Les Mille et Une Nuits/Cinquième voyage de Sindbad le marin

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Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 2 (p. 153-170).

CINQUIÈME VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« Les plaisirs, dit-il, eurent encore assez de charmes pour effacer de ma mémoire toutes les peines et les maux que j’avois soufferts, sans pouvoir m’ôter l’envie de faire de nouveaux voyages. C’est pourquoi j’achetai des marchandises, je les fis emballer et charger sur des voitures, et je partis avec elles pour me rendre au premier port de mer. Là, pour ne pas dépendre d’un capitaine, et pour avoir un navire à mon commandement, je me donnai le loisir d’en faire construire et équiper un à mes frais. Dès qu’il fut achevé, je le fis charger ; je m’embarquai dessus ; et comme je n’avois pas de quoi faire une charge entière, je reçus plusieurs marchands de différentes nations avec leurs marchandises.

» Nous fîmes voile au premier bon vent, et prîmes le large. Après une longue navigation, le premier endroit où nous abordâmes, fut une isle déserte où nous trouvâmes l’œuf d’un Roc d’une grosseur pareille à celui dont vous m’avez entendu parler ; il renfermoit un petit Roc près d’éclore, dont le bec commençoit à paroître…

À ces mots, Scheherazade se tut, parce que le jour se faisoit déjà voir dans l’appartement du sultan des Indes. La nuit suivante, elle reprit son discours.

LXXXIIIe NUIT.

Sindbad le marin, dit-elle, continuant de raconter son cinquième voyage :

» Les marchands, poursuivit-il, qui s’étoient embarqués sur mon navire, et qui avoient pris terre avec moi, cassèrent l’œuf à grands coups de haches, et firent une ouverture par où ils tirèrent le petit Roc par morceaux, et le firent rôtir. Je les avois avertis sérieusement de ne pas toucher à l’œuf ; mais ils ne voulurent pas m’écouter.

» Ils eurent à peine achevé le régal qu’ils venoient de se donner, qu’il parut en l’air assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine que j’avois pris à gage pour conduire mon vaisseau, sachant par expérience ce que cela signifioit, s’écria que c’étoient le père et la mère du petit Roc ; et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus vîte, pour éviter le malheur qu’il prévoyoit. Nous suivîmes son conseil avec empressement, et nous remîmes à la voile en diligence.

» Cependant les deux Rocs approchèrent en poussant des cris effroyables, qu’ils redoublèrent quand ils eurent vu l’état où l’on avoit mis l’œuf, et que leur petit n’y étoit plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du côté d’où ils étoient venus, et disparurent quelque temps, pendant que nous fîmes force de voiles pour nous éloigner, et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver.

» Ils revinrent, et nous remarquâmes qu’ils tenoient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d’une grosseur énorme. Lorsqu’ils furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s’arrêtèrent, et se soutenant en l’air, l’un lâcha la pièce de rocher qu’il tenoit ; mais par l’adresse du timonier qui détourna le navire d’un coup de timon, elle ne tomba pas dessus ; elle tomba à côté dans la mer, qui s’entr’ouvrit d’une manière que nous en vîmes presque le fond. L’autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du vaisseau, qu’elle le rompit et le brisa en mille pièces. Les matelots et les passagers furent tous écrasés du coup, ou submergés. Je fus submergé moi-même ; mais en revenant au-dessus de l’eau, j’eus le bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m’aidant tantôt d’une main, tantôt de l’autre, sans me dessaisir de ce que je tenois, avec le vent et le courant qui m’étoient favorables, j’arrivai enfin à une isle dont le rivage étoit fort escarpé. Je surmontai néanmoins cette difficulté, et me sauvai.

» Je m’assis sur l’herbe, pour me remettre un peu de ma fatigue ; après quoi je me levai et m’avançai dans l’isle pour reconnoître le terrain. Il me sembla que j’étois dans un jardin délicieux, je voyois par-tout des arbres chargés de fruits, les uns verds, les autres mûrs, et des ruisseaux d’une eau douce et claire qui faisoient d’agréables détours. Je mangeai de ces fruits que je trouvai excellens, et je bus de cette eau qui m’invitoit à boire.

» La nuit venue, je me couchai sur l’herbe dans un endroit assez commode ; mais je ne dormis pas une heure entière, et mon sommeil fut souvent interrompu par la frayeur de me voir seul dans un lieu si désert. Ainsi j’employai la meilleure partie de la nuit à me chagriner, et à me reprocher l’imprudence que j’avois eue de n’être pas demeuré chez moi, plutôt que d’avoir entrepris ce dernier voyage. Ces réflexions me menèrent si loin, que je commençai à former un dessein contre ma propre vie ; mais le jour, par sa lumière, dissipa mon désespoir. Je me levai, et marchai entre les arbres, non sans quelqu’appréhension.

» Lorsque je fus un peu avant dans l’isle, j’aperçus un vieillard qui me parut fort cassé. Il étoit assis sur le bord d’un ruisseau ; je m’imaginai d’abord que c’étoit quelqu’un qui avoit fait naufrage comme moi. Je m’approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination de tête. Je lui demandai ce qu’il faisoit là ; mais au lieu de me répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules, et de le passer au-delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c’étoit pour aller cueillir des fruits.

» Je crus qu’il avoit besoin que je lui rendisse service ; c’est pourquoi, l’ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau. « Descendez, lui dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. » Mais au lieu de se laisser aller à terre (j’en ris encore toutes les fois que j’y pense), ce vieillard qui m’avoit paru décrépit, passa légèrement autour de mon col ses deux jambes, dont je vis que la peau ressembloit à celle d’une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules en me serrant si fortement la gorge, qu’il sembloit vouloir m’étrangler. La frayeur me saisit en ce moment, et je tombai évanoui…

Scheherazade fut obligée de s’arrêter à ces paroles, à cause du jour qui paroissoit. Elle poursuivit ainsi cette histoire sur la fin de la nuit suivante :

LXXXIVe NUIT.

» Nonobstant mon évanouissement, dit Sindbad, l’incommode vieillard demeura toujours attaché à mon col ; il écarta seulement un peu les jambes pour me donner lieu de revenir à moi. Lorsque j’eus repris mes esprits, il m’appuya fortement contre l’estomac un de ses pieds, et de l’autre me frappant rudement le côté, il m’obligea de me relever malgré moi. Étant debout, il me fit marcher sous des arbres ; il me forçoit de m’arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne quittoit point prise pendant le jour ; et quand je voulois me reposer la nuit, il s’étendoit par terre avec moi, toujours attaché à mon col. Tous les matins il ne manquoit pas de me pousser pour m’éveiller ; ensuite il me faisoit lever et marcher en me pressant de ses pieds. Représentez-vous, seigneurs, la peine que j’avois de me voir chargé de ce fardeau, sans pouvoir m’en défaire.

» Un jour que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses sèches qui étoient tombées d’un arbre qui en portoit, j’en pris une assez grosse ; et après l’avoir bien nettoyée, j’exprimai dedans le jus de plusieurs grappes de raisins, fruit que l’isle produisoit en abondance, et que nous rencontrions à chaque pas. Lorsque j’en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endroit où j’eus l’adresse de me faire conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris la calebasse, et la portant à ma bouche, je bus d’un excellent vin qui me fit oublier pour quelque temps le chagrin mortel dont j’étois accablé. Cela me donna de la vigueur. J’en fus même si réjoui, que je me mis à chanter et à sauter en marchant.

» Le vieillard, qui s’aperçut de l’effet que cette boisson avoit produit en moi, et que je le portois plus légèrement que de coutume, me fit signe de lui en donner à boire : je lui présentai la calebasse, il la prit ; et comme la liqueur lui parut agréable, il l’avala jusqu’à la dernière goutte. Il y en avoit assez pour l’enivrer ; aussi s’enivra-t-il, et bientôt la fumée du vin lui montant à la tête, il commença à chanter à sa manière, et à se trémousser sur mes épaules. Les secousses qu’il se donnoit, lui firent rendre ce qu’il avoit dans l’estomac ; et ses jambes se relâchèrent peu à peu ; de sorte que voyant qu’il ne me serroit plus, je le jetai par terre où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très-grosse pierre, et lui en écrasai la tête.

» Je sentis une grande joie de m’être délivré pour jamais de ce maudit vieillard, et je marchai vers le bord de la mer, où je rencontrai des gens d’un navire qui venoit de mouiller là pour faire de l’eau, et prendre en passant quelques rafraîchissemens. Ils furent extrêmement étonnés de me voir, et d’entendre le détail de mon aventure. « Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qu’il n’ait pas étranglé ; il n’a jamais abandonné ceux dont il s’étoit rendu maître, qu’après les avoir étouffés ; et il a rendu cette isle fameuse par le nombre de personnes qu’il a tuées : les matelots et les marchands qui y descendoient, n’osoient s’y avancer qu’en bonne compagnie. »

» Après m’avoir informé de ces choses, ils m’emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir lorsqu’il apprit tout ce qui m’étoit arrivé. Il remit à la voile ; et après quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d’une grande ville, dont les maisons étoient bâties de bonnes pierres.

» Un des marchands du vaisseau qui m’avoit pris en amitié, m’obligea de l’accompagner, et me conduisit dans un logement destiné pour servir de retraite aux marchands étrangers. Il me donna un grand sac ; ensuite m’ayant recommandé à quelques gens de la ville qui avoient un sac comme moi, et les ayant priés de me mener avec eux amasser du coco : « Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les verrez faire, et ne vous écartez pas d’eux, car vous mettriez votre vie en danger. » Il me donna des vivres pour la journée, et je partis avec ces gens.

» Nous arrivâmes à une grande forêt d’arbres extrêmement hauts et fort droits, et dont le tronc étoit si lisse, qu’il n’étoit pas possible de s’y prendre pour monter jusques aux branches où étoient les fruits. Tous les arbres étoient des cocotiers dont nous voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant dans la forêt, nous vîmes un grand nombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès qu’ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu’au haut des arbres avec une agilité surprenante…

Scheherazade vouloit poursuivre ; mais le jour qui paroissoit, l’en empêcha. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette sorte :

LXXXVe NUIT.

» Les marchands avec qui j’étois, continua Sindbad, ramassèrent des pierres et les jetèrent de toute leur force au haut des arbres contre les singes. Je suivis leur exemple, et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueilloient les cocos avec ardeur, et nous les jetoient avec des gestes qui marquoient leur colère et leur animosité. Nous ramassions les cocos, et nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes. Par cette ruse, nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu’il nous eût été impossible d’avoir autrement.

» Lorsque nous en eûmes plein nos sacs, nous nous en retournâmes à la ville, où le marchand qui m’avoit envoyé à la forêt, me donna la valeur du sac de cocos que j’avois apporté. « Continuez, me dit-il, et allez tous les jours faire la même chose jusqu’à ce que vous ayez gagné de quoi vous reconduire chez vous. » Je le remerciai du bon conseil qu’il me donnoit ; et insensiblement je fis un si grand amas de cocos, que j’en avois pour une somme considérable.

» Le vaisseau sur lequel j’étois venu, avoit fait voile avec des marchands qui l’avoient chargé de cocos qu’ils avoient achetés. J’attendis l’arrivée d’un autre qui aborda bientôt au port de la ville pour faire un pareil chargement. Je fis embarquer dessus tout le coco qui m’appartenoit ; et lorsqu’il fut prêt à partir, j’allai prendre congé du marchand à qui j’avois tant d’obligation. Il ne put s’embarquer avec moi, parce qu’il n’avoit pas encore achevé ses affaires.

» Nous mîmes à la voile, et prîmes la route de l’isle où le poivre croît en plus grande abondance. De là, nous gagnâmes l’isle de Comari[1], qui porte la meilleure espèce de bois d’aloës, et dont les habitans se sont fait une loi inviolable de ne pas boire de vin, ni de souffrir aucun lieu de débauche. J’échangeai mon coco dans ces deux isles contre du poivre et du bois d’aloës, et me rendis, avec d’autres marchands, à la pêche des perles, où je pris des plongeurs à gage pour mon compte. Ils m’en pêchèrent un grand nombre de très-grosses et de très-parfaites. Je me remis en mer avec joie sur un vaisseau qui arriva heureusement à Balsora ; de là, je revins à Bagdad, où je fis de très-grosses sommes d’argent du poivre, du bois d’aloës, et des perles que j’avois apportés. Je distribuai en aumônes la dixième partie de mon gain, de même qu’au retour de mes autres voyages, et je cherchai à me délasser de mes fatigues dans toutes sortes de divertissemens. »

Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins à Hindbad, qui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même compagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, après l’avoir régalée comme les jours précédens, demanda audience, et fit le récit de son sixième voyage, de la manière que je vais vous le raconter :


Notes
  1. C’est la presqu’isle en deçà du Gange, qui se termine par le cap Comorin.