Les Liaisons dangereuses/Lettre 160

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J Rozez (volume 2p. 249-251).

Lettre CLX.

Madame de Volanges à madame de Rosemonde.

Je vous écris de la chambre de votre malheureuse amie, dont l’état est toujours à peu près le même. Il doit y avoir cet après-midi une consultation de quatre médecins. Malheureusement c’est, comme vous le savez, plus souvent une preuve de danger qu’un moyen de secours.

Il paraît cependant que la tête est un peu revenue la nuit dernière. La femme de chambre m’a informée ce matin, qu’environ vers minuit, sa maîtresse l’a fait appeler, a voulu être seule avec elle, & lui a dicté une assez longue lettre. Julie a ajouté que, tandis qu’elle était occupée à en faire l’enveloppe, madame de Tourvel avait repris le transport : en sorte que cette fille n’a pas su à qui il fallait mettre l’adresse. Je me suis étonnée d’abord que la lettre elle-même n’ait pas suffi pour le lui apprendre, mais sur ce qu’elle m’a répondu qu’elle craignait de se tromper, & que cependant sa maîtresse lui avait bien recommandé de faire partir cette lettre sur-le-champ, j’ai pris sur moi d’ouvrir le paquet.

J’y ai trouvé l’écrit que je vous envoie, qui en effet ne s’adresse à personne pour s’adresser à trop de monde. Je croirais cependant que c’est à M. de Valmont que notre malheureuse amie a voulu écrire d’abord ; mais qu’elle a cédé, sans s’en apercevoir, au désordre de ses idées. Quoi qu’il en soit, j’ai jugé que cette lettre ne devait être rendue à personne. Je vous l’envoie, parce que vous y verrez mieux que je ne pourrais vous le dire, quelles sont les pensées qui occupent la tête de notre malade. Tant qu’elle restera aussi vivement affectée, je n’aurai guère d’espérance. Le corps se rétablit difficilement, quand l’esprit est si peu tranquille.

Adieu, ma chère & digne amie. Je vous félicite d’être éloignée du triste spectacle que j’ai continuellement sous les yeux.

Paris, ce 6 décembre 17…