Les Frères de la lyre

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LES FRÈRES DE LA LYRE.


à un poète.




 
Dans les vastes forêts de la vieille Allemagne
Que nivela jadis le doigt de Charlemagne,
Je me rappelle avoir entendu bien souvent
Une vieille ballade au refrain émouvant.
Ce chant nerveux et doux, de date séculaire,
Éclos dans le grand front d’un rimeur populaire,
Est venu bien souvent — lorsque je m’en allais
En chanteur ambulant, sans argent ni valets,

Riche d’un beau soleil et de ma fantaisie,
Au fond de la Bohême ou de la Silésie,
Et puis que, m’arrêtant au bord d’une forêt,
Dans mon cœur accablé d’un malaise secret,
Je sentais lentement comme une mer sans digue,
Le découragement sourdre avec la fatigue, —
Ce chant naïf et grand est bien souvent venu
Comme une voix d’ami dont le timbre est connu,
Vivifier l’espoir dans mon âme affaissée
Et colorer de foi ma jeunesse lassée.
Le front dans mes deux mains, sur la marge du bois,
Où des chiens des chasseurs mouraient les longs abois.
J’écoutais les sanglots des cascades lointaines
Et des chênes froissés les rumeurs incertaines ;
Tous ces bruits étonnants, étranges et secrets,
Qui passent, vers le soir, dans les grandes forêts,
Et bientôt à côté des sources voyageuses,
Au milieu des frissons des clairières songeuses,
J’entendais s’élever dans le chemin croulant
La voix au timbre d’or d’un chanteur ambulant,
Qui chantait en passant derrière les arbustes,
Ce beau lied allemand, plein de strophes robustes.

Car la tradition a colporté ce chant
Dans toute l’Allemagne, et de la ville au champ
Son refrain a bercé le poëte malade,


Et voici maintenant ce que dit la ballade :


Du pays de Bohême, enfants aventureux,
Riches de poésie et de leurs longs cheveux,
Les chanteurs sont, dit-elle, une grande famille,
Tous éclos, ici-bas, sous la même charmille,
Et que sur tous les points des mondes habités,
Le doigt de Dieu conduit au travers des cités
Calmes, l’étoile au front, la harpe en bandoulière,
Ouvrant aux cœurs meurtris leur hymne hospitalière,
Et reversant aux fronts noircis d’impiété
Ce baptême divin : l’amour de la beauté.


Ces chanteurs dispersés dans l’univers malade,
Ces Frères de la Lyre, ajoute la ballade,

Se rencontrent parfois sur le bord des chemins
Où marchent à leur voix les océans humains,
Et se reconnaissant aux lueurs de l’étoile,
Dont leur front large et pur sur les tempes s’étoile,
Ils échangent entr’eux avec sérénité
Le baiser chaste et doux de la fraternité ;
Puis à ceux qui sont loin, ils donnent sur la voie
Un salut d’amitié que le vent leur renvoie.


Ô poëte de France à la voix de cristal,
Douce comme un refrain de mon pays natal,
Dont la strophe toujours belle et fière sans morgue
Est pleine de parfums et de murmures d’orgue !
Ô poëte de France aux distiques cambrés !
Que de leurs rayons d’or deux soleils ont ambrés,
Car on voit resplendir, en effluves mystiques,
Deux immenses soleils à travers vos distiques :
Le grand soleil de l’art et le soleil de Dieu,
Dont l’un luit dans le cœur, l’autre dans le ciel bleu.
À vous, noble poëte à la harpe divine,
Moi, rimeur inconnu, qui viens de la ravine

Sur ce sol étranger où j’ai porté mon luth,
J’envoie avec ces vers mes vœux et mon salut
Franc comme un Allemand d’Augsbourg ou de Mayence,
Plein de naïf espoir et de jeune croyance,
Je suis venu vers vous pour vous remercier
Du bonheur que m’ont fait au bord de mon glacier
Vos vers étincelants, vos strophes souveraines,
D’azur, d’or et d’airain, splendides et sereines !