Les Mille et Une Nuits/Histoire du roi Beherkerd

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Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 8 (p. 340-352).

HISTOIRE
DU ROI BEHERKERD.


« Beherkerd étoit un prince puissant, redouté de ses voisins, et plus encore de ses sujets. La justice qu’il prétendoit rendre à ceux-ci avec promptitude, étoit une véritable injustice. Incapable d’un mûr examen, il confondoit l’innocent avec le coupable, et ne distinguoit pas l’apparence du crime d’avec le crime lui-même. Ignorant l’art de proportionner les peines aux délits, il punissoit les fautes les plus légères comme les plus graves, et ne faisoit pas même grâce aux faute involontaires. Jaloux de tous les droits de la souveraineté, le plus beau de ces droits, celui de pardonner, étoit le seul dont il ne faisoit jamais usage.

» Un jour que le roi Beherkerd étoit à la chasse, une flèche tirée imprudemment derrière lui, l’atteignit et lui emporta l’oreille. Le roi transporté de fureur, ordonna aussitôt qu’on cherchât et qu’on lui amenât le coupable. C’étoit un jeune officier qui, ayant vu lui-même l’effet de sa flèche, s’étoit évanoui, et étoit tombé par terre sans connoissance : on l’apporta dans cet état aux pieds du roi, qui ordonna qu’on le mit à mort. Le jeune officier qui avoit un peu repris ses esprits, se prosterna devant le roi lorsqu’il entendit prononcer sa sentence, et lui dit :

« Sire, la faute que je viens de commettre est l’effet d’une inadvertance, et non un dessein prémédité de ma part. Vous pouvez me pardonner, j’implore votre clémence. Pardonner est la plus belle action qu’un grand roi puisse faire. Celui qui pardonne est souvent récompensé dans ce monde, et se ménage un trésor dans l’autre. Conservez-moi la vie, je vous en conjure, Dieu conservera quelque jour la vôtre.

» Le roi fut plus étonné de ces dernières paroles, qui sembloient le menacer de quelque grand danger, que touché de la prière du jeune officier ; et contre l’attente générale, il lui accorda sa grâce.

» Le jeune officier, qu’on regardoit comme un simple particulier, étoit bien au-dessus de ce qu’il paroissoit être. C’étoit le fils du roi d’Oman. Quelque trait de vivacité ayant excité contre lui la colère du roi son père, il avoit quitté la cour et s’étoit réfugié près du roi Beherkerd, où il avoit pris un faux nom, et obtenu du service.

» Quelque temps après l’accident qui pensa lui coûter la vie, il fut reconnu par un des sujets du roi son père. Celui-ci ayant été informé de la retraite de son fils, lui écrivit sur-le-champ pour l’engager à revenir, et l’assura qu’il n’avoit rien à craindre de son ressentiment. La lettre étoit conçue dans des termes si tendres et si pressans, que le jeune prince, se confiant dans la bonté de son père et cédant à l’amour qu’il avoit lui-même pour lui, partit aussitôt. Son espérance ne fut pas trompée : son père le reçut avec les plus grands transports de joie, et lui rendit toute son affection.

» Le prince d’Oman étoit depuis quelques années réconcilié avec son père, lorsque le roi Beherkerd, ayant envie de se promener sur mer, et de prendre le divertissement de la pêche, monta sur un vaisseau, accompagné des principaux seigneurs de sa cour. Dès que le vaisseau fut un peu éloigné de terre, il s’éleva tout-à-coup une horrible tempête qui l’entraîna en pleine mer et brisa ses mâts. Devenu le jouet des vents et des flots, il fut bientôt mis en pièces et submergé.

» Le roi Beherkerd échappa heureusement au naufrage, se saisit d’une planche, et fut jeté, vers la fin du jour, sur un rivage qui lui étoit inconnu. Quoique fatigué et affoibli par quelques blessures qu’il s’étoit faites en s’attachant à la planche qui l’avoit sauvé, ses forces n’étoient pas encore épuisées. Ayant aperçu de loin une grande ville, il porta ses pas de ce côté. C’étoit la capitale du royaume d’Oman. Beherkerd ne put y arriver que fort tard : les portes étoient fermées, et il fut obligé de passer la nuit dans un cimetière.

» Le lendemain, quelques habitans du voisinage, qui alloient de grand matin à la ville, trouvèrent près de ce cimetière le corps d’un homme qui paroissoit avoir été assassiné dans la nuit même. Ils aperçurent en même temps dans le cimetière un étranger vêtu d’habits déchirés, et ensanglantés en plusieurs endroits : ils ne doutèrent pas qu’il ne fut l’assassin, le prirent et le conduisirent au roi d’Oman, qui ordonna qu’il fût mis en prison en attendant qu’on eût reconnu le cadavre, et pris d’autres informations.

» Le roi Beherkerd réfléchissant alors sur toute sa conduite, disoit en lui-même : « Ce qui m’arrive aujourd’hui est la punition des injustices que j’ai commises. J’ai souvent fait périr des innocens ; je vais perdre la vie à mon tour comme auteur d’un meurtre dont je ne suis pas coupable. »

» Tandis que, livré à ses réflexions, il se promenoit dans la cour de la prison, un oiseau vint se percher vis-à-vis de lui. Beherkerd, sans y penser, ramassa une pierre et la jeta à l’oiseau. La pierre ne l’atteignit point, et passa par-dessus les murs de la prison. Le fils du roi d’Oman jouoit par hasard au mail dans une grande place voisine. La pierre retomba sur lui, le blessa à l’oreille, et lui fit éprouver une douleur si vive, qu’il fut quelque temps sans connoissance.

» On chercha de quel côté étoit partie la pierre, et on reconnut qu’elle avoit été lancée par le nouveau prisonnier, déjà violemment soupçonné d’assassinat. On l’amena devant le jeune prince, qui ordonna de lui trancher la tête. Lorsqu’on lui eut ôté son turban, le jeune prince remarqua qu’il lui manquoit une oreille, et lui dit : « Le châtiment qu’on t’a fait subir en te coupant une oreille, prouve que tu as commis plus d’un crime. »

» Beherkerd ayant demandé la permission de se justifier, raconta l’accident qui lui avoit fait perdre l’oreille, et ajouta qu’il pouvoit faire mourir celui qui en étoit l’auteur ; mais qu’il lui avoit pardonné. Le prince d’Oman le regardant alors plus attentivement, le reconnut, et s’écria : « Vous êtes le roi Beherkerd. » En même temps il courut à lui et le serra dans ses bras.

» On rendit à Beherkerd les honneurs dus à son rang, on le revêtit d’habits magnifiques, et on le fit asseoir à côté du jeune prince, qui lui demanda par quelle suite d’événemens il étoit tombé dans une position aussi affreuse, et avoit été conduit si près de la mort ? Beherkerd lui fit le récit de son naufrage, de la malheureuse rencontre qui l’avoit fait passer pour assassin, et du hasard qui lui avoit fait lancer une pierre par-dessus les murs de sa prison.

« Sire, lui dit le jeune prince, lorsqu’il eut achevé son histoire, rappelez-vous qu’en sollicitant mon pardon, j’osai vous promettre que Dieu récompenseroit un jour votre clémence. L’événement a justifié ma prédiction, et celui à qui vous avez fait grâce de la vie est assez heureux pour pouvoir lui-même conserver aujourd’hui la vôtre. »

» Le jeune prince le conduisit ensuite près du roi son père, auquel il apprit la manière dont il venoit de reconnoître et de sauver le roi Beherkerd, et celle dont ce roi lui avoit autrefois fait grâce de la vie. Les deux souverains s’embrassèrent, et se témoignèrent réciproquement leur reconnoissance.

» Beherkerd, au bout de quelques jours, prit congé du roi d’Oman, et fut reconduit dans ses états par une escorte nombreuse et magnifique. Le danger que ce prince avoit couru lui ouvrit les yeux, et le fit entièrement changer de conduite. Il se montra lent à punir, porté à pardonner, et fut par la suite autant aimé de ses sujets, qu’il en avoit été jusque-là haï et détesté.


» Par cet exemple, ajouta le jeune intendant, vous voyez, ô Roi, qu’il n’y a rien de plus excellent que la clémence. Un seul acte de clémence sauva la vie au roi Beherkerd, amollit son cœur, y fit germer toutes les vertus, et le rendit le modèle des souverains. »


Azadbakht ébranlé par l’histoire que venoit de raconter le jeune homme, et cédant à un reste d’attachement qu’il conservoit encore pour lui, fit signe de le reconduire en prison.


Le huitième jour, les dix visirs s’assemblèrent, et tinrent conseil ensemble contre le jeune homme. « Quel moyen emploierons-nous, dit l’un d’eux, pour nous défaire de ce vil esclave, de cet indigne rival, qui, par ses discours, rend inutiles nos artifices ? S’il ne périt pas, nous devons craindre de périr nous-mêmes. Allons donc tous ensemble trouver le roi, et réunissons nos efforts pour le décider à ordonner la mort du coupable. »

Cet avis fut approuvé de toute l’assemblée. Les dix visirs se rendirent chez le roi, se prosternèrent à ses pieds, et l’un d’eux prit ainsi la parole :

« Sire, ce jeune homme vous flatte, et vous séduit par la magie de ses discours. Il profite de la complaisance avec laquelle vous prêtez l’oreille à ses vaines sentences, et triomphe du succès de ses ruses. Que ne pouvez-vous entendre plutôt les discours qu’on tient autour de nous, les murmures du peuple, ses propos séditieux et injurieux à l’honneur de votre Majesté ! Peut-être alors vous feriez plus d’attention aux conseils que nous dictent la prudence et l’attachement que nous avons pour vous. Mais quelqu’inutiles qu’aient été jusqu’à présent nos représentations, nous ne devons pas pour cela renoncer à notre devoir, et cesser de vous faire entendre la vérité. Réunis ici devant vous, tous les dix, nous vous attestons encore que ce jeune homme est coupable, et ne s’est introduit dans votre appartement que pour vous déshonorer. Si vous ne voulez pas le faire périr, chassez-le au moins de votre empire. On s’étonnera de votre indulgence, et elle aura peut-être des suites fâcheuses ; mais au moins la présence de l’infâme ne souillera plus ces lieux, et ne sera plus un sujet de honte et de scandale. »

Ce discours enflamma le courroux du roi, qui donna ordre d’aller chercher le jeune homme. Lorsqu’il parut, les dix visirs jetèrent tous ensemble un cri contre lui, et dirent : « Perfide, tu crois éviter la mort et tromper le roi par tes discours adroits ; mais comment peux-tu te flatter d’obtenir le pardon d’un crime qui blesse les lois, les mœurs, la religion, et compromet à la fois la gloire du monarque, et la sûreté de son empire ? » Le roi ayant ordonné qu’on fit venir l’exécuteur, tous les visirs offrirent leurs bras, et se disputèrent l’honneur de servir de bourreau.

« Sire, dit alors le jeune homme en regardant avec mépris les visirs, la rage et l’acharnement de vos visirs contre moi, découvre évidemment la haine et la jalousie qui les animent. Ils veulent se débarrasser de moi pour pouvoir, à leur gré, disposer comme autrefois de vos trésors… »

« Toi seul les accuse, dit le roi en l’interrompant, tandis qu’ils déposent tous les dix contre toi. »

« Comment peuvent-ils, reprit le jeune homme, déposer de ce qu’ils n’ont point vu ? Cette circonstance montre de plus en plus leur malignité ; et si vous cédez aux efforts conjurés de leur haine, vous éprouverez infailliblement les regrets qu’éprouva le roi Ilanschah, lorsqu’il eut reconnu la perfidie et la scélératesse de ses trois visirs. »

« Voyons, dit Azadbakht avec vivacité, de quelle manière le roi Ilanschah fut trompé par ses visirs ? »