Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/Les Frères de Catalogne

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 57-65).


II. — LES FRERES DE CATALOGNE [1].
Nouvelle tirée des Cent Nouvelles Nouvelles[2].


Je veux vous conter la besogne
Des bons Freres de Catalogne :
Besogne où ces Freres en Dieu[3]
Témoignerent en certain lieu
Une charité si fervente,
Que mainte femme en fut contente,
Et crût y gagner Paradis.
Telles gens, par leurs bons avis,
Mettent à bien les jeunes ames,

Tirent à soy filles et femmes[4],
Se sçavent emparer du cœur,
Et dans la vigne du Seigneur
Travaillent ainsi qu’on peut croire,
Et qu’on verra par cette Histoire.
  Au temps que le sexe vivoit
Dans l’ignorance[5], et ne sçavoit
Gloser encor sur l’Evangile
(Temps à cotter fort difficile),
Un essaim de Freres dismeurs[6],
Pleins d’appetit et beaux disneurs,
S’alla jetter dans une Ville
En jeunes Beautez trés-fertile.
Pour des Galants, peu s’en trouvoit ;
De vieux maris, il en pleuvoit.
A l’abord une Confrerie
Par les bons Peres fut bastie.
Femme n’estoit qui n’y courust,
Qui ne s’en mist, et qui ne crust
Par ce moyen estre sauvée :
Puis quand leur foy fut éprouvée,
On vint au veritable point[7].
Frere André ne marchanda point,
Et leur fit ce beau petit presche :
Si quelque chose vous empesche
D’aller tout droit en Paradis,
C’est d’espargner pour vos maris

Un bien dont ils n’ont plus que faire,
Quand ils ont pris leur necessaire,
Sans que jamals il vous ait plû
Nous faire part du superflu.
Vous me direz que nostre usage
Repugne aux dons du Mariage ;
Nous l’avoüons, et Dieu mercy,
Nous n’aurions que voir en cecy,
Sans le soin de vos consciences.
La plus griéve des offences
C’est d’estre ingrate ; Dieu l’a dit.
Pour cela Satan fut maudit[8].
Prenez-y garde ; et de vos restes
Rendez grace aux bontez celestes,
Nous laissant dismer sur un bien
Qui ne vous couste presque rien.
C’est un droit, ô troupe fidelle,
Qui vous témoigne nostre zele ;
Droit authentique et bien signé,
Que les Papes nous ont donné ;
Droit enfin, et non pas aumosne :
Toute femme doit en personne
S’en acquiter trois fois le mois,
Vers les freres Catalanois[9].
Cela fondé sur l’Escriture :
Car il n’est bien dans la Nature,
(Je le repete, écoutez-moy)
Qui ne subisse cette Loy
De reconnoissance et d’hommage :
Or, les œuvres de mariage,
Estant un bien, comme sçavez,
Ou sçavoir chacune devez,
Il est clair que disme en est deuë.

Cette disme sera receuë
Selon nostre petit pouvoir :
Quelque peine qu’il faille avoir,
Nous la prendrons en patience :
N’en faites point de conscience ;
Nous sommes gens qui n’avons pas
Toutes nos aises icy bas.
Au reste, il est bon qu’on vous dise
Qu’entre la chair et la chemise
Il faut cacher le ben qu’on fait :
Tout cecy doit estre secret
Pour vos maris et pour tout autre.
Voicy trois mots d’un bon-apostre.
Qui font à nostre intention[10]:
Foy, charité, discretion.
 Frere André, par cette eloquence,
Satisfit fort son audience,
Et passa pour un Salomon ;
Peu dormirent à son Sermon.
Chaque femme, ce dit l’histoire,
Garda trés-bien dans sa memoire,
Et mieux encor dedans son cœur,
Le discours du Predicateur.
Ce n’est pas tout, il s’execute :
Chacune accourt : grande dispute
A qui la premiere payra.
Mainte Bourgeoise murmura
Qu’au lendemain on l’eût remise.
La Gent qui n’aime pas la Bize[11],

Ne sçachant comme r’envoyer
Cet escadron prest à payer,
Fut contrainte enfin de leur dire :
De par Dieu souffrez qu’on respire,
C’en est assez pour le present ;
On ne peut faire qu’en faisant.
Reglez vostre temps sur le nostre ;
Aujourd’huy l’une, et demain l’autre :
Tout avec ordre ; et croyez-nous,
On en va mieux quand on va doux.
Le sexe suit cette sentence.
Jamais de bruit pour la quittance,
Trop bien quelque collation,
Et le tout par devotion.
Puis de trinquer à la Commere.
Je laisse à penser quelle chere
Faisoit alors Frere Frapart.
Tel d’entr’eux avoit pour sa part
Dix jeunes femmes bien payantes,
Frisques, gaillardes, atrayantes :
Tel aux douze et quinze passoit.
Frere Roc, à vingt se chaussoit.
Tant et si bien que les Donselles[12],
Pour se montrer plus ponctuelles,
Payoient deux fois assez souvent :
Dont il avint que le Couvent,
Las enfin d’un tel Ordinaire,
Aprés avoir à cette affaire
Vaqué cinq ou six mois entiers,
Eust fait credit bien volontiers :
Mais les Donselles scrupuleuses,
De s’aquitter estoient soigneuses,
Croyant faillir en retenant
Un bien à l’Ordre appartenant.
Point de dismes accumulées.

Il s’en trouva de si zelées,
Que par avance elles payoient.
Les beaux Peres n’expedioient
Que les fringuantes et les Belles,
Enjoignant aux sempiternelles
De porter en bas leur tribut ;
Car dans ces dismes de rebut
Les Lais trouvoient encor à frire.
Bref, à peine il se pourroit dire
Avec combien de charité
Le tout estoit executé.
  Il avint qu’une de la bande,
Qui vouloit porter son offrande,
Un beau soir, en chemin faisant,
Et son mary la conduisant,
Luy dit : Mon Dieu, j’ay quelque affaire
Là dedans avec certain Frere,
Ce sera fait dans un moment.
L’Epoux répondit brusquement[13]:
Quoy ? quelle affaire ? estes-vous folle ?
Il est my-nuit, sur ma parole :
Demain vous direz vos pechés :
Tous les bons Peres sont couchés.
Cela n’importe, dit la femme :
Et, par Dieu[14], si ! dit-il, Madame,
Je tiens qu'il importe beaucoup ;
Vous ne bougerez pour ce coup.
Qu’avez-vous fait ? et quelle offence
Presse ainsi vostre conscience ?
Demain matin j’en suis d’accord.
Ah ! Monsieur, vous me faites tort,
Reprit-elle ; ce qui me presse,

Ce n’est pas d’aller à confesse,
C’est de payer ; car, si j’attens,
Je ne le pourray de long-temps ;
Le Frere aura d’autres affaires.
Quoy payer ? La disme aux bons Peres.
Quelle disme ? Sçavez-vous pas ?
Moy je le sçay ! C’est un grand cas,
Que toujours femme aux Moines donne.
Mais cette disme, ou cette aumosne,
La sçauray-je point à la fin ?
Voyez, dit-elle, qu’il est fin !
N’entendez-vous pas ce langage ?
C’est des œuvres de mariage.
Quelles œuvres, reprit l’Epoux ?
Et-là ! Monsieur, c’est ce que nous…
Mais j’aurois payé depuis l’heure.
Vous estes cause qu’en demeure
Je me trouve presentement ;
Et cela je ne sçay comment ;
Car toujours je suis coûtumiere
De payer toute la premiere.
  L’Epoux, remply d’estonnement,
Eut cent pensers en un moment.
Il ne sçût que dire et que croire.
Enfin, pour apprendre l’histoire,
Il se tut, il se contraignit ;
Du secret, sans plus, se plaignit[15],
Par tant d’endroits tourna sa femme,
Qu’il apprit que mainte autre Dame
Payoit la mesme pension :
Ce luy fut consolation.
Sçachez, dit la pauvre innocente,
Que pas une n’en est exemte :
Votre Sceur paye à Frere Aubry ;
La Baillie au Pere Fabry ;

Son Altesse à Frere Guillaume,
Un des beaux Moines du Royaume :
Moy, qui paye à Frere Girard,
Je voulois luy porter ma part.
Que de maux la langue nous cause !
Quand ce mary sceut toute chose[16],
Il resolut premierement
D’en avertir secretement
Monseigneur, puis les gens de Ville ;
Mais comme il estoit difficile
De croire un tel cas dés l’abord ;
Il voulut avoir le rapport
Du drosle à qui payoit sa femme.
Le lendemain devant la Dame
Il fait venir Frere Girard,
Luy porte à la gorge un poignard[17] ;
Luy fait conter tout le mystere :
Puis ayant enfermé ce Frere
A double clef, bien garoté,
Et la Dame d’autre côté,
Il va partout conter sa chance.
Au logis du Prince il commence ;
Puis il descend chez l’Eschevin ;
Puis il fait sonner le tocsin.
  Toute la Ville en est troublée.
On court en foule à l’assemblée ;
Et le sujet de la rumeur
N’est point sceu du peuple dismeur[18].
  Chacun opine à la vengeance.
L’un dit qu’il faut en diligence

Aller massacrer ces cagots ;
L’autre dit qu’il faut de fagots
Les entourer dans leur repaire,
Et brûler gens et Monastere.
Tel veut qu'ils soient à l’eau jettez
Dedans leur frocs empaquetez ;
Afin que cette pepiniere[19],
Flottant ainsi sur la riviere,
S’en aille apprendre à l’Univers
Comment on traite les pervers[20].
Tel invente un autre supplice,
Et chacun selon son caprice ;
Bref, tous conclurent à la mort :
L'avis du feu fut le plus fort.
On court au Couvent tout à l'heure :
Mais par respect de la demeure,
L’Arrest ailleurs s’executa ;
Un Bourgeois sa grange presta.
La penaille, ensemble enfermée,
Fut en peu d’heures consumée,
Les maris sautans à l'entour,
Et dansans au son du tambour.
Rien n'échappa de leur colere,
Ny Moinillon, ny beat Pere.
Robes, manteaux, et cocluchons[21],
Tout fut brûlé comme cochons.
Tous perirenf dedans les flammes.
Je ne sçay ce qu’on fit des femmes.
Pour le pauvre Frere Girard,
Il avoit eu son fait à part.

  1. Ce conte, imprimé d’abord en 1668, d’après une copie manuscrite, dans l’édition hollandaise de Jean Verhoeven, où il est intitulé : Les Cordeliers de Catalogne, fut ensuite publié par l’auteur lui-même en 1669. Pour ne pas manquer à la règle que nous nous sommes imposée, nous avons suivi le texte donné par La Fontaine ; mais, comme il contient des adoucissements que l’auteur n’a dû y introduire que pour rendre possible l’obtention du privilège, certaines variantes de la première édition ont ici une importance tout-à-fait exceptionnelle, et se trouvent reproduites dans la plupart des éditions suivantes.
  2. Nouvelle XXXII. Les Dames dismées.
  3. Editions de : 1668 et de 1685 :
    Des Cordeliers de Catalogne :
    Besogne où ces Peres en Dieu…
  4. Edition de 1668 :
    Tirant à soy filles et femmes.
  5. Edition de 1668 :
    Dans l’innocence…..
  6. Editions de 1668 et de 1685 :
    Un essaim de Freres Mineurs.
  7. Edition de 1668 :
    La crainte donc d’estre damnée
    Fit qu’elles vinrent de bien loin
  8. Dans l’édition de 1668, ces deux derniers vers sont intervertis.
  9. Editions de 1668 et de 1685 :
    Vers les enfans de Saint François.
  10. Edition de 1668 :
    Voicy un beau mot de l’Apostre
    Qui fait à nostre intention.
    Edition de 1685 :
    Voicy trois beaux mots de l’Apostre.
  11. Editions de 1668 et de 1685 :
    Et nostre Mere Sainte Eglise,
  12. Édition de 1668 :
    Tant et si bien que ces Donzelles.
  13. Édition de 1668:
    L’Epoux repartit brusquement.
  14. Édition de 1668:
    Et, parbleu, si .....
  15. Ces quatre derniers vers sont supprimés dans l’édition de 1685?.
  16. Édition de 1668 :
    Quand le mary sceut toute chose.
  17. Édition de 1668 :
    Il porte à sa gorge un poignard.
  18. Ces quatre derniers vers sont supprimés dans l’édition de 1685.
  19. Edition de 1668 :
    Afin que la Gent cordeliere.
  20. Ces quatre derniers vers sont supprimés dans l’édition de 168?5.
  21. Editions de 1668 et de 1685 :
    Robes, Manteaux et Capuchons.