Les Frères Karamazov (trad. Henri Mongault)/VIII/07

La bibliothèque libre.


Traduction par Henri Mongault.
NRF (2p. 426-442).

VII

Celui d’autrefois

Mitia s’approcha à grands pas de la table.

« Messieurs, commença-t-il à haute voix, mais en bégayant à chaque mot, je… ce n’est rien, n’ayez pas peur ! Ce n’est rien, dit-il en se tournant vers Grouchegnka qui, penchée du côté de Kalganov, se cramponnait à son bras, je… je voyage aussi. Je m’en irai le matin venu. Messieurs, est-ce qu’un voyageur… peut rester avec vous dans cette chambre, jusqu’au matin seulement ? »

Ces dernières paroles s’adressaient au personnage obèse assis sur le canapé. Celui-ci retira gravement sa pipe de ses lèvres et dit d’un ton sévère :

« Panie[1], nous sommes ici en particulier. Il y a d’autres chambres.

— C’est vous, Dmitri Fiodorovitch, s’écria Kalganov. Prenez place, soyez le bienvenu !

— Bonjour, ami cher… et incomparable ! Je vous ai toujours estimé… répliqua Mitia avec un joyeux empressement, en lui tendant la main par-dessus la table.

— Aïe, vous m’avez brisé les doigts, dit Kalganov en riant.

— C’est sa manière de serrer la main », observa gaiement Grouchegnka avec un sourire timide.

Elle avait compris à l’air de Mitia qu’il ne ferait pas de tapage et l’observait avec une curiosité mêlée d’inquiétude. Quelque chose en lui la frappait, d’ailleurs elle ne s’attendait pas à une telle attitude de sa part.

« Bonjour », dit d’un ton doucereux le propriétaire foncier Maximov.

Mitia se tourna vers lui.

« Bonjour, vous voilà aussi, ça me fait plaisir. Messieurs, messieurs, je… (Il s’adressa de nouveau au pan à la pipe, le prenant pour le principal personnage.) J’ai voulu passer mes dernières heures dans cette chambre… où j’ai adoré ma reine !… Pardonne-moi, panie ! Je suis accouru et j’ai fait serment… Oh ! n’ayez crainte, c’est ma dernière nuit ! Buvons amicalement, panie ! On va nous servir du vin… J’ai apporté ceci. (Il sortit sa liasse de billets.) Je veux de la musique, du bruit, comme l’autre fois… Mais le ver inutile qui rampe à terre va disparaître ! Je me rappellerai ce moment de joie dans ma dernière nuit. »

Il suffoquait ; il aurait voulu dire beaucoup de choses, mais ne proférait que de bizarres exclamations. Le pan impassible regardait tour à tour Mitia, sa liasse de billets et Grouchegnka ; il paraissait perplexe.

« Jezeli powolit moja Krôlowa »… commença-t-il.

Mais Grouchegnka l’interrompit.

« Ce qu’ils m’agacent avec leur jargon !… Assieds-toi, Mitia. Qu’est-ce que tu racontes, toi aussi ! Ne me fais pas peur, je t’en prie. Tu le promets ? Oui ; alors, je suis contente de te voir.

— Moi, te faire peur ? s’écria Mitia en levant les bras. Oh ! passez, passez ! Je ne suis pas un obstacle !… »

Soudain, sans qu’on s’y attendît, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes, la tête tournée vers le mur et se cramponnant au dossier.

« Allons, ça recommence ! dit Grouchegnka d’un ton de reproche. Il vient comme ça chez moi, il me tient des discours et je ne comprends rien à ce qu’il dit. Une fois, il s’est mis à pleurer, voilà que ça recommence. Quelle honte ! Pourquoi pleures-tu ? S’il y avait de quoi, encore ! ajouta-t-elle d’un air énigmatique, en appuyant sur les derniers mots.

— Je… je ne pleure pas… Allons, bonjour ! »

Il se retourna et se mit à rire, pas de son rire saccadé habituel, mais d’un long rire contenu, nerveux, qui le secouait tout entier.

« Ça continue… Sois donc plus gai ! Je suis très contente que tu sois venu, Mitia, entends-tu, très contente. Je veux qu’il reste avec nous, dit-elle impérieusement en s’adressant au personnage qui occupait le canapé. Je le veux, et s’il s’en va, je m’en irai ! ajouta-t-elle, les yeux étincelants.

— Les désirs de ma reine sont des ordres ! déclara le pan en baisant la main de Grouchegnka. Je prie le pan de se joindre à nous ! » dit-il gracieusement à Mitia.

Celui-ci se leva dans l’intention de débiter une nouvelle tirade, mais il resta court et dit seulement :

« Buvons, panie ! »

Tout le monde éclata de rire.

« Et moi qui croyais qu’il allait encore discourir ! fit Grouchegnka. Tu entends, Mitia, reste tranquille. Tu as bien fait d’apporter du champagne, j’en boirai, je ne puis souffrir les liqueurs. Mais tu as encore mieux fait d’être venu toi-même, car on s’ennuie ferme ici… Tu comptes faire la noce ? Cache ton argent dans ta poche ! Où as-tu trouvé cela ? »

Les billets que Mitia tenait froissés dans sa main attiraient l’attention, surtout des Polonais ; il les fourra rapidement dans sa poche et rougit. À ce moment, le patron apporta sur un plateau une bouteille débouchée et des verres. Mitia saisit la bouteille, mais il était si confus qu’il ne sut qu’en faire. Ce fut Kalganov qui remplit les verres à sa place.

« Encore une bouteille ! » cria Mitia au patron et, oubliant de trinquer avec le pan qu’il avait si solennellement invité à boire, il vida son verre sans attendre.

Sa physionomie changea aussitôt : de solennelle, de tragique, elle devint enfantine. Il parut s’humilier, s’abaisser. Il regardait tout le monde avec une joie timide, avec de petits rires nerveux, de l’air reconnaissant d’un petit chien rentré en grâce après une faute. Il semblait avoir tout oublié et riait tout le temps en regardant Grouchegnka dont il s’était rapproché. Puis il examina aussi les deux Polonais. Celui du canapé le frappa par son air digne, son accent et surtout sa pipe. « Eh bien, quoi, il fume la pipe, c’est parfait ! » songea Mitia. Le visage un peu ratatiné du pan presque quadragénaire, son nez minuscule encadré par des moustaches cirées qui lui donnaient l’air impertinent, parurent tout naturels à Mitia. Même la méchante perruque faite en Sibérie, qui lui couvrait bêtement les tempes, ne l’étonna guère : « Ça doit lui convenir », se dit-il. L’autre pan, plus jeune, assis près du mur, regardait la compagnie d’un air provocant, écoutait la conversation dans un silence dédaigneux ; il ne surprit Mitia que par sa taille fort élevée, contrastant avec celle du pan assis sur le canapé. Il songea aussi que ce géant devait être l’ami et l’acolyte du pan à la pipe, quelque chose comme « son garde du corps », et que le petit commandait sans doute au grand. Mais tout cela paraissait à Mitia naturel et indiscutable. Le petit chien n’avait plus l’ombre de jalousie. Sans avoir encore rien compris au ton énigmatique de Grouchegnka, il voyait qu’elle était gracieuse envers lui et qu’elle lui avait « pardonné ». Il la regardait boire en se pâmant d’aise. Le silence général le surprit pourtant et il se mit à examiner la compagnie d’un air interrogateur : « Qu’attendons-nous ? Pourquoi restons-nous là à ne rien faire ? » semblait dire son regard.

« Ce vieux radoteur nous fait bien rire », dit soudain Kalganov en désignant Maximov, comme s’il eût deviné la pensée de Mitia.

Mitia les considéra l’un après l’autre, puis éclata de son rire bref et sec.

« Ah, bah !

— Oui. Figurez-vous qu’il prétend que tous nos cavaliers ont épousé, dans les « années vingt », des Polonaises ; c’est absurde, n’est-ce pas ?

— Des Polonaises ? » reprit Mitia enchanté.

Kalganov comprenait fort bien les relations de Mitia avec Grouchegnka, il devinait celles du pan, mais cela ne l’intéressait guère, Maximov seul l’occupait. C’est par hasard qu’il était venu avec lui dans cette auberge où il avait fait la connaissance des Polonais. Il était allé une fois chez Grouchegnka, à qui il avait déplu. À présent, elle s’était montrée caressante envers lui avant l’arrivée de Mitia, mais il y demeurait insensible. Âgé de vingt ans, élégamment vêtu, Kalganov avait un gentil visage, de beaux cheveux blonds, de charmants yeux bleus à l’expression pensive et parfois au-dessus de son âge, bien qu’il eût par moments des allures enfantines, ce qui ne le gênait nullement. En général, il était fort original et même capricieux, mais toujours câlin. Parfois, son visage prenait une expression concentrée ; il vous regardait et vous écoutait tout en paraissant absorbé dans un rêve intérieur. Tantôt il faisait preuve de mollesse, d’indolence, tantôt il s’agitait pour la cause la plus futile.

« Figurez-vous que je le traîne après moi depuis quatre jours, poursuivit Kalganov en pesant un peu sur les mots, mais sans aucune fatuité. Depuis que votre frère l’a repoussé de la voiture, vous vous souvenez. Je me suis alors intéressé à lui et l’ai emmené à la campagne, mais il ne dit que des sottises à vous faire honte. Je le ramène…

— « Pan polskiej pani nie widzial[2] », et dit des choses qui ne sont pas, déclara le pan à la pipe.

— Mais j’ai été marié à une Polonaise, répliqua en riant Maximov.

— Oui, mais avez-vous servi dans la cavalerie ? C’est d’elle que vous parliez. Êtes-vous cavalier ? intervint Kalganov.

— Ah ! oui, est-il cavalier ? Ha ! ha ! cria Mitia qui était tout oreilles et fixait chaque interlocuteur comme s’il en attendait des merveilles.

— Non, voyez-vous, dit Maximov en se tournant vers lui, je veux parler de ces panienki, qui, dès qu’elles ont dansé une mazurka avec un de nos uhlans, sautent sur ses genoux comme des chattes blanches sous les yeux et avec le consentement de père et mère… Le lendemain, le uhlan va faire sa demande en mariage… et le tour est joué… hi ! hi !

— Pan lajdak[3] », grommela le pan à la haute taille en croisant les jambes.

Mitia ne remarqua que son énorme botte cirée à la semelle épaisse et sale. D’ailleurs, les deux Polonais avaient une tenue plutôt malpropre.

« Bon, un misérable ! Pourquoi des injures ? dit Grouchegnka irritée.

— Pani Agrippina, le pan n’a connu en Pologne que des filles de basse condition, et non des jeunes filles nobles.

— Mozesz a to rachowac[4], fit dédaigneusement le pan aux longues jambes.

— Encore ! Laissez-le parler ! Pourquoi empêcher les gens de parler ? Il dit des choses amusantes, répliqua Grouchegnka.

— Je n’empêche personne, pani », fit observer le pan à la perruque avec un regard expressif ; après quoi il se remit à fumer.

Kalganov s’échauffa de nouveau comme s’il s’agissait d’une affaire importante.

« Non, non, le pan a dit vrai. Maximov n’est pas allé en Pologne, comment peut-il en parler ? Vous ne vous êtes pas marié en Pologne ?

— Non, c’est dans la province de Smolensk. Ma future y avait d’abord été amenée par un uhlan, escortée de sa mère, d’une tante et d’une parente avec un grand fils, des Polonais pur sang… et il me l’a cédée. C’était un lieutenant, un fort gentil garçon. Il voulait d’abord l’épouser, mais il y renonça, car elle était boiteuse…

— Alors vous avez épousé une boiteuse ? s’exclama Kalganov.

— Oui. Tous deux me dissimulèrent la chose. Je croyais qu’elle sautillait… et que c’était de joie…

— La joie de vous épouser ? cria Kalganov d’une voix sonore.

— Parfaitement. Mais c’était pour une cause toute différente. Une fois mariés, le même soir, elle m’avoua tout et me demanda pardon. En sautant une mare, dans son enfance, elle s’était estropiée, hi ! hi ! »

Kalganov éclata d’un rire enfantin et se laissa tomber sur le canapé. Grouchegnka riait aussi. Mitia était au comble du bonheur.

« Il ne ment plus maintenant, dit Kalganov à Mitia. Il a été marié deux fois, c’est de sa première femme qu’il parle ; la seconde s’est enfuie et vit encore, le saviez-vous ?

— Vraiment ? dit Mitia en se tournant vers Maximov d’un air fort surpris.

— Oui, j’ai eu ce désagrément, elle s’est sauvée avec un Moussié. Elle avait, au préalable, fait transférer mon bien à son nom. « Tu es un homme instruit, me dit-elle, tu trouveras toujours de quoi manger. » Puis elle m’a planté là. Un respectable ecclésiastique m’a dit un jour à ce sujet : « Si ta première femme boitait, la seconde avait le pied par trop léger. » Hi ! hi !

— Savez-vous, dit vivement Kalganov, que s’il ment, c’est uniquement pour faire plaisir ; il n’y a là nulle bassesse. Il m’arrive par instants de l’aimer. Il est vil, mais avec franchise. Qu’en pensez-vous ? Un autre s’avilit par intérêt, mais lui, c’est par naturel… Par exemple, il prétend que Gogol l’a mis en scène dans les Âmes mortes[5]. Vous vous rappelez, on y voit le propriétaire foncier Maximov fouetté par Nozdriov, qui est poursuivi « pour offense personnelle au propriétaire Maximov, avec des verges, en état d’ivresse ». Il prétend que c’est de lui qu’il s’agit et qu’on l’a fouetté. Est-ce possible ? Tchitchikov voyageait vers 1830, au plus tard, de sorte que les dates ne concordent pas. Il n’a pu être fouetté, à cette époque. »

L’excitation de Kalganov, difficile à expliquer, n’en était pas moins sincère. Mitia prenait franchement son parti.

« Après tout, si, on l’a fouetté ! dit-il en riant.

— Ce n’est pas qu’on m’ait fouetté, mais comme ça, intervint Maximov.

— Qu’entends-tu par « comme ça » ? As-tu été fouetté, oui ou non ?

— Ktora godzina, panie[6] ? demanda d’un air d’ennui le pan à la pipe au pan aux longues jambes.

Celui-ci haussa les épaules ; aucun d’eux n’avait de montre.

« Laissez donc parler les autres ! Si vous vous ennuyez, ce n’est pas une raison pour imposer silence à tout le monde », fit Grouchegnka d’un air agressif.

Mitia commençait à comprendre. Le pan répondit cette fois avec une irritation visible.

« Panie, ja nic nie mowie przeciw, nic nie powiedzilem »[7].

— C’est bien, continue, cria-t-elle à Maximov. Pourquoi vous taisez-vous tous ?

— Mais il n’y a rien à raconter, ce sont des bêtises, reprit Maximov avec satisfaction et en minaudant un peu ; dans Gogol, tout cela est allégorique, car ses noms sont tous symboliques : Nozdriov ne s’appelait pas Nozdriov, mais Nossov ; quant à Kouvchinnikov, ça ne ressemble pas du tout, car il avait nom Chkvorniez. Fénardi s’appelait bien ainsi, seulement ce n’était pas un Italien, mais un Russe, Pétrov ; mam’selle Fénardi était jolie dans son maillot, sa jupe de paillettes courtes, et elle a bien pirouetté, mais pas quatre heures, seulement quatre minutes… et enchanté tout le monde.

— Mais pourquoi t’a-t-on fouetté ? hurla Kalganov.

— À cause de Piron, répondit Maximov.

— Quel Piron ? dit Mitia.

— Mais le célèbre écrivain français Piron. Nous avions bu, en nombreuse compagnie, dans un cabaret, à cette même foire. On m’avait invité, et je me mis à citer des épigrammes : « C’est toi, Boileau, quel drôle de costume ! » Boileau répond qu’il va au bal masqué, c’est-à-dire au bain, hi ! hi ! et ils prirent cela pour eux. Et moi d’en citer vite une autre, mordante et bien connue des gens instruits :

Tu es Sapho et moi Phaon, j’en conviens,
Mais à mon grand chagrin
De la mer tu ignores le chemin[8].

Ils s’offensèrent encore davantage et me dirent des sottises ; par malheur, pensant arranger les choses, je leur contai comment Piron, qui ne fut pas reçu à l’Académie, fit graver sur son tombeau cette épitaphe pour se venger :

Ci-gît Piron qui ne fut rien,
Pas même académicien.

C’est alors qu’ils me fustigèrent.

— Mais pourquoi, pourquoi ?

— À cause de mon savoir. Il y a bien des motifs pour lesquels on peut fouetter un homme, conclut sentencieusement Maximov.

— Assez, c’est idiot, j’en ai plein le dos ; moi qui croyais que ce serait drôle ! » trancha Grouchegnka.

Mitia s’effara et cessa de rire. Le pan aux longues jambes se leva et se mit à marcher de long en large, de l’air arrogant d’un homme qui s’ennuie dans une compagnie qui n’est pas la sienne.

« Comme il marche ! » fit Grouchegnka d’un air méprisant.

Mitia s’inquiéta ; de plus, il avait remarqué que le pan à la pipe le regardait avec irritation.

« Panie, s’écria-t-il, buvons ! »

Il invita aussi l’autre qui se promenait et remplit trois verres de champagne.

« À la Pologne, panowie[9], je bois à votre Pologne !

— Bardzo mi to milo, panie, wypijem[10], dit le pan à la pipe d’un air important, mais affable.

— Et l’autre pan aussi ; comment s’appelle-t-il ?… Prenez un verre, Jasnie Wielmozny[11].

— Pan Wrublewski, souffla l’autre.

Pan Wrublewski s’approcha de la table en se dandinant.

« À la Pologne, panowie, hourra ! » cria Mitia en levant son verre.

Ils trinquèrent. Mitia remplit de nouveau les trois verres.

« Maintenant, à la Russie, panowie, et soyons frères.

— Verse-nous-en aussi, dit Grouchegnka, je veux boire à la Russie.

— Moi aussi, fit Kalganov.

— Et moi donc, appuya Maximov, je boirai à la vieille petite grand-maman.

— Nous allons tous boire à sa santé, cria Mitia. Patron, une bouteille ! »

On apporta les trois bouteilles qui restaient.

« À la Russie ! hourra ! »

Tous burent, sauf les panowie. Grouchegnka vida son verre d’un trait.

« Eh bien ! Panowie, c’est ainsi que vous êtes ? »

Pan Wrublewski prit son verre, l’éleva et dit d’une voix aiguë :

« À la Russie dans ses limites de 1772 !

— Ô to bardzo piçknie ! »[12] approuva l’autre pan.

Tous deux vidèrent leurs verres.

« Vous êtes des imbéciles, panowie ! dit brusquement Mitia.

— Panie ! s’exclamèrent les deux Polonais en se dressant comme des coqs. Pan Wrublewski surtout était indigné.

— Ale nie mozno mice slabosc do swego kraju[13] ?

— Silence ! Pas de querelle ! » cria impérieusement Grouchegnka en tapant du pied.

Elle avait le visage enflammé, les yeux étincelants. L’effet du vin se faisait sentir. Mitia prit peur.

« Panowie, pardonnez. C’est ma faute. Pan Wrublewski, je ne le ferai plus !…

— Mais tais-toi donc, assieds-toi, imbécile ! » ordonna Grouchegnka.

Tout le monde s’assit et se tint coi.

« Messieurs, je suis cause de tout ! reprit Mitia, qui n’avait rien compris à la sortie de Grouchegnka. Eh bien, qu’allons-nous faire… pour nous égayer ?

— En effet, on s’embête ici, dit nonchalamment Kalganov.

— Si l’on jouait aux cartes, comme tout à l’heure… hi ! hi !

— Aux cartes ? Bonne idée ! approuva Mitia… Si les panowie y consentent.

— Pozno, panie[14], répondit de mauvaise grâce le pan à la pipe.

— C’est vrai, appuya pan Wrublewski.

— Quels tristes convives ! s’exclama Grouchegnka dépitée. Ils distillent l’ennui et veulent l’imposer aux autres. Avant ton arrivée, Mitia, ils n’ont pas soufflé mot, ils faisaient les fiers.

— Ma déesse, répliqua le pan à la pipe, co mowisz to sie stanie. Widze nielaskie, jestem smutny. Jestem gotow[15], dit-il à Mitia.

— Commence, panie, dit celui-ci en détachant de sa liasse deux billets de cent roubles qu’il mit sur la table. Je veux te faire gagner beaucoup d’argent. Prends les cartes et tiens la banque !

— Il faut jouer avec les cartes du patron, dit gravement le petit pan.

— To najlepsz y sposob[16], approuva pan Wrublewski.

— Les cartes du patron, soit ! C’est très bien, panowie ! Des cartes.

Le patron apporta un jeu de cartes cacheté et annonça à Mitia que les filles se rassemblaient, que les Juifs allaient bientôt venir, mais que la charrette aux provisions n’était pas encore arrivée. Mitia courut aussitôt dans la chambre voisine pour donner des ordres. Il n’y avait encore que trois filles, et Marie n’était pas encore là. Il ne savait trop que faire et prescrivit seulement de distribuer aux filles les friandises et les bonbons de la caisse.

« Et de la vodka pour André ! ajouta-t-il, je l’ai offensé. »


C’est alors que Maximov, qui l’avait suivi, le toucha à l’épaule en chuchotant :

« Donnez-moi cinq roubles, je voudrais jouer aussi, hi ! hi !

— Parfaitement. En voilà dix. Si tu perds, reviens me trouver…

— Très bien », murmura tout joyeux Maximov, qui rentra au salon.

Mitia revint peu après et s’excusa de s’être fait attendre. Les panowie avaient déjà pris place et décacheté le jeu, l’air beaucoup plus aimable et presque gracieux. Le petit pan fumait une nouvelle pipe et se préparait à battre les cartes ; son visage avait quelque chose de solennel.

« Na miejsca, panowie ![17] s’écria pan Wrublewski.

— Je ne veux plus jouer, déclara Kalganov, j’ai déjà perdu cinquante roubles tout à l’heure.

— Le pan a été malheureux, mais la chance peut tourner, insinua le pan à la pipe.

— Combien y a-t-il en banque ? demanda Mitia.

— Slucham, pante, moze sto, moze dwiescie[18], autant que tu voudras ponter.

— Un million ! dit Mitia en riant.

— Le capitaine a peut-être entendu parler de pan Podwysocki ?

— Quel Podwysocki ?

— À Varsovie, la banque tient tous les enjeux. Survint Podwysocki, il voit des milliers de pièces d’or, il ponte. Le banquier dit : Panie Podwysocki, joues-tu avec de l’or, ou na honor ?[19] — Na honor, panie, dit Podwysocki. — Tant mieux. Le banquier coupe, Podwysocki ramasse les pièces d’or. « Attends, panie », dit le banquier. Il ouvre un tiroir et lui donne un million : « Prends, voilà ton compte ! » La banque était d’un million. — « Je l’ignorais, dit Podwysocki. — Panie Podwysocki, fit le banquier, nous avons joué tous les deux na honor. » Podwysocki prit le million.

— Ce n’est pas vrai, dit Kalganov.

— Panie Kalganov, w slachetnoj kompanji tak mowic nieprzystoi[20].

— Comme si un joueur polonais allait donner comme ça un million ! s’exclama Mitia, mais il se reprit aussitôt. Pardon, panie, j’ai de nouveau tort, certainement, il donnera un million na honor, l’honneur polonais. Voici dix roubles sur le valet.

— Et moi un rouble sur la dame de cœur, la jolie petite panienka, déclara Maximov, et, comme pour la dissimuler aux regards, il s’approcha de la table et fit dessus un signe de croix.

Mitia gagna, le rouble aussi.

« Je double ! cria Mitia.

— Et moi, encore un petit rouble, un simple petit rouble, murmura béatement Maximov, enchanté d’avoir gagné.

— Perdu ! cria Mitia. Je double ! »

Il perdit encore.

« Arrêtez-vous », dit tout à coup Kalganov.

Mitia doublait toujours sa mise, mais perdait à chaque coup. Et les « petits roubles » gagnaient toujours.

« Tu as perdu deux cents roubles, panie. Est-ce que tu pontes encore ? demanda le pan à la pipe.

— Comment, déjà deux cents ? Soit, encore deux cents ! »

Mitia allait poser les billets sur la dame, lorsque Kalganov la couvrit de sa main.

« Assez ! cria-t-il de sa voix sonore.

— Qu’avez-vous ? fit Mitia.

— Assez, je ne veux pas ! Vous ne jouerez plus.

— Pourquoi ?

— Parce que. Cessez, allez-vous-en ! Je ne vous laisserai plus jouer. »

Mitia le regardait avec étonnement.

« Laisse, Mitia, il a peut-être raison ; tu as déjà beaucoup perdu », proféra Grouchegnka d’un ton singulier.

Les deux panowie se levèrent, d’un air très offensé.

— Zartujesz, panie ?[21] fit le plus petit en fixant sévèrement Kalganov.

— Jak pan smisz to robic ?[22] s’emporta à son tour Wrublewski.

— Pas de cris, pas de cris ! Ah ! les coqs d’Inde ! » s’écria Grouchegnka.

Mitia les regardait tous à tour de rôle ; il lut sur le visage de Grouchegnka une expression qui le frappa, en même temps qu’une idée nouvelle et étrange lui venait à l’esprit.

« Pani Agrippina ! » commença le petit pan rouge de colère.

Tout à coup, Mitia s’approcha de lui et le frappa à l’épaule.

— Jasnie Wielmozny, deux mots.

— Czego checs, panie ?[23]

— Passons dans la pièce voisine, je veux te dire deux mots qui te feront plaisir. »

Le petit pan s’étonna et regarda Mitia avec appréhension ; mais il consentit aussitôt, à condition que pan Wrublewski l’accompagnerait.

« C’est ton garde du corps ? Soit, qu’il vienne aussi, sa présence est d’ailleurs nécessaire… Allons, panowie !

— Où allez-vous ? demanda Grouchegnka inquiète.

— Nous reviendrons dans un instant », répondit Mitia.

Son visage respirait la résolution et le courage, il avait un tout autre air qu’une heure auparavant, à son arrivée. Il conduisit les panowie non dans la pièce à droite où se rassemblait le chœur, mais dans une chambre à coucher, encombrée de malles, de coffres, avec deux grands lits et une montagne d’oreillers. Dans un coin, une bougie brûlait sur une petite table. Le pan et Mitia s’y installèrent vis-à-vis l’un de l’autre, pan Wrublewski à côté d’eux, les mains derrière le dos. Les Polonais avaient l’air sévère, mais intrigué.

« Czem mogie panu sluz yc ?[24] murmura le plus petit.

— Je serai bref, panie ; voici de l’argent — il exhiba sa liasse —, si tu veux trois mille roubles, prends-les et va-t’en. »

Le pan le regardait attentivement.

« Trz y tysiace, panie ? »[25] Il échangea un coup d’œil avec Wrublewski.

— Trois mile, panowie, trois mille ! Écoute, je vois que tu es un homme avisé. Prends trois mille roubles et va-t’en au diable avec Wrublewski, entends-tu ? Mais tout de suite, à l’instant même et pour toujours ! Tu sortiras par cette porte. Je te porterai ton pardessus ou ta pelisse. On attellera pour toi une troïka, et bonsoir, hein ? »

Mitia attendait la réponse avec assurance. Le visage du pan prit une expression des plus décidées.

« Et les roubles ?

— Voici, panie : cinq cents roubles d’arrhes, tout de suite et deux mille cinq cents demain à la ville. Je jure sur l’honneur que tu les auras, fallût-il les prendre sous terre ! »


Les Polonais échangèrent un nouveau regard. Le visage du plus petit devint hostile.

— Sept cents, sept cents tout de suite ! ajouta Mitia, sentant que l’affaire tournait mal. Eh bien, panie, tu ne me crois pas ? Je ne puis te donner les trois milles roubles à la fois. Tu reviendrais demain auprès d’elle. D’ailleurs, je ne les ai pas sur moi, ils sont en ville, balbutia-t-il, perdant courage à chaque mot, ma parole, dans une cachette… »

Un vif sentiment d’amour-propre brilla sur le visage du petit pan.

« Cz ynie potrzebujesz jeszcze czego ?[26] demanda-t-il ironiquement. Fi ! quelle honte ! Il cracha de dégoût. Pan Wrublewski l’imita.

— Tu craches, panie, fit Mitia, désolé de son échec, parce que tu penses tirer davantage de Grouchegnka. Vous êtes des idiots tous les deux !

— Jestem do z ywego dotkniety ![27] dit le petit pan, rouge comme une écrevisse.

Au comble de l’indignation, il sortit de la chambre avec Wrublewski qui se dandinait. Mitia les suivit tout confus. Il craignait Grouchegnka, pressentant que le pan allait se plaindre. C’est ce qui arriva. D’un air théâtral, il se campa devant Grouchegnka et répéta :

« Pani Agrippina, jestem do z ywego dotkniety ! »

Mais Grouchegnka, comme piquée au vif, perdit patience, et rouge de colère :

« Parle russe, tu m’embêtes avec ton polonais ! Tu parlais russe autrefois, l’aurais-tu oublié en cinq ans ?

— Pani Agrippina…

— Je m’appelle Agraféna, je suis Grouchegnka ! Parle russe si tu veux que je t’écoute ! »

Le pan suffoqué bredouilla avec emphase, en écorchant les mots :

Pani Agraféna, je suis venu pour oublier le passé et tout pardonner jusqu’à ce jour…

— Comment pardonner ? C’est pour me pardonner que tu es venu ? l’interrompit Grouchegnka en se levant.

— Oui, pani, car j’ai le cœur généreux. Mais ja bylem zdiwiony[28], à la vue de tes amants. Pan Mitia m’a offert trois mille roubles pour que je m’en aille. Je lui ai craché à la figure.

— Comment ? Il t’offrait de l’argent pour moi ? C’est vrai, Mitia ? Tu as osé ? Suis-je donc à vendre ?

— Panie, panie, fit Mitia, elle est pure et je n’ai jamais été son amant ! Tu as menti…

— Tu as le front de me défendre devant lui ? Ce n’est pas par vertu que je suis restée pure, ni par crainte de Kouzma, c’était pour avoir le droit de traiter un jour cet homme de misérable. A-t-il vraiment refusé ton argent ?

— Au contraire, il l’acceptait ; seulement, il voulait les trois mille roubles tout de suite, et je ne lui donnais que sept cents roubles d’arrhes.

— C’est clair ; il a appris que j’ai de l’argent, voilà pourquoi il veut m’épouser !

— Pani Agrippina, je suis un chevalier, un szlachcic polonais, et non un lajdak. Je suis venu pour t’épouser, mais je ne trouve plus la même pani ; celle d’aujourd’hui est uparty[29] et effrontée.

— Retourne d’où tu viens ! Je vais dire qu’on te chasse d’ici ! Sotte que j’étais de me tourmenter pendant cinq ans ! Mais ce n’était pas pour lui que je me tourmentais, c’était ma rancune que je chérissais. D’ailleurs, mon amant n’était pas comme ça. On dirait son père ! Où t’es-tu commandé une perruque ? L’autre riait, chantait, c’était un faucon, tu n’es qu’une poule mouillée ! Et moi qui ai passé cinq ans dans les larmes ! Quelle sotte créature j’étais ! »

Elle retomba sur le fauteuil et cacha son visage dans ses mains. À ce moment, dans la salle voisine, le chœur des filles enfin rassemblé entonna une chanson de danse hardie.

« Quelle abomination ! s’exclama pan Wrublewski. Patron, chasse-moi ces effrontées ! »

Devinant aux cris qu’on se querellait, le patron qui guettait depuis longtemps à la porte, entra aussitôt.

« Qu’est-ce que tu as à brailler ? demanda-t-il à Wrublewski.

— Espèce d’animal !

— Animal ? Avec quelles cartes jouais-tu tout à l’heure ? Je t’ai donné un jeu tout neuf, qu’en as-tu fait ? Tu as employé des cartes truquées ! Ça pourrait te mener en Sibérie, sais-tu, car cela vaut la fausse monnaie… »

Il alla tout droit au canapé, mit la main entre le dossier et un coussin, en retira le jeu cacheté.

— Le voilà, mon jeu, intact ! » Il l’éleva en l’air et le montra aux assistants. « Je l’ai vu opérer et substituer ses cartes aux miennes. Tu es un coquin, et non un pan.

— Et moi, j’ai vu l’autre pan tricher deux fois ! » dit Kalganov.

Grouchegnka joignit les mains en rougissant.

« Seigneur, quel homme est-il devenu ! Quelle honte, quelle honte !

— Je m’en doutais », fit Mitia.

Alors pan Wrublewski, confus et exaspéré, cria à Grouchegnka, en la menaçant du poing :

« Putain ! »

Mitia s’était déjà jeté sur lui ; il le saisit à bras-le-corps, le souleva, le porta en un clin d’œil dans la chambre où ils étaient déjà entrés.

« Je l’ai déposé sur le plancher ! annonça-t-il en rentrant essoufflé. Il se débat, la canaille, mais il ne reviendra pas !… »

Il ferma un battant de la porte et, tenant l’autre ouvert, il cria au petit pan :

« Jasnie Wielmozny, si vous voulez le suivre, je vous en prie !

— Dmitri Fiodorovitch, dit Tryphon Borissytch, reprends-leur donc ton argent ! C’est comme s’ils t’avaient volé.

— Moi, je leur fais cadeau de mes cinquante roubles, déclara Kalganov.

— Et moi, de mes deux cents. Que ça leur serve de consolation !

— Bravo, Mitia ! Brave cœur ! » cria Grouchegnka d’un ton où perçait une vive irritation.

Le petit pan, rouge de colère, mais qui n’avait rien perdu de sa dignité, se dirigea vers la porte ; tout à coup, il s’arrêta et dit à Grouchegnka :

« Panie, jezeli chec pojsc za mno, idzmy, jezeli nie, bywaj zdrowa »[30].

Suffoquant d’indignation et d’amour-propre blessé, il sortit d’un pas grave. Sa vanité était extrême ; même après ce qui s’était passé, il espérait encore que la pani le suivrait. Mitia ferma la porte.

« Enfermez-les à clef », dit Kalganov.

Mais la serrure grinça de leur côté, ils s’étaient enfermés eux-mêmes. « Parfait ! cria Grouchegnka impitoyable. Il ne l’ont pas volé ! »

  1. Vocatif de pan, monsieur, en polonais.
  2. Monsieur n’a pas vu de Polonaises.
  3. Ce monsieur est un misérable.
  4. Tu peux en être sûr.
  5. Les Âmes mortes, 1ère partie, ch. IV, Tchitchikov est le héros du célèbre « poème » de Gogol – 1842.
  6. Quelle heure est-il, Monsieur ?
  7. Je ne m’y oppose pas, je n’ai rien dit.
  8. Batiouchkov, « Madrigal à une nouvelle Sapho » – 1809.
  9. Messieurs.
  10. Cela m’est très agréable, Monsieur ; buvons.
  11. Illustrissime.
  12. Voilà qui va bien.
  13. Peut-on ne pas aimer son pays ?
  14. Il est tard, Monsieur.
  15. Tu dis vrai. C’est ta froideur qui me rend triste. Je suis prêt.
  16. Cela vaut mieux.
  17. À vos places, Messieurs.
  18. Peut-être cent roubles, peut-être deux cents.
  19. Sur l’honneur.
  20. En bonne compagnie, on ne parle pas sur ce ton.
  21. Tu plaisantes ?
  22. Que faites-vous, de quel droit ?
  23. Que désires-tu ?
  24. Qu’y a-t-il pour le service de Monsieur ?
  25. Trois mille, Monsieur ?
  26. C’est tout ce que tu veux ?
  27. Je suis extrêmement offensé !
  28. J’ai été étonné.
  29. Entêtée.
  30. Si tu veux me suivre, viens, sinon adieu.