Les Inquiétudes de Don Simuel

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Poèmes tragiquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 154-158).






Don Simuel Lévi, trésorier des Castilles,
Détient, tous comptes faits, dans les coffres royaux,
Trois mille doubles d’or, avec quelques broutilles :
Écus, chaînes, colliers et de rares joyaux.

Rien ne rentre, le coût ni la taxe régale
Sur les métiers et sur les marchands, ni le prix
Des charges. On dirait, par une entente égale,
Que bons vouloirs autant que bourses sont taris.

Or, les Aragonais et le Comte et ses reîtres
Brûlent châteaux et bourgs aux confins castillans ;
Et, pour frais réguliers et pour achat des traîtres,
Trois mille doubles d’or ne sont pas très brillants.


La flotte, inerte, n’a vivres, chiourmes ni rames ;
Hidalgos ni soudards ne chaussent l’étrier ;
Car cette pénurie excite aux sourdes trames
Le Riche-homme non moins que l’arbalétrier.

Don Simuel Lévi, certe, est des plus honnêtes
Parmi les argentiers circoncis, mais le Roi
Croira malaisément qu’un Juif ait les mains nettes
Qui laisse le Trésor en un tel désarroi.

Sa méfiance est grande et n’excepte personne ;
Âpre au gain et prodigue, et de plus fort cruel,
Pour qu’il juge et condamne il suffit qu’il soupçonne.
L’esprit perplexe, ainsi songe Don Simuel.

Que résoudre ? Avouer que la Caisse étant vide
Il faut, sans nul retard, enrayer les apprêts
De guerre ? À coup sûr, non ! Il en est tout livide,
Et tremble, se disant : Qu’adviendrait-il après ?

Rançonner les couvents, traire les juiveries ?
Du rocher de Tharyq au roc Asturien,
Malgré les oremus et les piailleries,
Le Roi l’a déjà fait, et sans y laisser rien.

S’enfuir ? Passer au Comte avec joyaux et doubles ?
Les moyens sont chanceux et les chemins ardus ;
Et, d’ailleurs, en ces temps de voltes et de troubles,
Les transfuges sont tous échangés ou vendus.


Don Simuel Lévi se ronge l’âme, et sue
De peur. Ses biens saisis, sa maison mise à sac,
Et lui sous le couteau, voilà ! Donc, point d’issue.
Il n’a plus de recours qu’en toi, Dieu d’Isaac !

Entre temps, échappé des sanglantes tueries,
L’émyr Abou-Sayd, à travers la sierra,
Suivi de mulets lourds d’or et de pierreries,
Vaincu, détrôné, fuit Grenade et le Hammrâ.

Si don Pedro l’accueille, et consent, et s’oblige
À lui rendre ce peu de l’Empire ancien,
Abou-Sayd sera, par un hommage lige,
Le dévoué vassal de Castille et le sien.

Dix mille cavaliers des tribus Almohades
Passeront le détroit à son commandement,
Sobres, braves, rompus aux promptes algarades,
Et serviront le Roi chrétien fidèlement.

De plus, puisque le fer et la flamme font rage
Aux frontières, en foi de sa haute amitié,
Que sa Grâce des biens arrachés au naufrage
Comme un don de respect reçoive la moitié.

Abou-Sayd en prend à témoin le Prophète.
Se fiant par surcroît au sauf-conduit royal,
Il est venu, devant que la chose soit faite,
Se mettre entre les mains d’un chevalier loyal.


Le Roi dit : — C’est au mieux. Nous agréons tes offres,
Émyr ! Nous te rendrons ton trône sans délais.
J’en jure Dieu ! Donc, toi, tes compagnons, tes coffres,
Entrez. Ma ville est vôtre, et vôtre mon palais. —

Don Simuel Lévi, sachant l’âme du Maître,
Est tout rasséréné de connaître ceci.
Pour le rapace Roi de Castille, promettre
N’est pas tenir. Le Juif, très humble, parle ainsi :

— C’est tout un monceau d’or que Votre Grâce héberge !
Tuez l’homme et prenez le trésor en entier,
Sire ! — Le Roi sourit : — Par Saint-Jacque et la Vierge !
Maître Juif, le conseil est d’un bon argentier.

Au fait, tenir parole à de tels païens, qu’est-ce,
Sinon trahir l’Église et les Saints mes patrons ?
Donc, Simuel, s’il est quelque coin dans ma caisse
Qui soit vide, n’en prends souci : nous l’emplirons ! —

Au lever du soleil, Séville, haut perchée
Sur les murailles, sur les arbres, sur les toits,
Contemple la grand’lice où font leur chevauchée
De joutes et de jeux les chevaliers courtois.

Contre autant de poteaux plantés de place en place,
Abou-Sayd et ses compagnons, bras et flancs
Liés de chanvre, aux cris vils de la populace,
Immobiles, sont là, nus et déjà sanglants.


Devant eux, et par bonds de sa jument de Perse,
Don Pedro court, ayant, à l’arçon suspendu,
Un faisceau de djerrids aigus dont il les perce,
Joyeux que nul des traits dardés ne soit perdu.

Enfin, clouant l’Émyr d’un dernier coup, il crie :
— Ceci te convient mieux qu’un trône Grenadin,
Chien maudit ! — Roi ! petite est ta chevalerie,
Dit le maure, tranquille, en crachant de dédain.

C’était écrit. Allah donne à chacun sa tâche :
Tu devais m’égorger pour me voler mon bien.
Je suis content qu’un roi chrétien ne soit qu’un lâche,
Et, comme j’ai vécu, je meurs debout. C’est bien. —

Don Simuel, pendant ceci, suppute et pèse
Sequins et diamants, perles et dinars d’or.
Il fait sa part, il rit, et son trouble s’apaise,
Car cette bonne aubaine a comblé le Trésor.