Les Liaisons dangereuses/Lettre 155

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J Rozez (volume 2p. 238-242).

Lettre CLV.

Le vicomte de Valmont au chevalier Danceny.

J’ai passé deux fois chez vous, mon cher chevalier : mais depuis que vous avez quitté le rôle d’amant pour celui d’homme à bonnes fortunes, vous êtes, comme de raison, devenu introuvable. Votre valet de chambre m’a assuré cependant que vous rentreriez chez vous ce soir, qu’il avait ordre de vous attendre : mais moi qui suis instruit de vos projets, j’ai très bien compris que vous ne rentreriez que pour un moment, pour prendre le costume de la chose, & que sur-le-champ vous recommenceriez vos courses victorieuses. A la bonne heure, & je ne puis qu’y applaudir : mais peut-être, pour ce soir, allez-vous être tenté de changer leur direction. Vous ne savez encore que la moitié de vos affaires ; il faut vous mettre au courant de l’autre, & puis, vous vous déciderez. Prenez donc le temps de lire ma lettre. Ce ne sera pas vous distraire de vos plaisirs, puisqu’au contraire elle n’a d’autre objet que de vous donner le choix entre eux.

Si j’avais eu votre confidence entière, si j’avais su par vous la partie de vos secrets que vous m’avez laissée à deviner, j’aurais été instruit à temps ; & mon zèle, moins gauche, ne se trouverait pas aujourd’hui gêner votre marche. Mais partons du point où nous sommes. Quelque parti que vous preniez, votre pis-aller ferait toujours bien le bonheur d’un autre.

Vous avez un rendez-vous pour cette nuit, n’est-il pas vrai ? avec une femme charmante & que vous adorez ? car à votre âge, quelle femme n’adore-t-on pas, au moins les huit premiers jours ! Le lieu de la scène doit encore ajouter à vos plaisirs. Une petite maison délicieuse, et qu’on n’a prise que pour vous, doit embellir la volupté des charmes de la liberté & de ceux du mystère. Tout est convenu ; on vous attend : & vous brûlez de vous y rendre ! voilà ce que nous savons tous deux, quoique vous ne m’en ayez rien dit. Maintenant, voici ce que vous ne savez pas, & qu’il faut que je vous dise.

Depuis mon retour à Paris, je m’occupais des moyens de vous rapprocher de mademoiselle de Volanges ; je vous l’avais promis ; & encore la dernière fois que je vous en parlai, j’eus lieu de juger par vos réponses, je pourrais dire par vos transports, que c’était m’occuper de votre bonheur. Je ne pouvais pas réussir à moi seul dans cette entreprise assez difficile : mais après avoir préparé les moyens, j’ai remis le reste au zèle de votre jeune maîtresse. Elle a trouvé, dans son amour, des ressources qui avaient manqué à mon expérience : enfin votre malheur veut qu’elle ait réussi. Depuis deux jours, m’a-t-elle dit ce soir, tous les obstacles sont surmontés, & votre bonheur ne dépend plus que de vous.

Depuis deux jours aussi, elle se flattait de vous apprendre cette nouvelle elle-même, & malgré l’absence de sa maman, vous auriez été reçu : mais vous ne vous êtes seulement pas présenté ; & pour vous dire tout, soit caprice ou raison, la petite personne m’a paru un peu fâchée de ce manque d’empressement de votre part. Enfin, elle a trouvé le moyen de me faire aussi parvenir jusqu’à elle, & m’a fait promettre de vous rendre le plus tôt possible la lettre que je joins ici. A l’empressement qu’elle y a mis, je parierais bien qu’il y est question d’un rendez-vous pour ce soir. Quoi qu’il en soit, j’ai promis, sur l’honneur & sur l’amitié, que vous auriez la tendre missive dans la journée, & je ne puis ni ne veux manquer à ma parole.

A présent, jeune homme, quelle conduite allez-vous tenir ? Placé entre la coquetterie & l’amour, entre le plaisir & le bonheur, quel va être votre choix ? Si je parlais encore au Danceny d’il y a trois mois, seulement à celui d’il y a huit jours, bien sûr de son cœur, je le serais de ses démarches ; mais le Danceny d’aujourd’hui, arraché par les femmes, courant les aventures, & devenu, suivant l’usage, un peu scélérat, préférera-t-il une jeune fille bien timide, qui n’a pour elle que sa beauté, son innocence & son amour, aux agréments d’une femme parfaitement usagée.

Pour moi, mon cher ami, il me semble que, même dans vos nouveaux principes, que j’avoue bien aussi un peu les miens, les circonstances me décideraient pour la jeune amante. D’abord, c’en est une de plus, & puis la nouveauté, & encore la crainte de perdre le fruit de vos soins en négligeant de le cueillir ; car enfin, de ce côté ce serait véritablement l’occasion manquée, & elle ne revient pas toujours, surtout pour une première faiblesse : souvent, dans ce cas, il ne faut qu’un moment d’humeur, un soupçon jaloux, moins encore, pour empêcher le plus beau triomphe. La vertu qui se noie se raccroche quelquefois aux branches ; & une fois réchappée, elle se tient sur ses gardes, & n’est plus facile à surprendre.

Au contraire, de l’autre côté, que risquez-vous ? pas même une rupture ; une brouillerie tout au plus, où l’on achète de quelques soins le plaisir d’un raccommodement. Quel autre parti reste-t-il à une femme déjà rendue, que celui de l’indulgence ? Que gagnerait-elle à la sévérité ? la perte de ses plaisirs, sans profit pour sa gloire.

Si, comme je le suppose, vous prenez le parti de l’amour, qui me paraît aussi celui de la raison, je crois qu’il est de la prudence de ne point vous faire excuser au rendez-vous manqué ; laissez-vous attendre tout simplement : si vous risquez de donner une raison, on sera peut-être tenté de la vérifier. Les femmes sont curieuses & obstinées ; tout peut se découvrir : je viens, comme vous savez, d’en être moi-même un exemple. Mais si vous laissez l’espoir, comme il sera soutenu de la vanité, il ne sera perdu que longtemps après l’heure propre aux informations : alors demain vous aurez à choisir l’obstacle insurmontable qui vous aura retenu ; vous aurez été malade, mort s’il le faut, ou toute autre chose dont vous serez également désespéré, & tout se raccommodera.

Au reste, pour quelque côté que vous vous décidiez, je vous prie seulement de m’en instruire ; & comme je n’y ai pas d’intérêt, je trouverai toujours que vous avez bien fait. Adieu, mon cher ami.

Ce que j’ajoute encore, c’est que je regrette madame de Tourvel ; c’est que je suis au désespoir d’être séparé d’elle ; c’est que je paierais de la moitié de ma vie le bonheur de lui consacrer l’autre. Ah ! croyez-moi, on n’est heureux que par l’amour.

Paris, ce 5 décembre 17…