Les Maris

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Scène de la vie. Les Belles Poupées
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 119-130).


X

LES MARIS



Deux amies intimes, la comtesse Louise de Latil et madame Marie de Cherfix, s’étaient mariées le même jour, à la même heure, à l’église de Saint-Thomas-d’Aquin. En se disant adieu au sortir de la sacristie, car toutes les deux partaient, fuyaient Paris dans des directions différentes, elles avaient formé le projet d’entretenir une active correspondance. Cependant, ces deux jeunes femmes qui, grâce au ciel, étaient également peu épistolières, après six années écoulées, n’avaient encore échangé aucune lettre. Un matin, dans le parc Monceau, madame de Latil rencontra à l’improviste son amie, venue à Paris pour y passer quelques jours et, sans admettre aucune excuse, l’emmena chez elle, séance tenante. Quand les deux jeunes femmes furent commodément assises dans un boudoir tendu d’étoffe bleu pâle, dans laquelle luisaient aigus de vagues feuillages d’argent, elles causèrent. Puis, après les premières confidences, la comtesse de Latil laissa déborder toute l’amertume dont son cœur était plein.

— Ah ! ma chère, dit-elle, quelle niaiserie, quelle plaisanterie, quelle mystification, quelle horrible farce que le mariage ! Ah ! si on le savait à l’avance, comme on aimerait mieux tout ! Être religieuse sans vocation, que dis-je ? dame de compagnie dans le plus douloureux esclavage, petite maîtresse de piano sans talent, courant le cachet avec des caoutchoucs, actrice manquée, poétesse ridicule, saltimbanque vêtue en velours de coton semé d’étoiles, et jouant du trombone dans les foires, oui, cela vaudrait mieux. Et ce qu’il y a de pis, n’est-ce pas ? c’est que tous les maris, sans exception, sont exactement de la même farine.

— Oh ! pas tout à fait, dit madame de Cherfix.

— Oui, je te comprends, dit la comtesse, la douleur me rend injuste, et, en effet, tu dois être encore mille fois plus malheureuse que moi, car pour toi ce fut net et complet. Tu as épousé un simple colosse, un géant bon à montrer dans les baraques, un phénomène qui avec ses doigts casse en deux un fer à cheval, comme le maréchal de Saxe, et qui ne gagne pas de batailles ! Un Auvergnat qui te fait vivre en face d’un décor de volcans éteints, dans son Auvergne, où les dames portent des chemises en bois et, par économie, se mouchent dans des mouchoirs épais comme des planches.

— Il est vrai, dit madame de Cherfix, que mon mari est très fort et casse tout ce qu’il veut casser ; mais je ne m’en plains pas.

— Ah ! pauvre petite ! dit madame de Latil, je vois que l’abominable déesse de la Province, la Résignation, a déjà mis son pied sur ta poitrine. Moi, du moins, j’ai été, je suis, j’ai pu rester une dame parisienne, et je brille, et je fais belle figure, et l’on m’envie. Oui, ce qu’on voit de moi est charmant et superbe ; mais, comme dit Ruy Blas, si tu voyais dedans ! Ma chère Marie, mon choix ne semblait-il pas justifié ? Monsieur de Latil est comte. Quand ma main lui fut accordée, sa richesse était proverbiale ; avec ses grands yeux brillants et humides, ses lèvres de pourpre, sa barbe légère, son nez hardi, vivant et nullement grec, il ressemblait don Juan très jeune, et du consentement de tous les hommes, de toutes les femmes surtout, il était en effet un don Juan. Il avait affolé tant de femmes, qu’on ne les comptait plus ; bien qu’il ne s’adonnât particulièrement à aucun art, les poètes et les artistes, en lui parlant, disaient : Nous autres. Il était sportsman, cavalier, homme d’épée, amateur d’art, et, comme c’était un point universellement admis, prodigieusement spirituel. Enfin, il savait si bien causer avec les femmes que, lorsqu’il leur donnait la réplique, elles ne disaient jamais de bêtises. Et lorsqu’il fut à moi, les dames jeunes et vieilles, les envieuses, les rivales, les Agnès rêveuses et rougissantes jetaient sur moi des regards qui signifiaient : Celle-là est bien heureuse !

— Mais, dit madame de Cherfix, il me semble qu’elles n’avaient pas tort.

— Ah ! dit la comtesse, des fruits devenus cendre et des louis d’or changés en feuilles sèches, voilà ce que j’avais dans la main ! Un spectre, une ombre, une chimère, un mort déjà plus qu’à moitié endormi, et, qui pis est, un escamoteur, un charlatan, un comédien, voilà qui j’ai épousé ; et ce que j’ai, c’est rien du tout ! Monsieur de Latil est comte, rien de plus vrai ; un de ses ancêtres a été anobli par Henri IV, pour avoir été plus que complaisant dans une histoire d’amour, dont il ne faut pas réveiller le souvenir. Riche, il l’est aussi, mais comme un joueur assis à une table de baccarat, tous ses fonds, réels et chimériques, étant engagés dans des affaires susceptibles de tous les dénouements, et incertaines comme le temps qu’il fera dans quinze jours. Au milieu du monde, à l’Opéra, dans un salon, Guy de Latil est pareil un jeune dieu, et sa beauté est celle d’un adolescent. Mais la première fois qu’il est resté avec moi à la maison, je l’ai vu tel qu’il est, vieux, fatigué, irrévocablement malade de tristesse et d’ennui, à bout d’excès, ayant besoin, non des baisers d’une femme, mais des soins d’une mère, foncièrement égoïste et ingrat comme un ancien homme à bonnes fortunes.

Enfin, ce miracle d’esprit ne sait rien, ne se connaît à rien, n’a rien lu. Quand il s’est bien frotté au monde parisien, à son cercle ou sur le boulevard, il rapporte de là une moisson d’anecdotes et de saillies, qu’il répète avec une grâce apprise ; mais abandonné à lui-même, il est entièrement dépourvu d’idées, ignorant comme une carpe, ennuyeux, ennuyé, méchant, parce qu’il a la tête vide comme une calebasse. Ses talents de sportsman, d’écuyer, d’escrimeur, autant de balivernes ; il n’est qu’un cabotin bien seriné, répétant le jeu réglé par un bon metteur en scène. Je n’ai pas eu d’enfant et je n’en aurai pas, tu comprends assez pourquoi, et, du matin au soir, je me demande avec stupéfaction ce que je fais sur la terre.

— Mais, dit madame de Cherfix, ton mari est un monstre.

— Oui, dit Louise de Latil, comme le tien et comme tous les autres maris. Son tort le plus impardonnable, c’est qu’il n’existe pas. Mais enfin, ce malade chimérique, ce reflet d’une lumière absente, ce fantôme vague et indécis, crois-tu que je le possède entièrement et qu’il appartienne à moi seule ? Ah ! Marie, il n’est pas plus à moi que le pavé des rues foulé par les pieds des passants et que l’air souillé et vicié par leurs haleines ! Comme les comédiens qui ont longtemps joué l’emploi de Bressant, il, est invinciblement cousu dans sa peau d’amoureux, et il ne dépendrait nullement de lui de ne pas faire les mines et de ne pas dire les paroles qui ravissent les femmes sottes, c’est-à-dire beaucoup de femmes. Dès que monsieur de Latil ouvre la bouche, elles font des yeux de carpe pâmée et elles ont l’air de vouloir tomber dans ses bras. Ah ! si elles pouvaient le voir comme je le vois, triste, quinteux et regardant ses bibelots avec étonnement, d’un œil atone, comme s’il ne les avait jamais vus ! Mes seuls bons jours, c’est ceux où monsieur de Latil trouve la force de me quereller, de s’emporter ; car alors, nous avons encore des raccommodements ; et, il faut bien le dire, lorsqu’il s’agit de parler d’amour, Guy est plein d’élégance et d’ingéniosité, gracieux comme une femme, et d’une habileté en quelque sorte professionnelle. Mais ces raccommodements, qui toujours furent séparés par de longs intervalles, sont devenus à présent de plus en plus rares, et il m’est effroyablement facile de les compter.

— Ah ! ma chère Louise, dit madame Marie de Cherfix, qui rougit de plaisir, pardonne-moi si je fais tomber de tes yeux des écailles ; mais, par ton discours même et par ton triste récit, je comprends à quel point je suis heureuse ! Un seul mot te le dira ; tu parles du seul bien qui te reste, des raccommodements inespérés et lointains. Eh bien ! comprends mon bonheur ! Mon mari et moi, nous ne nous sommes jamais querellés, nous ne nous querellons jamais et à aucun titre ; mais nous nous raccommodons tous les jours !

— Sans exception ? demanda vivement madame de Latil.

— Sans aucune exception, dit madame de Cherfix, et, au contraire, avec d’adorables répétitions, qui ressemblent au retour, toujours attendu et pourtant délicieusement imprévu, des rimes dans un poème. Tel est mon mari.

— Et, dit la comtesse de Latil, à qui son désespoir dictait l’ironie de cette plaisanterie effrontée, tu ne le prêtes pas ?

— Sous aucun prétexte, dit madame de Cherfix, et, ce qui vaut encore mieux, il ne se prête pas lui-même. C’est tout simplement, et sans plus, un mari fidèle ! Il n’a d’yeux que pour moi, et regarde les autres femmes comme des figures sans intérêt, qui seraient peintes sur un mur. Nous sommes des provinciaux, ma chère Louise ; mais la province, c’est toutes sortes de choses, comme les fagots de Molière et comme les langues d’Ésope. On y voit des êtres qui grignotent, comme des souris, les parents à héritage encore vivants, et d’autres qui se disputent les sous, comme des chiens un os ; mais on y rencontre aussi des mâles, comme Jean de Cherfix. Tu me disais qu’il n’a pas gagné des batailles, comme le maréchal de Saxe ; mais il a été zouave en Afrique, et il s’y est fait trouer la peau, aussi bien qu’un prince. Tu riais des fers à cheval qu’il casse avec ses doigts ; mais au château que nous habitons près de Chamalières, à deux kilomètres de Clermont précisément dans un décor de volcans et de puys, et où nous vivons comme deux amants que nous sommes ; c’est un de nos plaisirs d’aller seuls, sans valets, même le soir et la nuit, porter des secours aux malades et aux misérables. Alors, quand nous marchons ainsi dans les chemins creux, sous les grandes roches noires, il ne me déplaît pas que Jean soit fort comme il l’est, car si nous les rencontrons sur notre route, c’est pour les voleurs et pour les loups que la rencontre est mauvaise. Avec mon mari, je me sens mieux gardée que par une compagnie de gendarmes, et je suis bien tranquille. Enfin, j’ai quatre enfants, hâlés, robustes, forts comme de petits Turcs ; ceux qui peuvent marcher déjà se baignent dans l’eau écumeuse de la Tiretaine, entre les blocs de lave, et sautent sur les chevaux, et s’y tiennent en empoignant leurs crinières. Comme il faut nourrir, peigner, habiller, torcher, baiser et adorer tout ce monde-là, tu penses que je ne m’ennuie pas ; car, avec quatre enfants, il y a de quoi faire ; mais j’espère que nous en aurons beaucoup d’autres.

Nos moyens nous le permettent ! Nous avons cinq cent mille francs de rente en bonnes terres ; car de temps immémorial, les Cherfix, laboureurs et moissonneurs, ont gardé leurs biens au soleil et, en ce qui les concerne personnellement, se sont méfiés de l’industrie et du commerce, comme un chat échaudé craint l’eau froide. Nous sommes riches sans escamotage, et libres comme des oiseaux. Je ne donne aucun thé de cinq heures et aucunes dames, aux joues hypocritement peintes de rouges timides, ne viennent, en robes de Worth, me raconter des cancans de portières. De temps en temps, assez souvent même, nous donnons à nos voisins de ville et de campagne de grands festins, où on mange, non comme à Paris, des cristaux à grand spectacle et des porcelaines décorées comme des diplomates, mais des carpes géantes, des pâtés de venaison qui ressemblent à des forteresses, des longes de veau de rivière, des gigots de nos moutons, des perdreaux, des cailles et des bécasses, et aussi des cochons de lait, rôtis devant la flamme de la cheminée, et les légumes et les fruits de nos jardins, et des volailles non engraissées artificiellement, et des confitures faites par moi même, avec des fruits et du sucre ! Le tout arrosé par les meilleurs vins de France, dont nos caves sont pleines. Or, comme tu le comprends bien, des gens abreuvés et nourris de la sorte n’ont aucune raison pour être méchants, ou même bavards et pour remplacer le rôti par des tirades ; en sorte que nos convives nous font bonne et joyeuse compagnie.

Mais, la plupart du temps, nous sommes seuls ! Tu t’inquiétais de savoir si mon Auvergnat a de l’esprit. Il a bien mieux que cela. Comme il m’a élevée et instruite, je suis assez savante aujourd’hui pour te le dire, tous les mots qu’on rapporte du Cercle des Mirlitons, ou de chez Tortoni, sont âgés de plusieurs milliers d’années, et, par un chemin très long, il est vrai, viennent des anciens poèmes. Neveu de l’ancien évêque de Clermont, Jean a eu pour précepteur le secrétaire de ce prélat, qui était un colosse de science ; aussi sait-il les langues anciennes et modernes, la musique, la poésie, l’histoire des religions, et tout le reste. Le soir, nous ne nous ennuyons nullement. Nous jouons du Wagner ou du Bach, sans être troublés par aucuns philistins ; puis, comme nous recevons tous les livres, tous les journaux et toutes les revues, nous lisons pour nous amuser, et si les nouveautés nous ont trop barbouillés, nous nous débarbouillons avec la bonne ambroisie du Ramayana et de l’Iliade. Nous lisons aussi, jusqu’à minuit, Victor Hugo, ou Théophile Gautier, ou Baudelaire ; et alors arrive naturellement l’heure impatiemment désirée et attendue de nous raccommoder !

Ainsi parlait madame de Cherfix, et la comtesse de Latil l’écoutait, bouche bée, comme un petit enfant écoute l’histoire de Peau d’Âne. Mais tout à coup, l’heureuse provinciale instinctivement regarda sa montre ; elle vit qu’il était l’heure où son mari devait l’attendre, et elle s’enfuit à la hâte, ayant à peine pris le temps d’embrasser rapidement son amie. Cependant, la comtesse Louise restait immobile, un peu ivre, comme si elle eût avalé un trop généreux vin. Enfin, elle sortit de sa rêverie et, regardant une belle rose ouverte, qui rougissait splendidement dans un pur cristal de Venise :

— Tous les jours ! dit-elle, pensive.