Les Grandes Espérances/I/4

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (Tome 1p. 30-43).


CHAPITRE IV.


Je m’attendais, en rentrant, à trouver dans la cuisine un constable qui allait m’arrêter ; mais, non-seulement il n’y avait là aucun constable, mais on n’avait encore rien découvert du vol que j’avais commis. Mrs  Joe était tout occupée des préparatifs pour la solennité du jour, et Joe avait été posté sur le pas de la porte de la cuisine pour éviter de recevoir la poussière, chose que malheureusement sa destinée l’obligeait à recevoir tôt ou tard, toutes les fois qu’il prenait fantaisie à ma sœur de balayer les planchers de la maison.

« Où diable as-tu été ? »

Tel fut le salut de Noël de Mrs  Joe, quand moi et ma conscience nous nous présentâmes devant elle.

Je lui dis que j’étais sorti pour entendre chanter les noëls.

« Ah ! bien, observa Mrs  Joe, tu aurais pu faire plus mal. »

Je pensais qu’il n’y avait aucun doute à cela.

« Si je n’étais pas la femme d’un forgeron, et ce qui revient au même, une esclave qui ne quitte jamais son tablier, j’aurais été aussi entendre les noëls, dit Mrs  Joe, je ne déteste pas les noëls, et c’est sans doute pour cette raison que je n’en entends jamais. »

Joe, qui s’était aventuré dans la cuisine après moi, pensant que la poussière était tombée, se frottait le nez avec un petit air de conciliation pendant que sa femme avait les yeux sur lui ; dès qu’elle les eut détournés, il mit en croix ses deux index, ce qui signifiait que Mrs  Joe était en colère[1]. Cet état était devenu tellement habituel, que Joe et moi nous passions des semaines entières à nous croiser les doigts, comme les anciens croisés croisaient leurs jambes sur leurs tombes.

Nous devions avoir un dîner splendide, consistant en un gigot de porc mariné aux choux et une paire de volailles rôties et farcies. On avait fait la veille au matin un magnifique mince-pie, (ce qui expliquait qu’on n’eût pas encore découvert la disparition du hachis), et le pudding était en train de bouillir. Ces énormes préparatifs nous forcèrent, avec assez peu de cérémonie, à nous passer de déjeuner.

« Je ne vais pas m’amuser à tout salir, après avoir tout nettoyé, tout lavé comme je l’ai fait, dit Mrs  Joe, je vous le promets ! »

On nous servit donc nos tartines dehors, comme si, au lieu d’être deux à la maison, un homme et un enfant, nous eussions été deux mille hommes en marche forcée ; et nous puisâmes notre part de lait et d’eau à même un pot sur la table de la cuisine, en ayant l’air de nous excuser humblement de la grande peine que nous lui donnions. Cependant Mrs  Joe avait fait voir le jour à des rideaux tout blancs et accroché un volant à fleurs tout neuf au manteau de la cheminée, pour remplacer l’ancien ; elle avait même découvert tous les ornements du petit parloir donnant sur l’allée, qui n’étaient jamais découverts dans un autre temps, et restaient tous les autres jours de l’année enveloppés dans une froide et brumeuse gaze d’argent, qui s’étendait même sur les quatre petits caniches en faïence blanche qui ornaient le manteau de la cheminée, avec leurs nez noirs et leurs paniers de fleurs à la gueule, en face les uns des autres et se faisant pendant. Mrs  Joe était une femme d’une extrême propreté, mais elle s’arrangeait pour rendre sa propreté moins confortable et moins acceptable que la saleté même. La propreté est comme la religion, bien des gens la rendent insupportable en l’exagérant.

Ma sœur avait tant à faire qu’elle n’allait jamais à l’église que par procuration, c’est-à-dire quand Joe et moi nous y allions. Dans ses habits de travail, Joe avait l’air d’un brave et digne forgeron ; dans ses habits de fête, il avait plutôt l’air d’un épouvantail dans de bonnes conditions que de toute autre chose. Rien de ce qu’il portait ne lui allait, ni ne semblait lui appartenir. Toutes les pièces de son habillement étaient trop grandes pour lui, et lorsqu’à l’occasion de la présente fête il sortit de sa chambre, au son joyeux du carillon, il représentait la Misère revêtue des habits prétentieux du dimanche. Quant à moi, je crois que ma sœur avait eu quelque vague idée que j’étais un jeune pécheur, dont un policeman-accoucheur s’était emparé, et qu’il lui avait remis pour être traité selon la majesté outragée de la loi. Je fus donc toujours traité comme si j’eusse insisté pour venir au monde, malgré les règles de la raison, de la religion et de la morale, et malgré les remontrances de mes meilleurs amis. Toutes les fois que j’allais chez le tailleur pour prendre mesure de nouveaux habits, ce dernier avait ordre de me les faire comme ceux des maisons de correction et de ne me laisser sous aucun prétexte, le libre usage de mes membres.

Joe et moi, en nous rendant à l’église, devions nécessairement former un tableau fort émouvant pour les âmes compatissantes. Cependant ce que je souffrais en allant à l’église, n’était rien auprès de ce que je souffrais en moi-même. Les terreurs qui m’assaillaient toutes les fois que Mrs  Joe se rapprochait de l’office, ou sortait de la chambre, n’étaient égalées que par les remords que j’éprouvais de ce que mes mains avaient fait. Je me demandais, accablé sous le poids du terrible secret, si l’Église serait assez puissante pour me protéger contre la vengeance de ce terrible jeune homme, au cas où je me déciderais à tout divulguer. J’eus l’idée que je devais choisir le moment où, à la publication des bans, le vicaire dit : « Vous êtes priés de nous en donner connaissance », pour me lever et demander un entretien particulier dans la sacristie. Si, au lieu d’être le saint jour de Noël, c’eût été un simple dimanche, je ne réponds pas que je n’eusse procuré une grande surprise à notre petite congrégation, en ayant recours à cette mesure extrême.

M. Wopsle, le chantre, devait dîner avec nous, ainsi que M. Hubble ; le charron, et Mrs  Hubble ; et aussi l’oncle Pumblechook (oncle de Joe, que Mrs  Joe tâchait d’accaparer), fort grainetier de la ville voisine, qui conduisait lui-même sa voiture. Le dîner était annoncé pour une heure et demie. En rentrant, Joe et moi nous trouvâmes le couvert mis, Mrs  Joe habillée, le dîner dressé et la porte de la rue (ce qui n’arrivait jamais dans d’autres temps), toute grande ouverte pour recevoir les invités. Tout était splendide. Et pas un mot sur le larcin.

La compagnie arriva, et le temps, en s’écoulant, n’apportait aucune consolation à mes inquiétudes. M. Wopsle, avec un nez romain, un front chauve et luisant, possédait, en outre, une voix de basse dont il n’était pas fier à moitié. C’était un fait avéré parmi ses connaissances, que si l’on eût pu lui donner une autre tête, il eût été capable de devenir clergyman, et il confessait lui-même que si l’Église eût été « ouverte à tous, » il n’aurait pas manqué d’y faire figure ; mais que l’Église n’étant pas « accessible à tout le monde, » il était simplement, comme je l’ai dit, notre chantre. Il entonnait les répons d’une voix de tonnerre qui faisait trembler, et quand il annonçait le psaume, en ayant soin de réciter le verset tout entier, il regardait la congrégation réunie autour de lui d’une manière qui voulait dire : « Vous avez entendu mon ami, là-bas derrière ; eh bien ! faites-moi maintenant l’amitié de me dire ce que vous pensez de ma manière de répéter le verset ? »

C’est moi qui ouvris la porte à la compagnie, en voulant faire croire que c’était dans nos habitudes, je reçus d’abord M. Wopsle, puis Mrs  Hubble, et enfin l’oncle Pumblechook. — N. B. Je ne devais pas l’appeler mon oncle, sous peine des punitions les plus sévères.

« Mistress Joe, dit l’oncle Pumblechook, homme court et gros et à la respiration difficile, ayant une bouche de poisson, des yeux ternes et étonnés, et des cheveux roux se tenant droits sur son front, qui lui donnaient toujours l’air effrayé, je vous apporte, avec les compliments d’usage, madame, une bouteille de Sherry, et je vous apporte aussi, madame, une bouteille de porto. »

Chaque année, à Noël, il se présentait comme une grande nouveauté, avec les mêmes paroles exactement, et portant ses deux bouteilles comme deux sonnettes muettes. De même, chaque année à la Noël, Mrs  Joe répliquait comme elle le faisait ce jour-là :

« Oh !… mon… on… cle… Pum… ble… chook !… c’est bien bon de votre part ! »

De même aussi, chaque année à la Noël, l’oncle Pumblechook répliquait : comme il répliqua en effet ce même jour :

« Ce n’est pas plus que vous ne méritez… Êtes-vous tous bien portants ?… Comment va le petit, qui ne vaut pas le sixième d’un sou ? »

C’est de moi qu’il voulait parler.

En ces occasions, nous dînions dans la cuisine, et l’on passait au salon, où nous étions aussi empruntés que Joe dans ses habits du dimanche, pour manger les noix, les oranges, et les pommes. Ma sœur était vraiment sémillante ce jour-là, et il faut convenir qu’elle était plus aimable pour Mrs  Hubble que pour personne. Je me souviens de Mrs  Hubble comme d’une petite personne habillée en bleu de ciel des pieds à la tête, aux contours aigus, qui se croyait toujours très-jeune, parce qu’elle avait épousé M. Hubble je ne sais à quelle époque reculée, étant bien plus jeune que lui. Quant à M. Hubble, c’était un vieillard voûté, haut d’épaules, qui exhalait un parfum de sciure de bois ; il avait les jambes très-écartées l’une de l’autre ; de sorte que, quand j’étais tout petit, je voyais toujours entre elles quelques milles de pays, lorsque je le rencontrais dans la rue.

Au milieu de cette bonne compagnie, je ne me serais jamais senti à l’aise, même en admettant que je n’eusse pas pillé le garde-manger. Ce n’est donc pas parce que j’étais placé à l’angle de la table, que cet angle m’entrait dans la poitrine et que le coude de M. Pumblechook m’entrait dans l’œil, que je souffrais, ni parce qu’on ne me permettait pas de parler (et je n’en avais guère envie), ni parce qu’on me régalait avec les bouts de pattes de volaille et avec ces parties obscures du porc dont le cochon, de son vivant, n’avait eu aucune raison de tirer vanité. Non ; je ne me serais pas formalisé de tout cela, s’ils avaient voulu seulement me laisser tranquille ; mais ils ne le voulaient pas. Ils semblaient ne pas vouloir perdre une seule occasion d’amener la conversation sur moi, et ce jour-là, comme toujours, chacun semblait prendre à tâche de m’enfoncer une pointe et de me tourmenter. Je devais avoir l’air d’un de ces infortunés petits taureaux que l’on martyrise dans les arènes espagnoles, tant j’étais douloureusement touché par tous ces coups d’épingle moraux.

Cela commença au moment où nous nous mîmes à table. M. Wopsle dit les Grâces d’un ton aussi théâtral et aussi déclamatoire, du moins cela me fait cet effet-là maintenant, que s’il eût récité la scène du fantôme d’Hamlet ou celle de Richard III, et il termina avec la même emphase que si nous avions dû vraiment lui en être reconnaissants. Là-dessus, ma sœur fixa ses yeux sur moi, et me dit d’un ton de reproche :

« Tu entends cela ?… rends grâces… sois reconnaissant !

— Rends surtout grâces, dit M. Pumblechook, à ceux qui t’ont élevé, mon garçon. »

Mrs  Hubble secoua la tête, en me contemplant avec le triste pressentiment que je ne ferais pas grand’chose de bon, et demanda :

« Pourquoi donc les jeunes gens sont-ils toujours ingrats ? »

Ce mystère moral sembla trop profond pour la compagnie, jusqu’à ce que M. Hubble en eût, enfin, donné l’explication en disant :

« Parce qu’ils sont naturellement vicieux. »

Et chacun de répondre :

« C’est vrai ! »

Et de me regarder de la manière la plus significative et la plus désagréable.

La position et l’influence de Joe étaient encore amoindries, s’il est possible, quand il y avait du monde ; mais il m’aidait et me consolait toujours quand il le pouvait ; par exemple, à dîner, il me donnait de la sauce quand il en restait. Ce jour-là, la sauce était très-abondante et Joe en versa au moins une demi-pinte dans mon assiette.

Un peu plus tard M. Wopsle fit une critique assez sévère du sermon et insinua dans le cas hypothétique où l’Église « aurait été ouverte à tout le monde » quel genre de sermon il aurait fait. Après avoir rappelé quelques uns des principaux points de ce sermon, il remarqua qu’il considérait le sujet comme mal choisi ; ce qui était d’autant moins excusable qu’il ne manquait certainement pas d’autres sujets.

« C’est encore vrai, dit l’oncle Pumblechook. Vous avez mis le doigt dessus, monsieur ! Il ne manque pas de sujets en ce moment, le tout est de savoir leur mettre un grain de sel sur la queue comme aux moineaux. Un homme n’est pas embarrassé pour trouver un sujet, s’il a sa boîte à sel toute prête. »

M. Pumblechook ajouta, après un moment de réflexion :

« Tenez, par exemple, le porc, voilà un sujet ! Si vous voulez un sujet, prenez le porc !

— C’est vrai, monsieur, reprit M. Wopsle, il y a plus d’un enseignement moral à en tirer pour la jeunesse. »

Je savais bien qu’il ne manquerait pas de tourner ses yeux vers moi en disant ces mots.

« As-tu écouté cela, toi ?… Puisses-tu en profiter », me dit ma sœur d’un ton sévère, en matière de parenthèse.

Joe me donna encore un peu de sauce.

« Les pourceaux, continua M. Wopsle de sa voix la plus grave, en me désignant avec sa fourchette, comme s’il eût prononcé mon nom de baptême, les pourceaux furent les compagnons de l’enfant prodigue. La gloutonnerie des pourceaux n’est-elle pas un exemple pour la jeunesse ? (Je pensais en moi-même que cela était très-bien pour lui qui avait loué le porc d’être aussi gras et aussi savoureux.) Ce qui est détestable chez un porc est bien plus détestable encore chez un garçon.

— Ou chez une fille, suggéra M. Hubble.

— Ou chez une fille, bien entendu, monsieur Hubble, répéta M. Wopsle, avec un peu d’impatience ; mais il n’y a pas de fille ici.

— Sans compter, dit M. Pumblechook, en s’adressant à moi, que tu as à rendre grâces de n’être pas né cochon de lait…

— Mais il l’était, monsieur ! s’écria ma sœur avec feu, il l’était autant qu’un enfant peut l’être. »

Joe me redonna encore de la sauce.

« Bien ! mais je veux parler d’un cochon à quatre pattes, dit M. Pumblechook. Si tu étais né comme cela, serais-tu ici maintenant ? Non, n’est-ce pas ?

— Si ce n’est sous cette forme, dit M. Wopsle en montrant le plat.

— Mais je ne parle pas de cette forme, monsieur, repartit M. Pumblechook, qui n’aimait pas qu’on l’interrompît. Je veux dire qu’il ne serait pas ici, jouissant de la vue de ses supérieurs et de ses aînés, profitant de leur conversation et se roulant au sein des voluptés. Aurait-il fait tout cela ?… Non, certes ! Et quelle eût été ta destinée, ajouta-t-il en me regardant de nouveau ; on t’aurait vendu moyennant une certaine somme selon le cours du marché, et Dunstable, le boucher, serait venu te chercher sur la paille de ton étable ; il t’aurait enlevé sous son bras gauche, et, de son bras droit il t’aurait arraché à la vie à l’aide d’un grand couteau. Tu n’aurais pas été « élevé à la main » … Non, rien de la sorte ne te fût arrivé ! »

Joe m’offrit encore de la sauce, que j’avais honte d’accepter.

« Cela a dû être un bien grand tracas pour vous, madame, dit Mrs  Hubble, en plaignant ma sœur.

— Un enfer, madame, un véritable enfer, répéta ma sœur. Ah ! si vous saviez !… »

Elle commença alors à passer en revue toutes les maladies que j’avais eues, tous les méfaits que j’avais commis, toutes les insomnies dont j’avais été cause, toutes les mauvaises actions dont je m’étais rendu coupable, tous les endroits élevés desquels j’étais tombé, tous les trous au fond desquels je m’étais enfoncé, et tous les coups que je m’étais donné. Elle termina en disant que toutes les fois qu’elle aurait désiré me voir dans la tombe, j’avais constamment refusé d’y aller.

Je pensais alors, en regardant M. Wopsle, que les Romains avaient dû pousser à bout les autres peuples avec leurs nez, et que c’est peut-être pour cette raison qu’ils sont restés le peuple remuant que nous connaissons. Quoi qu’il en soit, le nez de M. Wopsle m’impatientait si fort que pendant le récit de mes fautes, j’aurais aimé le tirer jusqu’à faire crier son propriétaire. Mais tout ce que j’endurais pendant ce temps n’est rien auprès des affreux tourments qui m’assaillirent, lorsque fut rompu le silence qui avait succédé au récit de ma sœur, silence pendant lequel chacun m’avait regardé, comme j’en avais la triste conviction, avec horreur et indignation.

« Et pourtant, dit M. Pumblechook qui ne voulait pas abandonner ce sujet de conversation, le porc… bouilli… est un excellent manger, n’est-ce pas ?

— Un peu d’eau-de-vie, mon oncle ? » dit ma sœur.

Ô ciel ! le moment était venu ! l’oncle allait trouver qu’elle était faible ; il le dirait ; j’étais perdu ! Je me cramponnai au pied de la table, et j’attendis mon sort.

Ma sœur alla chercher la bouteille de grès, revint avec elle, et versa de l’eau-de-vie à mon oncle, qui était la seule personne qui en prît. Ce malheureux homme jouait avec son verre ; il le soulevait, le plaçait entre lui et la lumière, le remettait sur la table ; et tout cela ne faisait que prolonger mon supplice. Pendant ce temps, Mrs  Joe, et Joe lui-même faisaient table nette pour recevoir le pâté et le pudding.

Je ne pouvais les quitter des yeux. Je me cramponnais toujours avec une énergie fébrile au pied de la table, avec mes mains et mes pieds. Je vis enfin la misérable créature porter le verre à ses lèvres, rejeter sa tête en arrière et avaler la liqueur d’un seul trait. L’instant d’après, la compagnie était plongée dans une inexprimable consternation. Jeter à ses pieds ce qu’il tenait à la main, se lever et tourner deux ou trois fois sur lui-même, crier, tousser, danser dans un état spasmodique épouvantable, fut pour lui l’affaire d’une seconde ; puis il se précipita dehors et nous le vîmes, par la fenêtre, en proie à de violents efforts pour cracher et expectorer, au milieu de contorsions hideuses, et paraissant avoir perdu l’esprit.

Je tenais mon pied de table avec acharnement, pendant que Mrs  Joe et Joe s’élancèrent vers lui. Je ne savais pas comment, mais sans aucun doute je l’avais tué. Dans ma terrible situation, ce fut un soulagement pour moi de le voir rentrer dans la cuisine. Il en fit le tour en examinant toutes les personnes de la compagnie, comme si elles eussent été cause de sa mésaventure ; puis il se laissa tomber sur sa chaise, en murmurant avec une grimace significative :

« De l’eau de goudron ! »

J’avais rempli la bouteille d’eau-de-vie avec la cruche à l’eau de goudron, pour qu’on ne s’aperçût pas de mon larcin. Je savais ce qui pouvait lui arriver de pire. Je secouais la table, comme un médium de nos jours, par la force de mon influence invisible.

« Du goudron !… s’écria ma sœur, étonnée au plus haut point. Comment l’eau de goudron a-t-elle pu se trouver là ? »

Mais l’oncle Pumblechook, qui était tout puissant dans cette cuisine, ne voulut plus entendre un seul mot de cette affaire : il repoussa toute explication sur ce sujet en agitant la main, et il demanda un grog chaud au gin. Ma sœur, qui avait commencé à réfléchir et à s’alarmer, fut alors forcée de déployer toute son activité en cherchant du gin, de l’eau chaude, du sucre et du citron. Pour le moment, du moins, j’étais sauvé ! Je continuai à serrer entre mes mains le pied de la table, mais cette fois, c’était avec une affectueuse reconnaissance.

Bientôt je repris assez de calme pour manger ma part de pudding. M. Pumblechook lui-même en mangea sa part, tout le monde en mangea. Lorsque chacun fut servi, M. Pumblechook commença à rayonner sous la bienheureuse influence du grog. Je commençais, moi, à croire que la journée se passerait bien, quand ma sœur dit à Joe de donner des assiettes propres… pour manger les choses froides.

Je ressaisis le pied de la table, que je serrai contre ma poitrine, comme s’il eût été le compagnon de ma jeunesse et l’ami de mon cœur. Je prévoyais ce qui allait se passer, et cette fois je sentais que j’étais réellement perdu.

« Vous allez en goûter, dit ma sœur en s’adressant à ses invités avec la meilleure grâce possible ; vous allez en goûter, pour faire honneur au délicieux présent de l’oncle Pumblechook ! »

Devaient-ils vraiment y goûter ! qu’ils ne l’espèrent pas !

« Vous saurez, dit ma sœur en se levant, que c’est un pâté, un savoureux pâté au jambon. »

La société se confondit en compliments. L’oncle Pumblechook, enchanté d’avoir bien mérité de ses semblables, s’écria :

« Eh bien ! mistress Joe, nous ferons de notre mieux ; donnez-nous une tranche dudit pâté. »

Ma sœur sortit pour le chercher. J’entendais ses pas dans l’office. Je voyais M. Pumblechook aiguiser son couteau. Je voyais l’appétit renaître dans les narines du nez romain de M. Wopsle. J’entendais M. Hubble faire remarquer qu’un morceau de pâté au jambon était meilleur que tout ce qu’on pouvait s’imaginer, et n’avait jamais fait de mal à personne. Quant à Joe, je l’entendis me dire à l’oreille :

« Tu y goûteras, mon petit Pip. »

Je n’ai jamais été tout à fait certain si, dans ma terreur, je proférai un hurlement, un cri perçant, simplement en imagination, ou si les oreilles de la société en entendirent quelque chose. Je n’y tenais plus, il fallait me sauver ; je lâchai le pied de la table et courus pour chercher mon salut dans la fuite.

Mais je ne courus pas bien loin, car, à la porte de la maison, je me trouvai en face d’une escouade de soldats armés de mousquets. L’un d’eux me présenta une paire de menottes en disant :

« Ah ! te voilà !… Enfin, nous te tenons ; en route !… »

Séparateur


  1. Jeu de mot impossible à rendre exactement « Cross » — signifie : « croix » et aussi « contrariant, hostile, furieux, de mauvaise humeur. » En mettant ses doigts en croix, Joe indiquait à Pip l’humeur de Mrs  Joe.