeaux, le premier né passe pour avoir été conçu de cette manière.
  45. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 327.
  46. Howitt, Nat. Tr., p. 358, 381, 385 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 334 ; North. Tr., p. 501, 530.
  47. Comme le magicien peut ou causer la maladie ou la guérir, à côté des esprits magiques dont la fonction est de faire le mal, il y en a parfois d’autres dont le rôle est de prévenir ou de neutraliser la mauvaise influence des premiers. On trouvera des cas de ce genre dans North. Tr., p. 501-502. Ce qui montre bien que les seconds sont magiques comme les premiers, c’est que, chez les Arunta, les uns et les autres portent le même nom. Ce sont donc des aspects différents d’une même puissance magique.
  48. Strehlow, I, p. 9. Putiaputia n’est pas, d’ailleurs, le seul personnage de ce genre dont parlent les mythes Arunta : certaines portions de la tribu donnent un nom diffèrent au héros auquel elles attribuent la même invention. Il ne faut pas oublier que l’étendue du territoire occupé par les Arunta ne permet pas à la mythologie d’être parfaitement homogène.
  49. Spencer et Gillen, North. Tr., p. 493.
  50. Ibid., p. 498.
  51. Ibid., p. 498-499.
  52. Howitt, Nat. Tr., p. 135.
  53. Ibid., p. 476 et suiv.
  54. Strehlow, I, p. 6-8. L’œuvre de Mangarkunjerkunja dut être reprise plus tard par d’autres héros ; car, suivant une croyance qui n’est pas particulière aux Arunta, un moment vint où les hommes oublièrent, les enseignements de leurs premiers initiateurs et se corrompirent.
  55. C’est le cas, par exemple, d’Atnatu (Spencer et Gillen, North. Tr., p. 153), de Witurna (North. Tr., p. 498). Si Tundun n’a pas institué les rites, c’est lui qui est chargé d’en diriger la célébration (Howitt, Nat. Tr., p. 670).
  56. North. Tr., p. 499.
  57. Howitt, Nat. Tr., p. 493 ; Kamilaroi and Kurnai, p. 197 et 267 ; Spencer et Gillen, North. Tr., p. 492.
  58. V. par exemple, North. Tr., p. 499.
  59. North. Tr., p. 338, 347, 499.
  60. Spencer et Gillen, il est vrai, soutiennent que ces êtres mythiques ne jouent aucun rôle moral (North. Tr., p. 493) ; mais c’est qu’ils donnent au mot un sens plus étroit. Les devoirs religieux sont des devoirs : le fait de veiller à la manière dont ils sont observés intéresse donc la morale, d’autant plus que, à ce moment, la morale tout entière a un caractère religieux.
  61. Le fait avait été observé, dès 1845, par Eyre, Journals, etc., II, p. 362, et, avant Eyre, par Henderson, dans ses Observations on the Colonies of N. S. Wales and Van Diemen’s Land, p. 147.
  62. Nat. Tr., p. 488-508.
  63. Chez les Kulin, les Wotjobaluk, les Woëworung (Victoria).
  64. Chez les Yuin, les Ngarrigo, les Wolgal (Nouvelle-Galles du Sud).
  65. . Chez les Kamilaroi, les Euahlayi (partie septentrionale de la Nouvelle-Galles du Sud) ; plus au centre, dans la même province, chez les Wonghibon, les Wiradjuri.
  66. Chez les Wiimbaoi et les tribus du Bas Murray (Ridley, Kamilaroi, p. 137 ; Brough Smyth, I, p. 423, n. 431).
  67. Dans les tribus de la rivière Herbert (Howitt, Nat. Tr., p. 498).
  68. Chez les Kurnai.
  69. Taplin, p. 55 ; Eylmann, p. 182.
  70. C’est sans doute à ce Mura-mura suprême que Gason fait allusion dans le passage déjà cité (Curr, II, p. 55).
  71. Nat. Tr., p. 246.
  72. Entre Baiame, Bunjil, Daramulun, d’une part, et Altjira, de l’autre, il y aurait cette différence que ce dernier serait tout à fait étranger à ce qui concerne l’humanité ; ce n’est pas lui qui aurait fait les hommes et il ne s’occuperait pas de ce qu’ils font. Les Arunta fautaient pour lui ni amour ni crainte. Mais, si cette conception a été exactement observée et analysée, il est bien difficile d’admettre qu’elle soit primitive ; car si Altjira ne joue aucun rôle, n’explique rien, ne sert à rien, qu’est-ce qui aurait pu déterminer les Arunta à l’imaginer ? Peut-être faut-il y voir une sorte de Baiame qui aurait perdu son ancien prestige, un ancien dieu dont le souvenir irait en s’effaçant. Peut-être aussi Strehlow a-t-il mal interprété les témoignages qu’il a recueillis. Suivant Eylmann, qui n’est pas, il est vrai, un observateur compétent ni très sûr, Altjira aurait fait les hommes (op. cit., p. 184). D’ailleurs, chez les Loritja, le personnage qui, sous le nom de Tukura, correspond à l’Altjira des Arunta, est censé célébrer lui-même des cérémonies d’initiation.
  73. Pour Bunjil, v. Brough Smyth, I, p. 417 ; pour Baiame, Ridley, Kamilaroi, p. 136 ; pour Daramulun, Howitt, Nat. Tr., p. 495.
  74. Sur la composition de la famille de Bunjil, par exemple, v. Howitt, Nat. Tr., p. 128, 129, 489, 491 ; Brough Smyth, I, p. 417, 423 ; pour celle de Baiame, L. Parker, The Euahlayi, p. 7, 66, 103 ; Howitt, Nat. Tr., p. 407, 502, 585 ; pour celle de Nurunderi, Taplin, The Narrinyeri, p. 57-58. Bien entendu, d’ailleurs, il y a toute sorte de variantes dans la manière dont sont conçues ces familles des grands dieux. Tel personnage qui est ici le frère est ailleurs appelé le fils. Le nombre des femmes, leurs noms varient avec les régions.
  75. Howitt, Nat. Tr., p. 128.
  76. Brough Smyth, I, p. 430, 431.
  77. Ibid., I, p. 432, n.
  78. Howitt, Nat. Tr., p. 498, 538 ; Mathews, J. of R. S. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 343 ; Ridley, p. 136.
  79. Howitt, Nat. Tr., p. 538 ; Taplin, The Narringeri, p. 57-58.
  80. L. Parker, The Euahlayi, p. 8.
  81. Brough Smyth, I, p. 424.
  82. Howitt, Nat. Tr., p. 492.
  83. D’après certains mythes, il aurait fait les hommes et non les femmes ; c’est ce qu’on dit de Bunjil. Mais on attribue alors l’origine des femmes à son fils-frère, Pallyan (Brough Smyth, I, p. 417 et 423). 10.
  84. Howitt, Nat. Tr., p. 489, 492 ; Mathews, J. of R. S. of N.S.Wales. XXXVIII, p. 340.
  85. L. Parker, The Euahlayi, p. 7 ; Howitt, Nat. Tr., p. 630.
  86. Ridley, Kamilaroi, p. 136 ; L. Parker, The Euahlayi, p. 114.
  87. L. Parker, More Austr. Leg. Tales, p. 84-99, 90-91.
  88. Howitt, Nat. Tr., p. 495, 498, 543, 563, 564 ; Brough Smyth, I, p. 429 ; L. Parker, The Euahlayi, p. 79.
  89. Ridley, p. 137.
  90. L. Parker, The Euahlayi, p. 90-91.
  91. Howitt, Nat. Tr., p. 495 ; Taplin, The Narrinyeri, p. 58.
  92. Howitt, Nat. Tr., p. 588, 543, 553, 555, 556 ; Mathews, loc. cit. p. 318 ; L. Parker, The Euahlayi, p. 6, 79, 80.
  93. Howitt, Nat. Tr., p. 498, 528.
  94. Howitt, ibid., p. 493 ; L. Parker, The Euahlayi, p. 76. 2. L. Parker, The Euahlayi, p. 76 ; Howitt, Nat. Tr., p. 493, 612.
  95. Ridley, Kamilaroi, p. 153 ; L. Parker, The Euahlayi, p. 67 ; Howitt, Nat. Tr., p. 585 ; Mathews, loc. cit., p. 343. Par opposition à Baiame, Daramulun est parfois présenté comme un esprit foncièrement malveillant (L. Parker, loc. cit. ; Ridley, in Brough Smyth, II, p. 285).
  96. J. A. I., XXI, p. 292 et suiv.
  97. The Making of Religion, p. 187-293.
  98. Lang, ibid., p. 331. M. Lang se borne à dire que l’hypothèse de saint Paul lui paraît la moins défectueuse (the most unsatisfactory).
  99. Le P. Schmidt a repris la thèse de A. Lang dans Anthropos (1908, 1909). Contre Sidney Harland, qui avait critiqué la théorie de Lang dans un article du Folklore (t. IX, p. 290 et suiv.), intitulé The « High Gods » of Australia, le P. Schmidt entreprend de démontrer que Baiame, Bunjil, etc., sont des dieux éternels, créateurs, tout-puissants, omniscients, gardiens de l’ordre moral. Nous n’entrerons pas dans cette discussion qui nous paraît sans intérêt et sans portée. Si l’on donne à ces différents adjectifs un sens relatif, en harmonie avec la mentalité australienne, nous sommes tout prêt à les prendre à notre compte et nous les avons nous-même employés. De ce point de vue, tout-puissant veut dire qui a plus de pouvoir que les autres êtres sacrés ; omniscient, qui voit des choses qui échappent au vulgaire et même aux plus grands magiciens ; gardien de l’ordre moral, qui fait respecter les règles de la morale australienne, si différente qu’elle soit de la nôtre. Mais si l’on veut donner à ces mots une signification que, seul, un spiritualiste chrétien peut y attacher, il nous paraît inutile de discuter une opinion si contraire aux principes de la méthode historique.
  100. V. sur cette question N. W. Thomas, Baiame and Bell-bird. A note on Australian Religion, in Man, 1905, n° 28. Cf. Lang, Magic and Religion, p. 25. Waitz avait déjà soutenu le caractère original de cette conception dans Anthropologie d. Naturvölker, p. 796-798.
  101. Dawson, p. 49 ; Meyer, Encounter Bay Tribe, in Woods, p. 205, 206 ; Howitt, Nat. Tr., p. 481, 491, 492, 494 ; Ridley, Kamilaroi, p. 136.
  102. Taplin, The Narrinyeri, p. 55-56.
  103. L. Parker, More Austr. Leg. Tales, p. 94.
  104. Taplin, ibid., p. 61.
  105. Brough Smyth, I, p. 425-427.
  106. Taplin, ibid., p. 60.
  107. « Le monde fut créé par des êtres qu’on appelle des Nuralie ; ces êtres, qui existaient depuis longtemps, avaient la forme les uns du corbeau, les autres de l’aigle-faucon » (Brough Smyth, I, p. 423-424).
  108. « Byamee, dit Mrs L. Parker, est pour les Euahlayi ce que l’Alcheringa est pour les Arunta » (The Euahlayi, p. 6).
  109. V. plus haut, p. 369.
  110. Dans un autre mythe, rapporté par Spencer et Gillen, un rôle tout à fait analogue est rempli par deux personnages qui habitent au ciel et qui sont appelés Ungamhikula (Nat. Tr., p. 388 et suiv.).
  111. Howitt, Nat. Tr., p. 493.
  112. L. Parker, The Euahlayi, p. 67, 62-66. C’est parce que le grand dieu est en étroits rapports avec le bull-roarer qu’il est identifié au tonnerre ; car le ronflement que fait entendre cet instrument rituel est assimilé au roulement du tonnerre.
  113. Howitt, Nat. Tr., p. 135. Le mot qui signifie totem est écrit par Howitt, thundung.
  114. Strehlow, I, p. 1-2 et II, p. 59. On se rappelle que, très vraisemblablement, chez les Arunta, le totem maternel était primitivement le totem proprement dit.
  115. Howitt, Nat. Tr., p. 555.
  116. Ibid., p. 546, 560.
  117. Ridley, Kamilaroi, p. 136, 156. Il est représenté sous cette forme dans les rites d’initiation chez les Kamilaroi. D’après une autre légende, il serait un cygne noir (L. Parker, More Austral. Leg. Tales, p. 94).
  118. Strehlow, I, p. 1.
  119. Brough Smyth, I, p. 423-424.
  120. Nat. Tr., p. 492.
  121. Howitt, Nat. Tr., p. 128.
  122. Brough Smyth, I, p. 417-423.
  123. V. plus haut, p. 151.
  124. Ce sont les tribus où les phratries portent les noms de Kilpara (Corbeau) et de Mukwara. C’est ce qui explique le mythe même rapporte par Brough Smyth (I, p. 423-424).
  125. Brough Smyth, p. 125-427. Cf. Howitt, Nat. Tr., p. 486 ; dans ce dernier cas, Karween est identifié avec le héron bleu.
  126. Brough Smyth, I, p. 423.
  127. Ridley, Kamilaroi, p. 136 ; Howitt, Nat. Tr., p. 585 ; Mathews, J. of R. S. of N. S. Wales, XXVIII (1894), p. 111.
  128. V. plus haut, p. 207. Cf. P. Schmidt, L’origine de l’idée de Dieu, in Anthropos, 1909.
  129. Op. cit., p. 7. Chez le même peuple, la femme principale de Baiame est également représentée comme la mère de tous les totems, sans être elle-même d’aucun totem (ibid., p. 7 et 78).
  130. V. Howitt, Nat. Tr., p.511-512, 513, 602 et suiv. ; Mathews, J. of R. S. of N. S. Wales, XXXVI II, p. 270. On invite aux fêtes de l’initiation non seulement les tribus avec lesquelles un connubium régulier est établi, mais aussi celles avec lesquelles on a des querelles à régler ; des vendetta, à demi cérémonielles et à demi sérieuses, ont lieu dans ces occasions.
  131. V. plus haut., p. 221-222.