Les Mille et Un Fantômes/Chapitre 15

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A. Cadot (2p. 256-309).

XV.

Le Monastère de Hango


Quand je me réveillai, j’étais dans ma chambre, couchée sur mon lit ; une des deux femmes veillait près de moi.

Je demandai où était Smérande ; on me répondit qu’elle veillait près du corps de son fils.

Je demandai où était Grégoriska ; on me répondit qu’il était au monastère de Hango.

Il n’était plus question de fuite. Kostaki n’était-il pas mort ? Il n’était plus question de mariage. Pouvais-je épouser le fratricide ?

Trois jours et trois nuits s’écoulèrent ainsi au milieu de rêves étranges. Dans ma veille ou dans mon sommeil, je voyais toujours ces deux yeux vivants au milieu de ce visage mort : c’était une vision horrible.

C’était le troisième jour que devait avoir lieu l’enterrement de Kostaki.

Le matin de ce jour on m’apporta de la part de Smérande un costume complet de veuve. Je m’habillai et je descendis.

La maison semblait vide ; tout le monde était à la chapelle.

Je m’acheminai vers le lieu de la réunion. Au moment où j’en franchis le seuil, Smérande, que je n’avais pas vue depuis trois jours, franchit le seuil et vint à moi.

Elle semblait une statue de la Douleur. D’un mouvement lent comme celui d’une statue, elle posa ses lèvres glacées sur mon front, et, d’une voix qui semblait déjà sortir de la tombe, elle prononça ces paroles habituelles :

— Kostaki vous aime.

Vous ne pouvez vous faire une idée de l’effet que produisirent sur moi ces paroles. Cette protestation d’amour faite au présent, au lieu d’être faite au passé ; ce vous aime, au lieu de vous aimait ; cet amour d’outre-tombe qui venait me chercher dans la vie, produisit sur moi une impression terrible.

En même temps, un étrange sentiment s’emparait de moi, comme si j’eusse été en effet la femme de celui qui était mort, et non la fiancée de celui qui était vivant. Ce cercueil m’attirait à lui, malgré moi, douloureusement, comme on dit que le serpent attire l’oiseau qu’il fascine. Je cherchai des yeux Grégoriska.

Je l’aperçus, pâle et debout, contre une colonne ; ses yeux étaient au ciel. — Je ne puis dire s’il me vit.

Les moines du couvent de Hango entouraient le corps en chantant des psalmodies du rit grec, quelquefois harmonieuses, plus souvent monotones. Je voulais prier aussi, moi ; mais la prière expirait sur mes lèvres, mon esprit était tellement bouleversé, qu’il me semblait bien plutôt assister à un consistoire de démons qu’à une réunion de prêtres.

Au moment où l’on enleva le corps, je voulus le suivre, mais mes forces s’y refusèrent. Je sentis mes jambes craquer sous moi, et je m’appuyai à la porte.

Alors Smérande vint à moi, et fit un signe à Grégoriska.

Grégoriska obéit, et s’approcha.

Alors Smérande m’adressa la parole en langue moldave.

— Ma mère m’ordonne de vous répéter mot pour mot ce qu’elle va dire, fit Grégoriska.

Alors Smérande parla de nouveau ; quand elle eut fini :

— Voici les paroles de ma mère, dit-il : « Vous pleurez mon fils, Hedwige, vous l’aimiez, n’est-ce pas ? Je vous remercie de vos larmes et de votre amour ; désormais vous êtes autant ma fille que si Kostaki eût été votre époux, vous avez désormais une patrie, une mère, une famille. Répandons la somme de larmes que l’on doit aux morts, puis ensuite redevenons toutes deux dignes de celui qui n’est plus… moi sa mère, vous sa femme ! Adieu ! rentrez chez vous ; moi, je vais suivre mon fils jusqu’à sa dernière demeure ; à mon retour, je m’enfermerai avec ma douleur, et vous ne me verrez que lorsque je l’aurai vaincue ; soyez tranquille, je la tuerai, car je ne veux pas qu’elle me tue. »

Je ne pus répondre à ces paroles de Smérande, traduites par Grégoriska, que par un gémissement.

Je remontai dans ma chambre, le convoi s’éloigna. Je le vis disparaître à l’angle du chemin. Le couvent de Hango n’était qu’à une demi-lieue du château, en droite ligne ; mais les obstacles du sol forçaient la route de dévier, et, en suivant la route, il s’éloignait de près de deux heures.

Nous étions au mois de novembre. Les journées étaient redevenues froides et courtes. À cinq heures du soir, il faisait nuit close.

Vers sept heures, je vis reparaître des torches. C’était le cortège funèbre qui rentrait. Le cadavre reposait dans le tombeau de ses pères. Tout était dit.

Je vous ai dit à quelle obsession étrange je vivais en proie depuis le fatal événement qui nous avait tous habillés de deuil, et surtout depuis que j’avais vu se rouvrir et se fixer sur moi les yeux que la mort avait fermés. Ce soir-là, accablée par les émotions de la journée, j’étais plus triste encore. J’écoutais sonner les différentes heures à l’horloge du château, et je m’attristais au fur et à mesure que le temps envolé me rapprochait de l’instant où Kostaki avait dû mourir.

J’entendis sonner neuf heures moins un quart.

Alors une étrange sensation s’empara de moi. C’était une terreur frissonnante qui courait par tout mon corps, et le glaçait ; puis, avec cette terreur, quelque chose comme un sommeil invincible qui alourdissait mes sens ; ma poitrine s’oppressa, mes yeux se voilèrent. J’étendis les bras, et j’allai à reculons tomber sur mon lit.

Cependant mes sens n’avaient pas tellement disparu que je ne pusse entendre comme un pas qui s’approchait de ma porte ; puis il me sembla que ma porte s’ouvrait ; puis je ne vis et n’entendis plus rien.

Seulement je sentis une vive douleur au cou.

Après quoi je tombai dans une léthargie complète.

À minuit je me réveillai, ma lampe brûlait encore ; je voulus me lever, mais j’étais si faible, qu’il me fallut m’y reprendre à deux fois. Cependant je vainquis cette faiblesse, et comme, éveillée, j’éprouvais au cou la même douleur que j’avais éprouvée dans mon sommeil : je me traînai, en m’appuyant contre la muraille, jusqu’à la glace et je regardai.

Quelque chose de pareil à une piqûre d’épingle, marquait l’artère de mon col.

Je pensai que quelque insecte m’avait mordu pendant mon sommeil, et, comme j’étais écrasée de fatigue, je me couchai et je m’endormis.

Le lendemain, je me réveillai comme d’habitude. Comme d’habitude, je voulus me lever aussitôt que mes yeux furent ouverts ; mais j’éprouvai une faiblesse que je n’avais éprouvée encore qu’une seule fois dans ma vie, le lendemain d’un jour où j’avais été saignée.

Je m’approchai de ma glace, et je fus frappée de ma pâleur.

La journée se passa triste et sombre, j’éprouvais une chose étrange ; où j’étais, j’avais besoin de rester, tout déplacement était une fatigue.

La nuit vint, on m’apporta ma lampe ; mes femmes, je le compris du moins à leurs gestes, m’offraient de rester près de moi. Je les remerciai : elles sortirent.

À la même heure que la veille, j’éprouvai les mêmes symptômes. Je voulus me lever alors et appeler du secours ; mais je ne pus aller jusqu’à la porte. J’entendis vaguement le timbre de l’horloge sonnant neuf heures moins un quart ; les pas résonnèrent, la porte s’ouvrit ; mais je ne voyais, je n’entendais rien ; comme la veille, j’étais allée tomber renversée sur mon lit.

Comme la veille, j’éprouvai une douleur aiguë au même endroit.

Comme la veille, je me réveillai à minuit ; seulement, je me réveillai plus faible et plus pâle que la veille.

Le lendemain encore l’horrible obsession se renouvela.

J’étais décidée à descendre près de Smérande, si faible que je fusse, lorsqu’une de mes femmes entra dans ma chambre, et prononça le nom de Grégoriska.

Grégoriska venait derrière elle.

Je voulus me lever pour le recevoir, mais je retombai sur mon fauteuil.

Il jeta un cri en m’apercevant, et voulut s’élancer vers moi ; mais j’eus la force d’étendre le bras vers lui.

— Que venez-vous faire ici ? lui demandai-je.

— Hélas ! dit-il, je venais vous dire adieu ! je venais vous dire que je quitte ce monde qui m’est insupportable sans votre amour et sans votre présence ; je venais vous dire que je me retire au monastère de Hango.

— Ma présence vous est ôtée, Grégoriska, lui répondis-je, mais non mon amour. Hélas ! je vous aime toujours, et ma grande douleur, c’est que désormais cet amour soit presque un crime.

— Alors, je puis espérer que vous prierez pour moi, Hedwige.

— Oui ; seulement je ne prierai pas longtemps, ajoutai-je avec un sourire.

— Qu’avez-vous donc, en effet, et pourquoi êtes-vous si pâle ?

— J’ai… que Dieu prend pitié de moi, sans doute, et qu’il m’appelle à lui !

Grégoriska s’approcha de moi, me prit une main, que je n’eus pas la force de lui retirer, et, me regardant fixement :

— Cette pâleur n’est point naturelle, Hedwige ; d’où vient-elle ? dites.

— Si je vous le disais, Grégoriska, vous croiriez que je suis folle.

— Non, non, dites, Hedwige, je vous en supplie, nous sommes ici dans un pays qui ne ressemble à aucun autre pays, dans une famille qui ne ressemble à aucune autre famille. Dites, dites tout, je vous en supplie.

Je lui racontai tout : cette étrange hallucination qui me prenait à cette heure où Kostaki avait dû mourir ; cette terreur, cet engourdissement, ce froid de glace, cette prostration qui me couchait sur mon lit, ce bruit de pas que je croyais entendre, cette porte que je croyais voir s’ouvrir, enfin cette douleur aiguë suivie d’une pâleur et d’une faiblesse sans cesse croissantes.

J’avais cru que mon récit paraîtrait, à Grégoriska, un commencement de folie, et je l’achevais avec une certaine timidité, quand, au contraire, je vis qu’il prêtait à ce récit une attention profonde.

Après que j’eus cessé de parler, il réfléchit un instant.

— Ainsi, demanda-t-il, vous vous endormez chaque soir à neuf heures moins un quart ?

— Oui, quelques efforts que je fasse pour résister au sommeil.

— Ainsi, vous croyez voir s’ouvrir votre porte ?

— Oui, quoique je la ferme au verrou.

— Ainsi, vous ressentez une douleur aiguë au col ?

— Oui, quoique à peine mon col conserve la trace d’une blessure.

— Voulez-vous permettre que je voie ? dit-il.

— Je renversai ma tête sur mon épaule.

Il examina cette cicatrice.

— Hedwige, dit-il après un instant, avez-vous confiance en moi ?

— Vous le demandez ? répondis-je.

— Croyez-vous en ma parole ?

— Comme je crois aux saints Évangiles.

— Eh bien ! Hedwige, sur ma parole, je vous jure que vous n’avez pas huit jours à vivre, si vous ne consentez pas à faire, aujourd’hui même, ce que je vais vous dire :

— Et si j’y consens ?

— Si vous y consentez, vous serez sauvée peut-être.

— Peut-être ?

Il se tut.

— Quoi qu’il doive arriver, Grégoriska, repris-je, je ferai ce que vous m’ordonnerez de faire.

— Eh bien ! écoutez, dit-il, et surtout ne vous effrayez pas. Dans votre pays, comme en Hongrie, comme dans notre Roumanie, il existe une tradition.

Je frissonnai, car cette tradition m’était revenue à la mémoire.

— Ah ! dit-il, vous savez ce que je veux dire ?

— Oui, répondis-je, j’ai vu, en Pologne, des personnes soumises à cette horrible fatalité.

— Vous voulez parler des vampires, n’est-ce pas ?

— Oui, dans mon enfance, j’ai vu déterrer, dans le cimetière d’un village appartenant à mon père, quarante personnes — mortes en quinze jours, — sans que l’on pût deviner la cause de leur mort. Dix-sept ont donné tous les signes du vampirisme, c’est-à-dire qu’on les a retrouvés frais, vermeils, — et pareils à des vivants, — les autres étaient leurs victimes.

— Et que fit-on pour en délivrer le pays ?

— On leur enfonça un pieu dans le cœur, et on les brûla ensuite.

— Oui, c’est ainsi que l’on agit d’ordinaire ; mais, pour nous, cela ne suffit pas. Pour vous délivrer du fantôme, je veux d’abord le connaître, et, de par le ciel, je le connaîtrai. Oui, et, s’il le faut, je lutterai corps à corps avec lui, quel qu’il soit.

— Oh ! Grégoriska, m’écriai-je, effrayée.

— J’ai dit : quel qu’il soit, et je le répète. — Mais il faut, pour mener à bien cette terrible aventure, que vous consentiez à tout ce que je vais exiger de vous.

— Dites.

— Tenez-vous prête à sept heures. — Descendez à la chapelle ; descendez-y seule ; — il faut vaincre votre faiblesse, Hedwige, — il le faut. — Là, nous recevrons la bénédiction nuptiale. Consentez-y, ma bien-aimée ; il faut, pour vous défendre, que, devant Dieu et devant les hommes, j’aie le droit de veiller sur vous. Nous remonterons ici, et alors nous verrons.

— Oh ! Grégoriska, m’écriai-je, si c’est lui, il vous tuera.

— Ne craignez rien, ma bien-aimée Hedwige. Seulement, consentez.

— Vous savez bien que je ferai tout ce que vous voudrez, Grégoriska.

— À ce soir, alors.

— Oui, faites de votre côté ce que vous voulez faire, et je vous seconderai de mon mieux, allez.

Il sortit. Un quart d’heure après, je vis un cavalier bondissant sur la route du monastère ; c’était lui !

À peine l’eus-je perdu de vue que je tombai à genoux, et que je priai comme on ne prie plus dans vos pays sans croyance, et j’attendis sept heures, offrant à Dieu et aux saints l’holocauste de mes pensées ; je ne me relevai qu’au moment où sonnèrent sept heures.

J’étais faible comme une mourante, pâle comme une morte. Je jetai sur ma tête un grand voile noir, je descendis l’escalier, me soutenant aux murailles, et me rendis à la chapelle sans avoir rencontré personne.

Grégoriska m’attendait avec le père Bazile, supérieur du couvent de Hango. Il portait au côté une épée sainte, relique d’un vieux croisé qui avait pris Constantinople avec Ville-Hardouin et Beaudoin de Flandre.

— Hedwige, dit-il en frappant de la main sur son épée, avec l’aide de Dieu, voici qui rompra le charme qui menace votre vie. Approchez donc résolument, voici un saint homme qui, après avoir reçu ma confession, va recevoir nos serments.

La cérémonie commença ; jamais peut-être il n’y en eut de plus simple et de plus solennelle à la fois. Nul n’assistait le pope ; lui-même nous plaça sur la tête les couronnes nuptiales. Vêtus de deuil tous deux, nous fîmes le tour de l’autel un cierge à la main ; puis le religieux, ayant prononcé les paroles saintes, ajouta :

— Allez maintenant, mes enfants, et que Dieu vous donne la force et le courage de lutter contre l’ennemi du genre humain. Vous êtes armés de votre innocence et de sa justice ; vous vaincrez le démon. Allez, et soyez bénis.

Nous baisâmes les livres saints et nous sortîmes de la chapelle.

Alors, pour la première fois, je m’appuyai sur le bras de Grégoriska, et il me sembla qu’au toucher de ce bras vaillant, qu’au contact de ce noble cœur, la vie rentrait dans mes veines. Je me croyais certaine de triompher, puisque Grégoriska était avec moi ; nous remontâmes dans ma chambre.

Huit heures et demie sonnaient.

— Hedwige, me dit alors Grégoriska, nous n’avons pas de temps à perdre. Veux-tu t’endormir comme d’habitude, et que tout se passe pendant ton sommeil ? Veux-tu rester éveillée et tout voir ?

— Près de toi, je ne crains rien, je veux rester éveillée, je veux tout voir.

Grégoriska tira de sa poitrine un buis béni, tout humide encore d’eau sainte, et me le donna.

— Prends donc ce rameau, dit-il, couche-toi sur ton lit, récite les prières à la Vierge et attends sans crainte. Dieu est avec nous. Surtout ne laisse pas tomber ton rameau ; avec lui, tu commanderas à l’enfer même. Ne m’appelle pas, ne crie pas ; prie, espère et attends.

Je me couchai sur le lit, je croisai mes mains sur ma poitrine, sur laquelle j’appuyai le rameau béni.

Quant à Grégoriska, il se cacha derrière le dais dont j’ai parlé, et qui coupait l’angle de ma chambre.

Je comptais les minutes, et sans doute Grégoriska les comptait aussi de son côté.

Les trois quarts sonnèrent.

Le retentissement du marteau vibrait encore, que je ressentis ce même engourdissement, cette même terreur, ce même froid glacial ; mais j’approchai le rameau béni de mes lèvres, et cette première sensation se dissipa.

Alors, j’entendis bien distinctement le bruit de ce pas lent et mesuré qui retentissait dans l’escalier et qui s’approchait de ma porte.

Puis ma porte s’ouvrit lentement, sans bruit, comme poussée par une force surnaturelle, et alors…

La voix s’arrêta comme étouffée dans la gorge de la narratrice.

— Et alors, continua-t-elle avec un effort, j’aperçus Kostaki, pâle comme je l’avais vu sur la litière ; ses longs cheveux noirs, épars sur ses épaules, dégouttaient de sang ; il portait son costume habituel ; seulement il était ouvert sur sa poitrine, et laissait voir sa blessure saignante.

Tout était mort, tout était cadavre… chair, habits, démarche… les yeux seuls, ces yeux terribles, étaient vivants.

À cette vue, chose étrange ! au lieu de sentir redoubler mon épouvante, je sentis croître mon courage. Dieu me l’envoyait, sans doute, pour que je pusse juger ma position et me défendre contre l’enfer. Au premier pas que le fantôme fit vers mon lit, je croisai hardiment mon regard avec ce regard de plomb, et lui présentai le rameau béni.

Le spectre essaya d’avancer ; mais un pouvoir plus fort que le sien le maintint à sa place. Il s’arrêta :

— Oh ! murmura-t-il ; elle ne dort pas, elle sait tout.

Il parlait en moldave, et cependant j’entendais comme si ces paroles eussent été prononcées dans une langue que j’eusse comprise.

Nous étions ainsi en face, le fantôme et moi, sans que mes yeux pussent se détacher des siens, lorsque je vis, sans avoir besoin de tourner la tête de son côté, Grégoriska sortir de derrière la stalle de bois, semblable à l’ange exterminateur et tenant son épée à la main. Il fit le signe de la croix de la main gauche et s’avança lentement l’épée tendue vers le fantôme ; celui-ci, à l’aspect de son frère, avait à son tour tiré son sabre avec un éclat de rire terrible ; mais, à peine le sabre eut-il touché le fer béni, que le bras du fantôme retomba inerte près de son corps.

Kostaki poussa un soupir plein de lutte et de désespoir.

— Que veux-tu ? dit-il à son frère.

— Au nom du Dieu vivant, dit Grégoriska, je t’adjure de répondre.

— Parle, dit le fantôme en grinçant des dents.

— Est-ce moi qui t’ai attendu ?

— Non.

— Est-ce moi qui t’ai attaqué ?

— Non.

— Est-ce moi qui t’ai frappé ?

— Non.

— Tu t’es jeté sur mon épée, et voilà tout. Donc, aux yeux de Dieu et des hommes, je ne suis pas coupable du crime de fratricide ; donc tu n’as pas reçu une mission divine, mais infernale ; donc tu es sorti de la tombe, non comme une ombre sainte, mais comme un spectre maudit, et tu vas rentrer dans ta tombe.

— Avec elle, oui ! s’écria Kostaki en faisant un effort suprême pour s’emparer de moi.

— Seul ! s’écria à son tour Grégoriska ; cette femme m’appartient.

Et, en prononçant ces paroles, du bout du fer béni il toucha la plaie vive.

Kostaki poussa un cri comme si un glaive de flamme l’eût touché, et, portant la main gauche à sa poitrine, il fit un pas en arrière.

En même temps, et d’un mouvement qui semblait être emboîté avec le sien, Grégoriska fit un pas en avant ; alors, les yeux sur les yeux du mort, l’épée sur la poitrine de son frère, commença une marche lente, terrible, solennelle ; quelque chose de pareil au passage de don Juan et du commandeur ; le spectre reculant sous le glaive sacré, sous la volonté irrésistible du champion de Dieu ; celui-ci le suivant pas à pas sans prononcer une parole ; tous deux haletants ; tous deux livides, le vivant poussant le mort devant lui, et le forçant d’abandonner ce château qui était sa demeure dans le passé, pour la tombe qui était sa demeure dans l’avenir.

Oh ! c’était horrible à voir, je vous jure.

Et pourtant, mue moi-même par une force supérieure, invisible, inconnue, sans me rendre compte de ce que je faisais, je me levai et je les suivis. Nous descendîmes l’escalier, éclairés seulement par les prunelles ardentes de Kostaki. Nous traversâmes ainsi la galerie, ainsi la cour. Nous franchîmes ainsi la porte de ce même pas mesuré : le spectre à reculons, Grégoriska le bras tendu, moi les suivant.

Cette course fantastique dura une heure : il fallait reconduire le mort à sa tombe ; seulement, au lieu de suivre le chemin habituel, Kostaki et Grégoriska avaient coupé le terrain en droite ligne, s’inquiétant peu des obstacles qui avaient cessé d’exister : sous leurs pieds, le sol s’aplanissait, les torrents se desséchaient, les arbres se reliaient, les rocs s’écartaient ; le même miracle s’opérait pour moi qui s’opérait pour eux ; seulement tout le ciel me semblait couvert d’un crêpe noir, la lune et les étoiles avaient disparu, et je ne voyais toujours dans la nuit briller que les yeux de flamme du vampire.

Nous arrivâmes ainsi à Hango, ainsi nous passâmes à travers la haie d’arbousiers qui servait de clôture au cimetière. À peine entrée, je distinguai dans l’ombre la tombe de Kostaki placée à côté de celle de son père ; j’ignorais qu’elle fût là, et cependant je la reconnus.

Cette nuit-là je savais tout.

Au bord de la fosse ouverte, Grégoriska s’arrêta.

— Kostaki, dit-il, tout n’est pas encore fini pour toi, — et une voix du ciel me dit que tu seras pardonné si tu te repens : promets-tu de rentrer dans ta tombe, — promets-tu de n’en plus sortir, — promets-tu de vouer enfin à Dieu le culte qui tu as voué à l’enfer ?

— Non ! répondit Kostaki.

— Te repens-tu ? demanda Grégoriska.

— Non !

— Pour la dernière fois, Kostaki ?

— Non !

— Eh bien ! appelle à ton secours Satan, comme j’appelle Dieu au mien, et voyons, cette fois encore, à qui restera la victoire.

Deux cris retentirent en même temps ; les fers se croisèrent tout jaillissants d’étincelles, et le combat dura une minute qui me parut un siècle.

Kostaki tomba ; je vis se lever l’épée terrible, je la vis s’enfoncer dans son corps et clouer ce corps a la terre fraîchement remuée.

Un cri suprême, et qui n’avait rien d’humain, passa dans l’air.

J’accourus.

Grégoriska était resté debout, mais chancelant.

J’accourus et je le soutins dans mes bras.

— Etes-vous blessé ? lui demandai-je avec anxiété.

— Non, me dit-il ; mais dans un duel pareil, chère Hedwige, ce n’est pas la blessure qui tue, c’est la lutte. J’ai lutté avec la mort, j’appartiens à la mort.

— Ami, ami, m’écriai-je, éloigne-toi, éloigne-toi d’ici, et la vie reviendra peut-être.

— Non, dit-il, voilà ma tombe, Hedwige ; mais ne perdons pas de temps ; prends un peu de cette terre imprégnée de son sang, et applique-la sur la morsure qu’il t’a faite ; c’est le seul moyen de te préserver dans l’avenir de son horrible amour.

J’obéis en frissonnant. Je me baissai pour ramasser cette terre sanglante, et, en me baissant, je vis le cadavre cloué au sol, l’épée bénie lui traversait le cœur, et un sang noir et abondant sortait de sa blessure, comme s’il venait seulement de mourir à l’instant même.

Je pétris un peu de terre avec le sang, et j’appliquai l’horrible talisman sur ma blessure.

— Maintenant, mon Hedwige adorée, dit Grégoriska d’une voix affaiblie, écoute bien mes dernières instructions : quitte le pays aussitôt que tu pourras. La distance seule est une sécurité pour toi. Le père Bazile a reçu aujourd’hui mes volontés suprêmes, et il les accomplira. Hedwige ! un baiser ! le dernier, le seul, Hedwige ! je meurs.

Et, en disant ces mots, Grégoriska tomba près de son frère.

Dans toute autre circonstance, au milieu de ce cimetière, près de cette tombe ouverte, avec ces deux cadavres couchés à côté l’un de l’autre, je fusse devenue folle ; mais, je l’ai déjà dit, Dieu avait mis en moi une force égale aux événements dont il me faisait non-seulement le témoin, mais l’acteur.

Au moment où je regardais autour de moi, cherchant quelques secours, je vis s’ouvrir la porte du cloître, et les moines, conduits par le père Bazile, s’avancèrent deux à deux, portant des torches allumées et chantant les prières des morts.

Le père Bazile venait d’arriver au couvent ; il avait prévu ce qui s’était passé, et, à la tête de toute la communauté, il se rendait au cimetière.

Il me trouva vivante près des deux morts.

Kostaki avait le visage bouleversé par une dernière convulsion.

Grégoriska, au contraire, était calme et presque souriant.

Comme l’avait recommandé Grégoriska, on l’enterra près de son frère, — le chrétien gardant le damné.

Smérande, en apprenant ce nouveau malheur et la part que j’y avais prise, voulut me voir ; elle vint me trouver au couvent de Hango et apprit de ma bouche tout ce qui s’était passé dans cette terrible nuit.

Je lui racontai dans tous ses détails la fantastique histoire, mais elle m’écouta comme m’avait écoutée Grégoriska, sans étonnement, sans frayeur.

— Hedwige, répondit-elle après un moment de silence, si étrange que soit ce que vous venez de raconter, vous n’avez dit cependant que la vérité pure. — La race des Brankovan est maudite, — jusqu’à la troisième et quatrième génération, et cela parce qu’un Brankovan a tué un prêtre. Mais le terme de la malédiction est arrivé ; — car, quoiqu’épouse, vous êtes vierge, et en moi la race s’éteint. — Si mon fils vous a légué un million, prenez-le. Après moi, à part les legs pieux que je compte faire, vous aurez le reste de ma fortune. Maintenant, suivez au plus vite le conseil de votre époux. Retournez au plus vite dans les pays où Dieu ne permet point que s’accomplissent ces terribles prodiges. Je n’ai besoin de personne pour pleurer mes fils avec moi. Adieu, ne vous enquérez plus de moi. Mon sort à venir n’appartient plus qu’à moi et à Dieu.

Et m’ayant embrassée sur le front comme d’habitude, elle me quitta et vint s’enfermer au château de Brankovan.

Huit jours après, je partis pour la France. Comme l’avait espéré Grégoriska, mes nuits cessèrent d’être fréquentées par le terrible fantôme. Ma santé même s’est rétablie ; et je n’ai gardé de cet événement que cette pâleur mortelle qui accompagne jusqu’au tombeau toute créature qui a subi le baiser d’un vampire.

La dame se tut, minuit sonna, et j’oserai presque dire que le plus brave de nous tressaillit au timbre de la pendule.

Il était temps de se retirer ; nous prîmes congé de M. Ledru. Un an après, cet excellent homme mourut.

C’est la première fois que, depuis cette mort, j’ai l’occasion de payer un tribut au bon citoyen, au savant modeste, à l’honnête homme surtout. — Je m’empresse de le faire.

Je ne suis jamais retourné à Fontenay-aux-Roses.

Mais le souvenir de cette journée laissa une si profonde impression dans ma vie, mais toutes ces histoires étranges, qui s’étaient accumulées dans une seule soirée, creusèrent un si profond sillon dans ma mémoire, qu’espérant éveiller chez les autres un intérêt que j’avais éprouvé moi-même, je recueillis dans les différents pays que j’ai parcourus depuis dix-huit ans, c’est-à-dire en Suisse, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Sicile, en Grèce et en Angleterre, toutes les traditions du même genre que les récits des différents peuples firent revivre à mon oreille, et que j’en composai cette collection que je livre aujourd’hui à mes lecteurs habituels, sous le titre : les Mille et un Fantômes.


FIN.