Les Liaisons dangereuses/Lettre 15

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J Rozez (volume 1p. 53-55).

Lettre XV.

Le vicomte de Valmont à la marquise de Merteuil

Il est bien honnête à vous de ne pas m’abandonner à mon triste sort. La vie que je mène ici est réellement fatigante, par l’excès de son repos et son insipide uniformité. En lisant votre lettre & le détail de votre charmante journée, j’ai été tenté vingt fois de prétexter une affaire, de voler à vos pieds & de vous y demander, en ma faveur, une infidélité à votre chevalier, qui, après tout, ne mérite pas son bonheur. Savez-vous que vous m’avez rendu jaloux de lui ? Que me parlez-vous d’éternelle rupture ? J’abjure ce serment prononcé dans le délire : nous n’aurions pas été dignes de le faire, si nous eussions dû le garder. Ah ! que je puisse un jour me venger dans vos bras du dépit involontaire que m’a causé le bonheur du chevalier ! Je suis indigné, je l’avoue, quand je songe que cet homme, sans raisonner, sans se donner la moindre peine, en suivant tout bêtement l’instinct de son cœur, trouve une félicité à laquelle je ne puis atteindre. Oh ! je la troublerai… Promettez-moi que je la troublerai. Vous-même n’êtes-vous pas humiliée ? Vous vous donnez la peine de le tromper, & il est plus heureux que vous. Vous le croyez dans vos chaînes ! c’est bien vous qui êtes dans les siennes. Il dort tranquillement, tandis que vous veillez pour ses plaisirs. Que ferait de plus son esclave ?

Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez entre plusieurs, je n’ai pas la moindre jalousie ; je ne vois alors, dans vos amants, que les successeurs d’Alexandre, incapables de conserver entre eux tous cet empire où je régnais seul. Mais que vous vous donniez entièrement à un d’eux ! qu’il existe un autre homme aussi heureux que moi ! je ne le souffrirai pas ; n’espérez pas que je le souffre. Ou reprenez-moi ou au moins prenez-en un autre, et ne trahissez pas, par un caprice exclusif, l’amitié inviolable que nous nous sommes jurée.

C’est bien assez, sans doute, que j’aie à me plaindre de l’amour. Vous voyez que je me prête à vos idées & que j’avoue mes torts. En effet, si c’est être amoureux que de ne pouvoir vivre sans posséder ce qu’on désire, d’y sacrifier son temps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien réellement amoureux. Je n’en suis guère avancé. Je n’aurais même rien du tout à vous apprendre à ce sujet, sans un événement qui me donne beaucoup à réfléchir, & dont je ne sais encore si je dois craindre ou espérer.

Vous connaissez mon chasseur, trésor d’intrigue, & vrai valet de comédie ; vous jugez bien que ses instructions portaient d’être amoureux de la femme de chambre, & d’enivrer les gens. Le coquin est plus heureux que moi ; il a déjà réussi. Il vient de découvrir que madame de Tourvel a chargé un de ses gens de prendre des informations sur ma conduite, & même de me suivre dans mes courses du matin, autant qu’il le pourrait, sans être aperçu. Que prétend cette femme ? Ainsi donc la plus modeste de toutes ose encore risquer des choses qu’à peine nous oserions nous permettre ! Je jure bien… Mais, avant de songer à me venger de cette ruse féminine, occupons-nous des moyens de la tourner à notre avantage. Jusqu’ici ces courses qu’on suspecte n’avaient aucun objet ; il faut leur en donner un. Cela mérite toute mon attention, & je vous quitte pour y réfléchir. Adieu, ma belle amie.

Toujours du château de…, ce 15 août 17…