Les Lettres d’Amabed/Lettre 12b d’Amabed

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Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 467-468).


DOUZIÈME LETTRE
D’AMABED.


Aujourd’hui nous avons reçu des visites sans nombre, et une princesse de Piombino nous a envoyé deux écuyers nous prier de venir dîner chez elle. Nous y sommes allés dans un équipage magnifique ; l’homme violet s’y est trouvé. J’ai su que c’est un des seigneurs, c’est-à-dire un des valets du vice-dieu qu’on appelle préférés, prelati. Rien n’est plus aimable, plus honnête que cette princesse de Piombino. Elle m’a placé à table à côté d’elle. Notre répugnance à manger des pigeons romains et des perdrix l’a fort surprise. Le préféré nous a dit que, puisque nous étions baptisés, il fallait manger des perdrix et boire du vin de Montepulciano ; que tous les vice-dieu en usaient ainsi ; que c’était la marque essentielle d’un véritable chrétien.

La belle Adaté a répondu avec sa naïveté ordinaire qu’elle n’était pas chrétienne, qu’elle avait été baptisée dans le Gange. « Eh ! mon Dieu ! madame, a dit le préféré, dans le Gange, ou dans le Tibre, ou dans un bain, qu’importe ? Vous êtes des nôtres. Vous avez été convertie par le P. Fa tutto ; c’est pour nous un honneur que nous ne voulons pas perdre. Voyez quelle supériorité notre religion a sur la vôtre ! » Et aussitôt il a couvert nos assiettes d’ailes de gelinottes. La princesse a bu à notre santé et à notre salut. On nous a pressés avec tant de grâce, on a dit tant de bons mots, on a été si poli, si gai, si séduisant, qu’enfin, ensorcelés par le plaisir (j’en demande pardon à Brama), nous avons fait, Adaté et moi, la meilleure chère du monde, avec un ferme propos de nous laver dans le Gange jusqu’aux oreilles à notre retour pour effacer notre péché. On n’a pas douté que nous ne fussions chrétiens. « Il faut, disait la princesse, que ce P. Fa tutto soit un grand missionnaire ; j’ai envie de le prendre pour mon confesseur. » Nous rougissions et nous baissions les yeux, ma pauvre femme et moi.

De temps en temps la signora Adaté faisait entendre que nous venions pour être jugés par le vice-dieu, et qu’elle avait la plus grande envie de le voir. « Il n’y en a point, nous a dit la princesse ; il est mort[1], et on est occupé à présent à en faire un autre : dès qu’il sera fait on vous présentera à Sa Sainteté. Vous serez témoin de la plus auguste fête que les hommes puissent jamais voir, et vous en serez le plus bel ornement. » Adaté a répondu avec esprit ; et la princesse s’est prise d’un grand goût pour elle.

Sur la fin du repas nous avons eu une musique qui était, si j’ose le dire, supérieure à celle de Bénarès et de Maduré.

Après dîner, la princesse a fait atteler quatre chars dorés : elle nous a fait monter dans le sien. Elle nous a fait voir de beaux édifices, des statues, des peintures. Le soir, on a dansé. Je comparais secrètement cette réception charmante avec le cul de basse-fosse où nous avions été renfermés dans Goa, et je comprenais à peine comment le même gouvernement, la même religion, pouvaient avoir tant de douceur et d’agrément dans Roume, et exercer au loin tant d’horreurs.


  1. Jules II étant mort dans la nuit du 20 au 21 février 1513, Léon X fut élu le 11 mars suivant.