Les Liaisons dangereuses/Lettre 61

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J Rozez (volume 1p. 179-181).

Lettre LXI.

Cécile Volanges à Sophie Carnay.

Ma chère Sophie, plains ta Cécile, ta pauvre Cécile ; elle est bien malheureuse ! Maman sait tout. Je ne conçois pas comment elle a pu se douter de quelque chose, & pourtant elle a tout découvert. Hier au soir, maman me parut bien avoir un peu d’humeur ; mais je n’y fis pas grande attention ; & même, en attendant que sa partie fût finie, je causai très-gaiement avec madame de Merteuil qui avait soupé ici, et nous parlâmes beaucoup de Danceny. Je ne crois pourtant pas qu’on ait pu nous entendre. Elle s’en alla, & je me retirai dans mon appartement.

Je me déshabillais quand maman entra et fit sortir ma femme de chambre ; elle me demanda la clef de mon secrétaire. Le ton dont elle me fit cette demande me causa un tremblement si fort, que je pouvais à peine me soutenir. Je faisais semblant de ne la pas trouver : mais enfin il fallut bien obéir. Le premier tiroir qu’elle ouvrit fut justement celui où étaient les lettres du chevalier Danceny. J’étais si troublée, que quand elle me demanda ce que c’était, je ne sus lui répondre autre chose, sinon que ce n’était rien ; mais quand je la vis commencer à lire celle qui se présentait la première, je n’eus que le temps de gagner un fauteuil, et je me trouvai mal au point que je perdis connaissance. Aussitôt que je revins à moi, ma mère, qui avait appelé ma femme de chambre, se retira, en me disant de me coucher. Elle a emporté toutes les lettres de Danceny. Je frémis toutes les fois que je songe qu’il me faudra reparaître devant elle. Je n’ai fait que pleurer toute la nuit.

Je t’écris au point du jour, dans l’espoir que Joséphine viendra. Si je peux lui parler seule, je la prierai de remettre chez madame de Merteuil un petit billet que je vais lui écrire ; sinon, je le mettrai dans ta lettre, & tu voudras bien l’envoyer comme de toi. Ce n’est que d’elle que je puis recevoir quelque consolation. Au moins, nous parlerons de lui, car je n’espère plus le voir. Je suis bien malheureuse ! Elle aura peut-être la bonté de se charger d’une lettre pour Danceny. Je n’ose pas me confier à Joséphine pour cet objet, & encore moins à ma femme de chambre ; car c’est peut-être elle qui aura dit à ma mère que j’avais des lettres dans mon secrétaire.

Je ne t’écrirai pas plus longuement, parce que je veux avoir le temps d’écrire à madame de Merteuil, & aussi à Danceny, pour avoir ma lettre toute prête, si elle veut bien s’en charger. Après cela, je me recoucherai, pour qu’on me trouve au lit quand on entrera dans ma chambre. Je dirai que je suis malade, pour me dispenser de passer chez maman. Je ne mentirai pas beaucoup ; sûrement je souffre plus que si j’avais la fièvre. Les yeux me brûlent à force d’avoir pleuré ; & j’ai un poids sur l’estomac qui m’empêche de respirer. Quand je songe que je ne verrai plus Danceny, je voudrais être morte. Adieu, ma chère Sophie. Je ne peux t’en dire davantage ; les larmes me suffoquent.

De … ce 7 septembre 17…[1]

  1. On a supprimé la lettre de Cécile Volanges à la marquise, parce qu’elle ne contenait que les mêmes faits de la lettre précédente, et avec moins de détails. Celle au chevalier Danceny ne s'est point retrouvée : on en verra la raison dans la lettre LXIII de madame de Merteuil au vicomte.