Les Frères Zemganno/71

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G. Charpentier, éditeur (p. 332-335).

LXXI

Ces mauvaises nuits étaient suivies d’une telle fatigue, que Nello dormait quelques heures pendant la journée. Gianni gardait le sommeil de son frère, mais bientôt de la triste immobilité de ses jambes dans l’agitation de tout son corps, des contractions de sa figure, des involontaires plaintes s’échappant de sa bouche qui n’en avait pas dans l’éveil, se levaient pour Gianni de ce lit et de ce repos douloureux, de muets reproches, et au bout de quelques instants, quittant la chaise sur laquelle il était assis, et marchant sur la pointe des pieds, et prenant doucement son chapeau, il sortait, priant une femme de la vacherie de garder son frère pendant son absence.

Sans savoir où il allait, Gianni se trouvait toujours dans le bois de Boulogne, situé à quelques pas de sa porte, dans ce bois, où rejeté des grandes avenues par le joyeux bonheur de la promenade des heureux du jour, il s’enfonçait dans une solitaire petite allée.

Là, exaltées par la marche, les pensées de sa douleur se mettaient à parler tout haut, et devenaient en quelque sorte ces espèces de cris entrecoupés, par lesquels ont besoin de jaillir d’une poitrine les grands et profonds chagrins qui se trouvent tout seuls.

« Est-ce assez bête !… quoi, n’étions-nous pas gentiment comme nous étions… pourquoi avoir voulu autre chose… la belle nécessité, je vous le demande un peu, qu’il soit dit qu’un saut que les autres n’avaient pas fait… nous l’ayons fait, nous !… ah, misère !… et ce que ça lui rapporte ?… c’est moi !… car lui… il n’avait pas ce sacré désir de faire parler de lui !… non, non… et oui, et quand l’enfant renâclait… c’était moi qui lui disait : aille donc !…, et il allait malgré ça… il allait… parce qu’il se serait jeté à la rivière, si je lui avais dit… ah ! si aujourd’hui, on pouvait revenir au temps de la Maringotte !… merci, comme je lui dirais… va soyons des saltimbanques de baraque toute notre chienne de vie, et boulottons comme ça… C’est moi !… oui, c’est moi tout seul… la cause du malheur ! »

Et longtemps, songeant à l’épanouie jeunesse de son frère, à l’indolence et à la paresse de sa nature, à la pente de son caractère à se laisser doucement vivre, sans effort et sans recherche de gloriole, il se remémorait tout ce que lui avec son exemple, son vouloir de célébrité, son dur célibat, avait contrarié, gêné, empêché dans cette vie toute sacrifiée à la sienne, et cela jusqu’au moment, où au milieu de sa songerie, s’échappait de la bouche de Gianni avec l’accent d’un remords :

« Et puis… n’était-ce pas clair comme le jour… c’était lui qui avait tout le chiendent de la chose !… qu’est-ce que je risquais, moi !… tandis que lui… cinq pieds de plus… cinq pieds de plus en hauteur à sauter… et dans cette tête n’être pas venu, un instant, l’idée qu’il pouvait se tuer… Oui, oui, elle est bonne… là dedans, j’étais le monsieur qui a ses mains dans ses poches… Carnage !… Je suis foutûment coupable ! »

Et se mettant à marcher à grands pas rapides, dans une colère silencieuse, de sa canne il fouettait, à droite et à gauche, les hautes herbes des deux bords de l’allée, trouvant au penchement brisé sur leurs tiges des pauvres plantes du petit chemin un soulagement à sa souffrance.