Les Lettres d’Amabed/Lettre 2a d’Amabed

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Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 438-439).


DEUXIÈME LETTRE
D’AMABED À SHASTASID.


Père de mes pensées, j’ai eu le temps d’apprendre ce jargon d’Europe avant que ton marchand banian ait pu arriver sur le rivage du Gange. Le P. Fa tutto me témoigne toujours une amitié sincère. En vérité je commence à croire qu’il ne ressemble point aux perfides dont tu crains, avec raison, la méchanceté. La seule chose qui pourrait me donner de la défiance, c’est qu’il me loue trop, et qu’il ne loue jamais assez Charme des yeux ; mais d’ailleurs il me paraît rempli de vertu et d’onction. Nous avons lu ensemble un livre de son pays, qui m’a paru bien étrange. C’est une histoire universelle du monde entier[1], dans laquelle il n’est pas dit un mot de notre antique empire, rien des immenses contrées au delà du Gange, rien de la Chine, rien de la vaste Tartarie. Il faut que les auteurs, dans cette partie de l’Europe, soient bien ignorants. Je les compare à des villageois qui parlent avec emphase de leurs chaumières, et qui ne savent pas où est la capitale ; ou plutôt à ceux qui pensent que le monde finit aux bornes de leur horizon.

Ce qui m’a le plus surpris, c’est qu’ils comptent les temps depuis la création de leur monde tout autrement que nous. Mon docteur européan m’a montré un de ses almanachs sacrés, par lequel ses compatriotes sont à présent dans l’année de leur création 5552, ou dans l’année 6244, ou bien dans l’année 6940[2], comme on voudra. Cette bizarrerie m’a surpris. Je lui ai demandé comment on pouvait avoir trois époques différentes de la même aventure. « Tu ne peux, lui ai-je dit, avoir à la fois trente ans, quarante ans, et cinquante ans. Comment ton monde peut-il avoir trois dates qui se contrarient ? » Il m’a répondu que ces trois dates se trouvent dans le même livre, et qu’on est obligé chez eux de croire les contradictions pour humilier la superbe de l’esprit.

Ce même livre traite d’un premier homme qui s’appelait Adam, d’un Caïn, d’un Mathusalem, d’un Noé qui planta des vignes après que l’océan eut submergé tout le globe ; enfin d’une infinité de choses dont je n’ai jamais entendu parler, et que je n’ai lues dans aucun de nos livres. Nous en avons ri, la belle Adaté et moi, en l’absence du P. Fa tutto : car nous sommes trop bien élevés et trop pénétrés de tes maximes pour rire des gens en leur présence.

Je plains ces malheureux d’Europe, qui n’ont été créés que depuis 6940 ans tout au plus, tandis que notre ère est de 115652 années. Je les plains davantage de manquer de poivre, de cannelle, de girofle, de thé, de café, de soie, de coton, de vernis, d’encens, d’aromates, et de tout ce qui peut rendre la vie agréable : il faut que la Providence les ait longtemps oubliés ; mais je les plains encore plus de venir de si loin, parmi tant de périls, ravir nos denrées, les armes à la main. On dit qu’ils ont commis à Calicut des cruautés épouvantables pour du poivre : cela fait frémir la nature indienne, qui est en tout différente de la leur, car leurs poitrines et leurs cuisses sont velues. Ils portent de longues barbes, leurs estomacs sont carnassiers. Ils s’enivrent avec le jus fermenté de la vigne, plantée, disent-ils, par leur Noé. Le P. Fa tutto lui-même, tout poli qu’il est, a égorgé deux petits poulets ; il les a fait cuire dans une chaudière, et il les a mangés impitoyablement. Cette action barbare lui a attiré la haine de tout le voisinage, que nous n’avons apaisé qu’avec peine. Dieu me pardonne ! je crois que cet étranger aurait mangé nos vaches sacrées, qui nous donnent du lait, si on l’avait laissé faire. Il a bien promis qu’il ne commettrait plus de meurtres envers les poulets, et qu’il se contenterait d’œufs frais, de laitage, de riz, de nos excellents légumes, de pistaches, de dattes, de cocos, de gâteaux, d’amandes, de biscuits, d’ananas, d’oranges, et de tout ce que produit notre climat bénit de l’Éternel.

Depuis quelques jours, il paraît plus attentif auprès de Charme des yeux. Il a même fait pour elle deux vers italiens qui finissent en o. Cette politesse me plaît beaucoup, car tu sais que mon bonheur est qu’on rende justice à ma chère Adaté.

Adieu. Je me mets à tes pieds, qui t’ont toujours conduit dans la voie droite, et je baise tes mains, qui n’ont jamais écrit que la vérité.


  1. Discours sur l’histoire universelle, par Bossuet.
  2. C’est la différence du texte hébreu, du samaritain et des Septante. (Note de Voltaire.)