Les Mille et Une Nuits/Histoire du troisième Calender, fils de roi

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Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 1 (p. 400-475).

HISTOIRE
DU
TROISIÈME CALENDER, FILS DE ROI.


« Très-honorable dame, ce que j’ai à vous raconter, est bien différent de ce que vous venez d’entendre. Les deux princes qui ont parlé avant moi, ont perdu chacun un œil par un effet de leur destinée ; et moi je n’ai perdu le mien que par ma faute, qu’en prévenant moi-même et cherchant mon propre malheur, comme vous l’apprendrez par la suite de mon discours.

» Je m’appelle Agib, et suis fils d’un roi qui se nommoit Cassib. Après sa mort, je pris possession de ses états, et établis mon séjour dans la même ville où il avoit demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer, elle a un port des plus beaux et des plus sûrs, avec un arsenal assez grand pour fournir à l’armement de cent cinquante vaisseaux de guerre, toujours prêts à servir dans l’occasion ; pour en équiper cinquante en marchandises, et autant de petites frégates légères pour les promenades et les divertissemens sur l’eau. Plusieurs belles provinces composoient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre d’isles considérables, presque toutes situées à la vue de ma capitale.

» Je visitai premièrement les provinces ; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte, et j’allai descendre dans mes isles, pour me concilier, par ma présence, le cœur de mes sujets, et les affermir dans le devoir. Quelque temps après que j’en fus revenu, j’y retournai ; et ces voyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m’y firent prendre tant de goût, que je résolus d’aller faire des découvertes au-delà de mes isles. Pour cet effet, je fis équiper dix vaisseaux seulement. Je m’embarquai, et nous mîmes à la voile. Notre navigation fut heureuse pendant quarante jours de suite ; mais la nuit du quarante-unième, le vent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes battus d’une tempête violente qui pensa nous submerger. Néanmoins, à la pointe du jour, le vent s’apaisa, les nuages se dissipèrent, et le soleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une isle, où nous nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîchissemens. Cela étant fait, nous nous remîmes en mer. Après dix jours de navigation, nous commencions à espérer de voir terre ; car la tempête que nous avions essuyée, m’avoit détourné de mon dessein, et j’avois fait prendre la route de mes états, lorsque je m’aperçus que mon pilote ne savoit où nous étions. Effectivement, le dixième jour, un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grand mât, rapporta qu’à la droite et à la gauche il n’avoit vu que le ciel et la mer qui bornassent l’horizon ; mais que devant lui, du côté où nous avions la proue, il avoit remarqué une grande noirceur.

» Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d’une main son turban sur le tillac, et de l’autre se frappant le visage : « Ah ! sire, s’écria-t-il, nous sommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger où nous nous trouvons ; et avec toute mon expérience, il n’est pas en mon pouvoir de nous en garantir. » En disant ces paroles, il se mit à pleurer comme un homme qui croyoit sa perte inévitable ; et son désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je lui demandai quelle raison il avoit de se désespérer ainsi. « Hélas ! sire, me répondit-il, la tempête que nous avons essuyée, nous a tellement égarés de notre route, que demain à midi nous nous trouverons près de cette noirceur, qui n’est autre chose que la Montagne Noire ; et cette Montagne Noire est une mine d’aimant, qui dès-à-présent attire toute votre flotte, à cause des clous et des ferremens qui entrent dans la structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine distance, la force de l’aimant sera si violente, que tous les clous se détacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se dissoudront, et seront submergés. Comme l’aimant a la vertu d’attirer le fer à soi, et de se fortifier par cette attraction, cette montagne, du côté de la mer, est couverte des clous d’une infinité de vaisseaux qu’elle a fait périr ; ce qui conserve et augmente en même temps cette vertu. Cette montagne, poursuivit le pilote, est très-escarpée ; et au sommet, il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes du même métal ; au haut du dôme, paroît un cheval aussi de bronze, lequel porte un cavalier qui a la poitrine couverte d’une plaque de plomb, sur laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition, sire, ajouta-t-il, est que cette statue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux et de tant d’hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu’elle ne cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le malheur d’en approcher jusqu’à ce qu’elle soit renversée. »

» Le pilote, ayant tenu ce discours, se remit à pleurer, et ses larmes excitèrent celles de tout l’équipage. Je ne doutai pas moi-même que je ne fusse arrivé à la fin de mes jours. Chacun toutefois ne laissa pas de songer à sa conservation, et de prendre pour cela toutes les mesures possibles ; et dans l’incertitude de l’événement, ils se firent tous héritiers les uns des autres, par un testament en faveur de ceux qui se sauveroient.

» Le lendemain matin, nous aperçûmes à découvert la Montagne Noire ; et l’idée que nous en avions conçue, nous la fit paroître plus affreuse qu’elle n’étoit. Sur le midi, nous nous en trouvâmes si près, que nous éprouvâmes ce que le pilote nous avoit prédit. Nous vîmes voler les clous et tous les autres ferremens de la flotte vers la montagne, où, par la violence de l’attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Les vaisseaux s’entr’ouvrirent, et s’abymèrent dans la mer, qui étoit si haute en cet endroit, qu’avec la sonde nous n’aurions pu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noyés ; mais Dieu eut pitié de moi, et permit que je me sauvasse, en me saisissant d’une planche qui fut poussée par le vent, droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheur m’ayant fait aborder à un endroit où il y avoit des degrés pour monter au sommet…

Scheherazade vouloit poursuivre ce conte ; mais le jour qui vint à paroître, lui imposa silence. Le sultan jugea bien par ce commencement, que la sultane ne l’avoit pas trompé. Ainsi, il n’y a pas lieu de s’étonner s’il ne la fit pas encore mourir ce jour-là.

LIVe NUIT.

« Au nom de Dieu, ma sœur, s’écria le lendemain Dinarzade, continuez, je vous en conjure, l’histoire du troisième Calender. » Ma chère sœur, répondit Scheherazade, voici comment ce prince la reprit :

« À la vue de ces degrés, dit-il (car il n’y avoit pas de terrain ni à droite ni à gauche où l’on pût mettre le pied, et par conséquent se sauver), je remerciai Dieu, et invoquai son saint nom en commençant à monter. L’escalier étoit si étroit, si roide et si difficile, que pour peu que le vent eût eu de violence, il m’auroit renversé et précipité dans la mer. Mais enfin, j’arrivai jusqu’au bout sans accident ; j’entrai sous le dôme, et me prosternant contre terre, je remerciai Dieu de la grâce qu’il m’avoit faite.

» Je passai la nuit sous le dôme. Pendant que je dormois, un vénérable vieillard m’apparut, et me dit : « Écoute, Agib : lorsque tu seras éveillé, creuse la terre sous tes pieds. Tu y trouveras un arc de bronze, et trois flèches de plomb, fabriquées sous certaines constellations, pour délivrer le genre humain de tant de maux qui le menacent. Tire les trois flèches contre la statue : le cavalier tombera dans la mer, et le cheval de ton côté, que tu enterreras au même endroit d’où tu auras tiré l’arc et les flèches. Cela étant fait, la mer s’enflera, et montera jusqu’au pied du dôme, à la hauteur de la montagne. Lorsqu’elle y sera montée, tu verras aborder une chaloupe, où il n’y aura qu’un seul homme avec une rame à chaque main. Cet homme sera de bronze, mais différent de celui que tu auras renversé. Embarque-toi avec lui sans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire. Il te conduira en dix jours dans une autre mer, où tu trouveras le moyen de retourner chez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l’ai déjà dit, tu ne prononces pas le nom de Dieu pendant tout le voyage. »

» Tel fut le discours du vieillard. D’abord que je fus éveillé, je me levai extrêmement consolé de cette vision, et je ne manquai pas de faire ce que le vieillard m’avoit commandé. Je déterrai l’arc et les flèches, et les tirai contre le cavalier. À la troisième flèche, je le renversai dans la mer, et le cheval tomba de mon côté. Je l’enterrai à la place de l’arc et des flèches, et dans cet intervalle, la mer s’enflât et s’éleva peu-à-peu. Lorsqu’elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de la montagne, je vis de loin sur la mer une chaloupe qui venoit à moi. Je bénis Dieu, voyant que les choses succédoient conformément au songe que j’avois eu.

» Enfin la chaloupe aborda, et j’y vis l’homme de bronze tel qu’il m’avoit été dépeint. Je m’embarquai, et me gardai bien de prononcer le nom de Dieu ; je ne dis pas même un seul autre mot. Je m’assis ; et l’homme de bronze recommença de ramer en s’éloignant de la montagne. Il vogua sans discontinuer jusqu’au neuvième jour que je vis des isles, qui me firent espérer que je serois bientôt hors du danger que j’avois à craindre. L’excès de ma joie me fit oublier la défense qui m’avoit été faite : « Dieu soit béni, dis-je alors ! Dieu soit loué ! »

» Je n’eus pas achevé ces paroles, que la chaloupe s’enfonça dans la mer avec l’homme de bronze. Je demeurai sur l’eau, et je nageai le reste du jour du côté de la terre qui me parut la plus voisine. Une nuit fort obscure succéda ; et comme je ne savois plus où j’étois, je nageois à l’aventure. Mes forces s’épuisèrent à la fin, et je commençois à désespérer de me sauver, lorsque le vent venant à se fortifier, une vague plus grosse qu’une montagne, me jeta sur une plage, où elle me laissa en se retirant. Je me hâtai aussitôt de prendre terre, de crainte qu’une autre vague ne me reprît ; et la première chose que je fis, fut de me dépouiller, d’exprimer l’eau de mon habit, et de l’étendre pour le faire sécher sur le sable qui étoit encore échauffé de la chaleur du jour.

» Le lendemain, le soleil eut bientôt achevé de sécher mon habit. Je le repris, et m’avançai pour reconnoître où j’étois. Je n’eus pas marché long-temps, que je connus que j’étois dans une petite isle déserte fort agréable, où il y avoit plusieurs sortes d’arbres fruitiers et sauvages. Mais je remarquai qu’elle étoit considérablement éloignée de terre, ce qui diminua fort la joie que j’avois d’être échappé de la mer. Néanmoins je me remettois à Dieu du soin de disposer de mon sort selon sa volonté, quand j’aperçus un petit bâtiment qui venoit de terre ferme à pleines voiles, et avoit la proue sur l’isle où j’étois.

» Comme je ne doutois pas qu’il n’y vînt mouiller, et que j’ignorois si les gens qui étoient dessus, seroient amis ou ennemis, je crus ne devoir pas me montrer d’abord. Je montai sur un arbre fort touffu, d’où je pouvois impunément examiner leur contenance. Le bâtiment vint se ranger dans une petite anse, où débarquèrent dix esclaves qui portoient une pelle et d’autres instrumens propres à remuer la terre. Ils marchèrent vers le milieu de l’isle, ou je les vis s’arrêter et remuer la terre quelque temps ; et à leur action, il me parut qu’ils levoient une trappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrent plusieurs sortes de provisions et de meubles, et en firent chacun une charge, qu’ils portèrent à l’endroit où ils avoient remué la terre ; ils y descendirent ; ce qui me fit comprendre qu’il y avoit là un lieu souterrain. Je les vis encore une fois aller au vaisseau, et en ressortir peu de temps après avec un vieillard qui menoit avec lui un jeune homme de quatorze ou quinze ans, très-bien fait. Ils descendirent tous où la trappe avoit été levée ; et lorsqu’ils furent remontés, qu’ils eurent abaissé la trappe, qu’ils l’eurent recouverte de terre, et qu’ils reprirent le chemin de l’anse où étoit le navire, je remarquai que le jeune homme n’étoit pas avec eux ; d’où je conclus qu’il étoit resté dans le lieu souterrain : circonstance qui me causa un extrême étonnement.

» Le vieillard et les esclaves se rembarquèrent ; et le bâtiment ayant remis à la voile, reprit la route de la terre ferme. Quand je le vis si éloigné, que je ne pouvois être aperçu de l’équipage, je descendis de l’arbre, et me rendis promptement à l’endroit où j’avois vu remuer la terre. Je la remuai à mon tour, jusqu’à ce que trouvant une pierre de deux ou trois pieds en quarré, je la levai, et je vis qu’elle couvroit l’entrée d’un escalier aussi de pierre. Je le descendis, et me trouvai au bas dans une grande chambre où il y avoit un tapis de pied et un sofa garni d’un autre tapis et de coussins d’une riche étoffe, où le jeune homme étoit assis avec un éventail à la main. Je distinguai toutes ces choses à la clarté de deux bougies, aussi bien que des fruits et des pots de fleurs qu’il avoit près de lui. Le jeune homme fut effrayé de me voir ; mais pour le rassurer, je lui dis en entrant : « Qui que vous soyez, seigneur, ne craignez rien : un roi et fils de roi, tel que je le suis, n’est pas capable de vous faire la moindre injure. C’est au contraire votre bonne destinée qui a voulu apparemment que je me trouvasse ici pour vous tirer de ce tombeau, où il semble qu’on vous ait enterré tout vivant pour des raisons que j’ignore. Mais ce qui m’embarrasse, et ce que je ne puis concevoir (car je vous dirai que j’ai été témoin de tout ce qui s’est passé depuis que vous êtes arrivé dans cette isle), c’est qu’il m’a paru que vous vous êtes laissé ensevelir dans ce lieu sans résistance…

Scheherazade se tut en cet endroit ; et le sultan se leva très-impatient d’apprendre pourquoi ce jeune homme avoit ainsi été abandonné dans une isle déserte ; ce qu’il se promit d’entendre la nuit suivante.

LVe NUIT.

Dinarzade, lorsqu’il en fut temps, appela la sultane ; et Scheherazade, sans se faire prier, poursuivit de cette sorte l’histoire du troisième Calender :

» Le jeune homme, continua le troisième Calender, se rassura à ces paroles, et me pria, d’un air riant, de m’asseoir près de lui. Dès que je fus assis : « Prince, me dit-il, je vais vous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularité. Mon père est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens par son travail et par son habileté dans sa profession. Il a un grand nombre d’esclaves et de commissionnaires, qui font des voyages par mer sur des vaisseaux qui lui appartiennent, afin d’entretenir les correspondances qu’il a en plusieurs cours où il fournit les pierreries dont on a besoin. Il y avoit long-temps qu’il étoit marié sans avoir eu d’enfans, lorsqu’il apprit qu’il auroit un fils, dont la vie néanmoins ne seroit pas de longue durée ; ce qui lui donna beaucoup de chagrin a son réveil. Quelques jours après, ma mère lui annonça qu’elle étoit grosse ; et le temps qu’elle croyoit avoir conçu, s’accordoit fort avec le jour du songe de mon père. Elle accoucha de moi dans le terme des neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille. Mon père, qui avoit exactement observé le moment de ma naissance, consulta les astrologues, qui lui dirent : « Votre fils vivra sans nul accident jusqu’à l’âge de quinze ans. Mais alors il courra risque de perdre la vie, et il sera difficile qu’il en échappe. Si néanmoins son bonheur veut qu’il ne périsse pas, sa vie sera de longue durée. C’est qu’en ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze qui est au haut de la montagne d’aimant, aura été renversée dans la mer par le prince Agib, fils du roi de Cassib, et que les astres marquent, que cinquante jours après, votre fils doit être tué par ce prince. » Comme cette prédiction s’accordoit avec le songe de mon père, il en fut vivement frappé et affligé. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon éducation, jusqu’à cette présente année, qui est la quinzième de mon âge. Il apprit hier, que depuis dix jours, le cavalier de bronze avoit été jeté dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette nouvelle lui a coûté tant de pleurs, et causé tant d’alarmes, qu’il n’est pas reconnoissable dans l’état où il est. Sur la prédiction des astrologues, il a cherché les moyens de tromper mon horoscope, et de me conserver la vie. Il y a long-temps qu’il a pris la précaution de faire bâtir cette demeure, pour m’y tenir caché durant cinquante jours, dès qu’il apprendroit que la statue avoit été renversée. C’est pourquoi, comme il a su qu’elle l’étoit depuis dix jours, il est venu promptement me cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendroit me reprendre. Pour moi, ajouta-t-il, j’ai bonne espérance ; et je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre, au milieu d’une isle déserte. Voilà, seigneur, ce que j’avois à vous dire. »

« Pendant que le fils du joaillier me racontoit son histoire, je me moquois en moi-même des astrologues qui avoient prédit que je lui ôterois la vie ; et je me sentois si éloigné de vérifier la prédiction, qu’à peine eut-il achevé de parler, je lui dis avec transport : « Mon cher seigneur, ayez de la confiance en la bonté de Dieu, et ne craignez rien. Comptez que c’étoit une dette que vous aviez à payer, et que vous en êtes quitte dès-à-présent. Je suis ravi, après avoir fait naufrage, de me trouver heureusement ici pour vous défendre contre ceux qui voudroient attenter à votre vie. Je ne vous abandonnerai pas durant ces quarante jours que les vaines conjectures des astrologues vous font appréhender. Je vous rendrai, pendant ce temps-là, tous les services qui dépendront de moi. Après cela, je profiterai de l’occasion de gagner la terre ferme, en m’embarquant avec vous sur votre bâtiment, avec la permission de votre père et la vôtre ; et quand je serai de retour en mon royaume, je n’oublierai point l’obligation que je vous aurai, et je tâcherai de vous en témoigner ma reconnoissance, de la manière que je le devrai. »

» Je rassurai, par ce discours, le fils du joaillier, et m’attirai sa confiance. Je me gardai bien, de peur de l’épouvanter, de lui dire que j’étois cet Agib qu’il craignoit, et je pris grand soin de ne lui en donner aucun soupçon. Nous nous entretînmes de plusieurs choses jusqu’à la nuit, et je connus que le jeune homme avoit beaucoup d’esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions. Il en avoit une si grande quantité, qu’il en auroit eu de reste au bout de quarante jours, quand il auroit eu d’autres hôtes que moi. Après le souper, nous continuâmes à nous entretenir quelque temps, et ensuite nous nous couchâmes.

» Le lendemain à son lever, je lui présentai le bassin et l’eau. Il se lava, je préparai le dîner, et le servis quand il fut temps. Après le repas, j’inventai un jeu pour nous désennuyer, non-seulement ce jour-là, mais encore les suivans. Je préparai le souper de la même manière que j’avois apprêté le dîner. Nous soupâmes et nous nous couchâmes comme le jour précédent. Nous eûmes le temps de contracter amitié ensemble. Je m’aperçus qu’il avoit de l’inclination pour moi ; et de mon côté, j’en avois conçu une si forte pour lui, que je me disois souvent à moi-même, que les astrologues qui avoient prédit au père que son fils seroit tué par mes mains, étoient des imposteurs, et qu’il n’étoit pas possible que je pusse commettre une si méchante action. Enfin, madame, nous passâmes trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain.

» Le quarantième arriva. Le matin, le jeune homme en s’éveillant, me dit avec un transport de joie dont il ne fut pas le maître : « Prince, me voilà aujourd’hui au quarantième jour, et je ne suis pas mort, grâces à Dieu et à votre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantôt de vous en marquer sa reconnoissance, et de vous fournir tous les moyens et toutes les commodités nécessaires pour vous en retourner dans votre royaume. Mais en attendant, ajouta-t-il, je vous supplie de vouloir bien faire chauffer de l’eau pour me laver tout le corps dans le bain portatif ; je veux me décrasser et changer d’habit, pour mieux recevoir mon père. » Je mis de l’eau sur le feu ; et lorsqu’elle fut tiède, j’en remplis le bain portatif. Le jeune homme se mit dedans ; je le lavai et le frottai moi-même. Il en sortit ensuite, se coucha dans son lit que j’avois préparé, et je le couvris de sa couverture. Après qu’il se fut reposé, et qu’il eut dormi quelque temps : « Mon prince, me dit-il, obligez-moi de m’apporter un melon et du sucre, que j’en mange pour me rafraîchir. »

De plusieurs melons qui nous restoient, je choisis le meilleur, et le mis dans un plat ; et comme je ne trouvois pas de couteau pour le couper, je demandai au jeune homme s’il ne savoit pas où il y en avoit. Il y en a un, me répondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête. Effectivement, j’y en aperçus un ; mais je me pressai si fort pour le prendre, et dans le temps que je l’avois à la main, mon pied s’embarrassa de sorte dans la couverture, que je glissai, et je tombai si malheureusement sur le jeune homme, que je lui enfonçai le couteau dans le cœur. Il expira dans le moment.

« À ce spectacle, je poussai des cris épouvantables. Je me frappai la tête, le visage et la poitrine. Je déchirai mon habit, et me jetai par terre avec une douleur et des regrets inexprimables. « Hélas ! m’écriai-je, il ne lui restoit que quelques heures pour être hors du danger contre lequel il avoit cherché un asile ; et dans le temps que je compte moi-même que le péril est passé, c’est alors que je deviens son assassin, et que je rends la prédiction véritable. Mais, Seigneur, ajoutai-je en levant la tête et les mains au ciel, je vous en demande pardon ; et si je suis coupable de sa mort, ne me laissez pas vivre plus long-temps…

Scheherazade, voyant paroître le jour en cet endroit, fut obligée d’interrompre ce récit funeste. Le sultan des Indes en fut ému ; et se sentant quelque inquiétude sur ce que deviendroit après cela le Calender, il se garda bien de faire mourir ce jour-là Scheherazade, qui seule pouvoit le tirer de peine.

LVIe NUIT.

La sultane, engagée par sa sœur à raconter ce qui se passa après la mort du jeune homme, prit la parole, et continua de cette sorte :

» Madame, poursuivit le troisième Calender en s’adressant à Zobéïde, après le malheur qui venoit de m’arriver, j’aurois reçu la mort sans frayeur, si elle s’étoit présentée à moi. Mais le mal, ainsi que le bien, ne nous arrive pas toujours lorsque nous le souhaitons. Néanmoins, faisant réflexion que mes larmes et ma douleur ne feroient pas revivre le jeune homme, et que les quarante jours finissant, je pouvois être surpris par son père, je sortis de cette demeure souterraine, et montai au haut de l’escalier. J’abaissai la grosse pierre sur l’entrée, et la couvris de terre.

» J’eus à peine achevé, que portant la vue sur la mer du côté de la terre ferme, j’aperçus le bâtiment qui venoit reprendre le jeune homme. Alors me consultant sur ce que j’avois à faire, je dis en moi-même : « Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et massacrer peut-être par ses esclaves, quand il aura vu son fils dans l’état où je l’ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier, ne le persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux, puisque j’en ai le moyen, me soustraire à son ressentiment, que de m’y exposer. » Il y avoit près du lieu souterrain un gros arbre, dont l’épais feuillage me parut propre à me cacher. J’y montai, et je ne me fus pas plutôt placé de manière que je ne pouvois être aperçu, que je vis aborder le bâtiment au même endroit que la première fois.

» Le vieillard et les esclaves débarquèrent bientôt, et s’avancèrent vers la demeure souterraine, d’un air qui marquoit qu’ils avoient quelque espérance ; mais lorsqu’ils virent la terre nouvellement remuée, ils changèrent de visage, et particulièrement le vieillard. Ils levèrent la pierre, et descendirent. Ils appellent le jeune homme par son nom, il ne répond point : leur crainte redouble ; ils le cherchent et le trouvent enfin étendu sur son lit, avec le couteau au milieu du cœur ; car je n’avois pas eu le courage de l’ôter. À cette vue, ils poussèrent des cris de douleur, qui renouvelèrent la mienne : le vieillard tomba évanoui ; ses esclaves, pour lui donner de l’air, l’apportèrent en haut entre leurs bras, et le posèrent au pied de l’arbre où j’étois. Mais malgré tous leurs soins, ce malheureux père demeura long-temps en cet état, et leur fit plus d’une fois désespérer de sa vie.

» Il revint toutefois de ce long évanouissement. Alors les esclaves apportèrent le corps de son fils, revêtu de ses plus beaux habillemens, et dès que la fosse qu’on lui faisoit, fut achevée, on l’y descendît. Le vieillard, soutenu par deux esclaves, et le visage baigné de larmes, lui jeta le premier un peu de terre, après quoi les esclaves en comblèrent la fosse.

» Cela étant fait, l’ameublement de la demeure souterraine fut enlevé et embarqué avec le reste des provisions. Ensuite le vieillard, accablé de douleurs, ne pouvant se soutenir, fut mis sur une espèce de brancard, et transporté dans le vaisseau, qui remit à la voile. Il s’éloigna de l’isle en peu de temps, et je le perdis de vue…

Le jour, qui éclairoit déjà l’appartement du sultan des Indes, obligea Scheherazade à s’arrêter en cet endroit. Schahriar se leva à son ordinaire, et par la même raison que le jour précédent, prolongea encore la vie de la sultane qu’il laissa avec Dinarzade.

LVIIe NUIT.

Le lendemain, Scheherazade, poursuivant les aventures du troisième Calender, dit : Ma sœur, vous saurez que ce prince continua de les raconter ainsi à Zobéïde et à sa compagnie :

» Après le départ, dit-il, du vieillard, de ses esclaves et du navire, je restai seul dans l’isle : je passois la nuit dans la demeure souterraine qui n’avoit pas été rebouchée, et le jour, je me promenois autour de l’isle, et m’arrêtois dans les endroits les plus propres à prendre du repos, quand j’en avois besoin.

» Je menai cette vie ennuyeuse pendant un mois. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la mer diminuoit considérablement, et que l’isle devenoit plus grande ; il sembloit que la terre ferme s’approchoit. Effectivement, les eaux devinrent si basses, qu’il n’y avoit plus qu’un petit trajet de mer entre moi et la terre ferme. Je le traversai, et n’eus de l’eau que jusqu’à mi-jambe. Je marchai si long-temps sur la plage et sur le sable, que j’en fus très-fatigué. À la fin, je gagnai un terrain plus ferme ; et j’étois déjà assez éloigné de la mer, lorsque je vis fort loin devant moi comme un grand feu ; ce qui me donna quelque joie. « Je trouverai quelqu’un, disois-je, et il n’est pas possible que ce feu se soit allumé de lui-même. » Mais à mesure que je m’en approchois, mon erreur se dissipoit, et je reconnus bientôt que ce que j’avois pris pour du feu, étoit un château de cuivre rouge, que les rayons du soleil faisoient paroître de loin comme enflammé.

» Je m’arrêtai près de ce château, et m’assis, autant pour en considérer la structure admirable, que pour me remettre un peu de ma lassitude. Je n’avois pas encore donné à cette maison magnifique toute l’attention qu’elle méritoit, quand j’aperçus dix jeunes hommes fort bien faits, qui paroissoient venir de la promenade. Mais, ce qui me parut assez surprenant, ils étoient tous borgnes de l’œil droit. Ils accompagnoient un vieillard d’une taille haute, et d’un air vénérable.

» J’étois étrangement étonné de rencontrer tant de borgnes à la fois, et tous privés du même œil. Dans le temps que je cherchois dans mon esprit par quelle aventure ils pouvaient être rassemblés, ils m’abordèrent et me témoignèrent de la joie de me voir. Après les premiers complimens, ils me demandèrent ce qui m’avoit amené là. Je leur répondis que mon histoire étoit un peu longue, et que s’ils vouloient prendre la peine de s’asseoir, je leur donnerois la satisfaction qu’ils souhaitoient. Ils s’assirent, et je leur racontai ce qui m’étoit arrivé depuis que j’étois sorti de mon royaume jusqu’alors ; ce qui leur causa une grande surprise.

» Après que j’eus achevé mon discours, ces jeunes seigneurs me prièrent d’entrer avec eux dans le château. J’acceptai leur offre ; nous traversâmes une enfilade de salles, d’antichambres, de chambres et de cabinets fort proprement meublés, et nous arrivâmes dans un grand salon où il y avoit en rond dix petits sofas bleus et séparés, tant pour s’asseoir et se reposer le jour, que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond étoit un onzième sofa moins élevé, et de la même couleur, sur lequel se plaça le vieillard dont on a parlé ; et les jeunes seigneurs s’assirent sur les dix autres.

» Comme chaque sofa ne pouvoit tenir qu’une personne, un de ces jeunes gens me dit : « Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu de la place, et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, non plus que du sujet pourquoi nous sommes tous borgnes de l’œil droit ; contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votre curiosité. »

« Le vieillard ne demeura pas long-temps assis ; il se leva et sortit ; mais il revint quelques momens après, apportant le souper des dix seigneurs, auxquels il distribua à chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne, que je mangeai seul à l’exemple des autres ; et sur la fin du repas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin à chacun.

» Mon histoire leur avoit paru si extraordinaire, qu’ils me la firent répéter à l’issue du souper, et elle donna lieu à un entretien qui dura une grande partie de la nuit. Un des seigneurs, faisant réflexion qu’il étoit tard, dit au vieillard : « Vous voyez qu’il est temps de dormir, et vous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notre devoir. » À ces mots, le vieillard se leva, et entra dans un cabinet, d’où il apporta sur sa tête dix bassins l’un après l’autre, tous couverts d’une étoffe bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur.

» Ils découvrirent leurs bassins, dans lesquels il y avoit de la cendre, du charbon en poudre, et du noir à noircir. Ils mêlèrent toutes ces choses ensemble, et commencèrent à s’en frotter et barbouiller le visage, de manière qu’ils étoient affreux à voir. Après s’être noircis de la sorte, ils se mirent à pleurer, à se lamenter et à se frapper la tête et la poitrine, en criant sans cesse : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches. »

» Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange occupation. Ils la cessèrent enfin ; après quoi le vieillard leur apporta de l’eau dont ils se lavèrent le visage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, qui étoient gâtés, et en prirent d’autres ; de sorte qu’il ne paroissoit pas qu’ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venois d’être spectateur.

» Jugez, madame, de la contrainte où j’avois été durant tout ce temps-là. J’avois été mille fois tenté de rompre le silence que ces seigneurs m’avoient imposé, pour leur faire des questions ; et il me fut impossible de dormir le reste de la nuit.

» Le jour suivant, d’abord que nous fûmes levés, nous sortîmes pour prendre l’air, et alors je leur dis : « Seigneurs, je vous déclare que je renonce à la loi que vous me prescrivîtes hier au soir ; je ne puis l’observer. Vous êtes des gens sages, et vous avez tous de l’esprit infiniment, vous me l’avez fait assez connoître ; néanmoins je vous ai vu faire des actions dont toutes autres personnes que des insensés, ne peuvent être capables. Quelque malheur qui puisse m’arriver, je ne saurois m’empêcher de vous demander pourquoi vous vous êtes barbouillé le visage de cendre, de charbon et de noir à noircir, et enfin pourquoi vous n’avez tous qu’un œil ; il faut que quelque chose de singulier en soit la cause ; c’est pourquoi je vous conjure de satisfaire ma curiosité. » À des instances si pressantes, ils ne répondirent rien, sinon que les demandes que je leur faisois, ne me regardoient pas ; que je n’y avois pas le moindre intérêt, et que je demeurasse en repos.

» Nous passâmes la journée à nous entretenir de choses indifférentes ; et quand la nuit fut venue, après avoir tous soupé séparément, le vieillard apporta encore les bassins bleus ; les jeunes seigneurs se barbouillèrent, ils pleurèrent, se frappèrent et crièrent : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches. » Ils firent le lendemain et les nuits suivantes, la même action.

» À la fin, je ne pus résister à ma curiosité, et je les priai très-sérieusement de la contenter, ou de m’enseigner par quel chemin je pourrois retourner dans mon royaume ; car je leur dis qu’il ne m’étoit pas possible de demeurer plus long-temps avec eux, et d’avoir toutes les nuits un spectacle si extraordinaire, sans qu’il me fût permis d’en savoir les motifs.

» Un des seigneurs me répondit pour tous les autres : « Ne vous étonnez pas de notre conduite à votre égard ; si jusqu’à présent nous n’avons pas cédé à vos prières, ce n’a été que par pure amitié pour vous, et que pour vous épargner le chagrin d’être réduit au même état où vous nous voyez. Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, vous n’avez qu’à parler, nous allons vous donner la satisfaction que vous nous demandez. » Je leur dis que j’étois résolu à tout événement. « Encore une fois, reprit le même seigneur, nous vous conseillons de modérer votre curiosité ; il y va de la perte de votre œil droit. » « Il n’importe, repartis-je, je vous déclare que si ce malheur m’arrive, je ne vous en tiendrai pas coupables, et que je ne l’imputerai qu’à moi-même. » Il me représenta encore, que quand j’aurois perdu un œil, je ne devois point espérer de demeurer avec eux, supposé que j’eusse cette pensée, parce que leur nombre étoit complet, et qu’il ne pouvoit pas être augmenté. Je leur dis que je me ferois un plaisir de ne me séparer jamais d’aussi honnêtes gens qu’eux ; mais que si c’étoit une nécessité, j’étois prêt encore à m’y soumettre, puisqu’à quelque prix que ce fût, je souhaitois qu’ils m’accordassent ce que je leur demandois.

« Les dix seigneurs, voyant que j’étois inébranlable dans ma résolution, prirent un mouton qu’ils égorgèrent ; et après lui avoir ôté la peau, ils me présentèrent le couteau dont ils s’étoient servis, et me dirent : « Prenez ce couteau, il vous servira dans l’occasion que nous vous dirons bientôt. Nous allons vous coudre dans cette peau, dont il faut que vous vous enveloppiez ; ensuite nous vous laisserons sur la place, et nous nous retirerons. Alors un oiseau d’une grosseur énorme, qu’on appelle Roc[1], paroîtra dans l’air, et vous prenant pour un mouton, fondra sur vous, et vous enlèvera jusqu’aux nues ; mais que cela ne vous épouvante pas. Il reprendra son vol vers la terre, et vous posera sur la cime d’une montagne. D’abord que vous vous sentirez à terre, fendez la peau avec le couteau, et développez-vous. Le Roc ne vous aura pas plutôt vu, qu’il s’envolera de peur, et vous laissera libre. Ne vous arrêtez point, marchez jusqu’à ce que vous arriviez à un château d’une grandeur prodigieuse, tout couvert de plaques d’or, de grosses émeraudes et d’autres pierreries fines. Présentez-vous à la porte, qui est toujours ouverte, et entrez. Nous avons été dans ce château tous tant que nous sommes ici. Nous ne vous disons rien de ce que nous y avons vu, ni de ce qui nous est arrivé ; vous l’apprendrez par vous-même. Ce que nous pouvons vous dire, c’est qu’il nous en coûte à chacun notre œil droit ; et la pénitence dont vous avez été témoin, est une chose que nous sommes obligés de faire pour y avoir été. L’histoire de chacun de nous en particulier, est remplie d’aventures extraordinaires, et on en feroit un gros livre ; mais nous ne pouvons vous en dire davantage…

En achevant ces mots, Scheherazade interrompit son conte, et dit au sultan des Indes : « Sire, comme ma sœur m’a réveillée aujourd’hui un peu plutôt que de coutume, je commençois à craindre d’ennuyer votre majesté ; mais voilà le jour qui paroît à propos, et m’impose silence. » La curiosité de Schahriar l’emporta encore sur le serment cruel qu’il avoit fait.

LVIIIe NUIT.

Dinarzade ne fut pas si matineuse cette nuit que la précédente ; elle ne laissa pas néanmoins d’appeler la sultane avant le jour, et de prier sa sœur de continuer l’histoire du troisième Calender. Scheherazade la poursuivit ainsi, en faisant toujours parler le Calender à Zobéïde :

» Madame, un des dix seigneurs borgnes m’ayant tenu le discours que je viens de vous rapporter, je m’enveloppai dans la peau de mouton, muni du couteau qui m’avoit été donné ; et après que les jeunes seigneurs eurent pris la peine de me coudre dedans, ils me laissèrent sur la place, et se retirèrent dans le salon. Le Roc dont ils m’avoient parlé, ne fut pas long-temps à se faire voir ; il fondit sur moi, me prit entre ses griffes, comme un mouton, et me transporta au haut d’une montagne.

» Lorsque je me sentis à terre, je ne manquai pas de me servir du couteau ; je fendis la peau, me développai, et parus devant le Roc, qui s’envola dès qu’il m’aperçut. Ce Roc est un oiseau blanc, d’une grandeur et d’une grosseur monstrueuse. Pour sa force, elle est telle, qu’il enlève les éléphans dans les plaines, et les porte sur le sommet des montagnes, où il en fait sa pâture.

» Dans l’impatience que j’avois d’arriver au château, je ne perdis point de temps, et je pressai si bien le pas, qu’en moins d’une demi-journée, je m’y rendis ; et je puis dire que je le trouvai encore plus beau qu’on ne me l’avoit dépeint. La porte étoit ouverte. J’entrai dans une cour carrée et si vaste, qu’il y avoit autour quatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d’aloës, et une d’or, sans compter celle de plusieurs escaliers magnifiques qui conduisoient aux appartemens d’en haut, et d’autres encore que je ne voyois pas. Les cent que je dis, donnoient entrée dans des jardins ou des magasins remplis de richesses, ou enfin dans des lieux qui renfermoient des choses surprenantes à voir.

» Je vis en face une porte ouverte, par où j’entrai dans un grand salon, où étoient assises quarante jeunes dames d’une beauté si parfaite, que l’imagination même ne sauroit aller au-delà. Elles étoient habillées très-magnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble, sitôt qu’elles m’aperçurent ; et sans attendre mon compliment, elles me dirent, avec de grandes démonstrations de joie : « Brave seigneur, soyez le bien venu, soyez le bien venu ; » et une d’entr’elles prenant la parole pour les autres : « Il y a long-temps, dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous. Votre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités que nous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez pas notre compagnie désagréable et indigne de vous. »

» Après beaucoup de résistance de ma part, elles me forcèrent de m’asseoir dans une place un peu élevée au-dessus des leurs ; comme je témoignois que cela me faisoit de la peine : « C’est votre place, me dirent-elles ; vous êtes de ce moment notre seigneur, notre maître et notre juge, et nous sommes vos esclaves, prêtes à recevoir vos commandemens. »

» Rien au monde, madame, ne m’étonna tant que l’ardeur et l’empressement de ces belles filles à me rendre tous les services imaginables. L’une apporta de l’eau chaude, et me lava les pieds ; une autre me versa de l’eau de senteur sur les mains ; celles-ci apportèrent tout ce qui étoit nécessaire pour me faire changer d’habillement ; celles-là servirent une collation magnifique ; et d’autres enfin se présentèrent le verre à la main, prêtes à me verser d’un vin délicieux ; et tout cela s’exécutoit sans confusion, avec un ordre, une union admirable et des manières dont j’étois charmé. Je bus et mangeai. Après quoi toutes les dames s’étant placées autour de moi, me demandèrent une relation de mon voyage. Je leur fis le récit de mes aventures, qui dura jusqu’à l’entrée de la nuit…

Scheherazade s’étant arrêtée en cet endroit, sa sœur lui en demanda la raison. « Ne voyez-vous pas bien qu’il est jour, répondit la sultane ? Pourquoi ne m’avez-vous pas plutôt éveillée ? » Le sultan, à qui l’arrivée du Calender au palais des quarante belles dames, promettoit d’agréables choses, ne voulant pas se priver du plaisir de les entendre, différa encore la mort de la sultane.

LIXe NUIT.

Dinarzade ne fut pas plus diligente cette nuit que la dernière ; et il étoit presque jour, lorsqu’elle engagea la sultane à lui apprendre ce qui se passa dans le beau château. « Je vais vous le dire, répondit Scheherazade ; » et s’adressant au sultan : Sire, poursuivit-elle, le prince Calender reprit sa narration dans ces termes :

» Lorsque j’eus achevé de raconter mon histoire aux quarante dames, quelques-unes de celles qui étoient assises le plus près de moi, demeurèrent pour m’entretenir, pendant que d’autres, voyant qu’il étoit nuit, se levèrent pour aller chercher des bougies. Elles en apportèrent une prodigieuse quantité, qui répara merveilleusement la clarté du jour ; mais elles les disposèrent avec tant de symétrie, qu’il sembloit qu’on n’en pouvoit moins souhaiter.

» D’autres dames servirent une table de fruits secs, de confitures et d’autres mets propres à boire, et garnirent un buffet de plusieurs sortes de vins et de liqueurs ; et d’autres enfin parurent avec des instrumens de musique. Quand tout fut prêt, elles m’invitèrent à me mettre à table. Les dames s’y assirent avec moi, et nous y demeurâmes assez long-temps. Celles qui devoient jouer des instrumens et les accompagner de leurs voix, se levèrent et firent un concert charmant. Les autres commencèrent une espèce de bal, et dansèrent deux à deux les unes après les autres, de la meilleure grâce du monde.

» Il étoit plus de minuit lorsque tous ces divertissemens finirent. Alors une des dames prenant la parole, me dit : « Vous êtes fatigué du chemin que vous avez fait aujourd’hui, il est temps que vous vous reposiez. Votre appartement est préparé ; mais avant que de vous y retirer, choisissez, de nous toutes, celle qui vous plaira davantage, et menez-la coucher avec vous.» Je répondis que je me garderois bien de faire le choix qu’elles me proposoient, qu’elles étoient toutes également belles, spirituelles, dignes de mes respects et de mes services, et que je ne commettrois pas l’incivilité d’en préférer une aux autres.

» La même dame qui m’avoit parlé, reprit : « Nous sommes très-persuadées de votre honnêteté, et nous voyons bien que la crainte de faire naître de la jalousie entre nous vous retient ; mais que cette discrétion ne vous arrête pas ; nous vous avertissons que le bonheur de celle que vous choisirez, ne fera point de jalouses ; car nous sommes convenues que tous les jours, nous aurons l’une après l’autre le même honneur, et qu’au bout des quarante jours, ce sera à recommencer. Choisissez donc librement, et ne perdez pas un temps que vous devez donner au repos dont vous avez besoin. »

» Il fallut céder à leurs instances ; je présentai la main à la dame qui portoit la parole pour les autres. Elle me donna la sienne, et on nous conduisit à un appartement magnifique. On nous y laissa seuls, et les autres dames se retirèrent dans les leurs…

« Mais il est jour, sire, dit Scheherazade au sultan, et votre majesté voudra bien me permettre de laisser le prince Calender avec sa dame. » Schahriar ne répondit rien ; mais il dit en lui-même en se levant : « Il faut avouer que le conte est parfaitement beau ; j’aurois le plus grand tort du monde de ne me pas donner le loisir de l’entendre jusqu’à la fin. »

LXe NUIT.

Le lendemain la sultane, à son réveil, dit à Dinarzade : Voici de quelle manière le troisième Calender reprit le fil de sa merveilleuse histoire :

» J’avois, dit-il, à peine achevé de m’habiller le lendemain, que les trente-neuf autres dames vinrent dans mon appartement toutes parées autrement que le jour précédent. Elles me souhaitèrent le bon jour, et me demandèrent des nouvelles de ma santé. Ensuite elles me conduisirent au bain, où elles me lavèrent elles-mêmes, et me rendirent malgré moi tous les services dont on y a besoin ; et lorsque j’en sortis, elles me firent prendre un autre habit qui étoit encore plus magnifique que le premier.

» Nous passâmes la journée presque toujours à table ; et quand l’heure de se coucher fut venue, elles me prièrent encore de choisir une d’entr’elles pour me tenir compagnie. Enfin, madame, pour ne vous point ennuyer en répétant toujours la même chose, je vous dirai que je passai une année entière avec les quarante dames, en les recevant dans mon lit l’une après l’autre, et que pendant tout ce temps-là cette vie voluptueuse ne fut point interrompue par le moindre chagrin.

» Au bout de l’année (rien ne pouvoit me surprendre davantage), les quarante dames, au lieu de se présenter à moi avec leur gaieté ordinaire, et de me demander comment je me portois, entrèrent un matin dans mon appartement les joues baignées de pleurs. Elles vinrent m’embrasser tendrement l’une après l’autre, en me disant : « Adieu, cher prince, adieu, il faut que nous vous quittions. » Leurs larmes m’attendrirent. Je les suppliai de me dire le sujet de leur affliction et de cette séparation dont elles me parloient. « Au nom de Dieu, mes belles dames, ajoutai-je, apprenez-moi s’il est en mon pouvoir de vous consoler, ou si mon secours vous est inutile. » Au lieu de me répondre précisément : « Plût à Dieu, dirent-elles, que nous ne vous eussions jamais vu ni connu ! Plusieurs cavaliers, avant vous, nous ont fait l’honneur de nous visiter ; mais pas un n’avoit cette grâce, cette douceur, cet engouement et ce mérite que vous avez. Nous ne savons comment nous pourrons vivre sans vous. » En achevant ces paroles, elles recommencèrent à pleurer amèrement. « Mes aimables dames, repris-je, de grâce, ne me faites pas languir davantage : dites-moi la cause de votre douleur. » « Hélas ! répondirent-elles, quel autre sujet seroit capable de nous affliger, que la nécessité de nous séparer de vous ? Peut-être ne nous reverrons-nous jamais ! Si pourtant vous le vouliez bien, et si vous aviez assez de pouvoir sur vous pour cela, il ne seroit pas impossible de nous rejoindre. » « Mesdames, repartis-je, je ne comprends rien à ce que vous dites ; je vous prie de me parler plus clairement. » « Hé bien, dit une d’elles, pour vous satisfaire, nous vous dirons que nous sommes toutes princesses, filles de rois. Nous vivons ici ensemble avec l’agrément que vous avez vu ; mais au bout de chaque année, nous sommes obligées de nous absenter pendant quarante jours pour des devoirs indispensables, qu’il ne nous est pas permis de révéler ; après quoi nous revenons dans ce château. L’année est finie d’hier, il faut que nous vous quittions aujourd’hui ; c’est ce qui fait le sujet de notre affliction. Avant que de partir, nous vous laisserons les clefs de toutes choses, particulièrement celles des cent portes, où vous trouverez de quoi contenter votre curiosité, et adoucir votre solitude pendant notre absence. Mais pour votre bien et pour notre intérêt particulier, nous vous recommandons de vous abstenir d’ouvrir la porte d’or. Si vous l’ouvrez, nous ne vous reverrons jamais ; et la crainte que nous en avons, augmente notre douleur. Nous espérons que vous profiterez de l’avis que nous vous donnons. Il y va de votre repos et du bonheur de votre vie : prenez-y garde. Si vous cédiez à votre indiscrète curiosité, vous vous feriez un tort considérable. Nous vous conjurons donc de ne pas commettre cette faute, et de nous donner la consolation de vous retrouver ici dans quarante jours. Nous emporterions bien la clef de la porte d’or avec nous ; mais ce seroit faire une offense à un prince tel que vous, que de douter de sa discrétion et de sa retenue…

Scheherazade vouloit continuer, mais elle vit paroître le jour. Le sultan, curieux de savoir ce que feroit le Calender seul dans le château après le départ des quarante dames, remit au jour suivant à s’en éclaircir.

LXIe NUIT.

L’officieuse Dinarzade s’étant réveillée assez long-temps avant le jour, appela la sultane, en lui disant : « Songez, ma sœur, qu’il est temps de raconter au sultan, notre seigneur, la suite de l’histoire que vous avez commencée. » Scheherazade alors s’adressant à Schahriar, lui dit : Sire, votre majesté saura que le Calender poursuivit ainsi son histoire :

» Madame, dit-il, le discours de ces belles princesses me causa une véritable douleur. Je ne manquai pas de leur témoigner que leur absence me causeroit beaucoup de peine, et je les remerciai des bons avis qu’elles me donnoient. Je les assurai que j’en profiterois, et que je ferois des choses encore plus difficiles pour me procurer le bonheur de passer le reste de mes jours avec des dames d’un si rare mérite. Nos adieux turent des plus tendres ; je les embrassai toutes l’une après l’autre ; elles partirent ensuite, et je restai seul dans le château.

» L’agrément de la compagnie, la bonne chère, les concerts, les plaisirs m’avoient tellement occupé durant l’année, que je n’avois pas eu le temps ni la moindre envie de voir les merveilles qui pouvoient être dans ce palais enchanté. Je n’avois pas même fait attention à mille objets admirables que j’avois tous les jours devant les yeux, tant j’avois été charmé de la beauté des dames, et du plaisir de les voir uniquement occupées du soin de me plaire. Je fus sensiblement affligé de leur départ ; et quoique leur absence ne dût être que de quarante jours, il me parut que j’allois passer un siècle sans elles.

» Je me promettois bien de ne pas oublier l’avis important qu’elles m’avoient donné, de ne pas ouvrir la porte d’or ; mais comme, à cela près, il m’étoit permis de satisfaire ma curiosité, je pris la première des clefs des autres portes, qui étoient rangées par ordre.

» J’ouvris la première porte, et j’entrai dans un jardin fruitier, auquel je crois que dans l’univers il n’y en a point qui soit comparable. Je ne pense pas même que celui que notre religion nous promet après la mort, puisse le surpasser. La symétrie, la propreté, la disposition admirable des arbres, l’abondance et la diversité des fruits de mille espèces inconnues, leur fraîcheur, leur beauté, tout ravissoit ma vue. Je ne dois pas négliger, madame, de vous faire remarquer que ce jardin délicieux étoit arrosé d’une manière fort singulière : des rigoles creusées avec art et proportion, portoient de l’eau abondamment à la racine des arbres qui en avoient besoin pour pousser leurs premières feuilles et leurs fleurs ; d’autres en portoient moins à ceux dont les fruits étoient déjà noués ; d’autres encore moins à ceux où ils grossissoient ; d’autres n’en portoient que ce qu’il en falloit précisément à ceux dont le fruit avoit acquis une grosseur convenable, et n’attendoit plus que la maturité ; mais cette grosseur surpassoit de beaucoup celle des fruits ordinaires de nos jardins. Les autres rigoles enfin qui aboutissoient aux arbres dont le fruit étoit mûr, n’avoient d’humidité que ce qui étoit nécessaire pour le conserver dans le même état sans le corrompre. Je ne pouvois me lasser d’examiner et d’admirer un si beau lieu ; et je n’en serois jamais sorti, si je n’eusse pas conçu dès-lors une plus grande idée des autres choses que je n’avois point vues. J’en sortis l’esprit rempli de ces merveilles ; je fermai la porte, et j’ouvris celle qui suivoit.

» Au lieu d’un jardin de fruits, j’en trouvai un de fleurs qui n’étoit pas moins singulier dans son genre. Il renfermoit un parterre spacieux, arrosé non pas avec la même profusion que le précédent, mais avec un plus grand ménagement, pour ne pas fournir plus d’eau que chaque fleur n’en avoit besoin. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse, l’hyacinthe, l’anemone, la tulipe, la renoncule, l’œillet, le lys et une infinité d’autres fleurs qui ne fleurissoient ailleurs qu’en différens temps, se trouvoient là fleuries toutes à la fois ; et rien n’étoit plus doux que l’air qu’on respiroit dans ce jardin.

» J’ouvris la troisième porte ; je trouvai une volière très-vaste. Elle étoit pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins commun. La cage étoit de sandal et de bois d’aloës ; elle renfermoit une infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins, d’alouettes, et d’autres oiseaux encore plus harmonieux dont je n’avois entendu parler de ma vie. Les vases où étoit leur grain et leur eau, étoient de jaspe ou d’agate la plus précieuse. D’ailleurs, cette volière étoit d’une grande propreté : à voir son étendue, je jugeois qu’il ne falloit pas moins de cent personnes pour la tenir aussi nette qu’elle étoit ; personne toutefois n’y paroissoit, non plus que dans les jardins où j’avois été, dans lesquels je n’avois pas remarqué une mauvaise herbe, ni la moindre superfluité qui m’eût blessé la vue. Le soleil étoit déjà couché, et je me retirai charmé du ramage de cette multitude d’oiseaux qui cherchoient alors à se percher dans l’endroit le plus commode, pour jouir du repos de la nuit. Je me rendis à mon appartement, résolu d’ouvrir les autres portes les jours suivans, à l’exception de la centième.

Le lendemain, je ne manquai pas d’aller ouvrir la quatrième porte. Si ce que j’avois vu le jour précédent avoit été capable de me causer de la surprise, ce que je vis alors me ravit en extase. Je mis le pied dans une grande cour environnée d’un bâtiment d’une architecture merveilleuse, dont je ne vous ferai point la description, pour éviter la prolixité. Ce bâtiment avoit quarante portes toutes ouvertes, dont chacune donnoit entrée dans un trésor ; et de ces trésors, il y en avoit plusieurs qui valoient mieux que les plus grands royaumes. Le premier contenoit des monceaux de perles ; et ce qui passe toute croyance, les plus précieuses, qui étoient grosses comme des œufs de pigeon, surpassoient en nombre les médiocres. Dans le second trésor, il y avoit des diamans, des escarboucles et des rubis, dans le troisième, des émeraudes ; dans le quatrième, de l’or en lingots ; dans le cinquième, de l’or monnoyé ; dans le sixième, de l’argent en lingots ; dans les deux suivans, de l’argent monnoyé. Les autres contenoient des améthistes, des chrysolites, des topazes, des opales, des turquoises, des hyacinthes, et toutes les autres pierres fines que nous connoissons, sans parler de l’agate, du jaspe, de la cornaline. Ce même trésor contenoit un magasin rempli, non-seulement de branches, mais même d’arbres entiers de corail.

» Rempli de surprise et d’admiration, je m’écriai, après avoir vu toutes ces richesses : « Non, quand tous les trésors de tous les rois de l’univers seroient assemblés en un même lieu, ils n’approcheroient pas de ceux-ci. Quel est mon bonheur de posséder tous ces biens avec tant d’aimables princesses !

» Je ne m’arrêterai point, madame, à vous faire le détail de toutes les autres choses rares et précieuses que je vis les jours suivans. Je vous dirai seulement qu’il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour ouvrir les quatre-vingt-dix-neuf portes, et admirer tout ce qui s’offrit à ma vue. Il ne restoit plus que la centième porte, dont l’ouverture m’étoit défendue…

Le jour, qui vint éclairer l’appartement du sultan des Indes, imposa silence à Scheherazade en cet endroit. Mais cette histoire faisoit trop de plaisir à Schahriar, pour qu’il n’en voulût pas entendre la suite le lendemain. Ce prince se leva dans cette résolution.

LXIIe NUIT.

Dinarzade, qui ne souhaitoit pas moins ardemment que Schahriar d’apprendre quelles merveilles pouvoient être renfermées sous la clef de la centième porte, appela la sultane de très-bonne heure, en la sollicitant d’achever la surprenante histoire du troisième Calender. Il la continua de cette sorte, dit Sheherazade :

» J’étois au Quarantième jour depuis le départ des charmantes princesses. Si j’avois pu ce jour-là conserver sur moi le pouvoir que je devois avoir, je serois aujourd’hui le plus heureux de tous les hommes, au lieu que j’en suis le plus malheureux. Elles devoient arriver le lendemain, et le plaisir de les revoir devoit servir de frein à ma curiosité ; mais par une foiblesse dont je ne cesserai jamais de me repentir, je succombai à la tentation du démon, qui ne me donna point de repos que je ne me fusse livré moi-même à la peine que j’ai éprouvée.

» J’ouvris la porte fatale que j’avois promis de ne pas ouvrir. Je n’eus pas avancé le pied pour entrer, qu’une odeur assez agréable, mais contraire à mon tempérament, me fit tomber évanoui. Néanmoins je revins à moi ; et au lieu de profiter de cet avertissement, de refermer la porte et de perdre pour jamais l’envie de satisfaire ma curiosité, j’entrai. Après avoir attendu quelque temps que le grand air eût modéré cette odeur, je n’en fus plus incommodé.

» Je trouvai un lieu vaste, bien voûté, et dont le pavé étoit parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d’or massif, avec des bougies allumées qui rendoient l’odeur d’aloës et d’ambre-gris, y servoient de lumière ; et cette illumination étoit encore augmentée par des lampes d’or et d’argent, remplies d’une huile composée de diverses sortes d’odeur. Parmi un assez grand nombre d’objets qui attirèrent mon attention, j’aperçus un cheval noir, le plus beau et le mieux fait qu’on puisse voir au monde. Je m’approchai de lui pour le considérer de près ; je trouvai qu’il avoit une selle et une bride d’or massif, d’un ouvrage excellent ; que son auge d’un côté étoit remplie d’orge mondé et de sésame[2], et de l’autre, d’eau de rose. Je le pris par la bride, et le tirai dehors pour le voir au jour. Je le montai, et voulus le faire avancer ; mais comme il ne branloit pas je le frappai d’une houssine que j’avois ramassée dans son écurie magnifique. À peine eut-il senti le coup, qu’il se mit à hennir avec un bruit horrible ; puis étendant des ailes, dont je ne m’étois point aperçu, il s’éleva dans l’air à perte de vue. Je ne songeai plus qu’à me tenir ferme ; et malgré la frayeur dont j’étois saisi, je ne me tenois point mal. Il reprit ensuite son vol vers la terre, et se posa sur le toit en terrasse d’un château, où, sans me donner le temps de mettre pied à terre, il me secoua si violemment, qu’il me fit tomber en arrière ; et du bout de sa queue il me creva l’œil droit.

» Voilà de quelle manière je devins borgne. Je me souvins bien alors de ce que m’avoient prédit les dix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son vol, et disparut. Je me relevai fort affligé du malheur que j’avois cherché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon œil, qui me faisoit beaucoup de douleur. Je descendis, et me trouvai dans un salon qui me fit connoître par dix sofas disposés en rond, et un autre moins élevé au milieu, que ce château étoit celui d’où j’avois été enlevé par le Roc.

» Les dix jeunes seigneurs borgnes n’étoient pas dans le salon. Je les y attendis, et ils arrivèrent peu de temps après avec le vieillard. Ils ne parurent pas étonnés de me revoir, ni de la perte de mon œil. « Nous sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur votre retour de la manière que nous le souhaiterions ; mais nous ne sommes pas la cause de votre malheur. » « J’aurois tort de vous en accuser, leur répondis-je ; je me le suis attiré moi-même, et je m’en impute toute la faute. » « Si la consolation des malheureux, reprirent-ils, est d’avoir des semblables, notre exemple peut vous en fournir un sujet. Tout ce qui vous est arrivé, nous est arrivé aussi. Nous avons goûté toutes sortes de plaisirs pendant une année entière ; et nous aurions continué de jouir du même bonheur, si nous n’eussions pas ouvert la porte d’or pendant l’absence des princesses. Vous n’avez pas été plus sage que nous, et vous avez éprouvé la même punition. Nous voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que nous faisons, et dont nous ne savons pas de combien sera la durée ; mais nous vous avons déjà déclaré les raisons qui nous en empêchent. C’est pourquoi retirez-vous ; allez à la cour de Bagdad ; vous y trouverez celui qui doit décider de votre destinée. »

» Ils m’enseignèrent la route que je devois tenir, et je me séparai d’eux. Je me fis raser en chemin la barbe et les sourcils, et pris l’habit de Calender. Il y a long-temps que je marche. Enfin, je suis arrivé aujourd’hui dans cette ville à l’entrée de la nuit. J’ai rencontré à la porte ces Calenders mes confrères, tous étrangers comme moi. Nous avons été tous trois fort surpris de nous voir borgnes du même œil. Mais nous n’avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgrâce qui nous est commune. Nous n’avons eu, madame, que celui de venir implorer le secours que vous nous avez généreusement accordé. »

Le troisième Calender ayant achevé de raconter son histoire, Zobéïde prit la parole, et s’adressant à lui et à ses confrères : « Allez, leur dit-elle, vous êtes libres tous trois, retirez-vous où il vous plaira. » Mais l’un d’entr’eux lui répondit : « Madame, nous vous supplions de nous pardonner notre curiosité, et de nous permettre d’entendre l’histoire de ces seigneurs qui n’ont pas encore parlé. » Alors la dame se tournant du côté du calife, du visir Giafar, et de Mesrour, qu’elle ne connoissoit pas pour ce qu’ils étoient, leur dit : « C’est à vous à me raconter votre histoire, parlez. »

Le grand-visir Giafar qui avoit toujours porté la parole, répondit encore à Zobéïde : « Madame, pour vous obéir, nous n’avons qu’à répéter ce que nous avons déjà dit avant que d’entrer chez vous. Nous sommes, poursuivit-il, des marchands de Moussoul, et nous venons à Bagdad négocier nos marchandises qui sont en magasin dans un khan où nous sommes logés. Nous avons dîné aujourd’hui avec plusieurs autres personnes de notre profession, chez un marchand de cette ville, lequel, après nous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis, a fait venir des danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des joueurs d’instrumens. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble, a attiré le guet qui a arrêté une partie des gens de l’assemblée. Pour nous, par bonheur, nous nous sommes sauvés ; mais comme il étoit déjà tard, et que la porte de notre khan étoit fermée, nous ne savions où nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons passé par votre rue, et que nous ayons entendu qu’on se réjouissoit chez vous : cela nous a déterminés à frapper à votre porte. Voilà, madame, le compte que nous avons à vous rendre pour obéir à vos ordres. »

Zobéïde, après avoir écouté ce discours, sembloit hésiter sur ce qu’elle devoit dire. De quoi les Calenders s’apercevant, la supplièrent d’avoir pour les trois marchands de Moussoul la même bonté qu’elle avoit eue pour eux. « Hé bien, leur dit-elle, j’y consens. Je veux que vous m’ayez tous la même obligation. Je vous fais grâce ; mais c’est à condition que vous sortirez tous de ce logis présentement, et que vous vous retirerez où il vous plaira. » Zobéïde ayant donné cet ordre d’un ton qui marquoit qu’elle vouloit être obéie, le calife, le visir, Mesrour, les trois Calenders et le porteur sortirent sans répliquer ; car la présence des sept esclaves armés les tenoit en respect. Lorsqu’ils furent hors de la maison, et que la porte fut fermée, le calife dit aux Calenders, sans leur faire connoître qui il étoit : « Et vous, Seigneurs, qui êtes étrangers et nouvellement arrivés en cette ville, de quel côté allez-vous présentement qu’il n’est pas jour encore ? » « Seigneur, lui répondirent-ils, c’est là ce qui nous embarrasse. » « Suivez-nous, reprit le calife, nous allons vous tirer d’embarras. « Après avoir achevé ces paroles, il parla bas au visir, et lui dit : « Conduisez-les chez vous ; et demain matin vous me les amènerez. Je veux faire écrire leurs histoires : elles méritent bien d’avoir place dans les annales de mon règne. »

Le visir Giafar emmena avec lui les trois Calenders ; le porteur se retira dans sa maison, et le calife, accompagné de Mesrour, se rendit à son palais. Il se coucha ; mais il ne put fermer l’œil, tant il avoit l’esprit agité de toutes les choses extraordinaires qu’il avoit vues et entendues. Il étoit sur-tout fort en peine de savoir qui étoit Zobéïde, quel sujet elle pouvoit avoir de maltraiter les deux chiennes noires, et pourquoi Amine avoit le sein meurtri. Le jour parut, qu’il étoit encore occupé de ces pensées. Il se leva, et se rendit dans la chambre où il tenoit son conseil et donnoit audience ; il s’assit sur son trône.

Le grand visir arriva peu de temps après, et lui rendit ses respects à son ordinaire. « Visir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à régler présentement, ne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames et des deux chiennes noires l’est davantage. Je n’aurai pas l’esprit en repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m’ont surpris. Allez, faites venir ces dames, et amenez en même temps les Calenders. Partez, et souvenez-vous que j’attends impatiemment votre retour. »

Le visir, qui connoissoit l’humeur vive et bouillante de son maître, se hâta de lui obéir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d’une manière très-honnête l’ordre qu’il avoit de les conduire au calife, sans toutefois leur parler de ce qui s’étoit passé la nuit chez elles. Les dames se couvrirent de leur voile, et partirent avec le visir, qui prit en passant chez lui les trois Calenders, qui avoient eu le temps d’apprendre qu’ils avoient vu le calife, et qu’ils lui avoient parlé sans le connoître. Le visir les mena au palais, et s’acquitta de sa commission avec tant de diligence, que le calife en fut fort satisfait. Ce prince, pour garder la bienséance devant tous les officiers de sa maison qui étoient présens, fit placer les trois dames derrière la portière de la salle qui conduisoit à son appartement, et retint près de lui les trois Calenders, qui firent assez connoître par leurs respects, qu’ils n’ignoroient pas devant qui ils avoient l’honneur de paroître.

Lorsque les dames furent placées, le calife se tourna de leur côté, et leur dit : « Mesdames, en vous apprenant que je me suis introduit chez vous cette nuit déguisé en marchand, je vais, sans doute, vous alarmer ; vous craindrez de m’avoir offensé, et vous croirez peut-être que je ne vous ai fait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment ; mais rassurez-vous : soyez persuadées que j’ai oublié le passé, et que je suis même très-content de votre conduite. Je souhaiterois que toutes les dames de Bagdad eussent autant de sagesse que vous m’en avez fait voir. Je me souviendrai toujours de la modération que vous eûtes après l’incivilité que nous avons commise. J’étois alors marchand de Moussoul ; mais je suis à présent Haroun Alraschild, le cinquième calife de la glorieuse maison d’Abbas, qui tient la place de notre grand prophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vous êtes, et vous demander pour quel sujet l’une de vous, après avoir maltraité les deux chiennes noires, a pleuré avec elles ? Je ne suis pas moins curieux d’apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert de cicatrices ? »

Quoique le calife eût prononcé ces paroles très-distinctement, et que les trois dames les eussent entendues, le visir Giafar, par un air de cérémonie, ne laissa pas de les leur répéter…

« Mais, Sire, dit Scheherazade, il est jour. Si votre Majesté veut que je lui raconte la suite, il faut qu’elle ait la bonté de prolonger encore ma vie jusqu’à demain. » Le sultan y consentit, jugeant bien que Scheherazade lui conteroit l’histoire de Zobéïde, qu’il n’avoit pas peu d’envie d’entendre.

FIN DU TOME PREMIER.

Notes
  1. Ou Ruch : oiseau fabuleux, qui joue un grand rôle dans les Contes arabes, et que Buffon a rapporté au Condor, mais mal-à-propos, car le Condor est un oiseau des contrées méridionales de l’Amérique, et qui n’existe point en Arabie. On trouve sur le Roc, dans les éditions précédentes des Mille et une Nuits, voici une note remarquable par son absurdité. La voici : « Marc-Paul, dans ses Voyages, et le père Martini, dans son Histoire de la Chine, parlent de cet oiseau, et disent qu’il enlève l’éléphant et le rhinocéros. »
  2. Plante dont la tige ressemble à celle du millet. Le sésame oriental est originaire de l’Inde ; mais de temps immémorial, on le cultive dans tout l’Orient. On mange ces semences cuites dans du lait, comme le millet ; on le mange aussi grillées au four ou en galettes pétries avec du beurre ou de l’huile. C’est un aliment fort nourrissant et assez agréable, que les enfans sur-tout recherchent beaucoup. On tire aussi de ces semences, par expression, ou par le moyen d’eau bouillante, une huile presqu’aussi bonne que celle de l’olive, dont on se sert pour assaisonner les alimens et brûler dans les lampes.