Les Mille et Une Nuits/Histoire d’Ali Cogia

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Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 7 (p. 1-33).

HISTOIRE
D’ALI COGIA, MARCHAND DE BAGDAD.


Sous le règne du calife Haroun Alraschid, dit la sultane Scheherazade, il y avoit à Bagdad un marchand nommé Ali Cogia, qui n’étoit ni des plus riches, ni aussi du dernier ordre, lequel demeuroit dans sa maison paternelle sans femme et sans enfans. Dans le temps que libre de ses actions il vivoit content de ce que son négoce lui produisoit, il eut trois jours de suite un songe, dans lequel un vieillard vénérable lui apparut avec un regard sévère, qui le réprimandoit de ce qu’il ne s’étoit pas encore acquitté du pélerinage de la Mecque.

Ce songe troubla Ali Cogia et le mit dans un grand embarras. Comme bon Musulman, il n’ignoroit pas l’obligation où il étoit de faire ce pélerinage ; mais comme il étoit chargé d’une maison, de meubles et d’une boutique, il avoit toujours cru que c’étoient des motifs assez puissans pour s’en dispenser, en tâchant d’y suppléer par des aumônes, et par d’autres bonnes œuvres. Mais depuis le songe, sa conscience le pressoit si vivement, que la crainte qu’il ne lui arrivât quelque malheur, le fit résoudre de ne pas différer davantage à s’en acquitter.

Pour se mettre en état d’y satisfaire dans l’année qui couroit, Ali Cogia commença par la vente de ses meubles ; il vendit ensuite sa boutique et la plus grande partie des marchandises dont elle étoit garnie, en réservant celles qui pouvoient être de débit à la Mecque ; et pour ce qui est de la maison, il trouva un locataire à qui il en fit un bail. Les choses ainsi disposées, il se trouva prêt à partir dans le temps que la caravane de Bagdad pour la Mecque se mettroit en chemin. La seule chose qui lui restoit à faire, étoit de mettre en sûreté une somme de mille pièces d’or qui l’eût embarrassé dans le pélerinage, après avoir mis à part l’argent qu’il jugea à propos d’emporter avec lui, pour sa dépense et pour d’autres besoins.

Ali Cogia choisit un vase d’une capacité convenable ; il y mit les mille pièces d’or, et il acheva de le remplir d’olives. Après avoir bien bouché le vase, il le porte chez un marchand de ses amis. Il lui dit : « Mon frère, vous n’ignorez pas que dans peu de jours je pars comme pélerin de la Mecque avec la caravane ; je vous demande en grâce de vouloir bien vous charger d’un vase d’olives que voici, et de me le conserver jusqu’à mon retour. »

Le marchand lui dit obligeamment : « Tenez, voilà la clé de mon magasin, portez-y vois-même votre vase, et mettez-le où il vous plaira ; je vous promets que vous l’y retrouverez. »

Le jour du départ de la caravane de Bagdad arrivé, Ali Cogia, avec un chameau chargé des marchandises dont il avoit fait choix, et qui lui servit de monture dans le chemin, s’y joignit ; et il arriva heureusement à la Mecque. Il y visita avec tous les autres pélerins, le temple si célèbre et si fréquenté chaque année par toutes les nations musulmanes qui y abordent de tous les endroits de la terre où elles sont répandues, en observant très-religieusement les cérémonies qui leur sont prescrites. Quand il se fut acquitté des devoirs de son pélerinage, il exposa les marchandises qu’il avoit apportées, pour les vendre et pour les échanger.

Deux marchands qui passoient et qui virent les marchandises d’Ali Cogia, les trouvèrent si belles, qu’ils s’arrêtèrent pour les considérer, quoiqu’ils n’en eussent pas besoin. Quand ils eurent satisfait leur curiosité, l’un dit à l’autre en se retirant : « Si ce marchand savoit le gain qu’il feroit au Caire sur ses marchandises, il les y porteroit, plutôt que de les vendre ici, où elles sont à bon marché. »

Ali Cogia entendit ces paroles ; et comme il avoit entendu parler mille fois des beautés de l’Égypte, il résolut sur-le-champ de profiter de l’occasion et d’en faire le voyage. Ainsi, après avoir rempaqueté et remballé ses marchandises, au lieu de retourner à Bagdad, il prit le chemin de l’Égypte, en se joignant à la caravane du Caire. Quand il fut arrivé au Caire, il n’eut pas lieu de se repentir du parti qu’il avoit pris : il y trouva si bien son compte, qu’en très-peu de jours il eut achevé de vendre toutes ses marchandises avec un avantage beaucoup plus grand qu’il n’avoit espéré. Il en acheta d’autres dans le dessein de passer à Damas ; et en attendant la commodité d’une caravane qui devoit partir dans six semaines, il ne se contenta pas de voir tout ce qui étoit digne de sa curiosité dans le Caire, il alla aussi admirer les pyramides ; il remonta le Nil jusqu’à une certaine distance, et il vit les villes les plus célèbres situées sur l’un et l’autre bord.

Dans le voyage de Damas, comme le chemin de la caravane étoit de passer par Jérusalem, notre marchand de Bagdad profita de l’occasion pour visiter le temple, regardé par tous les Musulmans comme le plus saint, après celui de la Mecque, d’où cette ville prend le titre de sainte Cité.

Ali Cogia trouva la ville de Damas un lieu si délicieux par l’abondance de ses eaux, par ses prairies et par ses jardins enchantés, que tout ce qu’il avoit lu de ses agrémens dans nos histoires, lui parut beaucoup au-dessous de la vérité, et qu’il y fit un long séjour. Comme néanmoins il n’oublioit pas qu’il étoit de Bagdad, il en prit enfin le chemin, et il arriva à Alep, où il fit encore quelque séjour ; et de là, après avoir passé l’Euphrate, il prit le chemin de Moussoul, dans l’intention d’abréger son retour en descendant le Tigre.

Mais quand Ali Cogia fut arrivé à Moussoul, des marchands de Perse avec lesquels il étoit venu d’Alep, et avec qui il avoit contracté une grande amitié, avoient pris un si grand ascendant sur son esprit, par leurs honnêtetés et par leurs entretiens agréables, qu’ils n’eurent pas de peine à lui persuader de ne pas abandonner leur compagnie jusqu’à Schiraz, d’où il lui seroit aisé de retourner à Bagdad, avec un gain considérable. Ils le menèrent par les villes de Sultanie, de Reï, de Coam, de Cachan, d’Ispahan, et de là à Schiraz[1], d’où il eut encore la complaisance de les accompagner aux Indes et de revenir à Schiraz avec eux.

De la sorte, en comptant le séjour qu’il avoit fait dans chaque ville, il y avoit bientôt sept ans qu’Ali Cogia étoit parti de Bagdad, quand enfin il résolut d’en prendre le chemin ; et jusqu’alors l’ami auquel il avoit confié le vase d’olives avant son départ, pour le lui garder, n’avoit songé ni à lui ni au vase. Dans le temps qu’il étoit en chemin avec une caravane partie de Schiraz, un soir que ce marchand son ami soupoit en famille, on vint à parler d’olives, et sa femme témoigna quelque désir d’en manger, en disant qu’il y avoit long-temps qu’on n’en avoit vu dans la maison.

« À propos d’olives, dit le mari, vous me faites souvenir qu’Ali Cogia m’en laissa un vase en allant à la Mecque il y a sept ans, qu’il mit lui-même dans mon magasin, pour le reprendre à son retour. Mais où est Ali Cogia depuis qu’il est parti ? Il est vrai qu’au retour de la caravane, quelqu’un me dit qu’il avoit passé en Égypte. Il faut qu’il y soit mort, puisqu’il n’est pas revenu depuis tant d’années : nous pouvons désormais manger les olives si elles sont bonnes. Qu’on me donne un plat et de la lumière, j’en irai prendre, et nous en goûterons. »

« Mon mari, reprit la femme, gardez-vous bien, au nom de Dieu, de commettre une action si noire ; vous savez que rien n’est plus sacré qu’un dépôt. Il y a sept ans, dites-vous, cju’Ali Cogia est allé à la Mecque, et qu’il n’est pas revenu ; mais l’on vous a dit qu’il étoit allé en Égypte ; et d’Égypte, que savez-vous s’il n’est pas allé plus loin ? Il suffit que vous n’ayiez pas de nouvelles de sa mort : il peut revenir demain, après-demain. Quelle infamie ne seroit-ce pas pour vous et pour votre famille s’il revient, et que vous ne lui rendissiez pas son vase dans le même état et tel qu’il vous l’a confié ! Je vous déclare que je n’ai pas envie de ces olives, et que je n’en mangerai pas. Si j’en ai parlé, je ne l’ai fait que par manière d’entretien. De plus, croyez-vous qu’après tant de temps les olives soient encore bonnes ? Elles sont pourries et gâtées. Et si Ali Cogia revient, comme un pressentiment me le dit, et qu’il s’aperçoive que vous y ayiez touché, quel jugement fera-t-il de votre amitié et de votre fidélité ? Abandonnez votre dessein, je vous en conjure. »

La femme ne tint un si long discours à son mari, que parce qu’elle lisoit son obstination sur son visage. En effet, il n’écouta pas de si bons conseils : il se leva, et il alla à son magasin avec de la lumière et un plat.

« Alors, souvenez-vous au moins, lui dit sa femme, que je ne prends pas de part à ce que vous allez faire, afin que vous ne m’en attribuiez pas la faute s’il vous arrive de vous en repentir. »

Le marchand eut encore les oreilles fermées, et il persista dans son dessein. Quand il est dans son magasin, il prend le vase, il le découvre, et il voit les olives toutes pourries. Pour s’éclaircir si le dessous étoit aussi gâté que le dessus, il en verse dans le plat, et de la secousse avec laquelle il les versa, quelques pièces d’or y tombèrent avec bruit.

À la vue de ces pièces, le marchand, naturellement avide et attentif, regarde dans le vase, et aperçoit qu’il avoit versé presque toutes les olives dans le plat, et que le reste étoit tout or en belle monnoie. Il remet dans le vase ce qu’il avoit versé d’olives, il le recouvre, et il revient.

« Ma femme, dit-il en rentrant, vous aviez raison : les olives sont pourries, et j’ai rebouché le vase, de manière qu’Ali Cogia ne s’apercevra pas que j’y ai touché, si jamais il revient. »

« Vous eussiez mieux fait de me croire, reprit la femme, et de n’y pas toucher. Dieu veuille qu’il n’en arrive aucun mal ! »

Le marchand fut aussi peu touché de ces dernières paroles de sa femme, que de la remontrance qu’elle lui avoit faite. Il passa la nuit presqu’entière à songer au moyen de s’approprier l’or d’Ali Cogia, et à faire en sorte qu’il lui demeurât au cas qu’il revint et qu’il lui demandât le vase. Le lendemain de grand matin il va acheter des olives de l’année ; il revient, il jette les vieilles du vase d’Ali Cogia ; il en prend l’or, il le met en sûreté ; et après l’avoir rempli des olives qu’il venoit d’acheter, il le recouvre du même couvercle, et il le remet à la même place où Ali Cogia l’avoit mis.

Environ un mois après que le marchand eut commis une action si lâche, et qui devoit lui coûter cher, Ali Cogia arriva à Bagdad, de son long voyage. Comme il avoit loué sa maison avant son départ, il mit pied à terre dans un khan, où il prit un logement en attendant qu’il eut signifié son arrivée à son locataire, et que le locataire se fût pourvu ailleurs d’un logement.

Le lendemain, Ali Cogia alla trouver le marchand son ami, qui le reçut en l’embrassant, et en lui témoignant la joie qu’il avoit de son retour, après une absence de tant d’années, qui, disoit-il, avoit commencé de lui l’aire perdre l’espérance de jamais le revoir.

Après les complimens, de part et d’autre, accoutumés dans une semblable rencontre, Ali Cogia pria le marchand de vouloir bien lui rendre le vase d’olives qu’il avoit confié à sa garde, et de l’excuser de la liberté qu’il avoit prise de l’en embarrasser.

« Ali Cogia, mon cher ami, reprit le marchand, vous avez tort de me faire des excuses, je n’ai été nullement embarrassé de votre vase ; et dans une pareille occasion, j’en eusse usé avec vous de la même manière que vous en avez usé avez moi. Tenez, voilà la clef de mon magasin : allez le prendre, vous le trouverez à la même place où vous l’avez mis. »

Ali Cogia alla au magasin du marchand, il en apporta son vase ; et après lui avoir rendu la clef, l’avoir bien remercié du plaisir qu’il en avoit reçu, il retourne au khan où il avoit pris logement. Il découvre le vase ; et en y mettant la main à la hauteur où les mille pièces d’or qu’il y avoit cachées, devoient être, il est dans une grande surprise de ne les y pas trouver. Il crut se tromper ; et pour se tirer hors de peine promptement, il prend une partie des plats et autres vases de sa cuisine de voyage, et il verse tout le vase d’olives sans y trouver une seule pièce d’or. Il demeura immobile d’étonnement ; et en élevant les mains et les yeux au ciel : « Est-il possible, s’écria-t-il, qu’un homme que je regardois comme mon bon ami, m’ait fait une infidélité si insigne ! »

Ali Cogia, sensiblement alarmé par la crainte d’avoir fait une perte si considérable, revient chez le marchand.

« Mon ami, lui dit-il, ne soyez pas surpris de ce que je reviens sur mes pas : j’avoue que j’ai reconnu le vase d’olives que j’ai repris dans votre magasin pour celui que j’y avois mis ; mais avec les olives, j’y avois mis mille pièces d’or que je n’y trouve pas. Peut-être en avez-vous eu besoin, et vous en êtes-vous servi pour votre négoce ? Si cela est, elles sont à votre service. Je vous prie seulement de me tirer hors de peine et de m’en donner une reconnoissance, après quoi vous me les rendrez à votre commodité. »

Le marchand qui s’étoit attendu qu’Ali Cogia viendroit lui faire ce compliment, avoit médité aussi ce qu’il devoit lui répondre.

« Ali Cogia, mon ami, dit-il, quand vous m’avez apporté votre vase d’olives, y ai-je touché ? Ne vous ai-je pas donné la clef de mon magasin ? Ne l’y avez-vous pas porté vous-même ; et ne l’avez-vous pas retrouvé à la même place où vous l’aviez mis, dans le même état, et couvert de même ? Si vous y aviez mis de l’or, vous devez l’y avoir trouvé. Vous m’avez dit qu’il y avoit des olives, je l’ai cru. Voilà tout ce que j’en sais. Vous m’en croirez si vous voulez, mais je n’y ai pas touché. « 

Ali Cogia prit toutes les voies de douceur pour faire en sorte que le marchand se rendît justice à lui-même.

« Je n’aime, dit-il, que la paix, et je serois fâché d’en venir à des extrémités qui ne vous feroient pas honneur dans le monde, et dont je ne me servirois qu’avec un regret extrême. Songez que des marchands comme nous, doivent abandonner tout intérêt pour conserver leur bonne réputation. Encore une fois, je serois au désespoir si votre opiniâtreté m’obligeoit de prendre les voies de la justice, moi qui ai toujours mieux aimé perdre quelque chose de mon droit, que d’y recourir. »

« Ali Cogia, reprit le marchand, vous convenez que vous avez mis chez moi un vase d’olives en dépôt ; vous l’avez repris ; vous l’avez emporté, et vous venez me demander mille pièces d’or ! M’avez-vous dit qu’elles fussent dans le vase ? J’ignore même qu’il y ait des olives, vous ne me les avez pas montrées. Je m’étonne que vous ne me demandiez des perles ou des diamans plutôt que de l’or. Croyez-moi, retirez-vous, et ne faites pas assembler le monde devant ma boutique. « 

Quelques-uns s’y étoient déjà arrêtés ; et ces dernières paroles du marchand, prononcées du ton d’un homme qui sortoit hors des bornes de la modération, firent que non-seulement il s’y en arrêta un plus grand nombre, mais même que les marchands voisins sortirent de leurs boutiques et vinrent pour prendre connoissance de la dispute qui étoit entre lui et Ali Cogia, et tâcher de les mettre d’accord. Quand Ali Cogia leur eut exposé le sujet, les plus apparens demandèrent au marchand ce qu’il avoit à répondre.

Le marchand avoua qu’il avoit gardé le vase d’Ali Cogia dans son magasin ; mais il nia qu’il y eût touché, et il fit serment qu’il ne savoit qu’il y eût des olives, que parce qu’Ali Cogia le lui avoit dit, et qu’il les prenoit tous à témoins de l’affront et de l’insulte qu’il venoit lui faire jusque chez lui.

« Vous vous l’attirez vous-même l’affront, dit alors Ali Cogia en prenant le marchand par le bras ; mais puisque vous en usez si méchamment, je vous cite à la loi de Dieu : voyons si vous aurez le front de dire la même chose devant le cadi. »

À cette sommation, à laquelle tout bon Musulman doit obéir, à moins de se rendre rebelle à la religion, le marchand n’eut pas la hardiesse de faire résistance.

« Allons, dit-il, c’est ce que je vous demande : nous verrons qui a tort de vous ou de moi. »

Ali Cogia amena le marchand devant le tribunal du cadi, où il l’accusa de lui avoir volé un dépôt de mille pièces d’or, en exposant le fait de la manière que nous le venons de voir. Le cadi lui demanda s’il avoit des témoins. Il répondit que c’étoit une précaution qu’il n’avoit pas prise, parce qu’il avoit cru que celui à qui il confioit son dépôt, étoit son ami, et que jusqu’alors il l’avoit reconnu pour honnête homme.

Le marchand ne dit autre chose pour sa défense que ce qu’il avoit déjà dit à Ali Cogia, et en présence de ses voisins ; et il acheva en disant qu’il étoit prêt à affirmer par serment, non-seulement qu’il étoit faux qu’il eût pris les mille pièces d’or, comme on l’en accusoit, mais même qu’il n’en avoit aucune connoissance. Le cadi exigea de lui le serment ; après quoi il le renvoya absous.

Ali Cogia extrêmement mortifié de se voir condamné à une perte si considérable, protesta contre le jugement, en déclarant au cadi qu’il en porteroit sa plainte au calife Haroun Alraschild, qui lui feroit justice ; mais le cadi ne s’étonna point de la protestation, il la regarda comme l’effet du ressentiment ordinaire à tous ceux qui perdent leur procès, et il crut avoir fait son devoir en renvoyant absous un accusé contre lequel on ne lui avoit pas produit de témoins.

Pendant que le marchand retournoit chez lui en triomphant d’Ali Cogia avec la joie d’avoir ses mille pièces d’or à si bon marché, Ali Cogia alla dresser un placet ; et dès le lendemain, après avoir pris le temps que le calife devoit retourner de la mosquée après la prière du midi, il se mit dans une rue sur le chemin, et dans le temps qu’il passoit, il éleva le bras en tenant le placet à la main ; et un officier chargé de cette fonction, qui marchoit devant le calife, et qui se détacha de son rang, vint le prendre pour le lui donner.

Comme Ali Cogia savoit que la coutume du calife Haroun Alraschild, en rentrant dans son palais, étoit de lire lui-même les placets qu’on lui présentoit de la sorte, il suivit la marche, entra dans le palais et attendit que l’officier qui avoit pris le placet, sortit de l’appartement du calife. En sortant, l’officier lui dit que le calife avoit lu son placet, lui marqua l’heure à laquelle il lui donneroit audience le lendemain ; et après avoir appris de lui la demeure du marchand, il envoya lui signifier de se trouver aussi le lendemain à la même heure.

Le soir du même jour, le calife avec le grand visir Giafar, et Mesrour le chef des eunuques, l’un et l’autre déguisés comme lui, alla faire sa tournée dans la ville, comme j’ai déjà fait remarquer à votre Majesté, qu’il avoit coutume de le faire de temps en temps.

En passant par une rue, le calife entendit du bruit ; il pressa le pas, et il arriva à une porte qui donnoit entrée dans une cour où dix ou douze enfans, qui n’étoient pas encore retirés, jouoient au clair de la lune, de quoi il s’aperçut en regardant par une fente.

Le calife, curieux de savoir à quel jeu ces enfans jouoient, s’assit sur un banc de pierre qui se trouva à propos à côté de la porte ; et comme il continuoit à regarder par la fente, il entendit qu’un des enfans, le plus vif et le plus éveillé de tous, dit aux autres : « Jouons au cadi. Je suis le cadi : amenez-moi Ali Cogia et le marchand qui lui a volé mille pièces d’or. »

À ces paroles de l’enfant, le calife se souvint du placet qui lui avoit été présenté le même jour, et qu’il avoit lu ; et cela lui fit redoubler son attention, pour voir quel seroit le succès du jugement.

Comme l’affaire d’Ali Cogia et du marchand étoit nouvelle, et qu’elle faisoit grand bruit dans la ville de Bagdad jusque parmi les enfans, les autres enfans acceptèrent la proposition avec joie, et convinrent du personnage que chacun devoit jouer. Personne ne refusa à celui qui s’étoit offert de faire le cadi, d’en représenter le rôle. Quand il eut pris séance avec le semblant et la gravité d’un cadi, un autre comme officier compétent du tribunal, lui en présenta deux, dont il appela l’un Ali Cogia, et l’autre le marchand contre qui Ali Cogia portoit sa plainte.

Alors le feint cadi prit la parole ; et en interrogeant gravement le feint Ali Cogia :

« Ali Cogia, dit-il, que demandez-vous au marchand que voilà ? »

Le feint Ali Cogia, après une profonde révérence, informa le feint cadi du fait de point en point ; et en achevant, il conclut en le suppliant, à ce qu’il lui plût interposer l’autorité de son jugement, pour empêcher qu’il ne fît une perte aussi considérable.

Le feint cadi, après avoir écouté le feint Ali Cogia, se tourna du côté du feint marchand, et lui demanda pourquoi il ne rendoit pas à Ali Cogia la somme qu’il lui demandoit.

Le feint marchand apporta les mêmes raisons que le véritable avoit alléguées devant le cadi de Bagdad ; et il demanda de même à affirmer par serment que ce qu’il disoit étoit la vérité.

« N’allons pas si vite, reprit le feint cadi : avant que nous en venions à votre serment, je suis bien aise de voir le vase d’olives. Ali Cogia, ajouta-t-il, en s’adressant au feint marchand de ce nom, avez-vous apporté le vase ? »

Comme il eut répondu qu’il ne l’avoit pas apporté : « Allez le prendre, reprit-il, et apportez-le-moi ? »

Le feint Ali Cogia disparoît pour un moment ; et en revenant, il feint de poser un vase devant le feint cadi, en disant que c’étoit le même vase qu’il avoit mis chez l’accusé, et qu’il avoit retiré de chez lui. Pour ne rien omettre de la formalité, le feint cadi demanda au feint marchand s’il le reconnoisoit aussi pour le même vase ? Et comme le feint marchand eut témoigné par son silence qu’il ne pouvoit le nier, il coinmanda qu’on le découvrit. Le feint Ali Cogia fit semblant d’ôter le couvercle, et le feint cadi en faisant semblant de regarder dans le vase : « Voilà de belles olives, dit-il, que j’en goûte. »

Il fit semblant d’en prendre une et d’en goûter, et il ajouta : « Elles sont excellentes. »

« Mais, continua le feint cadi, il me semble que les olives gardées pendant sept ans ne devroient pas être si bonnes. Qu’on fasse venir des marchands d’olives, et qu’ils voient ce qui en est. »

Deux enfans lui furent présentés en qualité de marchands d’olives.

« Êtes-vous marchands d’olives, leur demanda le feint cadi ? »

Comme ils eurent répondu que c’étoit leur profession :

« Dites-moi, reprit-il, savez-vous combien de temps des olives accommodées par des gens qui s’y entendent, peuvent se conserver bonnes à manger ? »

« Seigneur, répondirent les feints marchands, quelque peine que l’on prenne pour les garder, elles ne valent plus rien la troisième année : elles n’ont plus ni saveur, ni couleur ; elles ne sont bonnes qu’à jeter. »

« Si cela est, reprit le feint cadi, voyez le vase que voilà, et dites-moi combien il y a de temps qu’on y a mis les olives qui y sont ? »

Les marchands feints firent semblant d’examiner les olives et d’en goûter, et témoignèrent au cadi qu’elles étoient récentes et bonnes.

« Vous vous trompez, reprit le feint cadi : voilà Ali Cogia qui dit qu’il les a mises dans le vase il y a sept ans. »

« Seigneur, repartirent les feints marchands appelés comme experts, ce que nous pouvons assurer, c’est que les olives sont de cette année ; et nous maintenons que de tous les marchands de Bagdad, il n’y en a pas un seul qui ne rende le même témoignage que nous. »

Le feint marchand accusé par le feint Ali Cogia, voulut ouvrir la bouche contre le témoignage des marchands experts ; mais le feint cadi ne lui en donna pas le temps. »

« Tais-toi, dit-il, tu es un voleur. Qu’on le pende. »

De la sorte, les enfans mirent fin à leur jeu avec une grande joie, en frappant des mains, et en se jetant sur le feint criminel, comme pour le mener pendre.

On ne peut exprimer combien le calife Haroun Alraschild admira la sagesse et l’esprit de l’enfant qui venoit de rendre un jugement si sage, sur l’affaire qui devoit être plaidée devant lui le lendemain. En cessant de regarder par la fente, et en se levant, il demanda à son grand visir, qui avoit été attentif aussi à ce qui venoit de se passer, s’il avoit entendu le jugement que l’enfant venoit de rendre, et ce qu’il en pensoit.

« Commandeur des croyans, répondit le grand visir Giafar, on ne peut être plus surpris que je le suis d’une si grande sagesse, dans un âge si peu avancé ! »

« Mais, reprit le calife, sais-tu une chose, qui est que j’ai à prononcer demain sur la même affaire, et que le véritable Ali Cogia m’en a présenté le placet aujourd’hui ? »

« Je l’apprends de votre Majesté, répond le grand visir. »

« Crois-tu, reprit encore le calife, que je puisse en rendre un autre jugement que celui que nous venons d’entendre ? »

« Si l’affaire est la même, repartit le grand visir, il ne me paroît pas que votre Majesté puisse y procéder d’une autre manière, ni prononcer autrement. »

« Remarque donc bien cette maison, lui dit le calife ; et amène-moi demain l’enfant, afin qu’il juge la même affaire en ma présence. Mande aussi au cadi qui a renvoyé absous le marchand voleur de s’y trouver, afin qu’il apprenne son devoir de l’exemple d’un enfant, et qu’il se corrige. Je veux aussi que tu prennes le soin de faire avertir Ali Cogia d’apporter son vase d’olives, et que deux marchands d’olives se trouvent à mon audience. »

Le calife lui donna cet ordre, en continuant sa tournée, qu’il acheva sans rencontrer autre chose qui méritât son attention.

Le lendemain, le grand visir Giafar vint à la maison où le calife avoit été témoin du jeu des enfans, et il demanda à parler au maître. Au défaut du maître, qui étoit sorti, on le fit parler à la maîtresse. Il lui demanda si elle avoit des enfans ? Elle répondit qu’elle en avoit trois, et elle les fit venir devant lui.

« Mes enfans, leur demanda le grand visir, qui de vous faisoit le cadi hier au soir que vous jouiez ensemble ? »

Le plus grand, qui étoit l’aîné, répondit que c’étoit lui ; et comme il ignoroit pourquoi il lui faisoit cette demande, il changea de couleur.

« Mon fils, lui dit le grand visir, venez avec moi, le Commandeur des croyans veut vous voir. »

La mère fut dans une grande alarme, quand elle vit que le grand visir vouloit emmener son fils. Elle lui demanda : « Seigneur, est-ce pour enlever mon fils, que le Commandeur des croyans le demande ? »

Le grand visir la rassura, en lui promettant que son fils lui seroit renvoyé en moins d’une heure, et qu’elle apprendroit à son retour le sujet pourquoi il étoit appelé, dont elle seroit contente.

« Si cela est ainsi, Seigneur, reprit la mère, permettez-moi qu’auparavant je lui fasse prendre un habit plus propre, et qui le rende plus digne de paroître devant le Commandeur des croyans. » Et elle le lui fit prendre sans perdre de temps.

Le grand visir emmena l’enfant, et il le présenta au calife à l’heure qu’il avoit donnée à Ali Cogia et au marchand pour les entendre.

Le calife qui vit l’enfant un peu interdit, et qui voulut le préparer à ce qu’il attendoit de lui :

« Venez, mon fils, dit-il, approchez. Est-ce vous qui jugiez hier l’affaire d’Ali Cogia, et du marchand qui lui a volé son or ? Je vous ai vu, et je vous ai entendu : je suis bien content de vous. »

L’enfant ne se déconcerta pas : il répondit modestement que c’étoit lui.

« Mon fils, reprit le calife, je veux vous faire voir aujourd’hui le véritable Ali Cogia et le véritable marchand. Venez vous asseoir près de moi. »

Alors le calife prit l’enfant par la main, monta et s’assit sur son trône ; et quand il l’eut fait asseoir près de lui, il demanda où étoient les parties. On les fit avancer, et on les lui nomma pendant qu’ils se prosternoient et qu’ils frappoient de leur front le tapis qui couvroit le trône. Quand ils se furent relevés, le calife leur dit :

« Plaidez chacun votre cause : l’enfant que voici vous écoutera et vous fera justice ; et s’il manque en quelque chose, j’y suppléerai. « 

Ali Cogia et le marchand parlèrent l’un après l’autre ; et quand le marchand vint à demander à faire le même serment qu’il avoit fait dans son premier jugement, l’enfant dit qu’il n’étoit pas encore temps et qu’auparavant il étoit à propos de voir le vase d’olives.

À ces paroles, Ali Cogia présenta le vase, le posa aux pieds du calife, et le découvrit. Le calife regarda les olives, et il en prit une dont il goûta. Le vase fut donné à examiner aux marchands experts qui avoient été appelés ; et leur rapport fut que les olives étoient bonnes, et de l’année. L’enfant leur dit qu’Ali Cogia assuroit qu’elles y avoient été mises il y avoit sept ans ; à quoi ils firent la même réponse que les enfans feints marchands experts, comme nous l’avons vu.

Ici, quoique le marchand accusé vît bien que les deux marchands experts venoient de prononcer sa condamnation, il ne laissa pas néanmoins de vouloir alléguer quelque chose pour se justifier ; mais l’enfant se garda bien de l’envoyer pendre, il regarda le calife :

« Commandeur des croyans, dit-il, ceci n’est pas un jeu : c’est à votre Majesté de condamner à mort sérieusement, et non pas à moi, qui ne le fis hier que pour rire. « 

Le calife instruit pleinement de la mauvaise foi du marchand, l’abandonna aux ministres de la justice pour le faire pendre ; ce qui fut exécuté, après qu’il eut déclaré où il avoit caché les milles pièces d’or, qui furent rendues à Ali Cogia. Ce monarque enfin, plein de justice et d’équité, après avoir averti le cadi qui avoit rendu le premier jugement, lequel étoit présent, d’apprendre d’un enfant à être plus exact dans sa fonction, embrassa l’enfant, et le renvoya avec une bourse de cent pièces d’or, qu’il lui fit donner pour marque de sa libéralité.


  1. Villes de Perse