Les Gens de bureau/I

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Dentu (p. 3-8).
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I


Romain Caldas, qui n’avait point eu de boules blanches à ses examens de l’École de droit, découvrit un matin qu’il devait être admirablement propre à toutes les administrations.

En conséquence, il prit une grande feuille de papier, et de sa plus belle écriture, qui n’était pas belle, il adressa une demande d’emplois à S. Exc. M. le Ministre de l’Équilibre National.

Un vieux monsieur qu’il ne connaissait guère y mit une apostille dans laquelle il déclarait que les talents du soussigné Caldas devaient être utilisés sans retard au profit de l’État.

En fait d’apostille, il n’y a que la première qui coûte. Romain eut bientôt la satisfaction de voir tout à l’entour de sa pétition vingt signatures de personnes qu’il ne connaissait pas du tout.

Sa demande envoyée, Caldas se mit à piocher consciencieusement les matières de son examen.

L’administration de l’Équilibre, en effet, outre qu’elle exige des candidats aux emplois dont elle dispose le diplôme de bachelier, les astreint encore à passer un examen spécial.

Peut-être l’administration s’est-elle aperçue que tous les bacheliers ne savent pas l’orthographe.

D’autres mobiles encore l’ont guidée, lorsqu’elle a inauguré le système des épreuves.

D’abord un vif désir de ne pas rester au-dessous de la civilisation chinoise, qui donne au concours le tablier du cuisinier aussi bien que le bouton de jaspe du général.

Ensuite l’intention bien arrêtée de recruter désormais son personnel dans un choix de sujets hors ligne

Enfin la généreuse pensée de déconcerter à tout jamais le népotisme et de substituer le règne du mérite au régime de la faveur.

Pour cette dernière raison sans doute, on est facilement admis à subir l’examen, pourvu que l’on soit chaudement appuyé par trois ou quatre grands personnages.

Caldas avait déjà légèrement préparé les trois premiers numéros du programme qui comprend quarante-sept numéros, lorsqu’il reçut l’avis de se rendre au ministère pour y subir les épreuves écrites et orales.

Il s’y rendit fort inquiet. Les matières sur lesquelles il fallait répondre sont nombreuses et variées.

On demande aux candidats : une page d’écriture, un problème de trigonométrie, une dictée sur les difficultés les plus ardues de la langue française, une dissertation sur une question de statistique, et la géographie postale de la France.

C’est dans la salle des archives que l’examen a lieu.

Lorsque Caldas y pénétra, cent cinquante à deux cents concurrents l’y avaient déjà devancé ; il en vint encore près du double après lui.

Tout ce monde s’asseyait en silence, et des garçons de bureau donnaient à chacun une plume, une écritoire et un cahier de papier blanc.

Modestement placé près de la porte, Caldas considérait cette singulière assemblée. Il était venu des candidats de toutes les paroisses : il y en avait de très jeunes qui n’avaient pas encore de barbe, et de très vieux qui n’avaient plus de cheveux ; des gens d’une mise soignée, et des pauvres diables presque en haillons.

À un moment le silence fut troublé ; les élèves de la pension Labadens, qui prépare à tous les ministères (Trente ans de succès. — On traite à forfait), venaient de faire leur entrée.

Ces jeunes élèves portaient l’uniforme des lycées et empestaient la pipe et l’absinthe.

L’un d’eux vint s’asseoir à la gauche de Caldas ; déjà il avait à sa droite un vieillard sexagénaire dont les yeux s’abritaient derrière des lunettes vertes.

— Tous ces gens-là, pensait Caldas, ont pourtant un protecteur. Ils ont eu une signature illustre. Comment, par quels ressorts, par quels moyens ?… Quelles ont été leurs influences ? Sont-ils dans la manche d’une jolie femme, d’une chambrière, d’un perruquier ou d’un confesseur ? Ce serait, en vérité, une curieuse statistique.

Dix heures sonnèrent. On ferma les portes.

Un monsieur très décoré, qui occupait au fond de la salle un fauteuil placé sur une estrade, semblait présider l’assemblée.

Ce monsieur se leva et prononça à peu près ce petit discours :

« – Je ne vous cacherai pas, jeunes candidats, les horribles difficultés de cet examen ; vous n’aurez cependant à répondre qu’à des questions d’une extrême simplicité. La plus rigoureuse sévérité présidera à la correction des compositions ; les examinateurs seront d’ailleurs aussi indulgents que possible. Rendons tous grâce à Son Excellence Monsieur le Ministre. »

L’examen commença. Il y eut une question qui embarrassa bien Caldas.

C’était un problème ainsi posé :

« Dire l’influence de la statistique sur la durée moyenne de la vie des hommes depuis dix ans. »

Il s’en tira pourtant en s’inspirant fort à propos d’un passage humanitaire de la Case de l’oncle Tom.

Du reste, Romain put travailler avec tranquillité. Il ne fut dérangé que tous les quarts d’heure par son voisin le lycéen qui lui offrait des prises de tabac dans sa queue de rat, et, de temps à autre, par le sexagénaire, qui lui demandait des conseils sur les participes. Trois messieurs, qui copièrent par-dessus son épaule, ne le gênèrent aucunement.

En rentrant chez lui, Caldas se disait :

— Cet examen est une excellente chose pour les candidats ; au numéro de classement qu’obtient leur mérite, ils peuvent mesurer au juste l’influence de leurs protecteurs.