Les Halieutiques

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Les Halieutiques
Traduction de 1838 sous la direction de M. Nisard, maître de conférence de l’École Normale de Paris)


Le monde a reçu ses lois : à chaque être il a donné des armes et l’instinct de la conservation. Ainsi l’on voit le jeune taureau menacer déjà, quoique son front ne soit pas encore armé de cornes. Ainsi le daim fuit, le lion se défend par sa force, le chien avec ses dents, le scorpion avec l’aiguillon de sa queue ; l’oiseau léger ouvre ses ailes et s’envole.

Sans connaître la mort, tous la craignent ; tous pressentent leur ennemi, et, pour lui échapper, devinent quelles armes leur a données la nature, et comment ils doivent s’en servir. Ainsi le scare, une fois tombé dans la nasse qu’a tendue sous les eaux l’art du pêcheur, redoute enfin l’amorce trompeuse où il s’est laissé prendre. Ce n’est pas en s’avançant la tête la première qu’il cherche à sortir de sa prison ; mais, reculant sur lui-même, il l’élargit, par les battements de sa queue, se glisse par l’ouverture qu’elle a faite, et retrouve dans les flots sa liberté. Si, tandis qu’il lutte pour s’échapper de cette manière, un autre scare l’aperçoit, il le tire à lui par la queue, seconde ses efforts, et hâte son évasion.

Si la seiche, lente à fuir, et surprise au milieu des eaux, voit approcher la main avide qu’elle redoute, elle vomit aussitôt, pour troubler la limpidité de l’onde, une liqueur noire qui cache sa fuite et trompe les regards qui cherchent à la suivre. Le loup, pris dans un filet, parvient, malgré sa grosseur et son poids, à écarter le sable avec sa queue, s’y tient caché, puis s’élance, et d’un bond déjoue les ruses du pêcheur.

Quant à la fière murène, comptant sur la force de son dos glissant, elle se joue, grâce à sa souplesse, des mailles impuissantes du filet se débat quelque temps, les élargit, s’échappe, et fait, par l’exemple qu’elle donne, le désespoir du pêcheur.

Le paresseux polype, au contraire, à l’aide des suçoirs dont son corps est couvert, s’attache aux rochers, et met ainsi les filets en défaut. Il change à son gré de couleur, et prend celle des lieux où il se trouve. II saisit avec avidité l’appât suspendu à la ligne; mais, dès qu’il se sent enlevé avec elle, il écarte ses bras et lâche adroitement l’hameçon qu’il a dépouillé de l’amorce. Le muge frappe de sa queue l’appât, le détache et l’avale. Le loup, devenant furieux, se débat en tous sens, suit les flots qui l’entraînent, et secoue fortement la tête, jusqu’à ce qu’il ait élargi sa blessure et rejeté de sa gueule béante le fatal hameçon. La murène n’ignore pas non plus le pouvoir de ses armes. Elle sait mordre la ligne avec force, et, captive, elle sent redoubler son menaçant courage. L’anthias fait mouvoir l’épine dont son dos est armé : il en connaît la force ; jetant son corps à la renverse, il coupe la ligne, et dévore l’appât qui s’y trouvait fixé.

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Quant aux habitants des forêts, ils suivent toujours ou l’impulsion d’une vaine terreur ou l’instinct d’une audace aveugle qui les précipite au devant des dangers. C’est la nature qui porte ceux-ci à fuir, ceux-là à combattre. Le lion intrépide brave le nombre des chasseurs, et présente sa poitrine aux traits dirigés contre elle. Il sent croître, en même temps que le danger, sa confiance et son audace. Il secoue sa crinière ; la colère ajoute à ses forces. Il s’élance, et son courage ne fait que hâter sa mort.

L’ours hideux, qui se traîne du fond des antres de Lucanie, qu’est-ce autre chose qu’une masse inerte, stupide et féroce ? Serré de près, le sanglier signale sa colère en hérissant ses soies ; il se précipite en avant, se roule sur la blessure que lui a faite le fer de son ennemi, et meurt lorsque l’arme a traversé son corps de part en part.

Les autres animaux, se fiant à leurs pieds, fuient devant le chasseur : tels sont et le lièvre peureux et le daim au poil roux, et le cerf agité d’une peur qui ne le quitte jamais.

C’est la nature qui porte ceux-ci à fuir, ceux-là à combattre.

Parmi les animaux au cœur généreux, il faut donner le premier rang au cheval ; car il ambitionne la palme et s’enorgueillit du triomphe. Sept fois il a parcouru le cirque, il est vainqueur ; voyez avec quelle majesté il dresse sa tête altière, et se prête aux applaudissements de la foule ! Sa croupe est-elle ornée de la peau du lion qu’il a terrassé, quel orgueil ! Quelle noble fierté dans son allure, quand, à son retour, il frappe la terre de son pied superbe, et qu’il porte les dépouilles enlevées à l’ennemi ! Et les chiens, par où commencer leur éloge ? Quelle audace intrépide ! quelle sagacité dans la chasse ! quelle infatigable ardeur ! Tantôt leur narine élevée interroge le vent ; tantôt, flairant la terre, ils y cherchent la trace du gibier. Leur voix le trahit et appelle le chasseur. Si la bête échappe à ses traits, le chien se met à sa poursuite à travers les monts et les plaines ; l’homme s’en repose sur l’adresse du chien, et met en lui tout son espoir.

Quant à la pêche, je ne vous conseillerai pas d’aller en pleine mer, ni de sonder les abîmes du vaste océan. Mieux vaudra garder pour votre ligne un certain milieu. Si l’endroit est pierreux, plongez-y des nasses d’osier flexible ; sur un sable uni, jetez vos filets. Voyez si quelque haute montagne ne projette pas sur l’eau son ombre épaisse ; car il est des poissons qui recherchent, il en est qui fuient ces lieux-là. Voyez si le fond de l’eau n’emprunte pas une couleur verdâtre des herbes qui y croissent.

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Que le pêcheur ait la patience d’attendre ; que l’algue tendre ne le fasse pas s’emporter.

La nature a varié le fond des eaux ; et elle n’a pas voulu que les mêmes parages convinssent à tous les poissons. Les uns aiment la pleine mer, comme les scombres, les bœufs, l’hippure léger, le milan au dos noir, et le précieux hélops, inconnu sur nos côtes, et le dur xiphias, aussi dangereux qu’une épée, et les timides thons, qui s’enfuient par bandes nombreuses, et la petite échénéis, qui (chose étonnante !) retarde la marche des vaisseaux, et le pompile, qui les escorte, et suit l’écume blanchissante qu’ils forment en sillonnant les ondes ; et le féroce cercyre, qui se tient au pied des rochers, et le canthare, à la chair sans saveur, et l’orphas, qui lui ressemble en couleur, et l’érytien, qui rougit dans l’azur des flots, et le sarge que distinguent à la fois ses taches et ses ailerons, et le spérule, dont la tête brille de l’éclat de l’or ; et le pagure étincelant, et les rougeâtres synodons ; et le channa, qui se reproduit lui-même, et ne doit le jour qu’à un seul ; et le saxatile, aux écailles vertes et à la bouche petite ; et le fabre si rare; et les mormyres tachetés, et la chrysophrys aux couleurs d’or ; et les ombres au corps livides, et les loups agiles, et les perches et les trages ; et le mélanure, dont la queue est si belle ; et la murène aux brillantes taches d’or ; et les merles verdâtres ; et le congre, qui fait de si cruelles blessures à ceux de son espèce ; et le scorpion, redoutable par les coups que porte sa tête si dure ; et le glaneur, qui ne paraît jamais l’été.

Il y a au contraire d’autres poissons qui préfèrent le sable couvert d’herbes, comme le scare, seul poisson ruminant ; le ména si fécond, le lamyros, le smaris, le chromis immonde, la saupe, si justement méprisée ; le poisson qui se construit un nid d’oiseau sous les ondes ; le squale, le mulet, légèrement tacheté de sang ; les soles éclatantes de blancheur, et le passereau blanc comme elles, et le turbot, admiré sur les côtes de l’Adriatique, et la large épode, et la molle grenouille. Viennent enfin..... le goujon si glissant et aux arrêtes inoffensives ; le calmar, qui, dans un corps blanc comme la neige, recèle un noir poison ; le porc, à la chair si dure ; le care serpentant ; l’aselle, peu digne d’un tel nom ; l’acipenser, fameux sur des bords étrangers.....



Notes[modifier]

Cet ouvrage d’Ovide ne nous est parvenu qu’avec un grand nombre de lacunes, et le texte a subi plusieurs altérations sensibles. L’auteur semble s’être proposé le parallèle des animaux terrestres et des animaux aquatiques. Ceux dont il raconte les ruses avec le plus de détail sont ces derniers ; aussi a-t-il intitulé son poème Halieuticon ( du grec Halieus). On a voulu l’attribuer à Gratius Faliscus, auteur des Cynégétiques ; mais le témoignage de Pline le naturaliste doit être plus puissant que cette conjecture d’un savant du 17e siècle (Vlitius). "Mihi videretur mira quae OVIDIUS prodidit piscium ingenie, in eo volumine quod halieuticon inscribitur." (Plin., liv. XXXII, c. 2.)