Les Lettres d’Amabed/Lettre 4 d’Adaté

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Les Lettres d’Amabed
Les Lettres d’AmabedGarniertome 21 (p. 446-448).


QUATRIÈME LETTRE
D’ADATÉ À SHASTASID.


Il sort de ma chambre, ce P. Fa tutto. Quelle entrevue ! quelle complication de perfidies, de passions et de noirceurs ! Le cœur humain est donc capable de réunir tant d’atrocités ! Comment les écrirai-je à un juste ?

Il tremblait quand il est entré. Ses yeux étaient baissés ; j’ai tremblé plus que lui. Bientôt il s’est rassuré. « Je ne sais pas, m’a-t-il dit, si je pourrai sauver votre mari. Les juges ont ici quelquefois de la compassion pour les jeunes femmes ; mais ils sont bien sévères pour les hommes. — Quoi ! la vie de mon mari n’est pas en sûreté ? » Je suis tombée en faiblesse. Il a cherché des eaux spiritueuses pour me faire revenir ; il n’y en avait point. Il a envoyé ma bonne Déra en acheter à l’autre bout de la rue chez un banian. Cependant il m’a délacée pour donner passage aux vapeurs qui m’étouffaient. J’ai été étonnée, en revenant à moi, de trouver ses mains sur ma gorge et sa bouche sur la mienne. J’ai jeté un cri affreux ; je me suis reculée d’horreur. Il m’a dit : « Je prenais de vous un soin que la charité commande. Il fallait que votre gorge fût en liberté, et je m’assurais de votre respiration. — Ah ! prenez soin que mon mari respire. Est-il encore dans cette fosse horrible ? — Non, m’a-t-il répondu ; j’ai eu, avec bien de la peine, le crédit de le faire transférer dans un cachot plus commode. — Mais, encore une fois, quel est son crime ? quel est le mien ? d’où vient cette épouvantable inhumanité ? pourquoi violer envers nous les droits de l’hospitalité, celui des gens, celui de la nature ? — C’est notre sainte religion qui exige de nous ces petites sévérités. Vous et votre mari vous êtes accusés d’avoir renoncé tous deux à votre baptême. »

Je me suis écriée alors : « Que voulez-vous dire ? Nous n’avons jamais été baptisés à votre mode ; nous l’avons été dans le Gange, au nom de Brama. Est-ce vous qui avez persuadé cette exécrable imposture aux spectres qui m’ont interrogée ? Quel pouvait être votre dessein ? »

Il a rejeté bien loin cette idée. Il m’a parlé de vertu, de vérité, de charité ; il a presque dissipé un moment mes soupçons, en m’assurant que ces spectres sont des gens de bien, des hommes de Dieu, des juges de l’âme, qui ont partout de saints espions, et principalement auprès des étrangers qui abordent dans Goa. Ces espions ont, dit-il, juré à ses confrères, les juges de l’âme, devant le tableau de l’homme tout nu, qu’Amabed et moi nous avons été baptisés à la mode des brigands portugais, qu’Amabed est apostato, et que je suis apostata.

Ô vertueux Shastasid ! ce que j’entends, ce que je vois de moment en moment me saisit d’épouvante, depuis la racine des cheveux jusqu’à l’ongle du petit doigt du pied.

« Quoi ! vous êtes, ai-je dit au P. Fa tutto, un des cinq hommes de Dieu, un des juges de l’âme ? — Oui, ma chère Adaté ; oui, Charme des yeux, je suis un des cinq dominicains délégués par le vice-dieu de l’univers pour disposer souverainement des âmes et des corps. — Qu’est-ce qu’un dominicain ? qu’est-ce qu’un vice-dieu ? — Un dominicain est un prêtre, enfant de saint Dominique, inquisiteur pour la foi ; et un vice-dieu est un prêtre que Dieu a choisi pour le représenter, pour jouir de dix millions de roupies[1] par an, et pour envoyer dans toute la terre des dominicains vicaires du vicaire de Dieu. »

J’espère, grand Shastasid, que tu m’expliqueras ce galimatias infernal, ce mélange incompréhensible d’absurdités et d’horreurs, d’hypocrisie et de barbarie.

Fa tutto me disait tout cela avec un air de componction, avec un ton de vérité qui, dans un autre temps, aurait pu produire quelque effet sur mon âme simple et ignorante. Tantôt il levait les yeux au ciel, tantôt il les arrêtait sur moi. Ils étaient animés et remplis d’attendrissement ; mais cet attendrissement jetait dans tout mon corps un frissonnement d’horreur et de crainte. Amabed est continuellement dans ma bouche comme dans mon cœur. « Rendez-moi mon cher Amabed ! » c’était le commencement, le milieu, et la fin de tous mes discours.

Ma bonne Déra arrive dans ce moment ; elle m’apporte des eaux de cinnamum et d’amomum[2]. Cette charmante créature a trouvé le moyen de remettre au marchand Coursom mes trois lettres précédentes. Coursom part cette nuit ; il sera dans peu de jours à Maduré. Je serai plainte du grand Shastasid ; il versera des pleurs sur le sort de mon mari ; il me donnera des conseils ; un rayon de sa sagesse pénétrera dans la nuit de mon tombeau.


  1. La roupie d’or vaut 38 francs 72 centimes.
  2. Le cinnamum est la cannelle d’aujourd’hui, et l’amomum est un fruit sec dont les graines renferment une huile aromatique.