Les Maîtres de la Symphonie/02

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Les Maîtres de la Symphonie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 168-204).
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LES MAITRES
DE
LA SYMPHONIE

II.[1]
BEETHOVEN, SCHUBERT, MENDELSSOHN, SCHUMANN, BERLIOZ.


IV

Avec Haydn et Mozart, le goût de la musique de chambre et de la symphonie s’était peu à peu propagé, et, sur leurs traces, un grand nombre de compositeurs s’engageaient dans les voies qu’ils avaient ouvertes. C’est en Allemagne surtout qu’ils comptaient des imitateurs, car les instincts musicaux en France se portaient de préférence vers le théâtre. La symphonie y était alors considérée comme un genre secondaire, peu apprécié par le public, et au commencement de ce siècle, un critique réputé, tel que Millin, se demandait comment un compositeur peut inventer « lorsqu’il ne peut pas même dire ce qu’il veut faire. » Suivant lui, ces sortes d’ouvrages, « travaillés au hasard », ne sont, au fond, « qu’un bruit sonore et qui plaît aux oreilles, soit par sa force, soit par sa douceur. » Il pense donc qu’un artiste, pour réussir, doit se proposer un thème, « choisir dans les bons poètes des passages analogues à la situation qu’il veut peindre »[2]. Aussi, Lacépède, le naturaliste bien connu, qui se piquait d’être musicien, avait-il entrepris de mettre en musique les Aventures de Télémaque. En Allemagne même, comme s’ils doutaient du pouvoir de la musique pure, les compositeurs se traçaient des programmes adaptés par eux à des conceptions philosophiques ou littéraires. Pichel avait écrit neuf symphonies sous les noms des Neuf Muses et trois autres sous ceux des Trois Grâces, et Ditters de Dittersdorff publiait en 1795 quinze symphonies dans lesquelles il avait eu la prétention de représenter des épisodes empruntés aux Métamorphoses d’Ovide. D’autres, s’autorisant de quelques-unes des symphonies de Haydn, telles que la Poule, l’Ours, la Chasse, etc., inclinaient vers la musique pittoresque et s’appliquaient à imiter les bruits de la nature, les cris ou les allures des animaux. D’autres enfin, plus fidèles aux saines traditions du genre, entendaient se renfermer dans le domaine de la musique pure et, sans recourir à aucun commentaire, croyaient que l’intérêt de leurs œuvres devait être cherché exclusivement dans l’emploi raisonné des ressources orchestrales. Parmi ces derniers, il convient de citer : Neubauer, Gyrowetz, Wranicki, un compositeur de ballets nommé Cannabieh et surtout Ignace Pleyel qui, fixé momentanément à Londres, y partagea pour un temps avec Haydn les faveurs du public anglais. Quant à Boccherini, dont quelques ouvrages de musique de chambre sont restés célèbres, ses symphonies, ainsi que le remarque un de ses biographes[3], ne sont, à vrai dire, que des quintettes ou des sextuors un peu renforcés.

En somme, ces œuvres plus ou moins estimables disparaissent complètement aujourd’hui devant celles de Haydn et de Mozart, et l’on put croire un instant qu’après ces deux maîtres la symphonie, où ils avaient excellé, allait retomber dans l’oubli. Il était réservé à Beethoven d’agrandir son domaine et de montrer toute la puissance que pouvait encore atteindre une forme de l’art dont il a été le représentant le plus original et le plus élevé. Grâce aux nombreuses publications relatives au grand compositeur, sa biographie, longtemps assez obscure, commence à être mieux connue. Nous voyons peu à peu se dessiner les traits de cette nature fière et bizarre dont les conditions mêmes de la vie devaient encore accentuer la physionomie. En s’aidant des études de Nohl, de Thayer, de Nottebohm et de Wasilewski, M. Th. de Wyzewa nous montrait il y a peu de temps ici même[4] ce qu’avait été l’enfance de Beethoven, la précocité de sa vocation, la tendresse de sa mère, la vulgarité de ce père ivrogne, brutal, inintelligent, qui tantôt emmène avec lui son fils au cabaret et tantôt, par la sévérité avec laquelle il l’astreint à des exercices prolongés à son clavecin, risque de compromettre sa santé ou de le dégoûter à jamais de son art. Avec la perte de sa mère et celle de sa sœur bien aimée, avec la gêne croissante qu’amènent les désordres de son père, l’enfant débute dans son triste apprentissage de l’existence, et les douloureuses contradictions qui se partagent cette âme inquiète s’accuseront bientôt de plus en plus. À la fois timide et hautain, affectueux et sauvage, expansif et concentré, bon jusqu’à la faiblesse et méfiant jusqu’à l’hypocondrie, il est prédestiné à toutes les illusions comme à tous les mécomptes, et quand la plus terrible des infirmités qui pût l’atteindre arrive graduellement à l’isoler des autres hommes, son humeur devient tout à fait intraitable. Mais il n’avait pas attendu jusque-là pour être misanthrope. Ardent et passionné, il est né pour souffrir dans le monde, car il n’y apporte que sa fierté et sa gaucherie. Comme Jean-Jacques, il trouve sur l’escalier ou dans la rue le mot qu’il aurait voulu dire au salon. Aussi est-il mécontent de lui-même et des autres. Prenant en horreur la société, il s’enfonce de plus en plus dans sa solitude, et se dérobe aux témoignages de sympathie de ses amis les plus sûrs au moment où ceux-ci pourraient lui venir en aide. Il leur faut bien des ménagemens pour l’aborder. « Ne venez pas ; ne m’amenez personne », écrit-il à l’un d’eux qui lui avait annoncé sa visite. Ceux qui essaient de forcer sa porte s’exposent à des rebuffades quand il est à son travail ou qu’ils le trouvent en proie à ses accès de sauvagerie. Parfois même, il ne leur ouvre pas, et le prince Lichnowski, malgré les attentions délicates que lui suggère son dévouement à l’artiste, doit redescendre, sans le voir, les trois étages qu’il a gravis inutilement. Ignorant des choses les plus élémentaires de la vie, Beethoven reçoit à chaque instant des piqûres que l’isolement auquel il s’obstine lui fait paraître plus aiguës et plus intolérables. Sur les carnets qu’il porte toujours avec lui et qu’à grand’peine on est parvenu à déchiffrer, à côté des motifs musicaux qu’il note sur-le-champ, à mesure qu’ils se présentent à son esprit, on rencontre pêle-mêle des comptes avec sa cuisinière ou sa blanchisseuse et des invocations à l’Etre suprême. Il croit qu’on le vole et se plaint qu’on use son linge ; son neveu profite de l’ascendant qu’il a sur lui pour lui soutirer de l’argent ; les ablutions abondantes auxquelles il se livre traversent les plafonds et le font renvoyer de plusieurs logemens. Ces misérables incidens, grossis à plaisir par son imagination, lui rendent la vie insupportable. En même temps que son humeur s’assombrit de plus en plus, il reste, au fond, bon, sensible, désireux d’amitié, avide des joies de la famille, plein d’amour pour le Dieu auquel il adresse ses prières enthousiastes et ses cris de douleur. Mais tous ces objets de son affection, il souffre de les voir amoindris, profanés, pervertis par les hommes. C’est au plus intime de son âme qu’il se fait pour lui-même un culte, un autel, une religion sans prêtres ni cérémonies. Vivant ainsi dans une perpétuelle opposition avec des réalités qu’il déteste et des idées abstraites qu’il caresse, bien que sa sincérité soit absolue, ses plaintes comme ses élans vers la divinité paraissent de pures déclamations. La nature seule est son refuge ; à elle il peut se confier et elle le transporte. Avec une candeur d’enfant, il goûte dans la campagne une joie débordante à voir ses beautés, à écouter ses voix confuses, et ses extases confinent à la prière. Cette nature au milieu de laquelle il trouve un apaisement à ses souffrances lui devient plus chère à mesure qu’il a plus besoin d’éviter ses semblables pour se replier sur lui-même.

Mais à travers tous ces contrastes douloureux et toutes ces incohérences de son caractère, il reste entièrement voué à son art. Cet art seul l’aide à supporter le fardeau d’une vie qu’il serait tenté d’abréger ; c’est sur lui qu’il a reporté toutes ses affections, c’est par ce qu’il y met de lui-même qu’il se console et se venge des amertumes de sa destinée. Jusque-là, si expressives que fussent les productions musicales de Haydn et de Mozart, elles nous montrent cependant la marque de cet esprit d’ordre et de mesure, de ce sentiment des proportions qui distinguent l’art classique. L’art de Beethoven, au contraire, est tout personnel, et comme celles de Rembrandt, — avec lequel il offre d’ailleurs bien des analogies, — ses œuvres sont étroitement liées à sa propre vie. C’est lui-même qu’elles nous racontent, c’est son âme qu’elles nous découvrent avec ses aspirations tumultueuses et ses intimes déchiremens.

À ce titre, la symphonie était, entre toutes, la forme qui convenait à son génie. Elle seule pouvait prêter à ces ardeurs confuses qui bouillonnaient en lui une expression suffisamment claire et cependant indéfinie, à la fois mystérieuse et éloquente. S’il n’avait pas trouvé dans sa famille, ainsi que Mozart, une direction intelligente, sa ville natale lui avait fourni, du moins, de précieuses ressources pour l’instruction qui convenait le mieux à ses aptitudes, et au point de vue de la musique orchestrale, on ne pouvait rêver un milieu plus favorable. Entre toutes les villes d’Allemagne, Bonn était alors, en effet, un centre privilégié, et parmi les protecteurs éclairés de l’art musical, on n’en compta jamais de plus zélés que les électeurs de Cologne qui, dès le milieu du XIIIe siècle, y avaient transporté leur résidence. Plus encore que ses devanciers, le prince Franz Maximilien, depuis son avènement en 1784, s’était attaché à élever le niveau de cet art. Sans parler d’un théâtre subventionné par lui et qui soutenait la comparaison avec les premiers de l’époque, sa chapelle jouissait aussi de la renommée la plus légitime, et Beethoven devait tirer de cet avantage un profit singulier.

L’instruction littéraire du jeune garçon avait été, on le conçoit, assez négligée. Bien que plus tard il se fût efforcé d’en combler les lacunes, il éprouva toujours une grande difficulté à écrire une lettre, et il conserva une aversion extrême pour toute correspondance. Mais sa vocation était trop évidente pour que son père lui-même ne reconnût pas la nécessité de le confier à un maître. Ses progrès furent tels qu’à l’âge de 14 ans, il était nommé organiste adjoint. Il commençait aussi à être connu et apprécié à Bonn, où il comptait des protecteurs et des amis très dévoués. Mais c’est surtout parmi les musiciens de la chapelle qu’il trouvait les relations les plus utiles. Dans cet orchestre dirigé par Joseph Reicha et composé d’une élite de trente et un exécutans, dont la plupart allaient devenir célèbres, on remarquait le violoniste Franz Ries qui recueillit chez lui Beethoven à la suite de la mort de sa mère et demeura toujours son ami ; le violoncelliste Romberg : Antoine Reicha, flûtiste et plus tard professeur d’harmonie, très considéré à Paris ; le corniste Simrock, l’éditeur bien connu. Avec de pareils élémens, Beethoven était bien placé pour se rendre compte de toutes les ressources que peut offrir la musique instrumentale, et avant d’exiger des autres la virtuosité nécessaire pour interpréter certaines de ses œuvres, il était devenu lui-même un exécutant de premier ordre. Il ne connaissait aucune difficulté, et dès 1791 Bossler, dans sa Correspondance musicale, parle avec les plus grands éloges du talent qu’il avait acquis comme pianiste. « Les meilleurs musiciens de la chapelle, ajoutait-il, sont ses admirateurs et, quand il joue, ils sont tout oreilles. » En 1792, dans la fête qui lui avait été donnée à Godesberg, près de Bonn, Haydn, à son retour de Londres, prodiguait aussi les encouragemens au jeune compositeur, et Thayer suppose même que dès ce moment Beethoven était convenu avec lui qu’il irait à Vienne se mettre sous sa direction[5].

Grâce à une subvention accordée par l’électeur, Beethoven put, en effet, réaliser ce voyage et recevoir les leçons de Haydn ; mais ce dernier s’étant de nouveau rendu à Londres un an après, son élève se mit entre les mains d’Albrechtsberger, organiste de la cour et l’un des plus habiles théoriciens de ce temps. Beethoven reconnaissait plus tard tout le fruit qu’il avait tiré des enseignemens de Haydn, car il recommandait à un compositeur de ses amis nommé Schenk d’étudier avec soin les corrections faites par son premier maître sur les cahiers de devoirs qu’il lui remettait. Le nombre de ces cahiers aussi bien que les ratures dont ils étaient couverts attestent à la fois l’ardeur opiniâtre que l’élève apportait à ces études et la conscience du professeur à examiner ses exercices. Peu de temps après, en 1795, Beethoven publia ses premières œuvres instrumentales, trois trios (Op. 1) qui manifestent déjà sa maîtrise. A l’expérience, au goût qu’on y remarque, on peut reconnaître que ce ne sont pas là les productions d’un débutant. Récemment, en effet, on a découvert parmi les papiers laissés par J. -N. Hummel une cantate sur la mort de Joseph II (1790) et une autre sur l’avènement de Léopold II à l’Empire (1792), toutes deux inédites et qui, suivant l’observation faite par Hanslick qui signala un des premiers cette découverte, permettent déjà de pressentir le génie de Beethoven. Il y eut alors un court intervalle de bonheur dans la vie du jeune maître, car en même temps qu’il achevait de se perfectionner dans son art, il était introduit dans la haute société de Vienne, chez les Esterhazy, les Liechtenstein, les Lichnowski. On l’y accueillait avec bienveillance, on appréciait la loyauté de sa nature, le charme de son talent plein de fougue et de tendresse passionnée. A la cour de Vienne, où il s’était fait entendre plusieurs fois, à Berlin, où il se rendit en 1796, son jeu et surtout ses improvisations lui valurent les témoignages d’admiration les plus flatteurs. Le succès des trois sonates de piano dédiées à Haydn (Op. 2) attirait chez lui des éditeurs, et l’aisance où il se trouvait lui avait permis d’avoir un domestique et même d’acheter un cheval de selle. Dans les salons les plus aristocratiques, on supportait les éclats de sa franchise et la brusquerie de ses allures. Bien qu’au premier abord ni ses traits ni ses manières ne prévinssent en sa faveur, il avait fait mainte conquête, et, si l’on en croit son ami Wegeler, son cœur était toujours occupé. Plus d’une fois même il eut à ce moment des velléités de mariage ; mais, ainsi qu’il le dit lui-même, « avec des personnes qui n’étaient pas de sa condition et avec lesquelles il ne pouvait songer à s’unir avant d’avoir poussé plus vigoureusement ses affaires. » Il s’agissait alors de Julia Guicciardi, devenue plus tard comtesse de Gallenberg, à laquelle il dédia cette sonate si gratuitement appelée le Clair de Lune, qui a donné lieu à tant de romanesques légendes et que Beethoven était agacé de voir préférer à des œuvres qu’il jugeait lui-même supérieures. D’autres dames du plus grand monde avaient aussi été l’objet de ses attentions. Il s’était complètement transformé, et à la veille de son retour à Bonn, il écrivait à une ancienne amie d’enfance, Éléonore van Breuning : « Vous trouverez dans votre ami un homme tout joyeux, car le temps et une destinée meilleure ont effacé en lui la trace des misères passées. » Mais ce ne fut là qu’un bonheur bien éphémère, auquel allaient bientôt succéder de nouvelles et irrémédiables tristesses.

Jusqu’alors ses contemporains avaient surtout goûté son jeu ; ses compositions, au contraire, semblaient déjà bizarres aux connaisseurs, savantes plutôt qu’inspirées, « sans naturel et sans mélodies. » Ce n’est guère qu’en 1800 que leurs appréciations commencèrent à se modifier à la suite d’un concert où, sans parler d’un concerto de piano et du septuor, il avait fait entendre sa première symphonie (Op. 21). Avec tout le talent qu’avaient eu ses prédécesseurs, il y montre déjà des qualités très personnelles et l’affirmation de Berlioz que « Beethoven n’est pas encore là » nous semble, ainsi qu’à M. Brenet, trop absolue. Sans doute, et on l’avait remarqué dès cette époque, la composition de l’orchestre, la coupe et les proportions de cet ouvrage, continuent à nous offrir un mélange heureux du style de Haydn et de Mozart. Mais la franchise des rythmes, la force expressive des idées, leur enchaînement et la façon même de les présenter annoncent un maître. Sans être tout à fait lui-même, Beethoven manifeste mieux encore son originalité dans la seconde symphonie (op. 36) ; il est vrai que dans l’intervalle de deux ans qui la sépare de la première, de cruelles souffrances avaient mûri son génie. C’est près de Vienne, à Heiligenstadt, qu’il avait achevé cet ouvrage. Il était venu y chercher le repos que son médecin lui ordonnait pour essayer de guérir la surdité dont depuis trois ans il se sentait de plus en plus menacé. Malheureusement cette infirmité ne fit qu’empirer. Un jour que Ries se promenait avec lui dans la campagne, Beethoven, auquel il signalait un berger soufflant à peu de distance dans un flûteau rustique, n’avait pu l’entendre, et le maître restait triste et pensif durant toute cette promenade. Il épanchait douloureusement ses plaintes dans le testament qu’il adressait alors à son frère et qui appartient aujourd’hui à M. O. Goldschmidt, chef d’orchestre à Londres. Lui qu’on accuse d’humeur farouche, il eût été, sans cet horrible mal, le plus sociable des hommes ; mais il lui faut se résigner à une vie solitaire. Atteint dans ses goûts les plus chers, il doit dérober aux autres la connaissance de cette infirmité qui, en paralysant l’exercice de son art, le rend à charge à autrui et à lui-même et qui, pour un rien, le porterait à abréger une vie misérable, s’il ne sentait pas en lui un besoin de produire qui le soutient encore, en dépit des rigueurs de la destinée qui l’accable. Que si la mort devait venir avant qu’il eût accompli toute sa tâche, il l’accueillerait avec joie, car elle serait pour lui une délivrance à des maux aussi affreux qu’immérités.

Dans la seconde symphonie, Beethoven, tout en respectant les formes consacrées, excelle déjà à tirer des motifs les plus simples des développemens aussi riches qu’imprévus. Les parties, sans être plus nombreuses, sont à la fois plus fournies et mieux rattachées à l’ensemble. Une orchestration plus colorée et plus brillante fait valoir la beauté des idées musicales dont, par des retards habiles, le compositeur prépare et amène l’éclosion. Ainsi que le remarque M. Brenet, ces idées qui nous paraissent aujourd’hui si clairement déduites et si compréhensibles, avaient cependant dérouté le public par leur nouveauté. Ce fut bien autre chose avec l’apparition de la Symphonie héroïque, sur laquelle M. Camille Bellaigue, avec sa compétence habituelle, a récemment publié l’attachante étude que nos lecteurs ont présente à l’esprit. On chercherait en vain quelque trace du style des prédécesseurs de Beethoven dans cette œuvre empreinte d’une poignante tristesse et comme soulevée par ce souffle lyrique qui jusque-là était demeuré étranger à la symphonie. C’est le divertissement de leurs auditeurs qu’avaient cherché ses devanciers, en conservant à leurs productions un caractère de sérénité et d’agrément bien conforme aux traditions du genre et à leur manière propre de le comprendre. Beethoven, au contraire, fait de la symphonie un instrument d’expression tout personnel. C’est lui-même qu’il nous peint avec ses aspirations, ses désespoirs, ses souffrances traversées par des élans de joie. Comme il se met tout entier dans son œuvre, les contrastes y sont plus saisissans, les accens plus profonds, plus intimes. La façon même dont il l’a conçue explique en quelque manière l’originalité de l’inspiration.

La révolution française avait eu à l’étranger un retentissement bien naturel, et le mouvement qu’elle avait provoqué dans les esprits devait surtout trouver son écho chez un méditatif et un solitaire tel que Beethoven. L’admiration qu’il professait pour elle s’était bientôt étendue à Bonaparte, qu’il considérait comme sa vivante personnification, voyant en lui l’être privilégié chargé d’en assurer les bienfaits à l’humanité tout entière. Parant son héros de tous les désintéressemens et de toutes les vertus, il en avait fait une figure idéale, et quand Bernadotte, alors ambassadeur de France à Vienne, lui suggérait l’idée de composer en l’honneur du premier consul un important ouvrage, il rencontrait le désir du maître lui-même. Obligé par des engagemens déjà contractés d’en différer l’exécution, celui-ci n’avait pas cessé d’y penser et lorsqu’il put enfin s’en occuper, il s’était mis avec ardeur au travail. Sur la couverture du manuscrit de la partition encore inachevée, il avait écrit pour titre : Bonaparte, et au-dessous son propre nom à l’italienne : Luigi van Beethoven. En apprenant que Napoléon se faisait proclamer empereur, il avait éprouvé une vive déception, et Ries, qui lui apportait cette nouvelle, fut témoin de l’accès de violente colère auquel il se livra à ce moment : « Ce n’est donc rien qu’un homme ordinaire ! s’était-il écrié ; maintenant il va fouler aux pieds tous les droits des hommes pour ne plus songer qu’à son ambition ; il ne profitera de son élévation au-dessus des autres que pour devenir un tyran ! » Et là-dessus, allant vers la table, il arracha de sa partition la feuille du titre qu’il déchira en morceaux et qu’il jeta sur le sol. Il la remplaça par une autre sur laquelle il écrivit : Sinfonia Eroïca, avec cette mention : per festeggiare il sovvenire dim gran uomo.

Dans la critique qu’il a donnée de cette œuvre, Richard Wagner[6] remarque avec raison que le mot héroïque, pris ici dans son sens le plus large, ne vise plus un grand général, mais bien le héros idéal, complet, résumant en lui les aspirations les plus nobles et les énergies les plus généreuses de l’humanité. C’est surtout le sentiment de la force qui domine au début et celui des luttes grandioses que ce héros doit soutenir contre ses ennemis coalisés. Poursuivant ensuite le commentaire, peut-être un peu trop ingénieux, dont cette symphonie lui fournit le prétexte, Wagner croit y voir le géant écrasé d’abord, puis exhalant sa douleur dans la Marche funèbre. Mais bientôt il se relève, et le troisième morceau nous le montre recommençant le combat avec plus d’ardeur, pour conclure dans le quatrième par des accens d’une sérénité triomphante et chanter la puissance indestructible de l’espérance et de l’amour. Quoi qu’il en soit de ces interprétations, à considérer l’œuvre en elle-même, il convient de relever les innovations qu’elle contient. Beethoven y renonce à la coupe autrefois adoptée, et ses développemens plus étendus rompent un cadre devenu à son gré trop étroit. L’ancien menuet a disparu pour faire place à une partie qui, sous le titre de scherzo, prend une importance égale à celle des autres et conserve, en dépit de cette appellation, la gravité que réclame un pareil sujet. À la première audition, ainsi que le rapporte M. Langhans[7], le nombre des amateurs capables de goûter un art si original était fort restreint. Le gros du public avait peine à suivre la longueur inaccoutumée de l’ouvrage, — il dépassait du double les symphonies précédentes ; — la complication des formes, la hardiesse et l’imprévu des combinaisons, tout déroutait ses habitudes. Czerny raconte que, pendant une pause de l’orchestre, on entendit une voix partie de la galerie qui criait : « Je donnerais bien encore un kreutzer pour que ce fût la fin ! » La Gazette musicale de Leipzig traduisit le sentiment général des auditeurs en disant que cette symphonie d’une longueur démesurée et dont l’exécution présentait des difficultés inouïes, n’était à vrai dire « qu’une fantaisie très développée, pleine d’audace et de sauvagerie… qui eût certainement beaucoup gagné si l’auteur avait consenti à la raccourcir et à y mettre plus de clarté et d’unité… »

Désormais Beethoven avait trouvé sa voie, et dans ce domaine de la symphonie qu’il venait ainsi d’agrandir, il se sentait chez lui, en pleine possession de ses moyens. C’était bien là le genre qui convenait à son génie. Par son tempérament comme par les dures nécessités de sa vie, le maître, en effet, était de plus en plus porté vers l’expression des sentimens les plus généraux. Isolé du monde, condamné à vivre en lui-même et de lui-même, sa surdité le privait de tout moyen de contrôle sur la valeur de ses œuvres. Mais ses idées chantaient en lui avec d’autant plus de force qu’il ne pouvait plus les entendre exprimées. On comprend que, dans ces conditions, il fût peu fait pour la musique dramatique. Dans ce merveilleux poème de Don Juan où toutes les classes de la société, tous les contrastes et toutes les nuances des passions humaines sont en jeu, associés aux saisissantes péripéties du drame, Mozart se meut à l’aise et comme dans son élément. Il marque de traits inoubliables les moindres figures et caractérise avec une pénétration singulière leur individualité dans les situations diverses où elles se trouvent engagées. Beethoven n’a pas la souplesse de talent qui lui permettrait de sortir ainsi de lui-même. Ce n’est qu’à grand’peine et par des effets opiniâtres qu’il arrive à s’accommoder du livret si élémentaire de Fidelio, que pourtant il a choisi. S’il élargit à sa taille le texte de Bouilly, c’est pour faire de chacun des personnages autant d’abstractions. C’est sa conception propre de la vie qu’il nous montre en eux, plutôt que les acceptions particulières qu’ils en devraient manifester. En Léonore il glorifie toutes les tendresses de l’amour conjugal tel que son cœur aimant l’aurait rêvé pour lui-même, et son âme avide de liberté exhale ses aspirations dans les plaintes sublimes des prisonniers. Quant aux situations, il se contente de celles que lui offre la pauvreté ingénue de ce livret dans lequel les perfidies d’un gouverneur traître et cruel s’opposent aux complaisances d’un geôlier bon et sensible, et, pour clore dignement des combinaisons d’une innocence aussi enfantine, le soin du dénouement est confié à un ministre équitable, chargé de punir le crime et de récompenser la vertu. En s’exerçant sur ces données candides, Beethoven les transforme, les exalte et atteint à des beautés de l’ordre le plus élevé. Mais il a épuisé dans cette œuvre unique toutes ses aptitudes dramatiques. Sur ce terrain d’ailleurs surgissent pour lui bien des ennuis qu’avec sa nature peu pratique il est incapable de surmonter. Là où Mozart est servi par sa sociabilité, par son éducation, par cette finesse d’organisation qui lui fait tout comprendre et ces facultés multiples qui lui permettent de tout exprimer, l’humeur ombrageuse de Beethoven s’insurge et se bute. La façon même dont il traite la voix humaine lui attire bien des réclamations de la part des chanteurs qui entament avec lui des débats irritans. « Jamais mon beau-frère n’aurait écrit de pareilles absurdités », s’exclame dans un accès de colère l’acteur chargé du rôle de Pizarro, S. Mayer, qui avait épousé la sœur de la femme de Mozart. De son côté, Anna Milder à qui était échu le périlleux honneur de chanter la partie de Fidelio, harcèle le compositeur pour qu’il modifie certains passages qu’elle dit en dehors de la portée de la voix. Quant au directeur, Beethoven est en discussion continuelle avec lui pour le titre de l’ouvrage, pour la fixation de ses honoraires, pour les moindres détails d’exécution qui mettent à chaque instant à l’épreuve le peu qu’il a de patience. Ces chocs d’amour-propre, ces débats d’intérêt, ces rapports délicats avec des intermédiaires trop nombreux aigrissaient le maître et le poussaient à bout. Nerveux et hors de lui, il devenait incapable des tâches auxquelles il était cependant le plus propre, et il devait recommencer jusqu’à quatre fois l’ouverture de cet opéra sans en être jamais satisfait. A la fin, irrité, il reprenait sa partition et, en dépit de velléités passagères, il n’avait jamais renouvelé sérieusement pareille épreuve. Tout au plus, devait-il écrire quelques fragmens pour l’Egmont de Goethe et l’admirable ouverture de Coriolan ; mais il avait bien vite renoncé aux sujets de Faust, de Mélusine, de Romulus et de Macbeth, qui tour à tour l’avaient tenté.

Ce n’était pas là son affaire. En revanche, avec son entière liberté, il retrouvait toute sa puissance pour des œuvres purement instrumentales. Comme Rembrandt dans ses dessins et ses eaux-fortes, il arrive à donner sa mesure dans de simples sonates écrites pour le piano ou dans ses compositions de musique de chambre. Mais lorsqu’il se sent assez de souffle pour entreprendre un ouvrage plus important, son génie éclate avec sa pleine originalité, et la riche palette de l’orchestre met au service de sa pensée des combinaisons d’une diversité inépuisable. Sa façon de composer est très personnelle. La symphonie n’est plus avec lui cette sonate amplifiée, ni même ce quatuor des instrumens à cordes qui, au début, constituait le fond sur lequel d’autres instrumens venaient greffer leurs timbres variés. Il semble que Beethoven, au contraire, voie son œuvre d’ensemble et que sa conception en embrasse à la fois la structure et les détails, tant ces derniers font corps avec elle. Ses effets préparés de loin ou brusquement opposés entre eux sont toujours combinés en vue de l’expression. Il ose être simple, et sans jamais faire étalage de sa science, il associe les plus grandes audaces à des ingénuités adorables. Quelle que soit la richesse de ses inspirations, il ne néglige rien pour donner à son œuvre toute la perfection dont il est capable. Mais quand il veut rendre sa pensée, il ne s’embarrasse guère des difficultés d’exécution qu’il impose à ses interprètes, difficultés telles que pendant longtemps ceux-ci déclareront injouables certains de ses ouvrages. Pour des idées nouvelles, il imagine des formes nouvelles, et façonnée, pétrie ainsi par lui, la masse orchestrale acquiert une cohésion et une ductilité qui, en lui permettant de se prêter à toutes les exigences, étendent indéfiniment ses moyens d’action. Il n’a d’ailleurs aucun souci du public ; c’est pour lui-même qu’il compose, ce sont ses confidences qu’il confie à son papier.

La cinquième symphonie, celle en ut mineur[8], nous offre dans son premier morceau un exemple de ce don prodigieux qu’a le maître d’obtenir les plus grands effets avec les moyens les plus simples. C’est sur un rythme de quatre notes que ce premier morceau est construit tout entier. Grâce aux ressources de la modulation, du contrepoint et du renversement, l’idée ainsi exprimée se présente à l’auditeur sous toutes ses formes. Sans provoquer jamais sa lassitude, elle s’impose à son attention, se fixe dans sa mémoire et l’oblige à suivre son développement sous les acceptions toujours variées qu’elle revêt. L’allegretto de la symphonie en la, l’une des plus hautes inspirations de l’artiste, n’est guère plus compliqué ; mais par les ressemblances et les contrastes qu’il tire des répétitions du thème, il arrive à nuancer indéfiniment ses effets. En insistant sur les côtés expressifs qu’il veut mettre en lumière, il sollicite notre âme, la pénètre peu à peu et l’entraîne à sa suite, subjuguée et ravie.

Il ne nous appartient pas, du reste, et ce n’est pas le lieu d’examiner séparément chacune des symphonies de Beethoven pour essayer d’en faire ressortir séparément les beautés spéciales. Si nous avons dû parler plus longuement du maître qui a donné à cette forme de l’art musical sa plus complète expression, ce n’est cependant pas son œuvre seul que nous étudions ici, mais bien le développement progressif de la musique d’orchestre. Il nous suffira donc de constater qu’à partir de 1815, il manifeste avec une ampleur croissante l’entière originalité de son style, et sans trop s’inquiéter des règles consacrées, il en vient à une indépendance absolue dans la coupe générale aussi bien que dans les proportions des diverses parties de la symphonie. Quoi d’étonnant si les étrangetés, les accens de passion sauvage de cet art si personnel dont nous goûtons pleinement aujourd’hui la grandiose poésie, parurent alors pleins de confusion, d’obscurités et d’hérésies, non seulement à des connaisseurs réputés, mais même à des artistes tels que Spohr et Weber qui, tout en y découvrant des « étincelles de génie », déploraient ces écarts et s’élevaient avec véhémence contre des dérogations au style classique qu’ils jugeaient condamnables et funestes.

Avant de quitter Beethoven, nous devons pourtant nous arrêter à deux de ses grandes productions instrumentales qui, à raison de leur caractère, méritent de fixer un instant notre attention : nous voulons parler de la Symphonie pastorale et de la Symphonie avec chœurs. Le maître, nous l’avons dit, aimait passionnément la nature, et avec les progrès de sa surdité et de sa misanthropie, il était de plus en plus porté à chercher en elle les consolations et le repos dont il avait si grand besoin. Tandis qu’à la ville tout lui rappelait, tout lui faisait cruellement sentir son infirmité, les douces sensations qu’il goûtait à la campagne le pénétraient peu à peu et procuraient à son âme un apaisement passager. Souvent il aimait à s’échapper de Vienne pour se diriger vers les hauteurs du Kahlenberg. Là, dans les sentiers qui contournent la colline, dans les bois qui dominent le cours du fleuve, les perspectives variées sur le vaste horizon qu’on découvre de ces sommets charmaient ses regards. Il jouissait de la lumière, de la pureté de l’atmosphère, des bruits de la vie rustique qu’il croyait encore percevoir. Dégoûté du monde, il se plaisait dans la société des paysans, s’intéressait à leurs travaux et prêtait toutes les vertus à la simplicité de leur paisible existence. L’idée de traduire dans son art des impressions si bienfaisantes devait le tenter, et il s’était proposé de le faire dans la Symphonie pastorale (Op. 68) qui fut exécutée le 22 décembre 1808, en même temps que celle en ut mineur (Op. 67). Si les formes en étaient pareilles, les inspirations différaient complètement, et quelques mots écrits par Beethoven sur la partition de la première nous renseignent sommairement à cet égard. On y lisait en effet : « Eveil de sensations sereines à l’aspect de la campagne. Scène au bord du ruisseau ; réunion joyeuse de campagnards, orage ; tempête. Chant du Berger. Sentimens joyeux et reconnaissons après l’orage. » Il n’en fallut cependant pas davantage pour assurer à cette composition la faveur de cette partie du public qui veut toujours savoir à quoi se prendre, et, comme un grand enfant, a besoin qu’on lui conte des histoires.

Beethoven, d’ailleurs, rencontrait dans cette voie plus d’un de ses devanciers, Haydn notamment qui, dans la Création, dans les Saisons et même dans plusieurs de ses symphonies, a introduit quelques-unes de ces imitations descriptives. Mais les bourdonnemens d’abeilles que simule parfois un accompagnement, ou les oiseaux qui poussent çà et là leur cri joyeux ne figurent dans son œuvre qu’à la façon des ingénuités que nous offrent les vieux maîtres. Ils n’y tiennent en tout cas qu’une place minime et sont d’ailleurs motivés par la parole explicative. Bien plus encore que chez son prédécesseur, l’homme reste le centre de l’art de Beethoven. Si les grands spectacles de la nature le remplissaient d’admiration, ce sont les sentimens qu’ils lui inspiraient et non les réalités elles-mêmes qu’il a voulu exprimer. On raconte, il est vrai, que c’est en contemplant le ciel étoile et en pensant au cours harmonieux des astres qu’il écrivit l’adagio d’un de ses quatuors (Op. 59). Mais sans cette information que nous a laissée Schindler, son confident, qui s’aviserait jamais de l’origine de cet adagio ? De même, sans le programme de la Symphonie pastorale, qui pourrait supposer que l’imitation directe de la nature ait la moindre part dans la valeur de cette œuvre ? Le chant de la caille et celui du coucou qui y sont intercalés y semblent de purs enfantillages, d’un goût contestable, et si l’épisode de l’orage demeure un morceau tout à fait grandiose, c’est qu’il a sa beauté propre et qu’il a été conçu d’une manière exclusivement musicale. Au lieu d’un phénomène atmosphérique, un auditeur non prévenu reconnaîtrait tout aussi bien dans cette partie de la composition l’image et les agitations d’une lutte intérieure, les sourds grondemens de la passion à ses débuts, puisses élans impétueux, ses déchaînemens ; enfin le calme qui leur succède et qui rentre peu à peu dans une âme humaine.

Comme s’il eût pressenti, au surplus, le danger que pouvaient offrir les indications, toutes sommaires qu’elles fussent, du programme tracé par lui, le maître prenait soin d’écrire sur sa partition ces simples mots : « Expression de l’impression reçue plutôt que peinture. » Mais il avait, sans le vouloir, donné le branle à des commentaires qui ne devaient pas s’arrêter en si beau chemin, et les soi-disant connaisseurs allaient longtemps s’exercer sur un pareil sujet. Croyant même lui être agréables, plusieurs de ses admirateurs lui envoyaient leurs élucubrations personnelles au sujet de ses compositions ou en faisaient distribuer dans les concerts donnés en son nom les interprétations les plus fantaisistes[9]. Impatienté par ces hommages, le grand musicien protesta de nouveau et de la manière la plus énergique contre cette prétention d’expliquer ses œuvres. « Si des éclaircissemens sont nécessaires, ajoutait-il, ils doivent se borner à la caractéristique générale des morceaux. » Mais ceux-là mêmes lui répugnaient et il préférait compter sur l’intelligence musicale de ses auditeurs pour comprendre ses intentions. Il se repentait même d’avoir donné le titre de pathétique à la célèbre sonate qui porte ce nom : « Tout le monde veut l’avoir, disait-il, parce qu’elle a une désignation qui la distingue des autres », et il avait refusé les propositions d’un éditeur qui lui offrait une forte somme s’il consentait à écrire une nouvelle Sonate pathétique.

De plus en plus, son humeur devenait sombre et difficile, et on se l’explique assez quand on songe à la situation qui lui était faite par l’infirmité qui l’isolait de ses semblables. Les occasions de se rendre compte de son malheur ne lui avaient pas été épargnées, et l’une des plus pénibles fut certainement cette reprise de Fidelio, par laquelle, en novembre 1822, ses admirateurs avaient voulu lui témoigner leur sympathie en lui demandant de diriger lui-même l’exécution. Schindler nous a conservé le poignant récit de la répétition qui avait eu lieu à ce propos. Dès le début, une méprise de Beethoven, qui tenait le bâton de chef d’orchestre, amenait un certain désarroi dans la conduite de l’œuvre, et le compositeur, tout en s’apercevant de la faute commise, était incapable d’y porter remède, mais il pouvait suivre, sur les visages des auditeurs la marque croissante de leur embarras. Le désordre augmentant toujours, l’administrateur du théâtre et le maître de chapelle, Umlauf, avaient en vain essayé de se faire comprendre du pauvre sourd. Inquiet, de plus en plus troublé, Beethoven s’agitait sur son siège, ne sachant quel parti prendre. A la fin, éperdu, il tend à Schindler son carnet, sur lequel celui-ci écrit en tremblant ces mots : « Prière de ne pas continuer. Je m’expliquerai chez vous. » Là-dessus, le maître sort précipitamment de la salle et gagne en toute hâte sa demeure. A peine entré, il se jette sur un sopha et reste longtemps affaissé, cachant dans ses mains son visage baigné de larmes. Au repas et pendant toute cette journée il n’y eut pas un mot à tirer de lui ; tout dans son attitude exprimait le désespoir le plus profond. Bien souvent, dans des conditions analogues, il était parvenu à surmonter son chagrin, mais cette fois il avait été frappé trop rudement, et la blessure qu’il reçut ne devait jamais se cicatriser.

Tout contact, tout échange d’idées avec les autres lui était désormais interdit ; il ne pouvait plus vivre que pour son art. Le désir d’exprimer par lui ses pensées n’en était devenu que plus impérieux. Réagissant contre un découragement qui n’eût été que trop légitime, il voulait, au contraire, se renouveler, se mettre tout entier dans une œuvre qui laissât derrière elle toutes ses productions précédentes. Il les avait prises en dégoût, et comme on essayait de le rassurer sur leur valeur : « Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien, répondait-il ; de bien autres visions flottent maintenant devant moi. » C’est dans la Symphonie avec chœurs qu’il essaya de traduire toutes les aspirations qui s’agitaient confusément en lui. Pendant longtemps il avait travaillé à cet ouvrage, dont il était préoccupé dès 1815, et qu’il n’acheva qu’en 1825. En dépit des commentaires fantaisistes qu’on a voulu en donner, l’Hymne à la Joie, qui le termine, marque sa véritable signification. C’était bien là le sujet qui convenait à Beethoven, et mieux qu’aucun autre il lui permettait d’épancher le fond de son âme en s’inspirant du contraste douloureux que présente la vie humaine entre le bonheur auquel nous tendons de tous nos efforts et la fatalité qui nous empêche de l’atteindre. Toute la symphonie exprime cette lutte dramatique, et l’artiste, en pensant à sa propre destinée, a su trouver pour la peindre les accens les plus pathétiques. Si jusque-là les seules ressources de l’orchestre lui avaient suffi pour rendre sa pensée, il sent que cette fois elles seront impuissantes. Il a bien pu, dans chacune des trois premières parties, marquer, à l’aide des formes instrumentales, l’opposition des sentimens qu’il a mis en jeu ; au doute, aux tristesses, aux défaillances qui envahissent son âme, ont succédé tour à tour l’apaisement, la sérénité, la foi en un monde supérieur. Mais il veut, pour conclure, donner au dernier morceau une signification plus haute et insister sur l’impression finale que nous devons garder de son œuvre. Pour ce dessein, les formes anciennes n’étaient plus de mise, et comme s’il tenait à nous en montrer lui-même l’inanité, le maître, en représentant successivement les motifs des morceaux précédens, les rejette l’un après l’autre. Leurs tronçons épars essaient en vain de se rejoindre, à chaque fois qu’il nous les propose ils sont étouffés par l’accompagnement obstiné des basses qui, à la façon d’une ébauche rudimentaire, annonce et contient déjà le motif final. Accru de la ruine des autres, ce motif grandit peu à peu ; il prend corps et s’anime d’un mouvement toujours plus entraînant. On sent que quelque chose de solennel et de mystérieux se prépare, et quand enfin la voix humaine fait son apparition, son entrée a été amenée, motivée en quelque sorte par une progression d’effets merveilleusement combinée. C’est à un instrument plus immédiat, plus persuasif, c’est à l’instrument par excellence que les autres ont cédé la place. Lui seul pouvait rendre dans toute sa plénitude et sa triomphale expansion ce sentiment de la joie qui, avec ses radieuses clartés et ses enivremens, vient régner sans partage sur les cœurs. Le thème de ce finale, Beethoven l’avait longtemps cherché ; il rêvait pour lui une beauté souveraine, dont le charme s’imposât d’une manière irrésistible. Mais au prix de l’idéal rêvé, tout ce qu’il avait d’abord imaginé lui semblait terne, dépourvu d’originalité. Obsédé par cette idée, il ne pouvait aboutir et se plaignait amèrement des difficultés de sa tâche. Un jour enfin, l’inspiration, si longtemps rebelle, lui était venue, et comme Schindler entrait chez lui, il avait couru à sa rencontre en criant : « Je l’ai, je le tiens ! »

Dans ces conditions, le maître, en recourant à la voix humaine, se propose d’agir plus fortement sur notre âme et d’y faire pénétrer d’une manière plus profonde l’impression qu’il veut produire. Ce chant incorporé dans l’orchestre est traité comme s’il en faisait partie, et même avec l’adjonction des chœurs l’œuvre reste symphonique. Cependant on conçoit les protestations, les clameurs, les injures même qui devaient accueillir un art aussi dégagé de toute tradition.

Cet art était plus qu’un passe-temps ; dans le monde passionné où Beethoven nous introduit, il faut sortir de soi-même pour le suivre, pour pénétrer ces créations où il s’est mis tout entier. Elles valent qu’on se donne quelque peine afin d’en jouir, mais au moment où elles se produisirent elles étaient trop hardies, trop touffues pour ne pas scandaliser le public. Parlant ici même de la Symphonie avec chœurs, Eugène Delacroix constatait, il y a quarante ans, l’impossibilité où était ce public de comprendre l’homme de génie qui, devançant son époque, s’élève au-dessus des règles, non par ignorance, mais parce que « l’abondance de ses idées, le forçant en quelque sorte à créer des formes inconnues, lui fait négliger la correction et les proportions rigoureuses. … Quant à moi, ajoutait-il, en dépit des hésitations ou des répugnances de l’opinion, je me sens disposé à donner raison au maître contre mon sentiment même, et à croire que, cette fois comme beaucoup d’autres, il faut toujours parier pour le génie[10]. »

Depuis que Delacroix écrivait ces lignes, le temps a marché et prouvé la justesse de ses vues. Si l’introduction en France des symphonies, et surtout des dernières œuvres de Beethoven, a été le fruit d’efforts longs et opiniâtres, familiarisés avec elles aujourd’hui, nous avons entendu de nos jours de tels déchaînemens de sonorités, nous avons subi des compositions si nébuleuses et si impénétrables que le maître nous semble maintenant toujours mélodique et très facilement intelligible. Mais en nous reportant à l’époque où ses œuvres se produisaient, en pensant à ce qui se faisait alors, on comprendra les préventions qu’elles soulevèrent. A raison des difficultés d’exécution qu’elles présentaient, elles étaient d’ailleurs considérées comme impossibles à débrouiller. La virtuosité de nos instrumentistes et l’étude approfondie à laquelle ils se sont appliqués, nous a facilité l’intelligence de ces ouvrages. C’est le talent accompli et le goût d’artistes tels que Maurin et Chevillard qui ont révélé à l’Allemagne elle-même les derniers quatuors du maître, et plus d’une fois nous avons pensé à l’indicible satisfaction qu’eût éprouvée le grand compositeur s’il lui avait été donné d’entendre ses belles œuvres symphoniques interprétées par un orchestre comme celui du Conservatoire.


V

Désormais les grandes choses étaient dites, et du vivant de Beethoven la symphonie fut quelque temps délaissée par les compositeurs. Après ces œuvres, où il avait mis le meilleur de son génie, il semblait impossible de découvrir des voies bien nouvelles, et la plus simple prudence commandait de ne pas se hasarder sur un terrain où le maître régnait sans partage. Quelques musiciens de talent essayèrent cependant de réagir au nom du goût classique et de la correction contre des tendances qu’ils jugeaient dangereuses et contraires aux saines traditions de l’art. Mais sans être déjà appréciés à leur valeur par le public, les derniers ouvrages de Beethoven faisaient paraître plus fades encore les productions froides et compassées de ses successeurs. L’Allemagne, du reste, n’était guère disposée alors à goûter avec le recueillement nécessaire des créations d’un ordre supérieur. Après avoir été envahie par nos armées, elle cherchait dans la littérature comme dans l’art des manifestations qui répondissent d’une manière plus directe à ses aspirations présentes. Les écrits de ses philosophes et de ses poètes, les chants enflammés que Kœrner publiait sous le titre significatif : la Lyre et l’Epée, s’accordaient mieux avec son état, avec son ardent et légitime désir d’indépendance.

Dans ces conditions, l’apparition du Freischütz sur la scène de Berlin, en 1821, devait être un événement, et l’opéra de Weber marquait l’inauguration d’un théâtre vraiment national. Transposant dans son art les légendes déjà popularisées par les poésies de Wieland, de Bürger, de Goethe et de Jean-Paul, ce jeune homme inspiré avait su leur prêter le charme de ses mélodies entraînantes et le brillant coloris de son orchestration. Dans Euryanthe et Obéron, qui suivirent, Weber, sans obtenir le même succès, achevait de prendre possession de ce monde des esprits, monde terrible ou charmant, qui peuple les profondeurs mystérieuses des forêts ou des mers, et dans lequel l’imagination de tous les peuples et de tous les âges s’est toujours plu à personnifier les forces et les grâces de la nature. Les ouvertures de ces divers ouvrages sont, en réalité, des morceaux symphoniques, mais qui, pour avoir toute leur signification, ne doivent pas être séparés des opéras pour lesquels elles ont été écrites, car elles n’offrent qu’une suite de motifs rapprochés les uns des autres, sans aucun souci de l’unité thématique. Weber, dont la virtuosité comme pianiste était remarquable, a cependant écrit des sonates et des concertos pour piano, ainsi que des trios ou des quatuors où, avec quelques traits qui ont un peu vieilli, on retrouve quelque chose de sa verve et de sa fougueuse vivacité. Mais ce n’est pas là son véritable élément, et la fécondité de ses inventions mélodiques, qui fait surtout de lui un compositeur dramatique, n’est pas suffisamment étayée par la science du développement pour qu’il ait atteint dans la musique purement instrumentale une pareille supériorité.

A raison des dons merveilleux qu’il avait reçus, un autre maître de cette époque, Franz Schubert, semblait mieux fait pour y exceller. Mais les difficultés de son existence et sa mort prématurée, à l’âge de trente et un ans, l’empêchèrent de donner sa mesure, et jusqu’à la fin de ses jours il devait lutter contre la gêne. Peu pratique dans la conduite de ses affaires, modeste et résigné à l’obscurité, il était déjà en possession d’un talent remarquable sans que personne s’en doutât autour de lui. Il ne trouvait pas d’éditeur, et son Roi des Aulnes était composé depuis cinq ans déjà quand, par hasard, un chanteur en vogue le fit connaître au public viennois. Un homme plus habile aurait profité de cette occasion pour se pousser lui-même, mais Schubert était absolument dépourvu d’habileté, et il continua de produire au jour le jour, s’abandonnant sans compter à sa verve abondante et facile. Ses petits ouvrages, Lieder, Momens musicaux, morceaux de piano à deux ou quatre mains, constituent, à vrai dire, le meilleur de son œuvre. En faisant revivre l’ancienne chanson populaire de l’Allemagne, Schubert en avait rajeuni la forme et l’esprit. Ses nombreuses productions en ce genre sont des modèles de goût, de naturel et de sentiment, qui assurent à son nom une gloire impérissable. Au point de vue de la spontanéité et de la richesse d’invention qu’il y montre, il mérite d’être cité immédiatement après Mozart. L’inspiration, chez lui, jaillit abondante et pure, comme d’une source intarissable. Partout, à tout moment, dans les circonstances les plus imprévues, elle naît en lui vive et fraîche, impérieuse et débordante. Une lecture, une promenade à la campagne, une conversation avec un ami lui suggèrent les mélodies les plus variées. Qu’il s’agisse d’exprimer les impressions que la nature, l’amour ou l’amitié évoquent dans son âme affectueuse, ouverte à tous les sentimens, sa muse est toujours présente. Elle fait mieux que répondre à son appel, elle le prévient, le presse, et docilement il écoute et note ce qu’elle a chanté au dedans de lui-même.

Avec sa merveilleuse organisation, Schubert aurait pu exceller dans tous les genres. Non seulement il montre dans ses trios une entente parfaite de la musique instrumentale, mais à raison de la richesse des motifs et du charme imprévu des sonorités, ses compositions de piano à quatre mains semblent conçues d’une manière si franchement symphonique qu’elles pourraient, sans aucune modification, être adaptées à l’orchestre. Plus d’une fois nous en avons entendu en Allemagne des arrangemens dont les combinaisons instrumentales paraissaient si nettement indiquées qu’on les aurait pu croire prévues par l’auteur. Mais Schubert lui-même n’a que très rarement abordé la forme symphonique. Les grands ouvrages l’effrayaient, et comme s’il avait eu le pressentiment de sa fin prématurée, il avait hâte de beaucoup produire en recourant aux moyens les plus directs et les plus simples. Sa pauvreté, d’ailleurs, lui interdisait de s’appliquer à des œuvres de longue haleine, pour lesquelles les possibilités d’exécution lui auraient manqué. Mais celles qu’il nous a laissées en ce genre, — son Quintette en ut si dramatique, sa grande Symphonie en ut majeur, que Mendelssohn a révélée au monde musical, et surtout les deux premières parties, fragmens exquis, de cette Symphonie en si mineur que la mort l’empêchait d’achever, — sont bien conformes au style classique, et fondées toujours sur le développement thématique de chaque partie. Les idées se présentent à lui si abondantes, si touffues, qu’il n’a ni le temps, ni la volonté de les choisir. Tout inégale que soit leur valeur, elles offrent du moins encore entre elles un lien naturel. Il voit aussitôt les différentes acceptions de chacune d’elles, il les déduit avec une aisance et une prodigalité qui le rendent facilement prolixe. Sa nature tendre et rêveuse a besoin de s’épancher, et comme s’il ne pouvait se décider à vous quitter, il s’oublie et s’attarde parfois en ces « divines longueurs » que, non sans raison, on a pu lui reprocher.

Si Schubert aurait eu bien des motifs de se plaindre de la destinée, Mendelssohn, en revanche, nous offre le très rare exemple d’un artiste qui, né dans l’opulence, n’a point été gâté par elle. Débarrassé des soucis matériels de l’existence, il a pu non seulement consacrer toute sa vie au travail, mais user de sa fortune pour son éducation personnelle. Tout conspirait, du reste, à lui faciliter sa tâche. Son nom avait été déjà illustré par son aïeul, le philosophe Moses Mendelssohn ; le salon de sa famille réunissait à Berlin la société la plus intelligente et la plus cultivée et, comme pour lui rendre encore plus chère la pratique de son art, il rencontrait à l’entrée de sa carrière la résistance momentanée que son père opposait à sa vocation. L’instruction littéraire qu’il reçut avant de pouvoir s’y livrer, n’en fut que plus complète, et quand enfin, ses études étant terminées, ses premiers succès triomphèrent des répugnances paternelles, les circonstances extérieures lui étaient en même temps devenues de plus en plus favorables. Dans l’Allemagne affranchie et pacifiée, l’amour des arts et surtout de la musique s’était largement développé. Avec la virtuosité et le savoir qu’il avait pu acquérir, Mendelssohn à peine adolescent faisait l’admiration de tous. A l’âge de treize ans, il est présenté par Zelter, son maître, à Gœthe qui l’accueille avec une bienveillance particulière et regrette en l’écoutant de n’avoir pas donné à la musique une plus grande place dans sa propre vie. Le jeune prodige est d’ailleurs avenant, modeste, bien tourné, plein de réserve, et le commerce du meilleur monde a de bonne heure ajouté à sa distinction naturelle. Il mérite tous ces dons et il les accroît par un travail assidu. Il sait ce qu’ont fait les maîtres et avec son esprit ouvert et son éclectisme intelligent, il a bientôt acquis un sens critique et un goût très exercés. Sauf le théâtre, vers lequel il ne sera jamais porté, toutes les formes de l’art musical lui sont accessibles et il est capable de les pratiquer toutes avec une égale distinction. Tour à tour il les reprendra au point où les ont laissées les plus glorieux de ses devanciers. Leurs diverses qualités se trouveront réunies en lui, équilibrées dans un ensemble harmonieux où le savoir a autant de part que l’inspiration, avec un sentiment très personnel d’élégance et de grâce. Dès son extrême jeunesse il marque son originalité dans une œuvre accomplie. A dix-sept ans, en effet, il débute par un coup de maître, et ce que Weber avait déjà fait à la scène avec Freischütz, ce que cette année même (1826) il faisait de nouveau avec Oberon, Mendelssohn tentait de le réaliser dans le domaine de la musique pure, avec les seules ressources de l’orchestre, en écrivant son ouverture pour le Songe d’une nuit d’été de Shakspeare. Le sujet était merveilleusement choisi. Tout en évoquant le souvenir du grand poète et en bénéficiant de ses beautés, le jeune compositeur avait su y ajouter le charme de ces impressions puissantes et indéfinies, dont son art a le privilège. Son programme, le titre seul de l’ouvrage suffisait à donner le branle et la direction à l’esprit de ses auditeurs. Sur la trame légère que lui offrait Shakspeare, il avait pu, à son gré, broder d’une main délicate ses arabesques mélodiques et ses harmonies aériennes. Bien que, par les images qu’il suggère, un tel sujet semble surtout pittoresque, il prête cependant plus à la musique qu’à la peinture. Trop précise dans ses contours et trop fixe dans ses harmonies, cette dernière est impuissante à figurer la mobilité, les transformations de ce petit monde de lutins, de gnomes et de farfadets qu’évoque la féerie du poète, avec leurs formes fugitives et le décor ondoyant où ils se meuvent. Toutes ces choses ailées et menues, essayer de les emprisonner dans un trait rigide ou de les peindre avec des colorations un peu nettes, c’est s’exposer à ne retenir de leur subtile poésie que cette poussière grise et terne que vous laissent aux doigts les papillons les plus brillans lorsque vous voulez les saisir. La musique, au contraire, peut sans les déflorer aborder de pareilles données. Mieux qu’aucun autre, en tout cas, Mendelssohn semblait préparé à cette tâche. Toute sa vie il devait aimer la nature, et sentant en elle-même ses beautés, il se plaisait aussi à en retrouver l’écho dans ses lectures favorites. Ces sensations complexes, peu définissables, il est parvenu à les exprimer dans son art par les résonances joyeuses ou bizarres de son orchestre, par ses sonorités étrangement accouplées, par la mobilité de ses rythmes, et les spirales capricieuses de ses mélodies qui s’enroulent ou se dissipent, se resserrent ou se dénouent, s’appellent ou s’évitent. Par momens, en fermant les yeux, il semble qu’on aperçoive, comme dans le rêve du poète lui-même, la troupe folâtre des petits esprits, avec leurs allures vagabondes et leurs danses ; chuchotant sous la lumière amie de la lune, parmi les diamans de rosée qui tremblent au bout des brins d’herbe.

Cette œuvre de jeunesse, pleine de poésie et d’éclat, laissait présager ce que pourrait Mendelssohn dans la musique instrumentale. Par ses compositions pour piano, ses trios et ses quatuors, il reprend les traditions des grands maîtres et conquiert une place à côté d’eux. Bien qu’il les sente peser sur lui de tout le poids de leurs chefs-d’œuvre, il reste fidèle à leur esprit, et ce n’est point en dehors des voies tracées par eux qu’il essaie de se frayer un chemin. Certes il n’a ni cette flamme qui éclairait Mozart, ni ces ardeurs qui consumaient Beethoven ; mais par sa clarté, sa correction parfaite, et sa mesure exquise, il mérite de les continuer. Le culte qu’il professait pour Haendel et surtout pour S. Bach, lui avait appris à manier, avec une facilité merveilleuse, les belles formes polyphoniques dont il trouvait chez eux le modèle. Cependant, s’il éprouve un légitime désir de connaître et de s’assimiler les productions remarquables de ses devanciers, il ne cherche pas avec moins d’ardeur à se renouveler. Toutes les occasions lui sont bonnes pour essayer de sortir de lui-même et d’ajouter à sa science aussi bien que d’exciter son imagination : les voyages, la fréquentation des hommes les plus distingués, le commerce des grands écrivains classiques de tous les pays que sa connaissance approfondie des diverses langues lui permet de lire sans traduction ; il tire parti de toutes ces ressources. L’antiquité grecque aussi bien que la poésie de Racine sollicitent son esprit ; elles lui inspirent des œuvres telles que les chœurs d’Antigone, ou ceux d’Athalie. Les livres saints qu’il pratique d’une manière encore plus suivie lui fournissent la matière de ses ouvrages les plus considérables, les oratorios de Paulus et d’Elie. Enfin les souvenirs que lui ont laissés l’Italie et l’Ecosse prennent place dans deux de ses symphonies, et, pénétré d’admiration par l’aspect grandiose de la grotte de Fingal, il note sur place, le jour même, l’ébauche du motif principal de son ouverture des Hébrides. Mais la nature n’est pour lui qu’un stimulant ; il connaît trop bien les ressources et les limites de son art pour essayer d’en peindre des aspects particuliers et d’en détailler des descriptions.

Les conditions de cette noble vie aussi bien que les aspirations mêmes de l’artiste concourent, on le voit, à le maintenir à une hauteur constante, à le porter vers les grandes œuvres. La volonté nécessaire pour s’absorber dans un ouvrage de longue haleine était chez lui au niveau du talent. Il s’est mis tout entier dans tout ce qu’il a fait, avec un pareil souci de perfection et, comme le disait un de ses amis les plus chers, « avec cette infatigable ténacité qui lui faisait apporter les soins les plus minutieux et la plus grande énergie pour exprimer son idéal[11]. » Mais la symphonie et peut-être plus encore l’oratorio étaient les formes qu’il préférait, celles où il a le mieux donné sa mesure. Il avait, en effet, les rares qualités qui conviennent à ces deux genres : le sens de la grandeur, l’ampleur des développemens, l’enchaînement des idées, la liberté de se mouvoir parmi les combinaisons les plus complexes. Avec une clarté admirable, il possède aussi cette élévation naturelle du style qui ne laisse jamais soupçonner l’effort. Sans doute les moyens chez lui sont souvent plus riches que le fond lui-même, et l’intime fusion de tant de mérites divers qui se tempèrent mutuellement rend parfois injuste à son égard. On souhaiterait plus d’émotion, des élans moins contenus, moins de réserve et de possession de soi-même. A certains momens d’inspiration plus haute et d’abandon, il semble lui-même donner raison à ces critiques, car il est alors capable de passion, de pathétique et même de simplicité. Mais le génie ne se commande pas, et si Mendelssohn n’y a que rarement atteint, jamais non plus dans ses œuvres vous ne trouverez de faiblesses, ni de fautes de goût. Il reste comme un exemple de cette unité morale et de ce noble souci de la perfection qui, chez lui, ne se sont jamais démentis et, malgré la brièveté de sa vie, le nombre et la valeur de ses compositions lui permettaient de se rendre cette justice que du moins il avait fait tout ce qu’il pouvait.

Un contemporain de Mendelssohn, Robert Schumann, moins favorisé que lui par la fortune, mais animé comme lui par un ardent amour pour son art, avait acquis une renommée égale à la sienne. De leur vivant, pendant plusieurs années, les deux maîtres partagèrent l’Allemagne en deux camps rivaux, tandis qu’eux-mêmes, incapables d’aucun sentiment de jalousie, professaient l’un pour l’autre une mutuelle estime. Tendre, nerveux à l’excès, Schumann avait, dès sa jeunesse, à lutter contre la cruelle maladie qui, après avoir obscurci son intelligence, causa prématurément sa mort. Incapable de diriger sa vie, il cédait d’abord sans résistance au désir de sa famille, qui rêvait pour lui une carrière juridique. De bonne heure cependant il avait senti sa vocation. Quand elle se fut manifestée à lui plus clairement, il se livra avec passion à l’étude du piano et devint en peu de temps un virtuose très habile. Mais, dans son ardeur, il ne pouvait se contenter des méthodes ordinaires, et pensant donner à son jeu plus de force et de souplesse, il avait imaginé des exercices mécaniques qui amenèrent une paralysie partielle de sa main gauche. Condamné par suite à un repos absolu, le jeune homme s’était appliqué à la composition, sans avoir pourtant grande confiance dans ses aptitudes, car après des essais déjà assez nombreux, il écrivait modestement à sa mère « qu’il sentait parfois en lui quelque imagination, peut-être même quelque originalité d’invention. » En dépit de son manque absolu de savoir-faire, son génie devait éclater dans les morceaux écrits pour le piano ou pour la voix humaine qui bientôt le rendaient célèbre. Schumann y exhale les intimes souffrances d’une âme inquiète, torturée par les menaces d’un mal terrible, en même temps que par l’amour longtemps contrarié qu’il avait conçu pour la noble femme qui devait devenir sa compagne.

Si charmante que soit sa Péri, — et les inepties d’un poème ridicule ne l’ont pas empêchée de conquérir la popularité en Allemagne, — si passionné et si personnel qu’il se montre dans son quatuor et son quintette pour piano et cordes, c’est encore dans ses petites pièces que Schumann a mis le meilleur de lui-même. Il lui faut des moyens d’expression immédiats et dans ces compositions toutes remplies d’une émotion sincère, l’inspiration jaillit spontanée et pathétique avec des cris d’une simplicité grandiose. Malgré l’abondance de ses idées, il se sent dépaysé dans des ouvrages de plus longue haleine. Son éducation musicale avait été très tardive, morcelée, interrompue par l’état de sa santé. Jusqu’à trente ans, il n’avait composé que des morceaux de piano ou de chant, et l’on a pu dire de ses symphonies « qu’elles semblaient des transcriptions de morceaux écrits primitivement pour le piano. » Lorsqu’il a en main toutes les ressources de l’orchestre, il en paraît embarrassé ; son originalité l’abandonne ; ses développemens n’offrent que peu d’intérêt et son instrumentation toujours pleine, étouffée, manque d’air de souplesse et de coloris. Comme Mendelssohn, du reste, il est dépourvu du sens dramatique. Le choix de ses sujets et la façon de les traiter le montrent assez : ses deux grandes compositions Faust et Manfred ne sont ni des opéras ni des oratorios. Au lieu de profiter des situations qu’il y pouvait trouver, on dirait qu’il les évite pour se complaire dans des abstractions peu faites pour stimuler sa verve. Aussi les obscurités y abondent et, en dépit des beautés que renferment ces ouvrages, ils provoquent une impression de monotonie. Et cependant, quoique ces œuvres où s’attarde son génie indiquent peu de clairvoyance, Schumann comme critique a fait preuve du sens le plus judicieux, le plus pénétrant. Par la sincérité et l’ouverture d’esprit qu’il y a mises, ses écrits ont inauguré une ère nouvelle dans la littérature musicale de l’Allemagne. Epris du beau, il le recherche avidement chez les autres ; il le reconnaît partout où il est et le prône de son mieux lorsqu’il le trouve. Une telle impartialité unie à une si haute compétence ajoutent à notre admiration pour le grand artiste toute la sympathie que mérite son noble caractère. On reste à la fois étonné et ravi de voir ce génie si personnel, fait de souffrance et de passion, ayant pour se conduire lui-même si peu conscience de ses qualités et de ses dons, et qui, lorsqu’il parle des autres, montre tant d’intelligence et de générosité.


VI

Avec sa curiosité éclectique, Schumann avait signalé parmi les œuvres de ses contemporains celles de Berlioz comme un des efforts les plus sérieux tentés par un Français dans le domaine de la musique pure. Il saluait en lui le promoteur d’une réaction devenue nécessaire contre cette facilité un peu banale des maîtres italiens dont « avant même qu’ils aient parlé, on sait déjà ce qu’ils vont dire. » Celui que Schumann acclamait ainsi comme un novateur n’avait reçu qu’une éducation musicale fort incomplète. Sa vocation avait été longtemps contrariée par ses parens, et à l’inverse de la plupart des compositeurs, il n’était pas du tout pianiste. Beethoven, encore peu connu et qui n’était goûté que par un petit nombre d’amateurs, partageait avec Shakspeare ses plus ferventes admirations, et comme on était alors en plein romantisme, le jeune homme, séduit par le mouvement qui entraînait les esprits, associait un peu trop complaisamment les idées littéraires de cette époque à ses aspirations musicales. Visant à la singularité, multipliant les antithèses, prenant trop souvent le monstrueux pour le grand et la bizarrerie pour la distinction, il ne se rendait pas assez compte, en tout cas, que la pleine possession des ressources de son art pouvait seule lui assurer un style et des moyens d’expression vraiment personnels. À peine avait-il appris l’harmonie pendant un an, sous la direction de Reicha, que, pressé de produire, il composait, en 1827, une messe qui fut tenue pour injouable et incompréhensible, ainsi d’ailleurs qu’il était obligé de le reconnaître, car après une première audition, se faisant lui-même justice, il avait repris sa partition. En 1829 il attirait sur lui l’attention par sa Symphonie fantastique publiée avec le sous-titre : Episode de la vie d’un artiste. La bienveillance avec laquelle Schumann avait applaudi aux débuts de Berlioz ne pouvait pas s’étendre à une pareille tentative ; il aimait trop son art, il en connaissait trop bien les limites pour encourager une œuvre qu’il considérait « comme une hérésie musicale absolument anarchique. » À ses yeux, la symphonie à programmes n’avait aucune raison d’exister. Pourquoi rabaisser un genre qui avait produit de si glorieux chefs-d’œuvre à un rôle qui n’est pas le sien ? À quoi bon se priver de la voix et de la parole alors qu’il suffirait d’un mot pour désigner nettement des objets ou pour expliquer des situations que les commentaires musicaux les plus ingénieux et les plus développés ne parviendront jamais à rendre claires ? Dans le cas présent, par la façon même dont il rédigeait ses programmes, Berlioz semblait, du reste, avoir pris à lâche de discréditer son œuvre en y accumulant toutes les divagations, toutes les incohérences qui hantaient son esprit. Il serait cruel de copier ici in extenso cette page où, sous une forme ridicule, les types à la mode de cette époque se trouvent associés aux épisodes les plus saugrenus. Nous nous contenterons d’en résumer les principaux traits. Un jeune homme maladif, pris d’un amour volcanique, avale dans un accès de désespoir amoureux un narcotique trop faible pour lui donner la mort, mais qui le plonge dans un lourd sommeil accompagné des plus étranges visions. La femme aimée devient pour lui une mélodie qu’il retrouve et qu’il entend partout. Au malaise de son cime, au vague des passions succèdent de délirantes angoisses et de jalouses fureurs. Viennent ensuite un bal où il retrouve l’aimée ; le tumulte d’une fête brillante ; puis une scène aux champs qui occupe la troisième partie, avec le dialogue de deux pâtres ; le ranz des vaches et le bruissement des arbres. Au milieu du calme de la nature, l’aimée apparaît de nouveau au jeune artiste ; mais son cœur se serre, de douloureux pressentimens l’agitent ; si elle le trompait ! Puis le soleil se couche… le tonnerre gronde au loin… Solitude… Silence. Avec la quatrième partie, le jeune homme rêve qu’il a tué celle qu’il aimait, qu’il est condamné à mort, conduit au supplice… Le cortège s’avance aux sons d’une marche tantôt sombre et farouche et tantôt brillante… L’idée fixe reparait. Enfin, pour clore dignement cette élucubration enfantine, notre héros se voit au sabbat, au milieu d’une troupe affreuse d’ombres, de sorcières, de monstres de toute espèce réunis pour ses funérailles. Bruits étranges, gémissemens et éclats de rire… La mélodie aimée reparaît encore, mais elle a perdu son caractère de noblesse et de timidité ; ce n’est plus qu’un air de danse, ignoble, trivial et grotesque. C’est Elle qui vient au sabbat, qui se mêle à l’orgie diabolique, et le tout se termine par le glas funèbre et la parodie burlesque du Dies iræ, alternant avec la ronde du sabbat !

Rien ne manque, on le voit, à cet assemblage laborieux d’incidens bizarres, hétérogènes, qui jurent d’être ainsi violemment réunis, sans autre lien que le caprice d’un homme qui bat tous les buissons pour faire lever des idées musicales et tirer de leur rapprochement forcé les effets les plus disparates. On chercherait en vain un meilleur exemple des aberrations auxquelles peut conduire la musique descriptive, art factice, de seconde main qui, au lieu de laisser l’auditeur s’abandonner à ses impressions, le condamne à chercher à chaque instant, sur le programme qu’on lui a remis à l’entrée, à quel endroit précis de l’œuvre on en est, quelles sont les intentions qu’a visées l’auteur et avec quel succès il les a réalisées. Que certains compositeurs éprouvent le besoin de se tracer à eux-mêmes ces sortes de programmes, en se proposant, pour exciter leur esprit, de traduire par des notes les épisodes imaginaires ou réels qui peuvent les préoccuper, ce n’est là qu’un procédé de travail absolument personnel, qu’ils jugent utile ou même nécessaire, mais auquel le public doit rester étranger, contre lequel même il est disposé à réagir. Weber nous a laissé, il est vrai, la confidence des pensées qui le dominaient quand il écrivit son Concert-Stück ; mais jamais il n’a voulu qu’un livret explicatif en accompagnât l’exécution, et en le publiant, il n’y a joint aucun commentaire, estimant qu’il devait se soutenir et se suffire par sa valeur propre.

En dépit de ces prétentions erronées, Berlioz ne laissait pas de manifester son originalité par la nouveauté de ses combinaisons dans le maniement de l’orchestre, par sa façon imprévue d’en associer les sonorités, donnant ainsi un coloris personnel et varié à l’expression de ses pensées. Mais trop souvent chez lui ces trouvailles heureuses sont compromises par une recherche inquiète de l’effet. Il manque presque toujours de simplicité, et sa crainte de paraître banal le pousse maintes fois à détruire de ses mains l’impression qu’il peut produire. Vous cédiez au charme d’une phrase musicale franchement inspirée quand tout à coup une discordance aussi choquante pour le goût que pour l’oreille vous oblige à vous reprendre au moment même où vous commenciez à être ému. De pareilles surprises ne sont point compatibles avec la tenue, avec l’unité qu’exige la symphonie, et en prétendant agrandir son domaine, Berlioz, quand il voulait s’affranchir des conditions qui avaient fait sa force et en dehors desquelles elle ne saurait vivre, travaillait en réalité à sa destruction.

Ainsi que l’avait fait Schumann, Berlioz devait consacrer une part de son activité artistique à la critique musicale. Si, comme son confrère, lorsqu’il parle des grandes œuvres qu’il aime, il sait en comprendre et en faire saisir les beautés, trop souvent, en revanche, quand il s’occupe des contemporains, c’est l’intérêt personnel qui dicte et fausse ses jugemens. Ombrageux et d’humeur difficile, il est volontiers agressif, mordant vis-à-vis des autres, et il se plaint amèrement qu’on soit injuste pour lui-même. A découvert ou par des voies détournées, il tient à faire valoir son propre mérite, et ses théories générales ou ses déclarations de principes déguisent mal des antipathies ou des préférences très partiales.

Ainsi que Berlioz, avec qui il offre d’ailleurs plus d’une affinité et qui, à bien des égards, peut être considéré comme son précurseur, Richard Wagner allait, d’une manière encore plus efficace, contribuer à l’amoindrissement de la symphonie. Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier, après tant d’autres, la prétendue réforme à laquelle est attaché son nom. Mais avant de s’y appliquer, Wagner s’était lui-même essayé à la symphonie. Grand admirateur de Beethoven, il avait vécu avec ses œuvres dans le commerce le plus étroit et copié de sa main ses ouvertures et quelques-unes de ses grandes compositions musicales, notamment la Symphonie avec chœurs dont, grâce à cette préparation, il put un jour, à l’improviste, diriger à Dresde une exécution. Cependant il resta quelque temps avant d’être fixé sur sa vocation. Ses goûts le portant aussi bien vers la littérature que vers la musique, il avait hésité entre elles jusqu’à ce que, se rendant mieux compte de ses aptitudes, il résolut de se consacrer à toutes deux et de les associer dans ses œuvres. Après s’être appliqué à l’étude du contrepoint, il avait composé une symphonie qui fut jouée à Leipzig, mais sans beaucoup de succès. Lui-même, du reste, reconnaissait que les chefs-d’œuvre produits en ce genre par ses prédécesseurs, ne lui laissaient que peu de chance d’y réussir. Il n’est pas de forme musicale, en effet, qui exige plus d’invention, et Berlioz, qui l’avait éprouvé à ses dépens, était mieux que personne fondé à dire : « Il faut des idées pour écrire de la musique pure, sans paroles pour suggérer des semblans de phrases, des lieux communs mélodiques ; sans aucun accessoire pour amuser les yeux de l’auditeur. »

L’opéra offrait un terrain bien autrement propice au musicien-poète, puisque là, ses instincts littéraires lui venant en aide, il sentait qu’il pourrait disposer de toutes les ressources de l’art dramatique associées à toutes les formes musicales, depuis la déclamation rythmée du récitatif jusqu’à l’ouverture, qui n’est qu’une symphonie abrégée. Ainsi qu’il l’écrivait lui-même, il rêvait un accord plus intime entre le livret et la partition. La musique avait jusque-là, suivant lui, tenu un rôle trop important ; au lieu d’être un moyen, elle était devenue la fin, tandis que le drame qui devrait être le principal n’occupait plus qu’une place secondaire.

Il s’agissait de lui rendre sa prééminence et de renforcer l’impression à produire sur le spectateur par une fusion plus parfaite de tous les élémens qui concourent à la représentation théâtrale. Dans l’accomplissement de cette tâche, Wagner, il faut le reconnaître, a été servi par cette science merveilleuse de l’orchestration dont, mieux encore que Berlioz, il a su jouer en virtuose. Alors qu’autrefois les instrumens à cordes constituaient le fonds ordinaire de l’orchestre, il a étendu et varié à l’infini les ressources de cet orchestre, tirant un parti imprévu de la diversité des instrumens à vent, associant habilement leurs timbres pour obtenir des sonorités tour à tour âpres, rauques et sauvages, ou bien légères, caressantes et cristallines. L’originalité et la liberté extrême de ces combinaisons forment, à tout prendre, un des principaux mérites du maître, et s’il avait possédé, au même degré, l’invention des motifs et la science de leur développement thématique, nul doute qu’il n’eût aussi excellé dans la symphonie. Il a du moins largement usé de cette aptitude spéciale pour appuyer ses récitatifs, pour leur donner souvent un caractère pittoresque en rapport avec les situations, pour mettre quelque intérêt à ces vagues attentes, à ces balancemens indéfinis, à ces incessantes et insaisissables modulations auxquelles il se complaît et par lesquelles il berce ses auditeurs. Lorsque Wagner s’est servi discrètement et avec art de ces moyens de préparation, lorsque la gradation d’effets qu’il en tire correspond dans ses poèmes à une progression parallèle de sentimens, l’action est irrésistible et réalise d’une manière éloquente, au profit de l’œuvre dramatique, cette cohésion et cette convergence raisonnées de tous les moyens d’expression qu’il a visées, et que d’autres avant lui, Gluck et Mozart notamment, nous avaient déjà montrées dans d’impérissables chefs-d’œuvre.

Mais trop souvent, en revanche, Wagner abuse de cette dextérité magistrale à manier l’orchestre et cherche, sans mesure, à accroître sa puissance en greffant sur lui une foule d’instrumens extra-musicaux : carillons de cloches, porte-voix, enclumes, machines à tonnerre, etc. Trop souvent aussi, par l’usage immodéré qu’il fait de ces bruits divers, il s’adresse plus à notre curiosité qu’à notre intelligence, plus à nos sensations qu’à nos sentimens. En l’associant à des excitations sur lesquelles il insiste à outrance, il a en quelque sorte matérialisé la musique dans ces scènes d’amour si complaisamment développées où les regards échangés durent cinq minutes et les baisers dépassent un quart d’heure. Que de fois on se prend à regretter que cette agitation sans trêve de l’orchestre et ces tapages sans rémission soient employés fiévreusement à colorer bien plutôt qu’à dessiner ; que les fragmens de phrases s’y succèdent sans articulations, sans commencement comme sans fin. En tout cas, si ces remplissages fréquens auxquels il est difficile de se prendre peuvent se supporter à la scène, alors que le jeu des acteurs, les décors, les effets de lumière multipliés et l’intervention répétée des machines aident à soutenir l’attention, ils ne suffiraient pas à édifier une symphonie, et, fût-ce au prix de cette mélodie infinie par laquelle le compositeur essaie de tromper notre attente, quelques motifs vraiment mélodiques feraient bien mieux notre affaire.

Très habile dans la mise en valeur de son talent, Wagner, arrivé à la réputation, a, par ses nombreux écrits, puissamment aidé au succès de ses œuvres. Les inconséquences, les contradictions même ne lui coûtent guère pour arriver à ses fins et plaider ainsi sa propre cause en parlant d’autrui. Après avoir fait observer avec raison que « la musique ne peut exprimer à elle seule un objet défini », comme si les symphonies de Beethoven le gênaient dans sa thèse, il affecte de ne voir en elles que des drames et prétend « qu’elles ne sauraient être comprises si on les considère comme de la musique pure. » C’est cependant bien là ce qu’elles sont et ce que le maître lui-même, — il l’a affirmé plus d’une fois dans les termes les plus formels, — a voulu qu’elles fussent uniquement. Cette négation si gratuite de la musique pure qu’en d’autres endroits Wagner qualifie chez Beethoven d’ « erreur nécessaire », est tout à fait surprenante de la part d’un admirateur du grand symphoniste et montre à quel point ses préoccupations personnelles dictaient ses jugemens. Aussi, à côté de considérations justes, ingénieuses, parfois même élevées, qui dénotent un esprit très délié et très pénétrant, les ambiguïtés, les obscurités volontaires ou inconscientes abondent dans ces pages trop souvent inspirées par un parti pris systématique qui tour à tour porte l’écrivain à se couvrir de l’autorité des maîtres quand elle peut servir à sa glorification, ou à méconnaître leurs chefs-d’œuvre quand il pense donner plus de prix à ses propres tentatives. Ces contradictions qu’il est aisé de relever dans la plupart des ouvrages littéraires du critique, expliquent assez les interprétations si diverses, si opposées, qui ont pu être données de la doctrine et du programme de Wagner, chacun pouvant ainsi, de la meilleure foi du monde, se prévaloir de la multiplicité de ses professions de foi. Au surplus, comme s’il avait à cœur de décourager des adeptes dont, vers la fin de sa vie, il trouvait le zèle excessif et l’enthousiasme compromettant, il les désavouait par avance. Devenu moins wagnérien que ses disciples, il déclarait « n’être jamais parvenu à découvrir sa propre tendance », et avec une candeur touchante il conseillait aux jeunes musiciens « d’éviter toutes les écoles et en particulier la sienne[12]. »

Le conseil n’était pas inutile. Si peu modeste que fût Wagner, l’influence exercée par lui sur le goût musical de notre époque a certainement dépassé son attente. En même temps qu’il portait le coup de grâce, — et assurément personne ne songerait à s’en plaindre, — aux formules consacrées et aux conventions vieillottes de l’opéra de recette, taillé sur le patron traditionnel, il a eu prise non seulement sur ceux qui n’aiment plus que sa musique, mais même sur des gens qui ne l’aiment guère, pour les dégoûter de la musique des autres et leur faire paraître fades et monotones des œuvres auxquelles ils se délectaient auparavant. Mais par une juste réciprocité, tous ceux qui recherchent encore dans l’art les qualités d’ordre, de mesure, de proportion et de beauté, tous ceux qui savent ce que valent la simplicité, le goût, le naturel et la grandeur sans effort, ont senti d’autant croître en eux leur culte pour les vieux maîtres, leur admiration pour des œuvres auxquelles, sans fatigue pour leurs oreilles et pour leur esprit, ils ont dû tant de salutaires et réconfortantes impressions. Et comme pour faire mieux ressortir par une humble comparaison le prix des sujets les plus élémentaires et des compositions les moins ambitieuses, l’Allemagne, qui nous était représentée comme convertie aux doctrines d’un réformateur dont les prosélytes demeurent chez nous plus ardens et plus intraitables, l’Allemagne acclamait récemment les données plus que modestes et les fredons italiens de Cavalleria rusticana et des Pagliaci.


VII

Après s’être peu à peu développée et avoir atteint son complet épanouissement, la symphonie a été de nos jours graduellement délaissée. Presque seuls en Allemagne depuis la mort de Raff, de Wolkmann et de Rubinstein, J. Brahms, avec autant d’élévation que de force, et un Français, Th. Gouvy, — plus connu chez nos voisins que chez nous-mêmes, — avec un sentiment plus marqué de grâce et d’élégance, continuent les meilleures traditions du genre. En France, la symphonie ne compte plus guère qu’un représentant, G. Saint-Saëns, qui, dans la pleine maturité d’un talent où la science s’allie si heureusement à l’inspiration, est fait pour y exceller. Mais la plupart des compositeurs qui se sont essayés en ce genre l’ont abandonné. Ceux qu’attire encore la musique orchestrale, comme s’ils craignaient l’indifférence du public, ne se hasardent plus qu’à des morceaux de courte durée. Presque tous d’ailleurs cèdent au mouvement qui entraîne les musiciens comme les littérateurs vers le théâtre, où les succès sont à la fois plus populaires et plus fructueux. Dans ces conditions, il serait sans doute téméraire de prophétiser la fin de la symphonie ; c’est en fait d’art surtout que l’esprit souffle où il veut, et l’apparition d’un homme de génie suffirait pour ressusciter une forme qui semble épuisée. Mais d’une manière générale, on ne peut méconnaître que nous traversons en ce moment une période difficile, peu favorable aux productions austères et aux ouvrages de longue haleine. Si l’éclectisme en philosophie n’a amené que des résultats douteux, il nous a valu dans le domaine de l’art des jouissances infinies. En même temps que les musées devenaient plus nombreux et plus riches, que les voyages rendus plus faciles nous en procuraient l’accès, des sociétés de concert fondées dans l’univers entier répandaient partout la connaissance des grandes productions orchestrales. L’éducation du public se faisait ainsi peu à peu, et grâce à la culture que désormais il était à même de se donner, il arrivait à la compréhension des talens les plus dissemblables, sans autre souci que de se procurer la plus grande somme possible de délectations.

Mais si, à vivre ainsi dans le commerce des chefs-d’œuvre, le goût des auditeurs ne pouvait manquer de se former, il faut reconnaître qu’un pareil régime est peu fait pour stimuler l’originalité de l’inspiration. Opprimés sous le poids de ces chefs-d’œuvre, écrasés par les comparaisons qu’ils suggèrent, les artistes modernes ont à lutter contre des souvenirs qui obsèdent leur mémoire, et les admirations auxquelles leurs études les ont préparés paralysent souvent leurs facultés créatrices. L’art est fatigué. Il a tenté toutes les voies, abordé tous les sujets, exprimé tous les sentimens et perdu cette naïve confiance en lui-même qui avait amené la fécondité des époques primitives. Il sent l’inanité de ses efforts pour produire du nouveau et répondre ainsi à l’attente du public. Le nombre des artistes a crû dans des proportions inouïes, et ce qui n’était que la vocation de quelques élus est devenu l’occupation de milliers de dilettanti. On s’improvise peintre, écrivain ou musicien. Sans avoir rien appris, chacun croit qu’il a quelque chose à dire, et, au milieu de cette mêlée, veut parler ou crier pour se faire entendre. Les intentions, les velléités suffisent pour noircir du papier, brosser une toile, bâcler une partition, et l’anarchie qui est partout, dans les croyances, dans la politique, dans les doctrines littéraires, s’étale aussi dans les arts. Les plus étranges contradictions s’y coudoient. Nous sommes devenus des sensitives et nous raffolons des grossièretés. On est brutal par désir d’être fort, inintelligible en voulant être raffiné, puéril sous prétexte de simplicité, et il n’est pas de billevesées qui n’aient chance de grouper, autour d’un farceur ou d’un prophète de rencontre, des gens qui croient comprendre ce qu’il dit, alors qu’il parle à rebours et ne se comprend pas lui-même. Les mots, s’ils n’ont plus de sens, ont des couleurs, et chaque couleur, en revanche, a sa notation musicale ou son parfum qui lui correspondent.

On peut penser qu’au milieu de cette incohérence des esprits, une forme d’art telle que la symphonie, qui exige à la fois une grande richesse d’imagination et une science accomplie, une âme ardente et une intelligence très pondérée, n’ait pas aujourd’hui beaucoup de chance d’attirer la vogue. Quiconque choisit la forme orchestrale entend par cela même s’enfermer dans le domaine de la musique pure, et à première vue, les ressources qu’elle offre au compositeur semblent assez restreintes. Il n’a pas comme soutien cette part d’imitation qui vient en aide à ses confrères plus favorisés, les peintres et les sculpteurs. Les images et les impressions que lui fournit la nature n’agissent sur ses créations que d’une manière bien indirecte ; elles ne sauraient, en tout cas, lui procurer que des excitations détournées, qu’il doit transposer et interpréter avec son sentiment propre avant de les faire passer dans son art. Il n’y a pas de musique dans la nature, et les ébauches de rythmes ou les mélodies confuses que nous croyons percevoir en elle dans les sons qui frappent notre oreille, demeurent sans lien, sans coordination.

Poussé par le secret désir de se retrouver lui-même dans tout ce qui l’entoure, l’homme, il est vrai, se plaît à relever, comme autant de mystérieuses affinités avec son être, les intimes résonances qu’éveillent en lui ces bruits et ces mouvemens répandus dans l’univers. La cadence régulière du flot qui vient battre le rivage lui semble faire écho aux battemens de son cœur qui scandent en lui le mouvement même de la vie. Vienne l’orage et le souffle impétueux du vent, la précipitation, le tumulte des vagues de la mer s’associent dans sa pensée aux accélérations du sang qui coule dans ses veines, aussi bien qu’aux agitations fiévreuses de son âme envahie par la passion. C’est ainsi que partout il mêle ; quelque portion de lui-même aux choses du dehors et se prolonge ou se confond en elles. Mais ces impressions, déjà bien délicates à saisir, comment les exprimer ? Ces beautés, ces énergies ou ces assoupissemens de la nature, comment les traduire dans un art qui, sans le secours des paroles, est impuissant à fixer et à préciser aucune image ? Que si de la nature il se tourne vers lui-même, pensant trouver dans sa vie morale des élémens d’expression plus immédiats, le symphoniste se heurte à des impossibilités pareilles. Réduit aux seules ressources de l’orchestre, il pourra bien manifester la force ou la douceur des sentimens qu’il veut peindre, il ne parviendra jamais à définir, à spécifier ces sentimens eux-mêmes. Pour un auditeur non prévenu, l’amour et la haine, la colère ou la joie, le désespoir ou l’enthousiasme, toutes les violences, toutes les ardeurs parlent en musique le même langage. C’est la quantité, c’est la qualification des sentimens, ce n’est jamais leur essence qui pourra être nettement déterminée. Ainsi que le remarque avec raison M. Ed. Hanslick[13], « le motif musical a la conscience large » ; il n’est apte qu’à traduire des adjectifs, et Herbert Spencer exprime en d’autres termes la même pensée quand il dit que « si la musique est toujours une voix, c’est une voix sans articulations et sans mots, jamais une langue[14]. » Et cependant, en dépit de ces interdictions et de ces contraintes, les maîtres qui ont accepté franchement les conditions du genre ont su tirer de sa pauvreté apparente une richesse infinie de combinaisons. Ce domaine de l’indéterminé, où la symphonie est confinée, ils l’ont trouvé assez vaste pour ne jamais songer à en franchir les limites. Nous sommes ici-bas entourés de mystères et d’interrogations qui nous pressent, et la vie, la mort, nos aspirations, nos douleurs, sont autant d’énigmes auxquelles nous ne pouvons de nous-mêmes trouver une réponse. A toutes ces questions qui se dressent devant nous, la musique prête un langage à la fois vague et puissant, comme les sentimens qu’elles éveillent dans nos âmes. Bien différente de l’architecture à laquelle on l’a souvent comparée, elle n’édifie que dans le vide, avec des matériaux impondérables et invisibles, des monumens qui n’ont même pas un semblant de fixité, puisque ses formes sont successives et mobiles. Par les élémens qu’elle emploie, par son inutilité pratique, elle est le plus idéal de tous les arts et cependant celui qui agit le plus fortement sur notre organisme. Elle sollicite, en effet, elle s’assure en nous la complicité de nos sensations et la collaboration de notre esprit. C’est comme un échange d’idées continu par lequel elle nous tient en communication avec l’auteur. Outre la satisfaction de pressentir parfois où il nous mène, elle nous réserve le plaisir supérieur encore de trouver les solutions qu’il imagine plus belles que nos prévisions. Le charme des rentrées qui ramènent d’une manière inattendue un motif déjà connu, les retards ou les facilités apportés à ces retours d’un thème dont les formes imitatives nous ont déjà présenté des acceptions diverses, les modifications que le rythme, la tonalité ou l’instrumentation lui font subir, les contrastes que ce thème peut offrir avec d’autres motifs accessoires, bien d’autres élémens encore concourent à l’inépuisable variété du langage musical. De la plus simple donnée, l’artiste de génie tire des effets puissans et imprévus. Chez lui, l’invention de l’idée et son élaboration s’appellent, se complètent mutuellement, et la forme qu’il donne à cette idée est d’autant plus parfaite qu’elle peut moins en être séparée et qu’elle constitue avec elle un tout indissoluble. De toutes ces voix réunies de l’orchestre, avec leurs timbres différens, leur signification particulière, il fait comme la voix d’un seul être qui chante sa pensée, et, par les aspects nuancés qu’il nous en offre, nous oblige à nous y intéresser et la fait pénétrer profondément en nous.

Dans ces créations où la fantaisie semble se jouer si librement, une volonté intelligente a prescrit avec soin le plan de l’ensemble et les proportions des parties, réglé tous les moyens en vue de l’effet à produire, sans que jamais on doive sentir l’effort du travail. Nécessaire dans la constitution de toute œuvre d’art, cette science des nombres qui régit le cours harmonieux des astres aussi bien que le rythme des périodes musicales, doit cependant rester cachée, autrement, comme dit Goethe, « on voit le dessein de l’auteur et l’on est refroidi d’autant. » Mais on conçoit que pour mériter cet air de spontanéité qui nous charme dans leurs meilleures productions, les compositeurs ont dû beaucoup peiner. Que de fois nous voyons les plus grands déplorer l’impuissance où ils sont de faire naître ou de soutenir en eux l’inspiration. « Dire d’où viennent les idées, écrivait Mozart, et comment elles arrivent, cela me serait impossible ; ce qui est certain, c’est que je ne puis les faire venir quand je veux. » C’est dans les larmes à la suite de longs accès de surexcitation ou de désespoir que Beethoven trouvait les cris pathétiques qui s’exhalent si douloureusement de plusieurs de ses symphonies. Avant d’en émouvoir ses auditeurs, il en avait lui-même subi toutes les souffrances. « Il semble, disait à son tour Berlioz, que la plupart des compositeurs soient seulement les secrétaires d’un lutin musical qui leur dicte ses pensées quand il lui plaît, et dont les plus ardentes sollicitations ne sauraient vaincre le silence quand il a résolu de le garder[15]. »

Dans de telles conditions, sans prétendre établir ici une hiérarchie entre les divers modes d’expression musicale, on comprend que la symphonie soit le privilège du petit nombre. Il n’est pas de genre qui exige plus d’idées, ni des idées plus fortes, puisqu’elles doivent se suffire à elles-mêmes. Du reste, chez les maîtres eux-mêmes, est-il besoin de le remarquer, tout est loin d’avoir une valeur égale, et le temps marque vite ce qu’il a pu entrer de conventionnel dans leurs œuvres. En dépit des beautés sublimes de Haendel et de Bach, le style fugué qui était le leur, avec ses coupes austères, ses enchaînemens rigoureux, ses chutes souvent pareilles, ne va pas sans quelque longueur et quelque monotonie. Chez Haydn et chez Mozart, lui-même, malgré leur fécondité inventive, certaines cadences, certaines transitions portent leur date. Ces lieux communs, ces grâces surannées, ces moyens d’expression qui, pour avoir été trop prodigués, paraissent aujourd’hui un peu factices, on les rencontre plus rarement chez Beethoven, dont les allures demeurent toujours plus libres, plus imprévues, les formes plus vivantes et plus expressives. Outre le tour personnel de son langage, chaque artiste, d’ailleurs, de si haut qu’il domine les autres, ne se détache pas absolument de son époque ; il a, sans le vouloir, bien des traits qui l’y rattachent. On est étonné des similitudes qui existent entre des contemporains qui se croyaient très différens, et quand on pense à la violence de la querelle qui, au siècle dernier, divisait en adversaires irréconciliables les partisans de Gluck et ceux de Piccini, on est surtout frappé aujourd’hui par les analogies et l’air de famille qu’offrent ces deux maîtres.

La période de maturité de la symphonie, nous l’avons vu, ne devait pas être de longue durée. Après que, par une lente élaboration de ses matériaux et de sa forme, elle était parvenue à se constituer, bien vite elle avait atteint sa perfection qu’allait suivre de si près une rapide décroissance. Le nombre des morceaux qui la composent, l’ordre dans lequel ils se succèdent, leurs proportions, leur caractère, la gradation d’effets et les contrastes qu’ils présentent entre eux, tout cela n’était point l’effet du hasard. Mais pour donner la vie à un organisme si puissant et si complexe, la divination et l’instinct des maîtres avaient plus fait que les recherches des savans.

L’art a des clartés que la raison n’a pas. Bien avant que Chevreul érigeât on doctrine scientifique la loi du contraste simultané des couleurs, Titien et les maîtres de Venise avaient dans leurs radieuses peintures pratiqué pour la joie de nos yeux le rapprochement des couleurs amies, et les théoriciens de l’harmonie s’ingénient encore aujourd’hui à justifier ou à expliquer des accords que Beethoven avait osés et qui, tenus pour de véritables hérésies par les contrepointistes de son temps, demeurent consacrés par son nom. La symphonie tout entière avec ses moyens d’action, ses idées, son langage, émane du génie de l’homme, et entre les diverses formes de l’art, il n’en est pas qui soit une plus évidente démonstration de l’idéal ni qui l’affirme d’une manière plus communicative et plus saisissante.


EMILE MICHEL.

  1. Voyez la Revue du Ier octobre.
  2. Millin, Dictionnaire des Beaux-Arts ; Paris, 1806, t. II.
  3. L. Picquot, Notice sur la vie et les œuvres de L. Boccherini ; Paris, 1851.
  4. La Jeunesse de Beethoven, Revue du 15 septembre 1886.
  5. Langhans, Geschichte der Musik, II, p. 208 et suiv.
  6. Gesammelte Schriften, V, p. 219.
  7. Geschichte der Musik, II, p. 222.
  8. Elle fut exécutée à la fin de 1808, mais Beethoven y travaillait depuis quatre ans ; on trouve, en effet, des esquisses pour cette symphonie dans ses carnets de l’année 1804.
  9. Un poète de Brême, nommé Carl Iken, s’était fait une spécialité de ces programmes détaillés. Pour la symphonie en la majeur, il avait supposé une insurrection populaire dans laquelle un innocent fait prisonnier était livré aux juges. On entendait la défense de l’accuse, les plaintes des veuves et des orphelins, etc. Dans la seconde partie, l’insurrection recommençait.
  10. Questions sur le beau ; Revue des Deux Mondes, 18 juillet 1854.
  11. Ferdinand Hiller, F. Mendelssohn-Bartholdy ; Lettres et souvenirs.
  12. La doctrine artistique de Richard Wagner, par M. Houston Stewart Chamberlain. Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1895.
  13. Du beau dans la musique ; Brandus, 1877.
  14. Origine et fonction de la musique, dans les Essais de science et d’esthétique : Germer-Baillière, 1879, t. I.
  15. A travers chants, p. 325.