Les Lois (trad. Cousin)/Livre troisième

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome septième & huitième
Les Lois | Argument philosophique | Notes

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LIVRE TROISIÈME,


[676a] L’ATHÉNIEN.

En voilà assez sur ce sujet. A présent cherchons l’origine des gouvernements. Pour la découvrir, la voie la plus facile et la plus sûre, n’est-ce pas celle-ci ?

CLINIAS.

Laquelle ?

L’ATHÉNIEN.

Celle qu’il faut prendre aussi quand on veut se donner le spectacle de la marche et du développement de la société, soit en bien, soit en mal.

CLINIAS.

Eh bien ! quelle est-elle ?

L’ATHÉNIEN.

C’est, je pense, de remonter à la naissance des temps presque infinis qui se sont écoulés, [676b] et des révolutions arrivées dans cet intervalle.

CLINIAS.

Comment entends-tu ceci ?

L’ATHÉNIEN.

Dis-moi : pourrais-tu supputer combien de temps il y a que les premières sociétés ont été fondées, et que les hommes vivent sous des lois ?

CLINIAS.

Cela n’est nullement aisé.

L’ATHÉNIEN.

L’époque en est sans doute très reculée, et va se perdre dans l’infini.

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Depuis cette époque, ne s’est-il pas formé un nombre prodigieux d’états, tandis que d’autres en pareil nombre [676c] ont été entièrement détruits ? Chacun d’eux n’a-t-il pas passé par toutes les formes de gouvernement ? N’ont-ils point eu leurs périodes d’élévation et de décadence ? Les mœurs n’y ont-elles pas été tour à tour de la vertu au vice, et du vice à la vertu ?

CLINIAS.

Tout cela a dû nécessairement arriver.

L’ATHÉNIEN.

Tâchons de découvrir, s’il est possible, la cause de toutes ces révolutions : peut-être nous montrera-t-elle la formation et le développement des gouvernements.

CLINIAS.

Tu as raison : appliquons-nous, toi à nous exposer là-dessus ta pensée, et nous à te suivre.

[677a] L’ATHÉNIEN.

Ajoutez-vous foi à ce que disent les anciennes traditions ?

CLINIAS.

Que disent-elles ?

L’ATHÉNIEN.

Que le genre humain a été détruit plusieurs fois par des déluges, des maladies et d’autres accidents semblables, qui n’épargnèrent qu’un très petit nombre d’hommes[1].

CLINIAS.

Il n’y a rien en cela qui ne soit fort vraisemblable.

L’ATHÉNIEN.

Représentons-nous donc quelqu’une de ces catastrophes générales ; par exemple, celle qui a été causée autrefois par un déluge.

CLINIAS.

Quelle idée faut-il que nous nous en fassions ?

[677b] L’ATHÉNIEN.

Ceux qui échappèrent alors à la désolation universelle devaient être des habitants des montagnes, faibles étincelles du genre humain conservées sur quelques sommets.

CLINIAS.

La chose est évidente.

L’ATHÉNIEN.

De pareils hommes étaient nécessairement dans une ignorance entière des arts, de toutes les inventions que l’ambition et l’avarice imaginent dans les villes, et de tous ces expédients dont les hommes policés s’avisent pour s’entrenuire.

CLINIAS.

Cela devait être.

[677c] L’ATHÉNIEN.

Posons pour certain que toutes les villes situées en rase campagne et sur les bords de la mer furent entièrement détruites en ce temps-là.

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Ne dirons-nous pas aussi que les instruments de toute espèce, que toutes les découvertes faites jusqu’alors dans les arts utiles, dans la politique et dans toute autre science, que tout cela fut perdu sans qu’il en restât le moindre vestige ?

[677d] CLINIAS.

Sans doute ; et comment aurait-on inventé depuis rien de nouveau en aucun genre, si les connaissances humaines eussent subsisté dans le même état où elles sont aujourd’hui ? Ceux qui survécurent au déluge ne se doutèrent pas que des milliers d’années se fussent écoulées jusqu’à eux ; et il n’y a pas plus de mille ou de deux mille ans qu’ont été faites les découvertes attribuées à Dédale, à Orphée, à Palamède, l’invention de la flûte, qu’on doit à Marsyas et à Olympus, celle de la lyre qui appartient à Amphion, et tant d’autres qui sont d’hier, si je puis m’exprimer ainsi.

L’ATHÉNIEN.

Sais-tu, Clinias, que tu oublies un homme qui te touche de près, et qui n’est véritablement que d’hier ?

CLINIAS.

Parles-tu d’Épiménide ?

[677e] L’ATHÉNIEN.

De lui-même. Il a en effet, selon vous, surpassé en industrie tous les plus habiles, et, comme on dit chez vous, ce qu’Hésiode n’avait fait que deviner, lui l’a exécuté[2].

CLINIAS.

Oui, c’est ce que nous disons.

L’ATHÉNIEN.

Telle était donc la situation des affaires humaines au sortir de cette désolation générale : partout s’offrait l’image d’une vaste et affreuse solitude ; des pays immenses étaient sans habitants ; tous les autres animaux ayant péri, quelques troupeaux peu nombreux de bœufs et de chèvres étaient la seule ressource [678a] qui restât aux hommes d’alors pour subsister.

CLINIAS.

Il n’en pouvait être autrement.

L’ATHÉNIEN.

Pour ce qui est de société, de gouvernement, de législation, ce qui fait le sujet de cet entretien, croyez-vous qu’ils en eussent conservé le moindre souvenir ?

CLINIAS.

Point du tout.

L’ATHÉNIEN.

Or, c’est de cet état de choses qu’est sorti tout ce que nous voyons aujourd’hui, sociétés, gouvernemens, arts et lois, bien des vices et bien des vertus.

CLINIAS.

Comment cela, je te prie ?

[678b] L’ATHÉNIEN.

Penses-tu, mon cher, que ceux d’alors n’ayant aucune expérience d’une infinité de biens et de maux nés dans le sein de nos sociétés, fussent tout-à-fait bons, ou tout-à-fait méchant ?

CLINIAS.

Tu as raison, nous comprenons ta pensée.

L’ATHÉNIEN.

Ce ne fut donc qu’avec le temps, et à mesure que notre espèce se multiplia, que les choses en vinrent au point où nous les voyons.

CLINIAS.

Fort bien.

L’ATHÉNIEN.

Ce changement, selon toute apparence, ne se fit pas tout-à-coup ; mais peu à peu, et dans un grand espace de temps.

[678c] CLINIAS.

Vraisemblablement.

L’ATHÉNIEN.

En effet la mémoire du déluge devait inspirer trop de crainte pour qu’on descendît des montagnes dans les plaines.

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Le petit nombre rendait alors les entrevues fort agréables ; mais la perte des arts n’avait-elle pas ôté presque tous les moyens de se transporter les uns chez les autres, soit par terre soit par mer ? il n’était donc guère possible aux hommes d’avoir quelque commerce entre eux. Le fer, [678d] l’airain et toutes les mines avaient été engloutis, et il n’y avait aucun moyen d’extraire les métaux ; on était même très embarrassé pour couper du bois ; car le peu d’outils qui pouvaient s’être conservés dans les montagnes avaient dû être usés en peu de temps, et ne pouvaient être remplacés par d’autres, jusqu’à ce qu’on eût de nouveau inventé la métallurgie.

CLINIAS.

Il fallait bien qu’il en fût ainsi.

L’ATHÉNIEN.

Après combien de générations croyez-vous qu’on ait fait cette découverte ?

[678e] CLINIAS.

Ce n’a été évidemment qu’après un très grand nombre.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi tous les arts qui ne peuvent se passer du fer, de l’airain, et des autres métaux, ont dû être ignorés durant tout cet intervalle, et même plus longtemps.

CLINIAS.

Assurément.

L’ATHÉNIEN.

Par conséquent, la discorde et la guerre étaient aussi bannies de presque tous les lieux du monde.

CLINIAS.

Comment cela ?

L’ATHÉNIEN.

D’abord les hommes trouvaient dans leur petit nombre un motif de s’aimer et de se chérir. Ensuite ils ne devaient point avoir de combats pour la nourriture, [679a] tous, à l’exception peut-être de quelques uns dans les commencements, ayant en abondance des pâturages, d’où pour lors ils tiraient principalement leur subsistance : ainsi ils ne manquaient ni de chair, ni de laitage. De plus, la chasse leur fournissait des mets délicats, et en quantité. Ils avaient aussi des vêtements, soit pour le jour, soit pour la nuit, des cabanes et des vases de toute espèce, tant de ceux qui servent auprès du feu que d’autres : car il n’est pas besoin de fer pour travailler l’argile ni pour tisser ; [679b] et Dieu a voulu que ces deux arts pourvussent à nos besoins en ce genre, afin que l’espèce humaine, lorsqu’elle se trouverait en de semblables extrémités, pût se conserver et s’accroître. Avec tant de secours, leur pauvreté ne pouvait pas être assez grande pour occasionner entre eux des querelles. D’un autre coté, on ne peut pas dire qu’ils fussent riches, ne possédant ni or ni argent ; et en effet ils n’en possédaient point. Or dans toute société où l’on ne connaît ni l’opulence ni l’indigence, les mœurs doivent être très pures : car ni [679c] le libertinage, ni l’injustice, ni la jalousie et l’envie ne sauraient s’y introduire. Ils étaient donc vertueux par cette raison, et encore à cause de leur extrême simplicité, qui leur faisait admettre sans défiance ce qu’on leur disait sur le vice et la vertu : ils y ajoutaient foi, et y conformaient bonnement leur conduite. Ils n’étaient point assez habiles pour y soupçonner du mensonge, comme on le fait aujourd’hui ; ils tenaient pour vrai ce qui leur était enseigné sur les Dieux et les hommes, et ils en faisaient la règle de leur vie. C’est pourquoi ils étaient tout à-fait tels que je viens de les peindre.

[679d] CLINIAS.

Nous sommes de ton sentiment, Mégille et moi.

L’ATHÉNIEN.

Nous pouvons donc assurer que, pendant plusieurs générations, les hommes de ce temps ont dû être moins industrieux que ceux qui avaient vécu immédiatement avant le déluge, et que ceux de nos jours ; qu’ils ont été plus ignorants dans une infinité d’arts, en particulier dans l’art de la guerre, et dans les combats de mer et de terre, tels qu’ils sont en usage maintenant ; qu’ils ne connaissaient pas davantage les procès et les dissensions qui n’ont lieu que dans la société civile, et où l’on emploie, tant en paroles [679e] qu’en actions, tous les artifices imaginables pour se nuire et se faire réciproquement mille injustices : mais qu’ils étaient plus simples, plus courageux, plus tempérants et plus justes en tout. Nous en avons déjà dit la raison.

CLINIAS.

Tout cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Ces détails et ceux que nous allons ajouter ont pour but de nous faire connaître comment les lois devinrent nécessaires aux hommes d’alors, et quel fut leur législateur.

CLINIAS.

Fort bien.

L’ATHÉNIEN.

N’est-il pas vrai que dans ces temps-là ils n’avaient aucun besoin de législateur, et que ce n’est point en de pareilles circonstances que les lois ont coutume de prendre naissance ? Car l’écriture était inconnue à cette époque ; l’usage, et ce qu’on appelle la tradition, étaient les seules règles de conduite.

CLINIAS.

Il y a toute apparence.

L’ATHÉNIEN.

Quant au gouvernement d’alors, voici à peu près quelle en a dû être la forme.

CLINIAS.

Quelle forme ?

[680b] L’ATHÉNIEN.

Il me paraît que ceux de ce temps-là ne connaissaient point d’autre gouvernement que le patriarcat, dont on voit encore quelques vestiges en plusieurs lieux chez les Grecs et les Barbares[3]. Homère dit quelque part que ce gouvernement était celui des Cyclopes.

Il n’y a chez eux ni sénats ni tribunaux ;

Ils habitent les sommets des montagnes,

Dans des antres profonds ; là chacun donne des lois

[680c] A sa femme et à ses enfants, sans se soucier de son voisin.
CLINIAS.

Votre pays a produit dans Homère un poète admirable. Nous en avons parcouru quelques endroits très beaux, mais en petit nombre : car nous ne faisons guère usage, nous autres Crétois, des poésies étrangères.

MÉGILLE.

Pour nous, nous lisons beaucoup Homère[4], et il nous paraît supérieur aux autres poètes : quoiqu’en général les mœurs qu’il décrit soient plutôt ioniennes que lacédémoniennes. L’endroit que tu en cites vient parfaitement à l’appui de ton discours ; le poète se sert d’une fable pour représenter l’état primitif comme un état sauvage.

L’ATHÉNIEN.

Il est vrai qu’Homère est pour moi ; et son témoignage peut nous servir à prouver qu’il y a eu autrefois des gouvernemens de cette nature.

CLINIAS.

Assurément.

L’ATHÉNIEN.

Ce gouvernement ne se forme-t-il point de familles séparées d’habitation, et dispersées çà et là par l’effet de quelque désolation universelle ; [680e] et le plus ancien n’y a-t-il point l’autorité, par la raison qu’elle lui est transmise de père et de mère comme un héritage ; en sorte que les autres, rassemblés autour de lui comme des poussins, ne forment qu’un seul troupeau, et vivent soumis à la puissance paternelle et à la plus juste des royautés ?

CLINIAS.

Tout-à-fait.

L’ATHÉNIEN.

Avec le temps ces familles devenant plus nombreuses se réunissent ; la communauté s’étend ; on se livre à l’agriculture, on cultive [681a] d’abord le penchant des montagnes ; on plante des haies d’épines en guise de murailles, pour servir d’abri contre les bêtes féroces ; et de tout cela il se forme une seule habitation commune à tous et assez vaste.

CLINIAS.

Il est naturel que les choses se passent ainsi.

L’ATHÉNIEN.

Ce que j’ajoute est-il moins dans la nature ?

CLINIAS.

Quoi ?

L’ATHÉNIEN.

Dans l’agrandissement de la communauté par la réunion des petites sociétés primitives, chacune de celles-ci a dû se maintenir distincte des autres, ayant à sa tête le plus ancien en qualité de chef, [681b] avec ses coutumes particulières, religieuses et sociales, fruits de l’isolement, de la diversité de race et d’éducation, ici plus douces, là plus énergiques, selon le génie de la famille ; et chacune gravant ainsi naturellement ses mœurs dans le cœur de ses enfants et des enfants de ses enfants, comme on dit, toutes ont dû apporter dans la grande famille leurs usages particuliers.

CLINIAS.

Nécessairement.

[681c] L’ATHÉNIEN.

Et chacune a dû préférer ses usages à ceux des autres.

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Si je ne me trompe, nous voilà parvenus sans y penser à l’origine de la législation.

CLINIAS.

Je le crois aussi.

L’ATHÉNIEN.

En effet, conséquemment à cette variété d’usages, il aura fallu que les diverses familles assemblées en commun choisissent quelques uns de leurs membres pour examiner les divers usages particuliers et proposer aux chefs et aux conducteurs des familles, comme [681d] à autant de rois, ceux qui leur paraîtraient le mieux convenir à la communauté ; ce qui leur aura fait donner le titre de législateurs. Des chefs auront été nommés ; le patriarcat aura fait place à l’aristocratie ou à la monarchie, et un nouveau gouvernement se sera établi.

CLINIAS.

C’est bien là l’ordre naturel.

L’ATHÉNIEN.

Parlons encore d’une troisième espèce de gouvernement, où se rencontrent toutes les formes de gouvernement et tous les accidents auxquels les sociétés sont sujettes.

CLINIAS.

Quelle est-elle ?

[681e] L’ATHÉNIEN.

Celle qu’Homère indique après la seconde, et dont il explique ainsi la formation, en troisième ordre[5] :

Celui-ci bâtit Dardanie ; car les murs sacrés

De la noble Ilion n’étaient point encore élevés dans la plaine ;

Mais on habitait encore le penchant de l’Ida, d’où coulent tant de sources.

[682a] Ces vers, et ceux que nous avons vus touchant les Cyclopes, lui ont été comme inspirés par les Dieux, et sont tout-à-fait dans la nature ; car les poètes sont de race divine, et quand ils chantent, les Grâces et les Muses leur révèlent souvent la vérité.

CLINIAS.

J’en suis persuadé.

L’ATHÉNIEN.

Examinons plus attentivement ce récit d’Homère revêtu d’une écorce fabuleuse ; peut-être y découvrirons-nous quelques éclaircissements sur la question qui nous occupe. Y consentez-vous ?

[682b] CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Après donc que l’on eut quitté les hauteurs, on bâtit Ilion dans une belle et vaste plaine, sur une petite éminence baignée par différents fleuves qui descendaient du mont Ida.

CLINIAS.

C’est ainsi qu’on le raconte.

L’ATHÉNIEN.

Ne jugerons-nous pas que cela n’a dû arriver que bien des siècles après le déluge ?

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Il fallait que les hommes d’alors eussent absolument perdu le souvenir [682c] de ce terrible événement, pour oser ainsi placer leur ville au-dessous de plusieurs fleuves qui coulaient d’un endroit fort élevé, et pour se croire en sûreté sur un tertre d’une hauteur médiocre.

CLINIAS.

Rien ne prouve mieux combien ils étaient éloignés du temps où cet événement s’était passé.

L’ATHÉNIEN.

Comme le genre humain se multipliait, il se forma sans doute alors beaucoup d’autres villes en plusieurs endroits.

CLINIAS.

Nécessairement.

L’ATHÉNIEN.

On peut mettre de ce nombre celles qui firent une expédition contre Ilion, même par mer ; car déjà la mer n’épouvantait plus personne, et toutes les nations en faisaient usage.

[682d] CLINIAS.

Il paraît que oui.

L’ATHÉNIEN.

Les Achéens ne renversèrent Troie qu’après l’avoir assiégée dix ans.

CLINIAS.

Cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Or, pendant ce long intervalle de temps que dura le siège d’Ilion, il arriva dans la patrie de la plupart des assiégeants de grands maux occasionnés par le soulèvement des jeunes gens qui étaient demeurés, et qui reçurent fort mal les guerriers quand ils revinrent dans leur pays et dans leurs familles ; [682e] en sorte que de toutes parts on n’entendit parler que de morts, d’assassinats et d’exils. Quelque temps après les exilés se rétablirent à main armée, et quittèrent le nom d’Achéens pour prendre celui de Doriens, parce que celui qui se mit à la tête des bannis rassemblés était Dorien[6]. C’est par là du moins que commence votre histoire fabuleuse, à vous autres Lacédémoniens.

MÉGILLE.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

Après une assez longue digression sur la musique et sur l’usage des banquets, nous voilà retombés, par je ne sais quel heureux hasard, dans notre première conversation sur les lois, et le discours nous fournit de nouveau, pour ainsi dire, la même prise ; car il nous ramène aux institutions [683a] de Lacédémone, que vous trouvez si excellentes ainsi que celles de Crète, qui leur ressemblent beaucoup. La longue digression que nous avons faite, nous a procuré l’avantage de passer en revue diverses formes de gouvernements et d’établissements politiques. Nous avons considéré trois différents gouvernements, nés, comme nous le croyons, les uns des autres, et qui se sont succédés à des distances de temps presque infinies. Voici maintenant un quatrième gouvernement, ou, si vous voulez, un peuple qui s’organise, et dont l’organisation dure encore aujourd’hui. [683b] Toutes les considérations auxquelles nous nous sommes livrés jusqu’ici nous aideront peut-être à connaître ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans la constitution de ce peuple, quelles lois y conservent ce qui s’y conserve, et quelles lois détruisent ce qui en périt ; enfin par quels changements et quelles substitutions on pourrait parvenir à en faire un gouvernement parfait. Voilà ce qui doit faire de nouveau la matière de notre entretien, si vous n’êtes pas mécontents de ce que nous avons dit jusqu’à présent.

MÉGILLE.

Étranger, si quelque dieu nous garantissait que ce nouvel examen [683c] des lois nous fournira d’aussi beaux discours et non moins développés que ceux que nous venons d’entendre, je m’engagerais à faire avec toi une longue route, et cette journée me paraîtrait courte, quoique nous soyons dans la saison où le soleil passe des signes d’été aux signes d’hiver.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi vous trouvez bon que nous entamions cette nouvelle conversation.

MÉGILLE.

Oui, sans doute.

L’ATHÉNIEN.
Transportons nous donc par la pensée au temps où vos ancêtres se rendirent entièrement maîtres de Lacédémone, d’Argos, de Messène [683d] et de leur territoire. Alors, comme le porte l’histoire fabuleuse de ce temps, ils jugèrent à propos de partager leur armée en trois, et d’aller établir trois États différents, Argos, Messène et Lacédémone.
MÉGILLE.

Cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Témenos fut roi d’Argos, Cresphonte de Messène, Proclès et Eurysthènes de Lacédémone[7].

MÉGILLE.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Et, avant que de se séparer, toute l’armée fit serment de leur prêter secours [683e] contre quiconque entreprendrait de détruire leur royauté.

MÉGILLE.

Tu dis vrai.

L’ATHÉNIEN.

Mais, au nom de Jupiter, lorsque la royauté ou toute autre espèce de gouvernement vient à se détruire, n’est-elle pas cause elle-même de sa destruction ? Il n’y a qu’un moment, le discours étant tombé sur cette question, nous avons supposé cela comme incontestable ; l’avons-nous oublié déjà ?

MÉGILLE.
Nous ne l’avons pas oublié.
L’ATHÉNIEN.

Nous allons donc fortifier encore ce que nous avons avancé ; les faits viennent ici à l’appui de la théorie, de sorte que nos raisonnements ne porteront point sur de vaines conjectures, [684a] mais sur des évènements réels et certains. Or voici ce qui est arrivé.

Les souverains et les sujets de ces trois États soumis au gouvernement monarchique se jurèrent réciproquement, suivant les lois passées entre eux pour régler l’autorité d’une part et la dépendance de l’autre, les premiers de ne point aggraver le joug du commandement dans l’avenir, quand leur famille viendrait à s’agrandir, les seconds, de ne jamais rien entreprendre, ni de souffrir qu’on entreprît rien contre les droits de leurs souverains, tant qu’ils seraient fidèles à leur promesse. De plus, les rois et les sujets de chacun de ces États [684b] jurèrent qu’en cas d’attaque ils prendraient les armes pour la défense des rois et des sujets des deux autres États. Cela n’est-il pas vrai, Mégille ?

MÉGILLE.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Cette convention, soit que les rois en fussent les auteurs, soit qu’elle eût été réglée par d’autres, n’était-elle pas pour ces trois États la source du plus grand avantage qui puisse jamais se rencontrer dans aucune constitution politique ?

MÉGILLE.

De quel avantage ?

L’ATHÉNIEN.

De celui d’avoir toujours deux États protecteurs et vengeurs des lois contre le troisième, s’il s’avisait de les enfreindre.

MÉGILLE.

Cela est évident.

[684c] L’ATHÉNIEN.

Et pourtant ce qu’on demande ordinairement des législateurs, c’est de faire des lois telles que le peuple s’y soumette volontiers, à peu près comme si l’on recommandait aux maîtres de gymnase et aux médecins de dresser le corps et de guérir les maladies par des voies douces et agréables.

MÉGILLE.

C’est précisément la même chose.

L’ATHÉNIEN.

Tandis qu’au contraire on s’estime fort heureux, la plupart du temps, de pouvoir rendre à quelqu’un la santé et lui donner un tempérament robuste en ne le faisant souffrir que médiocrement.

MÉGILLE.

Sans contredit.

[684d] L’ATHÉNIEN.

Voici encore une chose qui dut aplanir beaucoup, dans ces trois États, les difficultés de la législation.

MÉGILLE.

Quoi ?

L’ATHÉNIEN.

Les législateurs, en travaillant à établir une espèce d’égalité dans le partage des biens, n’eurent point à essuyer la plus grande des contradictions, à laquelle ils sont exposés partout ailleurs, lorsqu’ils veulent toucher aux propriétés territoriales et abolir les dettes, dans la persuasion que c’est le seul moyen de remettre entre tous l’égalité nécessaire. Dès qu’un législateur veut faire quelque innovation de cette nature, tout le monde s’y oppose ; [684e] on lui crie de tous cotés de ne point remuer ce qui doit rester immobile, et on charge de mille imprécations quiconque ose faire mention du partage des terres et de la remise des créances : de façon que le plus habile politique ne sait de quel côté se tourner. Au lieu que pour les Doriens les choses se passèrent à merveille et à la satisfaction de tous ; ils purent se partager les terres sans difficultés, et il n’y avait point chez eux des dettes anciennes et bien considérables.

MÉGILLE.

Cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Pourquoi donc et comment leur plan de gouvernement et de législation a-t-il si mal réussi ?

[685a] MÉGILLE.

Que dis-tu là, et sur quoi fondes-tu ce reproche ?

L’ATHÉNIEN.

Sur ce que deux de ces trois États ont perdu en peu de temps leurs lois et la forme de leur constitution, qui ne s’est conservée que dans la seule Lacédémone.

MÉGILLE.

Il n’est pas aisé de rendre raison de cet événement.

L’ATHÉNIEN.

C’est à nous d’en chercher la cause, puisque nous nous occupons maintenant de législation ; amusement honnête qui convient à notre âge, et qui, comme nous disions au commencement, [685b] adoucira beaucoup la fatigue du voyage.

MÉGILLE.

Tu as raison : faisons ce que tu proposes.

L’ATHÉNIEN.

D’ailleurs, quel plus digne sujet pourrions-nous choisir de nos recherches sur les lois, que celles qui ont servi à policer ces trois États ; et sur quelles cités plus fameuses et plus puissantes pourrions-nous porter nos regards ?

MÉGILLE.

Il serait difficile d’en trouver qu’on pût préférer à celles-là.

L’ATHÉNIEN.

Il paraît évident que les Doriens pensaient qu’avec un pareil arrangement ils seraient en état de défendre non seulement le Péloponnèse, [685c] mais encore toute la Grèce, si quelque nation barbare osait l’insulter, comme venaient de faire les habitants d’Ilion, qui, comptant sur la puissance de l’empire d’Assyrie, fondé par Ninus, avaient, par leurs entreprises téméraires, attiré la guerre devant Troie ; car ce qui restait de ce grand empire avait encore de quoi se faire respecter, et les Grecs de ces temps-là le redoutaient comme ceux d’aujourd’hui redoutent le grand roi : d’autant plus qu’ils avaient fourni contre eux un sujet d’accusation aux Assyriens, [685d] en saccageant pour la seconde fois[8] Troie, qui était une ville de leur domination. Les Doriens se croyaient suffisamment garantis contre ce danger par l’habile arrangement de leurs forces, qu’ils avaient réparties, sans les désunir, en trois États gouvernés par des rois frères, enfants d’Hercule, et qu’ils estimaient bien supérieures à celles qui avaient mis le siège devant Troie. D’abord ils se persuadaient avoir dans les Héraclides de meilleurs chefs que les Pélopides ; ensuite ils regardaient l’armée qui avait porté [685e] la guerre à Troie comme fort inférieure en bravoure à la leur, puisque cette armée, composée d’Achéens, après avoir vaincu les Troyens, avait été battue par eux Doriens. N’est-ce pas dans ces vues et de cette manière qu’ils firent l’arrangement dont je parle ?

MÉGILLE.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Il y a aussi apparence qu’ils jugèrent que ce nouvel établissement serait stable [686a] et subsisterait pendant un long temps, se fondant sur ce qu’ils avaient partagé les mêmes travaux et les mêmes dangers, sur ce que leurs rois étaient du même sang, et frères, et encore sur ce que beaucoup d’oracles leur étaient favorables, surtout celui d’Apollon Delphien.

MÉGILLE.

Tout-à-fait.

L’ATHÉNIEN.

Cependant toute cette puissance qui semblait si assurée est tombée bien vite, à ce qu’il paraît, et, comme nous le disions, il n’en est resté qu’une petite [686b] partie, celle qui occupait votre pays. Celle-là, depuis ce temps jusqu’à nos jours, n’a point cessé de faire la guerre aux deux autres ; au lieu que, si la ligue alors projetée eut subsisté, elle eût été invincible à la guerre.

MÉGILLE.

Infailliblement.

L’ATHÉNIEN.

Comment donc fut-elle détruite ? Et n’est-il pas important d’examiner quelle fatalité perdit un système qui promettait tant ?

MÉGILLE.

Sans doute, et si on négligeait d’approfondir cet événement, en vain chercherait-on ailleurs quelles lois [686c] et quelles formes de gouvernement conservent les États dans leur splendeur et dans leur force, ou précipitent leur ruine.

L’ATHÉNIEN.

C’est donc un bonheur pour nous que nous soyons tombés sur un pareil sujet.

MÉGILLE.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Ne nous arrive-t-il point par hasard en ce moment ce qui arrive à la plupart des hommes, sans qu’ils s’en aperçoivent, de nous imaginer que telle chose aurait été au mieux et aurait fait merveille, [686d] si on avait su s’y prendre comme il faut ; tandis que peut-être c’est nous-mêmes qui raisonnons mal de cette chose et la voyons de travers : erreur où tombent en mille rencontres ceux qui raisonnent comme nous faisons ici.

MÉGILLE.

Que veux-tu dire, et à quel propos cette réflexion te vient-elle à l’esprit ?

L’ATHÉNIEN.

En vérité, je ne puis m’empêcher de rire de moi-même, de ce que, jetant les yeux sur l’armée dorienne, il m’a paru qu’elle était fort belle, et que la Grèce en aurait tiré de merveilleux secours si on avait [686e] su alors en faire un bon usage.

MÉGILLE.

Tout ce que tu as dit à ce sujet n’était-il pas vrai et plein de bon sens, et n’avons-nous pas eu raison d’y applaudir ?

L’ATHÉNIEN.

Je le veux croire. Il me vient pourtant à la pensée qu’il est ordinaire à l’homme, lorsqu’il voit quelque chose de grand, de fort, de puissant, de s’imaginer aussitôt que si celui qui en est le maître savait s’en servir comme il faut, il ferait une infinité de choses admirables, et parviendrait au comble du bonheur.

[687a] MÉGILLE.

A-t-on tort de s’imaginer cela ? Explique-toi.

L’ATHÉNIEN.

Examine ce qui peut autoriser à se former une pareille idée d’une chose : et d’abord, pour nous renfermer dans le sujet que nous traitons, comment, si les chefs de cette armée en avaient su faire l’usage convenable, tout aurait-il réussi au mieux ? Le moyen n’était-il pas de donner à leur armée un établissement solide, et de la maintenir sur le même pied, de manière à assurer leur indépendance, à subjuguer les peuples qu’ils auraient voulu, et à faire tout ce qu’ils auraient désiré chez [687b] les Grecs et chez les Barbares, eux et leurs descendants ? N’était-ce pas là le fond de leurs désirs ?

MÉGILLE.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Lorsqu’en voyant les grands biens d’un homme, le rang illustre que lui donne sa naissance, et autres avantages de cette nature, on dit que cet homme serait heureux s’il savait en bien user, veut-on dire autre chose, sinon que cela le met en état de remplir tous ses désirs, ou du moins la plupart, et les plus importants ?

MÉGILLE.

Il me paraît qu’on ne veut pas dire autre chose.

[687c] L’ATHÉNIEN.

Mais un désir commun à tous les hommes, n’est-ce pas celui-là même dont nous parlons, et que le discours présent nous force à reconnaître.

MÉGILLE.

Quel désir ?

L’ATHÉNIEN.

Celui qui a pour objet que toutes choses arrivent au gré de notre âme, et sinon toutes, du moins celles qui sont compatibles avec la condition humaine.

MÉGILLE.

J’en conviens.

L’ATHÉNIEN.

Et puisque c’est là ce que nous voulons tous, grands et petits, jeunes et vieux, c’est aussi nécessairement ce que nous demandons sans cesse aux dieux.

MÉGILLE.

D’accord.

[687d] L’ATHÉNIEN.

Nous souhaitons aussi à ceux qui nous sont chers ce qu’ils se souhaitent à eux-mêmes.

MÉGILLE.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Un jeune enfant n’est-il pas cher à son père ?

MÉGILLE.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Cependant n’est-il pas mille occasions où un père conjurerait les Dieux de ne point accorder à son fils ce qu’il leur demande ?

MÉGILLE.

Tu veux dire apparemment lorsque ce fils n’a point encore l’usage de la raison.

L’ATHÉNIEN.

Bien plus ; lorsqu’un père vieux ou peu sensé, [687e] et n’ayant aucune idée du juste et du beau, forme des vœux ardents dans une disposition d’esprit semblable à celle où se trouvait Thésée à l’égard de l’infortuné Hippolyte ; crois-tu que son fils, s’il en avait connaissance, joignît ses vœux aux siens ?

MÉGILLE.

Je t’entends : tu veux dire qu’il ne faut ni de mander aux Dieux, ni désirer avec empressement que les évènements suivent notre volonté, mais plutôt que notre volonté elle-même suive notre raison, et que la seule chose que les États et les particuliers doivent demander aux Dieux et chercher à acquérir, c’est la sagesse.

[688a] L’ATHÉNIEN.

Oui, je vous l’ai déjà dit, et je vous le rappelle : la sagesse est l’unique objet vers lequel tout bon législateur doit diriger ses lois. Votre prétention était qu’il ne devait point se proposer d’autre but que la guerre ; de mon côté, je disais que c’était le borner à une seule vertu, tandis qu’il y en a quatre ; [688b] qu’au contraire il devait les avoir toutes en vue, et principalement la première, qui par son excellence est à la tête de toutes les autres ; savoir, la sagesse, la raison, le jugement, avec des goûts et des désirs qui s’y rapportent. Ainsi ce discours retombe dans le précédent ; et ce que je disais tout à l’heure, qu’il est dangereux de faire des souhaits que la raison ne dirige point, et qu’en ce cas il est avantageux que le contraire de ce qu’on souhaite [688c] arrive, je le répète encore, soit sérieusement, soit en badinant, comme il vous plaira ; cependant vous me ferez plaisir de croire que je parle sérieusement. J’espère en effet maintenant, qu’en vous attachant aux principes que nous venons d’établir, vous trouverez que ce qui perdit les rois dont nous parlons, et fit avorter leur projet, ne fut ni le manque de courage, ni le défaut d’expérience dans la guerre, tant de leur part que de celle de leurs sujets ; mais bien d’autres vices, et surtout l’ignorance de ce qu’il y a de plus important dans les [688d] affaires humaines. Je vais essayer, si vous le souhaitez, de vous montrer, comme à mes amis, dans la suite de cette conversation, que telle fut en effet la source de leurs malheurs ; et qu’en quelque temps que ce soit, présent ou à venir, partout où les mêmes vices régneront, les choses ne sauraient prendre un autre tour.

CLINIAS.
Étranger, les louanges que nous te donnerions de vive voix t’offenseraient peut-être : mais nous te louerons par le fait même, en te prêtant avec empressement toute notre attention. C’est la manière dont les honnêtes gens témoignent leur approbation ou leur blâme.
[688e] MÉGILLE.

Fort bien, mon cher Clinias ; faisons ce que tu dis.

CLINIAS.

Oui, s’il plaît à Dieu. Et toi, parle, étranger.

L’ATHÉNIEN.

Je dis donc, pour reprendre le fil de ce discours, que l’ignorance la plus grande ruina totalement cette formidable puissance, et qu’elle est de nature à produire encore partout les mêmes effets : de sorte que, les choses étant ainsi, le principal soin du législateur doit être de faire régner la sagesse dans l’État qu’il police, et d’en bannir l’ignorance.

CLINIAS.

Cela est évident.

[689a] L’ATHÉNIEN.

Mais quelle est la plus grande ignorance ? En voici, à mon avis : voyez si c’est aussi le vôtre.

CLINIAS.

Dis.

L’ATHÉNIEN.

C’est lorsque, tout en jugeant qu’une chose est belle ou bonne, au lieu de l’aimer, on l’a en aversion ; et encore lorsqu’on aime et embrasse ce qu’on reconnaît mauvais ou injuste. C’est cette opposition entre nos sentiments de plaisir et de peine et le jugement de notre raison, que j’appelle la dernière ignorance ; et elle est aussi la plus grande, parce qu’elle se rapporte à la partie multiple de l’âme, [689b] celle où résident le plaisir et la peine, et qu’on peut comparer au grand nombre et au peuple dans un État. Je dis donc qu’il y a ignorance lorsque l’âme se révolte contre la science, le jugement, la raison, ses maîtres légitimes ; dans un État, lorsque le peuple se soulève contre les magistrats et les lois ; et de même dans un particulier, lorsque les bons principes qui sont dans son âme n’ont aucun crédit sur lui, et qu’il fait tout le contraire de ce qu’ils lui prescrivent. C’est là l’ignorance [689c] que je regarde, soit dans le corps de l’État, soit dans chaque citoyen, comme la plus funeste ; et non pas celle des artisans en ce qui concerne leur métier. Vous comprenez ma pensée, étrangers ?

CLINIAS.

Oui, et nous la croyons vraie.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi posons pour certain et incontestable qu’il ne faut donner aucune part dans le gouvernement aux citoyens atteints de cette ignorance ; et que, quand ils seraient d’ailleurs les plus subtils raisonneurs et très exercés dans tout ce qui est propre à donner de l’éclat à l’esprit [689d] et plus de rapidité à ses opérations, ils n’en méritent pas moins le reproche d’ignorants : qu’au contraire on doit donner le nom de savants à ceux qui sont dans une disposition opposée, quand bien même ils ne sauraient ni lire ni nager, comme on dit, et qu’on doit les élever aux premières charges, comme possédant les vraies lumières. En effet, mes chers amis, comment la sagesse pourrait-elle trouver la moindre place dans une âme qui n’est point d’accord avec elle-même ? Cela est impossible, puisque la plus parfaite sagesse n’est autre chose que le plus beau et le plus parfait des accords. On ne la possède qu’autant que l’on vit selon la droite raison ; quant à celui qui en est dépourvu, il n’est propre qu’à ruiner ses affaires domestiques, et loin d’être le sauveur de l’État, il le perdra infailliblement par son incapacité, dont il donnera des preuves [689e] en toutes rencontres. Tel est, comme je disais tout à l’heure, le principe dont il ne faut point se départir.

CLINIAS.

Nous en convenons.

L’ATHÉNIEN.

Dans tout corps politique n’est-il pas nécessaire que les uns gouvernent et que les autres soient gouvernés ?

CLINIAS.

Sans doute.

[690a] L’ATHÉNIEN.

Fort bien. Mais dans les États, grands ou petits, et pareillement dans les familles, quelles sont les maximes en vertu desquelles les uns commandent, les autres obéissent, et combien y en a-t-il ? La première ne se rapporte-t-elle pas à la qualité de père et de mère ; et n’est-ce pas une maxime partout reçue, que les parents doivent commander à leurs enfants ?

CLINIAS.

Cela est certain.

L’ATHÉNIEN.

La seconde maxime est que ceux d’une origine illustre commandent à ceux d’une origine obscure. La troisième, qu’en général les plus vieux aient en partage le commandement, et les plus jeunes l’obéissance.

CLINIAS.

Oui.

[690b] L’ATHÉNIEN.

La quatrième, que le maître commande et l’esclave obéisse.

CLINIAS.

Assurément.

L’ATHÉNIEN.

La cinquième, je pense, que le plus fort commande au plus faible.

CLINIAS.

C’est là un empire auquel on est bien forcé de se soumettre.

L’ATHÉNIEN.

C’est aussi le plus commun chez tous les êtres, et il est selon la nature[9], comme dit quelque part Pindare le Thébain. Mais de toutes les maximes la meilleure est la sixième, qui ordonne à l’ignorant d’obéir, et au sage de gouverner et [690c] de commander. Cet empire, très sage Pindare, j’ose dire qu’il n’est pas contre la nature, et que ce qui est vraiment selon la nature, c’est l’empire de la loi sur des êtres qui la reconnaissent volontairement et sans violence.

CLINIAS.

Tu as parfaitement raison.

L’ATHÉNIEN.

Nous mettons l’empire du sort pour le septième, comme fondé sur le bonheur et sur une certaine prédilection des dieux ; et nous disons qu’il est très juste que celui que le sort a désigné commande, et que celui que le sort a rejeté obéisse.

CLINIAS.

Rien de plus vrai.

[690d] L’ATHÉNIEN.
Eh bien, pourrions-nous dire en badinant à ceux qui se chargent facilement de faire des lois, Vois-tu, législateur, combien sont différentes les maximes sur lesquelles repose le droit de commander, et combien elles sont opposées entre elles ? Nous venons de découvrir là une source de séditions à laquelle il faut que tu trouves remède. Considère d’abord avec nous quelles fautes les rois d’Argos et de Messène firent contre les principes que nous venons d’établir, et comment ces fautes entraînèrent leur ruine, et celle des affaires de la Grèce, [690e] alors très florissantes. Ne se perdirent-ils point pour n’avoir pas connu la vérité de ce beau mot d’Hésiode[10] : Souvent la moitié est plus que le tout ? Hésiode pensait sans doute que lorsqu’il y a du danger à prendre le tout, et que la moitié suffit, ce qui suffit est plus que ce qui excède, puisqu’il vaut mieux.
CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Qu’en pensez-vous ? est-ce dans les rois plutôt que dans les sujets que se trouve cet amour de l’excès qui les perd ?

[691a] CLINIAS.

Cette maladie vraisemblablement est plus ordinaire aux rois, en qui la mollesse engendre l’orgueil.

L’ATHÉNIEN.

Il est donc évident que ces rois se portèrent les premiers à violer les conventions, en voulant avoir plus que les lois ne leur donnaient, et en ne s’accordant plus avec eux-mêmes sur ce qu’ils avaient accepté et juré. Cette contradiction avec eux-mêmes, qu’ils prirent pour sagesse, quoique ce fût, comme nous avons dit, une très grande ignorance, les jeta dans des écarts et des désordres déplorables qui les perdirent.

CLINIAS.

La chose a dû être ainsi.

[691b] L’ATHÉNIEN.

Soit. Quelles précautions le législateur devait-il apporter alors pour prévenir ce malheur ? Certes à présent il n’y a rien de fort habile à reconnaître et à dire ce qu’il y avait à faire ; mais celui qui l’eût prévu dans le temps, n’aurait-il pas été bien plus habile que nous ?

MÉGILLE.

Eh bien, que fallait-il faire ?

L’ATHÉNIEN.

Il ne sera pas difficile de le reconnaître et de le dire, Mégille, si on jette les yeux sur ce qui s’est passé chez vous.

MÉGILLE.

Explique-toi plus clairement.

L’ATHÉNIEN.

Je ne puis rien dire de plus clair que ceci.

MÉGILLE.

Quoi ?

[691c] L’ATHÉNIEN.

Si au lieu de donner à une chose ce qui lui suffit, on va beaucoup au-delà, par exemple, si on donne à un vaisseau de trop grandes voiles, au corps trop de nourriture, à l’âme trop d’autorité, tout se perd : le corps devient malade par excès d’embonpoint ; l’âme tombe dans l’injustice, fille de la licence. Que veux-je dire par là ? N’est-ce point ceci ? Qu’il n’est point d’âme humaine qui soit capable, jeune et n’ayant de compte à rendre à personne, de soutenir le poids du souverain pouvoir, [691d] de manière que la plus grande maladie, l’ignorance, ne s’empare pas d’elle, et ne la rende pas un objet d’aversion pour ses plus fidèles amis, ce qui la conduit bientôt vers sa perte, et fait disparaître toute sa puissance. Il n’appartient qu’aux plus grands législateurs, instruits de la mesure de pouvoir qui suffit à la nature humaine, de prévenir cet inconvénient. Quant à la manière dont les choses se passèrent alors, il est très aisé aujourd’hui de former là-dessus des conjectures, et voici ce qu’on en peut dire.

MÉGILLE.

Quoi ?

L’ATHÉNIEN.

Un dieu, je pense, par une providence particulière sur vous, prévoyant ce qui devait arriver, a modéré chez vous l’autorité royale, [691e] en la partageant entre deux branches, tandis qu’elle était une primitivement[11]. Ensuite un homme dans lequel était une vertu divine[12], voyant qu’il y avait encore dans votre gouvernement je ne sais quelle inflammation, tempéra la force excessive que la naissance donne aux rois, [692a] par l’influence qu’il accorda à la sagesse de l’âge en établissant un sénat de vingt-huit vieillards, dont le pouvoir, dans les matières les plus importantes, contrebalançait celui des rois[13]. Enfin, un troisième sauveur de l’État[14], jugeant qu’il restait encore dans le génie du gouvernement je ne sais quoi de fougueux et de bouillant, lui donna un frein dans l’établissement des éphores, qu’il revêtit d’un autorité presque égale à celle des rois. De cette sorte la royauté, tempérée d’une manière convenable, et ayant trouvé la mesure de force qui lui suffisait, se conserva, [692b] et sauva l’État avec elle ; au lieu qu’avec Témenos, Cresphonte, et les autres législateurs de ce temps, quels qu’ils fussent, on n’aurait pas même sauvé la part d’Aristodème. Ils n’avaient point assez d’expérience en législation ; car s’ils en avaient eu, jamais ils ne se seraient persuadés que la religion du serment fut capable de retenir dans les termes du devoir un jeune prince revêtu d’un pouvoir qu’il pouvait porter jusqu’à la tyrannie. A présent qu’un dieu a fait voir comment il fallait alors et comment il faut encore aujourd’hui rendre un gouvernement solide, [692c] il n’y a plus rien, comme je disais tout à l’heure, de fort habile à nous à juger de ce qu’on doit faire, puisque nous en avons devant les yeux le modèle dans ce qui s’est fait ; mais s’il se fût trouvé dans ce temps-là un homme capable d’une pareille prévoyance, d’apporter des tempéraments à la puissance, et de ces trois monarchies de n’en faire qu’une seule, il eût réalisé tous les beaux projets qu’on avait conçus ; jamais l’armée des Perses ni d’aucune autre nation ne serait venue fondre sur la Grèce, ni ne nous eût méprisés comme des gens dont elle n’avait rien à craindre.

CLINIAS.

Tu as raison.

[692d] L’ATHÉNIEN.

Aussi les Grecs se firent-ils peu d’honneur dans la manière dont ils repoussèrent les Perses. Quand je parle de la sorte, je ne prétends pas leur ôter la gloire d’avoir remporté sur eux d’éclatantes victoires par mer et par terre ; mais voici ce que je trouve de honteux dans la conduite qu’ils tinrent alors. D’abord de ces trois cités, Argos, Messène et Lacédémone, cette dernière fut la seule qui vint au secours de la Grèce ; pour les deux autres, elles étaient tellement dégénérées, que Messène mit obstacle au secours qu’on attendait de Lacédémone, en lui faisant dans ce temps-là même la guerre [692e] à toute outrance, et qu’Argos, qui tenait le premier rang lors du partage entre les trois cités, ayant été sollicitée de se joindre aux autres contre les Barbares, ne se rendit à aucune invitation et n’envoya point de secours. On pourrait rapporter encore d’autres traits arrivés à l’occasion de cette guerre, qui ne sont nullement honorables pour la Grèce ; et, loin qu’on puisse dire qu’elle se soit bien défendue en cette rencontre, il est presque certain que si les Athéniens et les Lacédémoniens ne s’étaient point unis [693a] pour la garantir de l’esclavage qui la menaçait, tous les peuples qui la composent seraient aujourd’hui confondus entre eux et avec les Barbares, comme le sont encore ceux des Grecs que les Perses ont subjugués, et que leur dispersion et leur mélange empêchent de reconnaître. Voilà, Mégille et Clinias, ce qui me paraît répréhensible dans les anciens législateurs et hommes d’État, et dans ceux de nos jours. Je suis entré dans ce détail, afin que la connaissance de leurs fautes [693b] nous fît découvrir quelle autre route il fallait suivre : par exemple, nous venons de dire qu’on ne doit jamais établir d’autorité trop puissante et qui ne soit point tempérée ; et ce qui nous fait penser de la sorte, c’est qu’il importe à un État d’être libre, éclairé, uni, et que ces grands objets doivent diriger l’esprit du législateur. Au reste, ne soyons pas surpris si déjà plusieurs fois nous avons dit qu’il fallait que le législateur eût en vue dans ses lois [693c] ceci ou cela, quoique tout cela ne paraisse pas toujours la même chose ; faisons plutôt réflexion que quand nous disons qu’il doit porter ses regards tantôt vers la tempérance, tantôt vers les lumières, tantôt vers la concorde, ce ne sont pas des buts différents, mais un même et unique but. Ainsi lorsque nous userons de plusieurs autres expressions semblables, que cela ne vous trouble point.

CLINIAS.

Nous serons sur nos gardes, en comparant ces expressions avec le reste du discours. Explique-nous à présent quelle était ta pensée lorsque tu as dit que le législateur devait viser à maintenir dans l’État la concorde, les lumières et la liberté.

L’ATHÉNIEN.

Écoute-moi donc. On peut dire avec raison qu’il y a en quelque sorte deux espèces de constitutions politiques mères, d’où naissent toutes les autres ; l’une est la monarchie et l’autre la démocratie. Chez les Perses, la monarchie, et chez nous autres Athéniens la démocratie, sont portées au plus haut degré, et presque toutes les autres constitutions sont, comme je disais, composées et mélangées de ces deux-là. Or il est absolument nécessaire qu’un gouvernement tienne de l’une et de l’autre, si l’on veut que la liberté,[693e] les lumières et la concorde y règnent ; et c’est là que j’en voulais venir, lorsque je disais qu’un État où ces trois choses ne se rencontrent point ne saurait être bien policé.

CLINIAS.

Cela est impossible en effet.

L’ATHÉNIEN.

Les Perses et les Athéniens, en aimant à l’excès et exclusivement, les uns la monarchie, les autres la liberté, n’ont pas su garder une juste mesure dans l’une et dans l’autre ; ce milieu a été bien mieux gardé en Crète et à Lacédémone. Les Athéniens eux-mêmes et les Perses en étaient beaucoup moins éloignés autrefois [694a] qu’ils ne le sont aujourd’hui. Voulez-vous que nous remontions à la cause de ces changemens ?

CLINIAS.

Il le faut bien, si nous voulons venir à bout de ce que nous nous sommes proposé.

L’ATHÉNIEN.

Entrons donc en matière. Lorsque les Perses commencèrent, sous Cyrus, à marcher par une voie également éloignée de la servitude et de l’indépendance, il leur en revint le double avantage de s’affranchir du joug qu’ils avaient porté jusque là, et de se rendre ensuite maîtres de plusieurs nations. Les chefs en appelant les sujets au partage de la liberté et en les mettant, pour ainsi dire, de niveau avec eux, se concilièrent par cette conduite [694b] l’esprit des soldats, qui bravèrent pour eux tous les dangers. Comme le mérite ne faisait nul ombrage au roi, qu’il donnait à chacun le droit de dire librement son avis, et qu’il comblait d’honneurs ceux qui en ouvraient de bons, tout ce qu’il y avait d’hommes éclairés et de bonnes têtes parmi les Perses ne faisait nulle difficulté de communiquer ses vues ; de sorte qu’à la faveur de cette liberté, de cette concorde, et de cette communication de pensées, tout réussit à merveille.

CLINIAS.

Il est vraisemblable que les choses se sont passées comme tu le racontes.

[694c] L’ATHÉNIEN.

Comment leurs affaires se ruinèrent-elles depuis sous Cambyse, et pensèrent-elles se rétablir ensuite sous Darius ? Voulez-vous que je vous expose là-dessus mes soupçons et mes conjectures ?

CLINIAS.

Oui ; cela conduira nos recherches au but où elles tendent.

L’ATHÉNIEN.

Je conjecture que Cyrus, qui d’ailleurs était un grand général et un ami de sa patrie, n’avait point reçu les principes de la vraie éducation, et qu’il ne s’appliqua jamais à l’administration de ses propres affaires.

CLINIAS.

Comment entends-tu ceci ?

[694d] L’ATHÉNIEN.

Il me semble qu’ayant été occupé toute sa vie à faire la guerre, il laissa aux femmes le soin d’élever ses enfants ; et que celles-ci, les considérant comme des êtres parfaits et accomplis dès le berceau, et n’ayant besoin d’aucune culture, ne souffrirent pas que personne osât les contredire en rien, et obligèrent tous ceux qui les approchaient d’approuver toutes leurs paroles et leurs actions ; telle est l’éducation qu’elles leur donnèrent.

CLINIAS.

Belle manière d’élever des enfants !

[694e] L’ATHÉNIEN.

On ne devait pas en attendre une autre de femmes, de princesses, parvenues depuis peu à une si haute fortune, dans l’absence des hommes, occupés ailleurs par la guerre et les périls.

CLINIAS.

Cela est en effet fort naturel.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi tandis que Cyrus leur père acquérait pour eux des troupeaux de toute espèce, et même d’hommes et de mille autres choses, [695a] il ne se doutait pas que ceux auxquels il devait en laisser la conduite ne recevaient pas l’éducation de leur père, celle des Perses, peuple pasteur sorti d’un pays sauvage ; éducation dure, propre à en faire des pasteurs robustes, en état de coucher en plein air, de soutenir des veilles et de faire des expéditions militaires. Il souffrit que des femmes et des eunuques élevassent [695b] ses enfants à la manière des Mèdes, dans le sein des plaisirs qu’on prend pour le bonheur. Aussi cette éducation dissolue eut-elle les suites qu’on devait en attendre. A peine les enfants de Cyrus furent-ils montés sur le trône après sa mort, avec leurs habitudes de mollesse et de dissolution, qu’un des deux frères tua l’autre, jaloux d’avoir en lui un égal. Ensuite Cambyse, devenu furieux par l’excès du vin et faute de toute espèce de lumières, fut dépouillé de ses États par les Mèdes et par l’eunuque, ainsi qu’on l’appelait, auquel il était devenu un objet de mépris par ses extravagances[15].

[695c] CLINIAS.

C’est du moins ce qu’on raconte, et il y a toute apparence que ces faits sont véritables.

L’ATHÉNIEN.

On raconte aussi qu’après cela l’empire revint aux Perses par la conspiration de Darius et des sept Satrapes[16].

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Considérons les suites de cette nouvelle révolution, en y appliquant nos principes. Darius n’était point fils de roi ; il n’avait point reçu une éducation molle et efféminée. Il ne fut pas plutôt maître de l’empire, du consentement des six autres, qu’il le divisa en sept portions[17], partage dont il reste encore aujourd’hui de faibles traces. Il fit ensuite des lois auxquelles il s’assujettit dans l’administration, introduisant [695d] ainsi une espèce d’égalité. Il fixa par une loi la distribution que Cyrus avait promise aux Perses ; il établit entre eux l’union et la facilité du commerce, et s’attacha les cœurs des Perses par ses présents et ses bienfaits. Aussi le secondèrent-ils de bonne grâce dans toutes les guerres qu’il entreprit, et se rendit-il maître d’autant d’États que Cyrus en avait laissé à sa mort. Après Darius vint Xerxès, élevé comme Cambyse dans la mollesse et en roi. O Darius ! on peut te reprocher avec beaucoup de justice de n’avoir pas connu la faute que fit Cyrus, et d’avoir donné à ton fils la même éducation [695e] que Cyrus avait donnée au sien. C’est pourquoi Xerxès, pour avoir été élevé comme Cambyse, a eu un sort à peu près égal. Depuis tout ce temps la Perse n’a eu presque aucun roi vraiment grand, si ce n’est de nom. Je prétends au reste que ceci n’est point un effet du hasard, mais de la vie molle [696a] et voluptueuse que mènent d’ordinaire les enfants des rois et de ceux qui ont d’immenses richesses. Jamais ni enfant, ni homme fait, ni vieillard sorti d’une pareille école, n’a été vertueux. C’est à quoi le législateur, et nous-mêmes dans le moment présent, devons faire attention. Quant à vous autres Lacédémoniens, on doit rendre cette justice à votre cité, qu’il n’y a point chez elle d’autres distinctions entre le riche et le pauvre, le roi et le particulier[18], pour les emplois et l’éducation, que celles qui ont été établies dès le commencement [696b] par votre divin législateur au nom d’Apollon. En effet, il ne faut pas qu’il y ait dans un État d’honneurs affectés aux richesses, non plus qu’à la beauté, à la vigueur, à l’agilité, sans quelque vertu, ni même à la vertu sans la tempérance.

MÉGILLE.
Que dis-tu là, étranger ?
L’ATHÉNIEN.

Le courage n’est-il pas une partie de la vertu ?

MÉGILLE.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Or, je t’en fais juge toi-même : voudrais-tu loger ou avoir pour voisin un homme plein de courage, mais intempérant et peu maître de ses passions ?

[696c] MÉGILLE.

A dieu ne plaise.

L’ATHÉNIEN.

Eh bien, l’aimerais-tu mieux intelligent et habile dans quelque art, mais injuste ?

MÉGILLE.

Pas davantage.

L’ATHÉNIEN.

Et pour la justice, il ne peut y en avoir sans tempérance.

MÉGILLE.

Non.

L’ATHÉNIEN.

Par conséquent, sans tempérance il n’y a pas non plus de sage, tel du moins que nous l’avons défini, un homme en qui les sentiments de plaisir et de peine sont d’accord avec la droite raison et soumis à ses maximes.

MÉGILLE.

J’en conviens.

L’ATHÉNIEN.

Il est encore bon que nous examinions une chose, [696d] pour juger sûrement si ce qu’on estime d’ordinaire dans la société civile le mérite ou non.

MÉGILLE.

Quelle chose ?

L’ATHÉNIEN.

La tempérance toute seule dans une âme, et dénuée de toute autre vertu, est-elle ou non digne d’estime ?

MÉGILLE.

Je ne sais que te dire.

L’ATHÉNIEN.

Tu as répondu comme il faut : si tu avais dit oui ou non, je crois que tu aurais mal répondu.

MÉGILLE.

J’ai donc bien fait.

L’ATHÉNIEN.

Oui. Cet accessoire, qui donne ou enlève leur prix aux autres qualités, [696e] considéré seul ne mérite pas qu’on en parle : tout ce qu’on peut faire est de n’en dire ni bien ni mal.

MÉGILLE.

C’est la tempérance, sans doute, que tu veux dire ?

L’ATHÉNIEN.

Elle-même ; et parmi les autres bonnes qualités, celles qui, avec cet accessoire, nous procurent les plus grands avantages sont aussi les plus dignes de notre estime ; celles qui nous en procurent de moindres méritent une moindre estime, et ainsi de suite, en proportionnant toujours le degré d’estime au degré d’utilité.

[697a] MÉGILLE.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

Mais n’est-ce point encore au législateur qu’il appartient de marquer à chaque chose son véritable rang ?

MÉGILLE.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Veux-tu que nous lui laissions le soin de régler tout en ce genre jusqu’au moindre détail, et que pour nous, puisque nous avons aussi la manie des lois, nous essayions de marquer, par une division générale, les choses qui doivent tenir le premier, le second et le troisième rang ?

MÉGILLE.

J’y consens.

L’ATHÉNIEN.

Je dis donc que si l’on travaille à rendre un État [697b] durable et parfait, autant qu’il est permis à l’humanité, il est indispensable d’y faire une juste distribution de l’estime et du mépris. Or cette distribution sera juste, si on met à la première place et à la plus honorable les bonnes qualités de l’âme, lorsqu’elles sont accompagnées de la tempérance ; à la seconde, les avantages du corps ; à la troisième, la fortune et les richesses. Tout législateur, tout État qui renversera cet ordre, en mettant au premier rang de l’estime les richesses, [697c] ou quelque autre bien d’une classe inférieure, péchera contre les règles de la justice et de la saine politique. Affirmerons nous cela ou non ?

MÉGILLE.

Nous l’affirmerons sans balancer.

L’ATHÉNIEN.

L’examen du gouvernement des Perses nous a obligés de nous étendre un peu sur ce point. Je trouve encore que leur puissance a été s’affaiblissant de plus en plus ; ce qui vient, selon moi, de ce que les rois ayant donné des bornes trop étroites à la liberté de leurs sujets, et ayant porté leur autorité jusqu’au despotisme, ont ruiné [697d] par là l’union et la communauté d’intérêts qui doit régner entre tous les membres de l’État. Cette union une fois détruite, les princes dans leur conseil ne dirigent plus leurs délibérations vers le bien de leurs sujets et l’intérêt public ; ils ne pensent qu’à agrandir leur domination, et il ne leur coûte rien de renverser des villes et de porter le fer et le feu chez des nations amies, lorsqu’ils croient qu’il leur en reviendra le moindre avantage. Comme ils sont cruels et impitoyables dans leurs haines, on les hait de même ; et quand ils ont besoin que les peuples s’arment et combattent pour leur défense, ils ne trouvent en eux ni concert ni ardeur [697e] à affronter les périls. Quoiqu’ils possèdent des milliers innombrables de soldats, toutes les armées ne leur sont d’aucun secours pour la guerre. Réduits à prendre des étrangers à leur solde, comme s’ils manquaient d’hommes, c’est dans des mercenaires qu’ils mettent tout leur espoir de salut. Enfin, ils sont contraints d’en venir à ce point d’extravagance, de proclamer par leur conduite que ce qui passe pour précieux et estimable chez les hommes n’est rien au prix de l’or et de l’argent.

MÉGILLE.

Tout cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Nous avons suffisamment montré que le désordre des affaires des Perses vient de ce que l’esclavage dans les peuples et le despotisme dans le souverain y sont portés à l’excès ; nous n’en dirons pas davantage.

MÉGILLE.

A la bonne heure.

L’ATHÉNIEN.

Je passe au gouvernement d’Athènes, et là en revanche j’ai à prouver que la démocratie absolue et indépendante [698b] de tout autre pouvoir est infiniment moins avantageuse que la démocratie tempérée par sa dépendance de pouvoirs différents. Au temps où les Perses menacèrent la Grèce, et peut-être l’Europe tout entière, les Athéniens suivaient l’ancienne forme de gouvernement, où les charges se donnaient suivant quatre différentes estimations du cens[19]. Une certaine pudeur régnait dans tous les esprits, qui nous faisait souhaiter de vivre sous le joug de nos lois. Outre cela, l’appareil formidable de l’armée des Perses, qui nous menaçaient d’une invasion par terre et par mer, ayant jeté l’épouvante dans tous les cœurs, [698c] augmenta la soumission aux lois et aux magistrats. Toutes ces raisons unirent étroitement les citoyens entre eux. En effet, environ dix ans avant le combat naval de Salamine, Datis était venu en Grèce avec des troupes nombreuses, envoyé par Darius, qui lui avait donné un ordre exprès de prendre tous les Athéniens et les Érétriens, et de les lui amener captifs ; ajoutant qu’il répondrait sur sa tète de l’exécution[20]. Datis ayant à sa suite tant de milliers d’hommes, [698d] ne tarda pas à se rendre maître de tous les Érétriens ; et il eut soin de faire répandre chez nous l’effrayante nouvelle qu’aucun Érétrien ne lui avait échappé ; que ses soldats, s’étant donné la main l’un à l’autre, avaient enveloppé tous les habitants comme dans un filet. Cette nouvelle, vraie ou fausse, quel qu’en fût l’auteur, glaça d’effroi tous les Grecs, et les Athéniens en particulier. Ils envoyèrent de toutes parts [698e] demander du secours, que tous leur refusèrent, excepté les Lacédémoniens ; encore ceux-ci, occupés d’une guerre qu’ils avaient à soutenir alors contre les Messéniens, et arrêtés peut-être par d’autres obstacles qu’on allègue, et sur lesquels nous ne savons rien de certain, arrivèrent-ils le lendemain de la bataille de Marathon[21]. On apprit ensuite que le roi de Perse faisait de grands préparatifs, et qu’il était plus animé que jamais contre les Grecs. Mais à quelque temps de là arriva la nouvelle de la mort de Darius, qui laissait l’empire à son fils, jeune, ardent, et déterminé [699a] à poursuivre les desseins de son père. Les Athéniens, persuadés que tout cet appareil les regardait particulièrement, à cause de ce qui s’était passé à Marathon, en apprenant après cela que ce prince avait fait percer le mont Athos, qu’il avait joint les deux rivages de l’Hellespont, et que le nombre de ses vaisseaux était prodigieux, crurent qu’il ne leur restait plus aucune espérance de salut ni du côté de la terre ni du côté de la mer. Du côté de la terre, ils ne comptaient sur le secours d’aucun peuple de la Grèce ; et se rappelant qu’au temps de la première invasion des Perses et du ravage d’Erétrie, personne n’était venu se joindre à eux, ni partager leurs dangers[22], [699b] ils craignaient avec raison qu’il ne leur arrivât encore la même chose. Du côté de la mer, attaqués par une flotte de mille vaisseaux, et même davantage[23], ils ne voyaient absolument aucun moyen de se sauver. Une seule espérance leur restait, bien faible et bien incertaine à la vérité, c’est que, jetant les yeux sur les évènements précédents, ils voyaient que, contre toute attente, ils avaient remporté la victoire ; et appuyés sur cette frêle espérance, ils comprirent que leur unique refuge était dans eux-mêmes [699c] et dans les Dieux. Tout conspirait donc à resserrer l’union entre les citoyens, et la crainte du danger présent, et la crainte des lois gravée dès auparavant dans leur âme, qui était le fruit de leur fidélité à les observer, et dont nous avons souvent parlé plus haut sous le nom de pudeur, ce sentiment qui, disions-nous, fait les âmes vertueuses et rend libres et intrépides ceux qui l’éprouvent. Si cette crainte n’avait alors agi sur les Athéniens, jamais ils ne se seraient réunis pour voler, comme ils le firent, à la défense de leurs temples, des tombeaux de leurs ancêtres, de leur patrie, de leurs parents et de leurs amis ; [699d] ils se seraient dispersés un à un de côté et d’autre à l’approche de l’ennemi.

MÉGILLE.

Étranger, tout ce que tu dis est vrai, digne de toi et de ta patrie.

L’ATHÉNIEN.

Je ne m’en défends pas, Mégilie ; et c’est bien à toi que je dois adresser ce récit, à toi qui partages les sentiments héréditaires de ta famille pour Athènes. Examine, toi et Clinias, si ce que je dis ici a quelque rapport à la législation : car ce n’est pas simplement [699e] pour parler que je parle, mais pour prouver ce que j’ai avancé ; vous le voyez vous-mêmes. Comme il nous est arrivé le même malheur qu’aux Perses, et que nous avons poussé l’excès de la liberté aussi loin qu’eux l’excès du despotisme, ce n’est pas sans dessein que j’ai rapporté ce que vous venez d’entendre, et je ne pouvais mieux vous préparer à ce qui me reste à dire.

[700a] MÉGILLE.

Tu as bien fait. Tâche de nous développer encore plus clairement ta pensée.

L’ATHÉNIEN.

J’y ferai tous mes efforts. Sous l’ancien gouvernement le peuple chez nous n’était maître de rien, mais il était, pour ainsi dire, esclave volontaire des lois.

MÉGILLE.

De quelles lois ?

L’ATHÉNIEN.

Premièrement de celles qui concernaient la musique ; nous remonterons jusque là pour mieux expliquer l’origine et les progrès de la licence qui règne aujourd’hui. Alors notre musique était divisée en plusieurs espèces [700b] et figures particulières. Les prières adressées aux dieux faisaient la première espèce de chant, et on leur donnait le nom d’hymnes. La seconde, qui était d’un caractère tout opposé, s’appelait thrènes[24]. Les péons[25] étaient la troisième, et il y en avait une quatrième, destinée à célébrer la naissance de Bacchus, et pour cela, je crois, appelée dithyrambe[26]. On donnait à ces chants le nom de lois, comme si la politique était une espèce de musique ; et pour les distinguer des autres lois, on les surnommait lois du luth (27) Ces chants et autres semblables une fois réglés, il n’était permis [700c] à personne d’en changer la mélodie. Ce n’étaient point les sifflets et les clameurs de la multitude, ni les battements de mains et les applaudissements qui décidaient alors, comme aujourd’hui, si la règle avait été bien observée, et punissaient quiconque s’en écartait ; mais il était établi que des hommes versés dans la science de la musique, écoutassent en silence jusqu’à la fin, et une baguette suffisait à contenir dans la bienséance les enfants, les esclaves qui leur servaient de gouverneurs, et tout le peuple. [700d] Les citoyens se laissaient ainsi gouverner paisiblement, et n’osaient porter leur jugement par une acclamation tumultueuse. Les poètes furent les premiers qui, avec le temps, introduisirent dans le chant un désordre indigne des Muses. Ce n’est pas qu’ils manquassent de génie ; mais connaissant mal la nature et les vraies règles de la musique, s’ abandonnant à un enthousiasme insensé, et se laissant emporter par le sentiment du plaisir, confondant ensemble les hymnes et les thrènes, les péons et les dithyrambes, contrefaisant sur le luth le son de la flûte, et mettant tout pêle-mêle, ils en vinrent, dans leur extravagance, jusqu’à se faire [700e] cette fausse idée de la musique, qu’elle n’a aucune beauté intrinsèque, et que le premier venu, qu’il soit homme de bien ou non, peut très bien en juger sur le plaisir qu’elle lui donne. Leurs pièces étant composées dans cet esprit, et leurs discours y étant conformes, peu à peu ils apprirent à la multitude à ne reconnaître rien de légitime en musique, et à oser se croire en état d’en juger elle-même ; d’où il arriva que [701a] les théâtres, muets jusqu’alors, élevèrent la voix, comme s’ils connaissaient ce qui est beau en musique et ce qui ne l’est pas, et que le gouvernement d’Athènes, d’aristocratique qu’il était, devint une mauvaise théâtrocratie. Encore le mal n’aurait pas été si grand, si la démocratie y eût été renfermée dans les seuls hommes libres ; mais le désordre passant de la musique à tout le reste, et chacun se croyant capable de juger de tout, cela produisit un esprit général d’indépendance : la bonne opinion de soi-même affranchit de toute crainte ; l’absence de crainte engendra l’impudence ; et pousser la suffisance[701b] jusqu’à ne pas craindre les jugements de ceux qui valent mieux que nous, c’est à peu près la pire espèce d’impudence ; sa source est une indépendance effrénée.

MÉGILLE.

Ce que tu dis est très vrai.

L’ATHÉNIEN.

A la suite de cette indépendance vient celle qui se soustrait à l’autorité des magistrats : de là on passe au mépris de la puissance paternelle et de la vieillesse ; en avançant dans cette route, et en approchant du terme, on arrive à secouer le joug des lois ; [701c] et lorsqu’on est enfin parvenu au terme même, on ne reconnaît plus ni promesses, ni serments, ni dieux ; on imite et on renouvelle l’audace des anciens Titans, et l’on aboutit, comme eux, au supplice d’une existence affreuse, qui n’est plus qu’un enchaînement et un tissu de maux. Mais à quoi tend tout ceci ? Il me semble nécessaire de tenir de temps en temps ce discours en bride comme un cheval fougueux, de peur que, perdant son frein, il ne nous emporte [701d] violemment bien loin du sujet, et ne nous expose à des chutes ridicules (28). C’est pourquoi demandons-nous à nous-mêmes par intervalles, quand nous avons dit telle ou telle chose, A quoi tend ceci ?

MÉGILLE.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

Voici donc le but de toute cette discussion.

MÉGILLE.

Quel but ?

L’ATHÉNIEN.

Nous avons dit que le législateur doit se proposer trois choses dans l’institution de ses lois ; savoir, que la liberté, la concorde et les lumières règnent dans l’état qu’il entreprend de policer. N’est-il pas vrai ?

MÉGILLE.

Oui.

[701e] L’ATHÉNIEN.

Pour le prouver, nous avons choisi le gouvernement le plus despotique et le gouvernement le plus libre, et nous avons recherché ce qu’ils valent l’un et l’autre ; et, les ayant pris tous deux dans une juste mesure, d’autorité pour le premier, et de liberté pour le second, nous avons vu que, tant que les choses ont subsisté sur ce pied, tout y a réussi admirablement ; qu’au contraire, depuis qu’on y a porté d’un côté l’obéissance, et de l’autre l’indépendance, aussi loin qu’elles peuvent aller, il n’en est arrivé rien de bon ni à l’un ni à l’autre.

[702a] MÉGILLE.

Rien n’est plus vrai.

L’ATHÉNIEN.

C’est encore dans la même vue que nous avons examiné l’établissement formé par l’armée dorienne, celui de Dardanie au pied de l’Ida, et celui d’Ilion auprès de la mer ; que nous sommes remontés jusqu’au petit nombre d’hommes échappés au déluge ; et que nous avons auparavant parlé de la musique et de l’usage des banquets ; tout ce qui a précédé tend aussi à la même fin. Notre unique objet, dans cet entretien, a été de voir quelle est pour un État la meilleure forme de gouvernement, [702b] et pour chaque particulier la meilleure règle de vie qu’il ait à suivre. Pourriez-vous l’un et l’autre me prouver par quelque endroit que cet entretien ne nous a pas été tout-à-fait inutile ?

CLINIAS.

Étranger, il me paraît que je puis t’en donner une preuve ; et je regarde comme un bonheur que notre conversation soit tombée sur cette matière. Je suis aujourd’hui dans le cas d’en faire usage ; et c’est fort à propos que je vous ai rencontrés toi [702c] et Mégille. Je ne vous cacherai point la situation où je me trouve, et je tire même de notre entretien un bon augure. Sachez donc que la plus grande partie de la nation Crétoise a dessein de fonder une colonie ; les Cnossiens sont chargés de la conduite de cette entreprise, et la ville de Cnosse a jeté les yeux sur moi et sur neuf autres. Nous avons commission de choisir parmi nos lois celles qui nous plairont davantage, et d’employer même celles des étrangers, sans nous mettre en peine si elles sont étrangères on non, pourvu que nous les jugions meilleures que les nôtres. Usons donc, vous [702d] et moi, de cette permission ; aidez-moi à faire un choix parmi tout ce qui vient d’être dit, et composons une cité par manière de conversation, comme si nous en jetions les fondements. Par là nous parviendrons au but de cette discussion, et en même temps ce plan pourra me servir pour la cité dont on m’a chargé.

L’ATHÉNIEN.

A merveille, mon cher Clinias ; et si Mégille ne s’y oppose point de son côté, sois persuadé que du mien je te seconderai de tout mon pouvoir.

CLINIAS.

Très bien dit.

MÉGILLE.

Tu peux aussi compter sur moi.

[702e]
CLINIAS.

Je vous remercie l’un et l’autre. Essayons donc de bâtir notre cité en paroles, avant d’en venir à l’exécution.


Notes[modifier]

  1. Voyez le Timée, et le commentaire de Proclus, p. 99.
  2. Épiménide n’ayant pris pendant quelque temps pour toute nourriture que la mauve et l’asphodélus, on attribua à ces deux herbes la vertu de préserver de la faim et de la soif ; et il paraît que les Crétois trouvaient l’indication et en quelque sorte la vaticination de cette recette d’Épiménide dans les vers des Œuvres et des Jours (v. 40, sqq.) où Hésiode fait l’éloge de la mauve et de l’asphodélus. Voyez Meursius, Creta, IV, 12.
  3. Odyss., IX, 112 sq.
  4. Lycurgue en avait apporté les poésies à Lacédémone, à son retour d’Ionie.
  5. Iliad. XX, 215, sqq.
  6. Strabon, III, 223.
  7. Voyez Diodore de Sicile, IV, 58 ; Apollodore, II, 8, avec les remarques de Heyne ; Pausanias, IV, 3.
  8. Troie avait été prise la première fois par Hercule.
  9. Pindare, Fragmens, éd. Heyne, t. 10, p. 76. Voyez le livre IV des Lois.
  10. Les Œuvres et les Jours, v. 40.
  11. Les trois frères qui vainquirent les Achéens étaient Témenos, Cresphonte et Aristodème. Ce dernier, auquel Lacédémone échut en partage, mourut bientôt après la conquête et la division du Péloponnèse, et laissa deux fils, Proclès et Eurysthènes, qui sont les deux premiers rois Héraclides de Lacédémone, dont Platon parle en cet endroit.
  12. Lycurgue.
  13. Voyez Hérodote, VI, 57 ; Aristot, Polit., IV, 4 ; Polibe, VI, 8 ; Plutarque, Vie de Lycurgue ; Cicér., De Legibus, III, 7 ; Manso, Sparta, part. I, p. 95, part. II, p. 380.
  14. Le roi Théopompe, environ cent trente ans après Lycurgue. Voyez Aristote, Polit., V, 11 ; Plutarque, ibid. ; Pausanias, III, 11. D’autres auteurs, Hérodote, I, 23, et l’auteur de la huitième lettre attribuée à Platon, rapportent l'établissement des éphores à Lycurgue lui-même.
  15. Voyez Hérodote, m, 61-68.
  16. Idem, ibid., 70-80. Justin, I, 10.
  17. Hérodote en compte vingt. Ibid. 89.
  18. Aristot. Polit., IV, 9.
  19. Aristote, Polit., II, 10. Plutarque, Vie de Solon. Pollux, VIII, 10.
  20. Voyez le Ménexène, t. IV, p. 197
  21. Hérodote, VI, 106; Justin, II, 9, disent que les Lacédémoniens furent arrêtés par un scrupule religieux.
  22. Selon Hérodote, VI, 108, les Platéens vinrent au secours des Athéniens avec toutes leurs forces. Corn. Nep., Vie de Miltiade, et Justin, II, 9, réduisent leur nombre à mille.
  23. Hérodote, VII, 591. Isocrate, Panégyrique, 26,27, 33; Panath., 59. Plutarque, Vie de Thémistocle. Corn. Nepos, ibid.
  24. Lamentations.
  25. Chants à l'honneur d'Apollon.
  26. Sorti de deux portes. Allusion à la double naissance de Bacchus.